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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/01

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La nouvelle revue critique (p. 7-32).
II  ►


I

— Il est près de huit heures, dit la vieille Catherine, Monsieur aura certainement dîné quelque part… Mademoiselle devrait se mettre à table.

Avec son visage basané, ses prunelles de feu noir, une chevelure tordue, couleur de goudron, et sa bouche enveloppée de poils rudes, Catherine évoquait les vieilles sorcières.

Celle qui l’écoutait semblait une fée blonde, une fée des forêts gauloises, ou encore une jeune druidesse à la faucille d’or. Une lueur s’élevait d’elle, de la chevelure tissée de lumière d’aurore, de fils de la Vierge, de cocons dorés. Elle tournait vers la vieille servante un visage de perle et d’églantine, des yeux de flamme bleue, pleins de la candeur des belles filles du Nord.

L’endroit semblait presque fantastique, une vieille gentilhommière de granit, une large cour aux murailles crénelées, un parc de rouvres et de hêtres rouges, puis un cercle de collines boisées dont les échancrures s’ouvraient à tous les méandres du rêve, à toutes les invitations au voyage.

L’heure était magique, l’heure aux ombres longues où la lumière n’est pas encore rouge. Un vent léger, qui avait passé sur des fleurs et des feuilles sans nombre descendait de l’Orient ; des tilleuls invisibles répandaient leur odeur trouble, enivrante et nostalgique.

— Pas encore ! soupira Denise.

La vieille bougonna et disparut comme si elle s’était évaporée.

Denise regarda longtemps le ciel, les collines, les arbres. Le crépuscule fut proche, avec ses menaces sourdes, sa tristesse faite d’on ne sait quelles tristesses accumulées à travers les siècles des siècles.

La vieille servante reparut :

— Monsieur sera mécontent si Mademoiselle n’a rien pris, insista-t-elle… Puis-je servir ?

— Je veux bien ! répondit Denise avec indifférence.

Elle mangea vite et mal. Les nuages l’éclairaient de leurs lueurs cuivre, soufre et émeraude. L’inquiétude de Denise croissait avec l’accroissement des ombres.

— Gérard de Morneuse était un homme si exact que le moindre retard ou la moindre négligence avaient une signification. Ici, la signification était grave… Pour qu’il ne fût pas revenu, alors que la jeune fille et la vieille Catherine étaient seules, une force majeure avait dû intervenir.

— Qu’a-t-il pu arriver… sinon un accident ?

Denise vit tout ce qu’une imagination jeune et vivace suggère. Elle était sensitive : des crises d’angoisse la saisissaient à la gorge, suivies d’affreuses palpitations.

Depuis un moment le chien aboyait et grondait par intervalles. Ce n’était pas un animal craintif ni étourdi. Il signalait les passants d’un aboi bref ; il insistait quand quelqu’un pénétrait dans la cour. Catherine l’avait déchaîné, Denise le voyait rôder autour de la muraille de clôture et flairer au bas de la porte. C’était un chien trapu, au pelage jaune, aux babines épaisses, un peu lourd, un peu vieux. Il avait le nez encore bon et l’ouïe très fine. Son agitation était visible.

La jeune fille descendit dans la cour et dit, à mi-voix :

— Qu’y a-t-il, Jaguar ?

Jaguar vint poser son mufle contre la jupe de Denise. Il levait vers elle des yeux sauvages et fidèles. Elle lui caressa le crâne…

— Eh bien, Jaguar ?

Il donna un large coup de langue sur la main fine et retourna vers le mur, puis vers la porte.

— Il y a certainement quelque chose ! se dit Denise.

C’était l’avis de Catherine. Elle était venue rejoindre sa maîtresse, ses yeux de feu noir épiaient la nuit.

— Un de ces vagabonds ! murmura-t-elle… Ils sont bien tourmentants… Ils veulent dormir dans le parc…

— Peut-être un braconnier ? suggéra la jeune fille.

Cette idée rassura presque la vieille.

— Peut-être. Alors, i’ va filer… le chien le gênera.

Un aboiement plus long, suivi d’un souffle rauque, fit sursauter les deux femmes. Puis, une pause ; Jaguar semblait plus calme.

— I’ s’en va ! fit la vieille pour rassurer Denise, plutôt que pour se rassurer elle-même.

