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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/07

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La nouvelle revue critique (p. 157-174).
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VII

C’était à l’aube, dans l’épaisseur des forêts. Guillaume, Takra et le chien Neptune venaient de s’éveiller dans les ruines d’une maison abandonnée depuis plus d’un demi-siècle.

Les murs, construits en basalte, étaient solides encore ; le toit était crevé et Le plafond plein de trous et de crevasses. La demeure était ensevelie sous les végétaux, plantes parasites, ramures qui se rejoignaient au-dessus de la ruine. Plus de meubles, sauf deux escabeaux pourris.

Takra, allumant un peu de feuilles sèches et de ramilles, chauffa un cruchon de métal où il y avait du café. L’aurore cuivra les feuillages et les nues ; les deux hommes burent le café presque bouillant, avec des quignons de méteil. Puis, ils sortirent parmi les vieux chênes et les grands hêtres.

— C’est une terre plus ancienne que même la forêt de Noiresaigues ! murmura Guillaume.

— Oui, répondit le Maori, avec un rire muet. Ici, l’homme se tait encore !

Ils marchèrent encore, évitant toute rencontre ; le chien Neptune et Takra perçurent à peine une ou deux présences humaines pendant toute la première moitié du jour.

Dans l’après-midi, ils atteignirent les terres marécageuses, et Guillaume affirma :

— Ici commence la Terre des Loups Rouges.

Une mare était devant eux, au bord de laquelle poussaient des saules monstrueux.

Takra dit :

— Peut-être sera-t-il préférable que j’aille seul reconnaître le pays avec Neptune. À trois, nous serons trop facilement dépistés.

— Et je n’ai pas des qualités comparables aux vôtres ! dit Guillaume avec un sourire grave. Pourtant, à trois, nous serions plus forts…

— Nous passerons la nuit… quand nous saurons, repartit Takra.

Et comme Guillaume le regardait avec inquiétude :

— Il ne nous arrivera rien, fit-il avec une nuance d’orgueil. Takra ne sait-il pas dépister les plus sauvages des hommes… qui ont des yeux pour voir dans la nuit et des oreilles plus fines que celles du dingo ?

— Et les chiens ?

— Je sais charmer les chiens… L’avez-vous oublié ?

— C’est juste, mon cher compagnon… J’attendrai.


Takra et Neptune se glissèrent parmi les saules : bientôt, Guillaume les perdit de vue. