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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/02

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La nouvelle revue critique (p. 33-60).
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II

— Quatre heures, fit Gérard de Morneuse. Il est temps que je démarre.

Ils étaient quatre, assis dans le jardin de hôtellerie du Grand Saint-Eloi, à Chameronde.

Deux étaient vieux, deux étaient jeunes. Gérard de Morneuse avait la physionomie des hommes de Touraine, un visage fin, un peu narquois, des yeux gris ardoise, le corps bien charpenté et de stature moyenne. Rien en somme n’était fort caractéristique dans sa structure ni dans son visage.

Au rebours, l’autre vieillard, Robert de Frameraye, attirait les regards par sa taille presque géante, sa face de lion aux grands yeux jaunes.

Les jeunes hommes étaient extraordinaires. L’un, Guillaume de Frameraye, presque aussi grand que son père, ressemblait aux héros scaldes, le crane taillé en proue, la face rude mais fraîche et séduisante, des yeux de corsaire, fauves et pailletés de jade…

Son compagnon était tout à fait étrange, ou plutôt étranger, avec son masque couleur cannelle, ses longs yeux noirs, ses cheveux roides comme des métaux, aussi sombres que les yeux. Il se nommaîit Takra et venait de la Nouvelle-Zélande, chef d’un clan jadis souverain, les Hommes-des-Trois-Rivières.

Un cinquième personnage était couché sur le sol — un long chien maigre, au poil argenté, avec des moires bleues ; ses yeux topaze éclairaient les pénombres… Il appartenait à une race primitive, perdue dans les montagnes de Fer.

Les vieux s’aimaient, d’une amitié qui remontait aux sources claires de l’enfance. Ils venaient de passer huit jours ensemble, à l’occasion du retour de Guillaume, qui revenait d’Australie. Ces huit jours, vécus dans la gentilhommière de Morneuse, dans le parc et la forêt des Gerfauts, avaient métamorphosé le destin du jeune homme.

Ce matin surtout, la vie avait revêtu une figure inconnue.

C’était près de la petite pièce d’eau, à l’ombre des saules de Babylone. Guillaume était assis sûr un banc de porphyre, il lisait une longue lettre qui venait de Melbourne. Son chien Neptune, couché à ses pieds, en sa pose primitive, faisait songer à des bêtes antiques, aux premiers chiens apprivoisés par l’Homme des Cavernes…

Denise parut sur une sente et descendit vers l’escarpolette, à dix toises de la pièce d’eau. Elle eut un rire silencieux où éclatait la joie d’être si jeune et s’assit dans l’escarpolette. Elle se balança éperdument.

Sa jupe claire rejoignait les feuillages, ses cheveux frémissaient comme un grand nid d’or… Ils s’échappèrent soudain de leurs épingles, ils flottèrent comme une crinière surnaturelle, sauvages et magnifiques, ardents et pleins de grâce.

Guillaume ferma les yeux. Ses mains tremblaient. Son trouble s’accroissait de la sensation qu’il avait surpris un mystère et que Denise serait indignée si elle le savait…

Elle ne le sut point. Ayant saisi à deux mains sa chevelure, elle s’enfuit vers la cour des Gerfauts.

Ce souvenir enivrait Guillaume comme un vin délicieux et l’accablait aussi, sous l’ardente mélancolie des amours naissantes.

— Je serai là-bas avant sept heures, reprenait Morneuse… À vrai dire, je me sens un peu inquiet… Le valet de chambre est en congé… Le jardinier est absent…

— Le pays est sûr, ce me semble, riposta Robert de Frameraye.

— De mémoire d’homme, oui ; les gens y sont honnêtes… à part un peu de braconnage et de maraudage… qui sont dans le sang de nos terriens. Tout de même, c’est la première fois que Denise sera restée seule avec la vieille Catherine. Et les Gerfauts sont bien solitaires !

— Ton auto a mis deux heures trois quarts pour venir…

— Elle peut aller plus vite, mais il y a quelques mauvaises passes.