Quoique Jaguar donnât encore quelques signes de trouble, sa physionomie était à peu près normale. Il flairait avec moins de fréquence, il cessait de montrer les dents.

— Rentrons, fit la jeune fille.

— Je vas fermer les volets et ben barricader la porte, dit Catherine. La maison est solide… Faudrait de rudes outils pour y entrer.

— Si nous emmenions le chien ?

— Pour ça non, Mademoiselle… ça serait pas à faire. C’est dehors qu’i peut être utile… Y en a pas encore beaucoup qui se risquent dans une cour quand le chien est en liberté…

— Dix minutes plus tard les volets étaient clos, les deux portes solidement verrouillées. De fortes lampes électriques éclairaient le petit salon où Denise s’efforçait de lire le Moulin sur la Floss. Par intervalles, Catherine montrait sa tête basanée.

Et pendant une demi-heure un calme profond régna dans le domaine. Jaguar ne bougeait plus ; étendu devant sa niche, il semblait rêver dans les cendres du crépuscule.

— Une fausse alerte ? se demandait Denise.

À travers les phrases de Georges Elliot, elle en lisait d’autres aussi précises, sur la bande qui dévastait le département voisin. En un an, elle avait dévalisé vingt maisons, assassiné dix personnes. Toutes les poursuites demeuraient vaines.

Elle pratiquait une violence d’une férocité hideuse. Des vieillards étaient tués à coups de talon : on violentait toutes les femmes, même les vieilles ; ceux qu’on soupçonnait de cacher leur fortune avaient les pieds rôtis, les ongles arrachés, le visage arrosé de vitriol.

Dans la solitude, l’ombre tassée sur le château et sur les collines, les images devenaient plus précises. Avec ses nerfs affinés, son âme aux nuances délicates, Denise tremblait devant tout ce que la vie même quotidienne comporte de rudesse et de brutalité. Puis, elle était heureuse, elle apercevait un avenir aussi captivant que l’avait été son enfance… L’attente dans la nuit en était plus terrible…

Catherine s’était assise près de la porte, sur une chaise basse. Elle tendait l’oreille. Il y avait encore en elle l’esprit ancien, quand le paysan redoutait éternellement l’aventure, les châtelains, les soudards, les bandits pareils à des fantômes. Elle aussi avait peur, mais non la peur qui désarme.

— Y a un revolver, la hachette, le sabre à Monsieur, et même le fusil de chasse ; je sais comment on le charge, Mademoiselle…

Un aboiement furieux, frénétique, l’interrompit, puis le rauquement de la bête qui attaque… Enfin, un hurlement aigu, un hurlement d’agonie…

— Jaguar est mort ! chuchota Denise.

Elle s’était levée ; elle tremblait de tous ses membres. Elle n’avait aucun doute : Jaguar venait de périr.

Catherine aussi en était sûre. Elle dressait une silhouette belliqueuse ; ses yeux d’ombre ardente ressemblaient à des yeux de louve.

— Ils sont dans la cour… Ils viennent… ils viennent ! soupira la jeune fille. Et aucune grâce à attendre !…

Subitement, elle se vit entre leurs mains ; aux tortures se mêlait cette chose ignoble dont elle ne se faisait aucune image et qui en semblait plus épouvantable.

— Faut se défendre ! dit Catherine.

Elle ouvrit la porte, elle traversa le vestibule avec l’allure d’une bête des bois ; et elle reparut bientôt avec la hachette, le sabre, le revolver et le fusil de chasse :

— Nous avons douze balles ! dit-elle… On peut tirer à travers le judas… et s’ils ne sont pas atteints, il y a chance pour qu’ils aient peur.

Quoiqu’elle n’eût point les nerfs rustiques de Catherine, Denise n’était pas lâche. Elle accepta le revolver tout chargé, tandis que la servante armait la carabine… Ensuite elles se remirent aux écoutes.

Le silence était absolu. La brise même avait cessé.

— Des pas ! murmura enfin Denise.

Son ouïe surexcitée les entendait distinctement, quoiqu’ils fussent aussi étouffés que des pas de fauves. Puis il y eut un grattement presque imperceptible.

Catherine s’était élancée. Quand elle fut à la grande porte de chêne, bardée de fer, elle ouvrit rapidement le judas et cria d’une voix perçante :

— Qui va là ?…

Le grattement cessa.