Tout en causant, les deux vieillards s’étaient levés : Morneuse parut petit auprès du colossal Frameraye. Ils se rendirent, suivis des jeunes hommes, au hangar où on avait remisé l’automobile. Gérard l’avait visitée avec soin avant le déjeuner :

— Quelle joie, Guillaume, de t’avoir revu, dit-il… Et toi, vieil ami, je veux que nous nous rencontrions plus souvent… Le désert est autour de nous… Ceux qui partagent nos souvenirs ont disparu.

— Nous reviendrons bientôt.

Les vieux hommes s’embrassèrent, avec cette anxiété que l’âge mêle aux adieux. Morneuse regardait son ami avec une sorte d’admiration :

— Te voilà toujours droit comme un cent-gardes ! dit-il. Quel héros tu aurais fait au Moyen Âge… sous la cuirasse d’un chevalier…

— Je n’aime pas la bataille, réplique paisiblement Frameraye… ni rien de ce qui comporte l’homicide…

— Au revoir, mon Guillaume, fit tendrement Morneuse. Tu es presque mon fils. Viens souvent nous voir… Frameraye, il est aussi fort que toi-même.

Gérard serra encore la main de Takra le Maori, qui demeurait aussi impassible qu’un homme de pierre…

L’automobile ayant roulé à travers la petite ville, prit une allure redoutable sur la grande route. Morneuse était un bon chauffeur, à l’œil vif, aux gestes sûrs, et jamais distrait. La voiture semblait un prolongement de son être, tellement l’instinct humain s’adaptait à la machine.

Tout en roulant, il songeait simultanément à Frameraye et à Denise. Son affection pour le premier remontait plus loin que tout souvenir. Elle se confondait avec ses jours. Le rude Frameraye, fort comme un buffle, avait une âme naïve, avec des coins inattendus de finesse et parfois de ruse.

Il n’y avait entre eux aucune trace d’amertume. Parce que le colosse était patient et Gérard sentimental, ils ignoraient ces altercations qui laissent un peu de venin dans les âmes.

Guillaume était plus complexe que son père et moins pacifique. Une curiosité insatiable l’avait, à vingt-sept ans, conduit à travers quatre continents. Il jaillissait toujours de lui quelque révélation surprenante et même énigmatique. Morneuse ne l’avait jamais bien compris, mais il l’aimait presque autant que le père.

Quant à Denise, elle était l’âme de toute vie, de toute tendresse et de toute beauté. Dans le destin un peu perdu de Morneuse, où l’amour avait passé en rafale, où aucun des souhaits de l’adolescence ne s’était réalisé, Denise se substituait à tous les possibles, à toutes les circonstances et à toutes les passions vainement attendues.

À mesure que sa propre vie se révélait vide, il s’incarnait en Denise. Peu à peu, rien ne valait plus que par la claire créature. Elle était son centre de rêves, son pays de chimères : il ne souhaitait plus que de l’avoir éternellement auprès de lui — et sa terreur était grande, les soirs où il se mettait à songer qu’un homme viendrait un jour la saisir.

La journée était lumineuse et belle, l’automobile dévorait allègrement les routes. Il n’y avait pas quarante minutes qu’elle était sortie de l’hôtellerie du Grand Saint-Éloi et déjà elle dépassait le village de Quénay, ayant parcouru vingt-six kilomètres :

— J’arriverai vers six heures et demie ! se dit-il.

Il corna avant de franchir un tournant, lorsqu’un choc brutal et une détonation ébranlèrent la machine, qui rebondit et parut se renverser…

Morneuse, arraché de son siège, crut rouler sur la route. Il se trouva couché, un peu meurtri, un peu étourdi, dans la voiture même, qui s’était arrêtée. Bientôt debout, il regardait autour de lui, reprenant peu à peu l’usage intégral de ses facultés :

— Qu’est-ce qui est arrivé ? se demanda-t-il avec étonnement et angoisse.

Extérieurement, l’automobile apparaissait indemne. Gérard souleva le capot et très vite se rendit compte que la machinerie avait subi des dommages. Toutefois il ne put découvrir la cause de l’accident. Une odeur particulière dénonçait un explosif : où avait-il éclaté ? Comment avait-on pu l’introduire dans le moteur, et quand ? Pourquoi n’avait-il pas éclaté plus tôt ? Il y avait certainement eu un attentat.

— Pourquoi ? Pourquoi ? exclamait-il… Je n’ai pas d’ennemis…

Il épia le site comme s’il s’attendait à y voir paraître le criminel ; les pensées affluaient, chaotiques, avec des allures de cauchemar.

— Il y a un motif… à moins que ce ne soit l’œuvre d’un dément. Mais quel motif ? Me dévaliser ? il n’y a personne. M’empêcher de continuer mon voyage ?

Une angoisse intolérable lui pesa sur la poitrine ; il répéta :

— M’empêcher de continuer mon voyage ?… M’empêcher de rejoindre les Gerfauts… C’est fou… et pourtant !…

Du fond de l’inconscient accouraient ces imaginations sombres qui se multiplient aux heures fiévreuses. Il en revenait toujours au même point : un être ou des êtres avaient voulu entraver son retour — donc Denise était menacée. Sans doute ne voulait-on que dévaliser les Gerfauts : la situation de la jeune fille n’en était pas moins dangereuse.

Tout cela était peut-être un rêve, mais l’attentat n’en était pas un…

— Il faut que je rentre au plus vite ! bégaya-t-il.

Ces mots tournoyaient. Il voyait si distinctement l’attaque de la gentilhommière, la terreur de Denise, l’irruption des bandits, qu’il poussa un cri de détresse.

Pendant cinq minutes, il perdit presque la raison. Puis, ses pensées s’ordonnèrent, il répéta, pour se suggestionner :

— Il faut avoir du sang-froid !

Avant tout, il s’agissait de se procurer un véhicule — et ce véhicule ne pouvait être qu’une automobile : avec une voiture attelée de chevaux, il arriverait à minuit !

Il se dirigea vers le village de Quénay. C’était un petit village de deux cents à deux cent cinquante habitants, avec une auberge assez confortable. Morneuse entra d’abord à l’auberge.

Un gros quadragénaire, le maître de la maison, jouait aux cartes avec deux hommes dont l’un, au visage noirci, devait être le forgeron.

Le quadragénaire se leva à l’entrée du visiteur :

— Je viens d’avoir un accident d’automobile, dit abruptement Gérard.

L’homme au visage noirci leva la tête.

— Je ne suppose pas, continue le voyageur, qu’il y ait une automobile dans le village ?

— Ni dans le village, ni dans les environs, répondit l’aubergiste. Monsieur devrait aller à Chameronde. Là seulement il y a des chances d’en trouver… et encore !

Gérard réfléchit une minute. Le retour à Chameronde, en carriole, demandait plus d’une heure et demie, plutôt une heure trois quarts… Mais il n’y avait pas d’autre solution.

— Pouvez-vous m’atteler rapidement une voiture qui me conduira à Chameronde ? Un bon cheval. Je payerai bien.

— Ça peut être prêt dans dix minutes et ça vous coûtera trente francs…

— Merci. Faites atteler. Quelqu’un peut-il prendre soin de mon automobile ?

— Moi, monsieur, intervint le forgeron, je m’y connais.

— Il y aura une bonne récompense si vous la faites amener dans le village.

— Vous pouvez compter sur moi.

— J’y compte et je vous remercie.

Une impatience terrible dévorait Morneuse. Il était comme une bête prise au piège : tout son être n’était qu’inquiétude… Le piétinement d’un cheval, les cris de l’homme qui attelait, berçaient sinistrement sa peine.

— Ça y est ! vint dire l’aubergiste.

Gérard se précipita dans la voiture, une antique carriole qui « faisait » les foires du district depuis un quart de siècle. Le cheval, haut sur pattes, se manifesta agile. Une sorte de kangourou humain, aux bras extraordinairement courts, aux yeux écartés et rouilleux, faisait l’office de cocher.

— Allez rondement, dit Gérard, il y aura un bon pourboire.