— On sait que vous êtes là, hurla furieusement la vieille femme. On sait que vous êtes des brigands. Mais nous avons nos armes…

Elle approchait son visage, de biais, de la petite ouverture grillée. Elle ne voyait que la nuit, les constellations, les murailles, les masses molles des arbres… Tout de même, elle tira.

La détonation retentit lugubrement dans le vestibule.

— On n’a pas peur ! clama-t-elle. On défendra sa peau… et on aura la vôtre. Moi d’abord, ça m’est égal.

De nouveau, l’immense silence du désert, Marianne cru les avoir effrayés… Elle rejoignit la jeune fille :

— Si c’est la bande à Flamagoule, fit-elle… i’reculeront… i’n’aïment pas la bataille…

— Écoutez !

Le grattement avait repris, bientôt suivi de grincements caractéristiques :

— C’est une lime ou une scie, grommela la servante… Ben ! s’i veulent scier la porte, i’seront arrêtés par le fer…

Denise savait bien que les bandits ne seraient arrêtés par aucun obstacle. L’horreur plana. Elle se sentait aussi loin des hommes que dans une forêt vierge : ceux qui allaient venir étaient plus horribles que des tigres où des jaguars.

— Nous sommes perdues !

Une idée subite lui vint. À cause de l’extrême solitude de la gentilhommière, Gérard de Morneuse avait parfois envisagé l’hypothèse d’une attaque nocturne. Il avait dit à Denise :

— Si jamais il arrivait quelque chose pendant mon absence, il y a dans mon secrétaire deux mille francs en or… Tu les offrirais. Je vois bien des chances pour que des bandits préfèrent ce gain sûr à un gain plus considérable mais pour lequel il faudrait courir de grands risques…

— Viens vite ! exclama la jeune fille.

Catherine ne demanda pas d’explications, Denise monta rapidement au premier étage, chercha une clef cachée dans un coffret, ouvrit un vieux secrétaire genre Boulle, prit un sac de cuir après avoir constaté qu’il contenait l’or et redescendit en courant.

Elle alla directement à la porte qu’on essayait de forcer et, ouvrant le guichet, elle s’écria :

— Écoutez… si vous voulez partir, je vous donnerai tout l’argent qu’il y a au château… je vous jure que vous ne serez pas dénoncés.

Une voix grave répondit :

— Ouvrez et vous aurez la vie sauve.

— À quoi cela vous servira ? clama Catherine.

… Il n’y a pas d’autre argent…

— Ouvrez ! répéta la même voix…

Malgré l’ombre, Denise entrevit un homme de haute stature dont un masque de toile couvrait le visage.

— On se défendra ! glapit la servante exaspérée… Et quand vous aurez forcé la porte, y aura d’autres portes à forcer…

— Vous aurez la vie sauve ! dit encore l’homme.

La scie reprit sa tâche monotone.

L’âme de Denise était pleine de ténèbres. Elle n’avait aucune foi dans la parole du bandit et, d’ailleurs, elle entrevoyait des choses aussi affreuses que la perte de la vie…

Catherine s’était tue. Elle réfléchissait… Après un moment, elle entraîna Denise au petit salon et lui dit :

— Vous avez une lampe électrique… de poche, n’est-ce pas, Mademoiselle ?

— Oui, fit Denise étonnée.

— Il faut la prendre tout de suite.

— Pourquoi faire ?

— Nous allons descendre dans les caves… Il y en a trois… C’est trois portes à forcer… et puis, je crois… je crois… Mais venez vite… leur besogne avance.

L’idée de Catherine était bonne. Les caves, défendues par des portes solides, pouvaient être un refuge.

Denise chercha sa lampe portative ; Catherine chargea en outre plusieurs bougies et une boîte d’allumettes dans son tablier relevé…

Elles descendirent rapidement l’escalier de pierre qui s’enfonçait en tournant dans les ténèbres. Une porte basse se trouva, que Catherine ouvrit à l’aide d’une grosse clef de forme ancienne, et qu’elle referma à double tour. La cave était spacieuse comme une caverne ; elle contenait des milliers de bouteilles de vin, une provision de bois et de charbon…

Les fugitives tendirent l’oreille, que toutes deux avaient fine. En haut, le grincement continuait, la porte n’était pas encore forcée…

— Perdons pas de temps ! fit la vieille femme…

Elle se dirigea vers une poterne, au fond de la cave et, l’ayant ouverte, montra une sorte de grotte, qui était la deuxième cave. Des objets hétéroclites y traînaient, de la ferraille, dés caisses vermoulues, quelques barriques, des outils hors d’usage.