— Le roussin file ses quinze à l’heure, m’sieu… il a du souffle et du jarret.

La bête partit au grand trot, L’homme kangourou n’avait rien exagéré : elle était vaillante et leste, Morneuse avait pourtant la sensation qu’elle n’avançait point ; sa pensée rectifiait l’erreur de ses nerfs.

— J’ai entendu que Monsieur voulait louer une automobile, dit l’homme kangourou lorsque le cheval eut abattu sa première lieue… Yen a une au Grand Saint-Éloi… Mais si Monsieur connaissait le notaire, la sienne est bien meilleure.

Gérard connaissait Maître Cornevin depuis vingt ans. Il remercia le cocher et se replongea dans ses pensées. Elles étaient moins tumultueuses, mais tout aussi tragiques et entremélées des fantasmagories qui reviennent comme des fantômes lorsque la destinée est menaçante. Il touchait le bois de sa banquette ; il se surprit à faire le signe de la croix ; et même il pria obscurément. Cet homme tendre n’était jamais arrivé au complet scepticisme. Il avait des heures de croyance où soudain le monde se transfigurait…

Par intervalles, le sentiment du péril s’effaçait. L’accident de l’automobile n’était plus que l’acte d’un de ces farceurs sinistres qui existent dans toutes les sociétés, Mais alors, il songeait au soin qui avait dû présider à attentat, lequel comportait une machine des plus ingénieuses.

— Qui sait, pourtant, si ce n’est pas un pur hasard qui a retardé l’explosion ?

Il récapitulait des événements qui lui avaient paru néfastes et qui s’étaient terminés de manière inoffensive ou même favorablement… Ce qui lui donnait surtout du courage, c’était la perspective de retrouver Robert de Framraye…

— Quinze kilomètres ! Il les a mangés en cinquante-cinq minutes ! remarqua victorieusement l’homme-kangourou, en consultant sa montre. Il a du sang, Monsieur !

Les cinq minutes gagnées furent reperdues à attendre devant la barrière d’un passage à niveau. La carriole atteignit l’hôtellerie du Grand Saint-Éloi à six heures et quarante-trois minutes.

Morneuse paya la course en y ajoutant deux écus de cinq francs, lesquels emplirent l’homme-kangourou d’un doux enthousiasme, puis il demanda le patron de l’hôtel et Robert de Frameraye, qui parurent presque ensemble…

— Qu’est-il donc arrivé ? exclama Robert, de cette voix imperturbable qui dissimulait parfois des émotions profondes.

Morneuse s’expliqua précipitamment mais avec clarté. Robert écoutait, troublé ; derrière lui, Guillaume, qui venait de rentrer, avait les lèvres un peu tremblantes…

Morneuse conclut :

— Il me faut une automobile tout de suite ! Si c’était possible, celle de Maître Cornevin…

— Maître Cornevin n’est pas à Chameronde… Il est parti hier, dans sa voiture, riposta l’hôtelier.

— Alors, la vôtre ?

L’accident remplissait l’hôte de méfiance, il hésitait. Gérard devina son état d’âme :

— Vous n’avez rien à craindre. Je prends naturellement tout à ma charge ; vous savez bien que je suis solvable.

— D’autant plus que j’ajoute ma garantie à celle de M. de Morneuse, intervint alors Frameraye.

— Surtout, hâtons-nous ! s’impatienta Gérard.

Le maître de l’hôtellerie s’inclina et alla donner les ordres utiles.

— Nous vous accompagnons, ajouta Guillaume. Si l’alerte est sérieuse, nous ne serons pas trop de quatre. N’est-ce pas Takra ?

Takra eut un sourire qui fit reluire des canines de dingo.

— N’oublions pas les armes… Nous avons tous notre revolver, je suppose ? reprit le jeune homme. Takra emporte toujours son long couteau ; j’ai ma canne massue ; père, son gourdin. Et vous, Monsieur de Morneuse ?

— Mon revolver.

— Nous avons un couteau pour vous… à double cran d’arrêt…

— Ça y est ! vint dire l’hôte.

L’automobile attendait, devant le perron. Gérard et Guillaume firent subir un examen au mécanisme :

Elle est robuste, affirma le propriétaire, mais sa vitesse est modérée. Encore ne faut-il pas l’échauffer outre mesure… Un peu de ménagement…

— Sept heures moins dix ! dit Frameraye… Nous serons vers dix heures aux Gerfauts…

— C’est bien tard ! gémit Morneuse.

— Hélas ! soupira Guillaume.

Morneuse démarra. La lourde machine accéléra peu à peu son train qui dépassa trente-cinq kilomètres à l’heure au sortir de la ville. Un déclin d’or rayonnait sur les pâturages et les emblavures ; de toute l’étendue accouraient ces promesses sournoises, ces frissons de bonheur qui déçoivent l’homme depuis que le rêve s’est mêlé à la réalité implacable.

Personne ne parlait. L’antique amour mêlait en Guillaume sa beauté équivoque aux présages néfastes. L’action soulageait un peu la peine et la peur de Morneuse. Le Maori goûtait la vitesse et l’aventure : encore qu’il eût fréquenté des collèges et parlât plusieurs langues, son âme avait à peine frôlé la civilisation ; il était encore connu chez les siens, sous un nom de clan : « le Nuage Rouge » ; il gardait la fierté de ses ancêtres, avec leur ruse, leur instinct animal, leur vision agile.

Entre lui et Guillaume existait une amitié de guerre : ils avaient combattu ensemble une bande d’assassins, ennemis à la fois des Maoris et des blancs ; chacun avait contribué à préserver l’autre de périls farouches…

Robert de Frameraye montrait un sang-froid presque égal à celui de Takra ; sa mentalité, essentiellement optimiste, tout en prévoyant le pire, n’y croyait guère.

On dépassa le village de Quênay ; l’automobile de Morneuse était rangée auprès de la forge ; le forgeron leva son bras sombre en hurlant :

— N’ayez crainte !… Je la garde !…

L’aubergiste agita une casquette versicolore :

Ce fut le seul incident, hormis deux courtes haltes. Les voyageurs ne parlaient que par intervalles, et brièvement, dominés par un de ces drames que, seuls, les humains connaissent sur la planète, un drame intérieur, dont les péripéties sont dans le futur, dont les angoisses viennent de cette prévoyance qui, si elle nous a donné la domination, est aussi la source de nos pires infortunes…

Le soir vint, dont la splendeur veloutée ajoutait au trouble de Morneuse et de Guillaume de Frameraye.

Le jeune homme contemplait avec mélancolie ces constellations qu’il avait si souvent dénombrées au cours de ses voyages : Orion, la Lyre, Cassiopée, Hercule, Auriga, l’Aigle avec les Brillantes qui éclosent les premières au crépuscule du soir, qui s’évanouissent les dernières dans l’aube : Wéga, Arcturus, Rigel, Bételgeuse, la Chèvre, Altaïr…

Elles évoquaient des astres qui ne palpitaient que dans l’autre hémisphère, surtout la grande Croix du Sud qui, la nuit, guidait Takra et Guillaume dans les forêts et les savanes australes…

— Neuf heures ! dit Robert de Frameraye. Nous approchons.

Morneuse ne ménageait plus la machine : il lui réclamait son ultime vitesse. Elle dévorait l’étendue avec un grondement qui, parfois, semblait plaintif. Les phares jetaient devant eux leurs longues lueurs électriques…

Une demi-heure s’écoula : les yeux aigus de Takra et de Guillaume reconnurent la Tour des Gerfauts et, l’automobile, pénétrant dans la forêt, qui s’étendait sur les collines, franchit le col et se trouva dans la grande allée du parc. Elle aboutissait à une porte grillagée qui donnait sur la cour.

— Ah ! enfin, exclama Morneuse.

Ce cri presque joyeux se termina par une sorte de gémissement : la porte était large ouverte. Gérard voulut croire à une négligence, mais il savait bien que la vieille Catherine était une gardienne vigilante.