Avant de refermer la porte, elles écoutèrent encore.

— La porte tient toujours ! dit Catherine.

Elle entraîna Denise vers la troisième cave, plus sauvage encore que la seconde et à peu près vide.

À un crochet de fer pendait un antique manteau complètement dévoré par les champignons : ce vêtement éveillait des idées du vieux temps, mélancoliques et mystérieuses.

— Voilà ! grogna la servante quand la porte fut close. Peut-être bien que nous sommes sauvées… Je ne vois pas quel intérêt ils auraient à nous poursuivre… Ça n’aurait pas de bon sens puisqu’ils n’ont qu’à piller sans avoir peur qu’on les dérange…

C’était logique. L’espérance entrait à flots dans le cœur de Denise.

— J’allume une bougie, reprit Catherine. Faut économiser vot’lampe… Voilà !

C’était comme une petite lueur au fond d’une citerne. Les ombres des deux femmes dansaient sur les murailles rugueuses. On entendait, par intermittences, une goutte d’eau qui s’écrasait sur le sol.

— Quand même i se mettraient dans la tête de nous avoir, dit encore Catherine, faudrait au moins une bonne heure. On a donc le temps. Je dis ça parce que, des fois, y aurait peut-être moyen de sortir d’ici. Ya une issue. Je le sais… Elle a servi pendant la Révolution et même quand on se battait pour la religion… Monsieur s’en est jamais occupé, mais moi, quand j’étais petiote, y avait des gars qui prétendaient y avoir passé… Voulez-vous qu’on cherche ?… C’est quèque part au fond ?

Denise écoutait la veille femme sans trop d’étonnement. Elle aussi avait jadis entendu parler de l’issue. Elle n’y avait pas attaché d’importance, parce qu’elle n’allait pas dans les caves.

— Je veux bien, répondit-elle.

Catherine alluma une seconde bougie et se mit à explorer la muraille. Elles firent plusieurs fois le tour de la cave sans rien découvrir.

Un claquement lointain les arrêta. Catherine marmonna :

— Y sont dans le château !

Au même moment, elle s’arrêtait devant un bloc informe, plein de crevasses et de bosselures. Elle l’examina avec une attention croissante ; une sorte de sourire grave plissa ses paupières :

— Attends donc… v’là que ça me revient… je suis une fois venue par ici… oh ! il y a bien, bien longtemps… je n’avais pas encore atteint ma septième année… avec le petit Mauretourne… il y a un secret dans cette pierre… pas une mécanique… quelque chose qui marche depuis des cent et des cent ans…

Les mains rugueuses tâtaient, poussaient et tiraient.

— Non, c’est pas ça… voyons ! Faut mettre la main dans un creux…

Catherine essaya plusieurs fissures ; enfin, elle poussa un cri :

— J’y suis… vous voyez que ça remue… ça tourne… v’là le trou… oh ! pour sûr… je le reconnais…

Une ouverture s’était faite, assez large, mais dont la hauteur n’excédait pas quatre pieds.

La servante avança son poing armé de la bougie, et l’on aperçut distinctement un boyau qui s’enfonçait dans le sol.

— Maintenant, c’est comme si ça s’était passé hier. Je revois tout. Au bout de ce collidor, y a une drôle de machine… une grande dalle sur quatre pierres… Et on entre dans le parc, mademoiselle. Quoi qu’on va faire ?

Denise hésitait. Il était assez probable que les bandits se contenteraient de voler ce qu’ils trouveraient là-haut. Pour quel motif auraient-ils suivi les fugitives ?

— Peut-être sommes-nous mieux en sûreté ici ?

— Comme Mademoiselle voudra… Pourtant… Ah !

Catherine colla son oreille contre la paroi :

— I descendent vers les caves. Mettez-vous comme moi… vous entendrez…

Denise imita la vieille femme. Elle entendit, répercuté par la pierre, le martèlement des pas sur les escaliers. Tout son sang reflua dans la poitrine ; son souffle s’arrêta et elle demeura un instant paralysée par la terreur.