L’automobile arrêtée, Gérard bondit, suivi immédiatement par ses compagnons. Avec eux s’élançait le cinquième compagnon, le chien argenté aux reflets bleus, qui poussa un long hurlement et se rua vers une masse étendue au milieu de la cour…

Guillaume avait allumé sa lanterne électrique. Le jet de lueurs violettes éclaira un corps jaunâtre, un corps de chien, aplati, immobile.

— Jaguar ! appela Morneuse.

— Jaguar est mort ! dit Guillaume.

— Et la porte du château est ouverte !

Ce fut un moment de stupeur. L’effroi entrait dans Gérard comme un loup et le glaçait jusqu’à la moelle des os.

Déjà Guillaume montait le perron simultanément avec Takra. Morneuse les rejoignit.

Ils visitèrent en hâte le rez-de-chaussée et les deux étages : toutes les chambres étaient en bon ordre ; rien ne décelait le passage des bandits, rien ne révélait des scènes de pillage. Il n’y avait, outre les portes forcées, qu’un seul indice, d’ailleurs contradictoire, du drame : un petit sac plein d’or, qui devait se trouver dans le secrétaire de Morneuse, était posé sur la table du salon…

Quand la perquisition fut terminée, Guillaume prit la parole :

— Aucun doute… Votre fille a été enlevée. Et ceux qui l’ont enlevée ne sont pas des voleurs

— Donc, il est à peu près sûr qu’on n’en veut pas à sa vie, conclut Robert de Frameraye, désireux de rassurer son ami, et qui ne s’apercevait pas que Guillaume était aussi bouleversé que Morneuse…

La fièvre tenait le jeune homme ; son cœur bondissait intolérablement, mais il avait reçu de la nature les artères élastiques qui gardent à l’homme sa lucidité et ses moyens d’action, au sein des pires catastrophes.

Quant à Morneuse, il flageolait. Après une dépense terrible d’énergie nerveuse, il menaçait de s’évanouir.

Robert de Frameraye le prit dans ses bras et le déposa dans un fauteuil.

— Il faut organiser la poursuite, continua Guillaume. Pour le moment, nos conjectures ne peuvent aboutir à rien Le temps est trop court : heureusement, nous avons l’instinct… et l’instinct le plus sûr.

Et s’adressant à Morneuse :

— Pouvez-vous me donner un vêtement de votre fille ?

— Oui, balbutia Gérard qui essaya de se lever et chancela. En haut… dans sa chambre…

Un flot de sang monta à la face de Guillaume ; il éprouva un peu de la gêne qu’il avait éprouvée le matin, lorsque la chevelure de Denise rompait ses attaches. Toutefois, il n’hésita guère, il monta l’escalier quatre à quatre, pénétra dans la chambre de Denise, demeura une demi-minute dans une sorte d’extase douloureuse à respirer le parfum délicat qui flottait comme une essence d’âme, saisit une robe qu’il embrassa éperdument et redescendit.

— Neptune !

Le chien argenté vint à son maître.

— Attention, Neptune ! C’est pour une poursuite.

C’étaient des mots cent fois entendus par le chien et auxquels il attachait une signification précise : ils lui rappelaient, ainsi qu’à Takra, les longues courses dans la brousse et la forêt, à la poursuite des meurtriers.

Le chien flaira attentivement la robe ; on avait l’impression qu’il analysait, avec une sagacité infaillible, les effluves délicats qui en émanaient.

— Maintenant, en route !

Neptune chercha la piste. Elle s’enchevêtrait dans toute la maison. Le chien fit mine de monter aux étages :

— Non ! fit Guillaume… non…

— Neptune parut comprendre. Il hésita pendant deux minutes encore, puis il descendit l’escalier qui menait aux caves…

Morneuse avait repris ses forces. Il suivait la chasse. Quand on parvint au bas de l’escalier tournant et qu’il vit la porte de la première cave ouverte, et évidemment forcée, il eut un éblouissement.

Catherine connaissait-elle l’issue ?

Un ardent flux d’espérance lui remonta au cœur.