Elle s’était cru sauvée : la reprise du drame, dans cette caverne, rendait l’aventure plus affreuse. Puisqu’ils venaient à elle, c’est que le vol n’était pas leur seul mobile. Ils voulaient autre chose, qui dépendait sans doute de la personne même de Denise. Dans la jeune imagination l’énigme prenait l’allure des fables sinistres, des légendes monstrueuses.

Elle jeta un regard trouble sur le boyau ténébreux :

— Fuyons ! dit-elle, en rallumant la lampe électrique dont la lueur était plus égale et plus sûre que celle de la bougie.

La vieille femme s’engagea dans la pénombre. Courbée, avec le fusil de chasse en bandoulière, la hachette d’une main et la bougie de l’autre, elle avait un aspect sauvage. Le sol était glissant et plein d’aspérités, la marche difficile. Les fugitives se hâtaient fiévreusement.

Après une descente de quelques toises, le boyau remonta. Elles gravirent une pente qui semblait jadis avoir été aménagée en escalier et qui, après trois minutes de marche, les conduisit à un passage élargi où Denise discerna une manière de monument celtique.

— Il faut grimper sous la table, dit Catherine qui donna l’exemple.

Derrière la table, un trou assez large s’ouvrait, masqué extérieurement par des végétaux.

Catherine murmura :

— C’était plus secret dans les temps… Y avait une trappe couverte d’herbes.

Elles se trouvèrent en plein parc ; les étoiles brillaient à travers les ramures : c’était une fine et heureuse nuit d’été, une nuit de songes, tout embaumée de pollens :

— Où allons-nous ? demanda la vieille femme. Au village ou chez le garde ? Le garde est un peu plus proche… mais il est seul.

Denise hésita. Elle avait confiance dans le vieux garde Michel ; elle le savait homme de ressource, brave, habile, et nul ne connaissait comme lui les détours de la forêt et du pays. Mais, comme l’avait dit Catherine, il était seul, et vraisemblablement les bandits étaient en nombre…

De surcroît, le garde pouvait être en tournée : il se levait souvent la nuit pour surprendre les braconniers et les maraudeurs…

— Allons au village ! dit-elle.

— Elles cherchèrent quelque temps le sentier de traverse qui y conduisait. Une petite brise s’était élevée. Elle se plaignait dans les feuillages ou bien ressemblait à des voix chuchotantes ; quelquefois, on eût cru entendre des pas ; Denise s’arrêtait, le cœur palpitant.

— C’est rien ! affirmait la servante. Ils n’ont pas encore eu le temps. Du moment qu’ils ne nous ont pas surprises à la sortie, nous avons un bon quart d’heure d’avance.

Ces paroles rassuraient un moment Denise. Elle se hâtait ; chaque pas lui semblait un peu de délivrance.

Une lueur vague se répandit dans la futaie, on eut le sentiment d’une arrivée mystérieuse ; au fond, à moitié perdu dans les frondaisons, un orbe écorné, énorme et écarlate, monta doucement. Une sorte de ravissement peureux saisit la jeune fille, comme si la nature venait à son secours.

Elles parvinrent à la limite du parc. Une prairie inculte, pleine d’herbes sauvages, le séparait de la forêt. Avant de s’y engager, elles épièrent les alentours.

— Dans dix minutes, on y sera ! dit Catherine.

Il leur fallait auparavant traverser la corne du bois et franchir un pont qui enjambait le torrent. Après une course rapide au travers de la prairie, elles se trouvèrent parmi les vieux chênes qui se succédaient depuis des millénaires, pareils aux chênes qui abritaient les peuplades gauloises.

Bientôt, elles entendirent le grondement des eaux ; une lueur plus vive se répandait devant elles. La vie se rouvrait, pénétrante et magnifique. Lorsqu’elles auraient passé le pont, le village serait proche. Une vaste espérance pénétrait Denise.

Le pont suivait presque immédiatement la forêt. Elles le discernaient entre les troncs des chênes, et un peu plus loin, une blancheur mouvante évoquait les ondines.

— Nous y v’là ! exclama Catherine.

Elles avaient quitté la forêt, elles arrivaient devant le pont couvert, comme au vieux temps, d’une galerie de bois…

Subitement les deux femmes reculèrent… Denise poussa un cri d’épouvante.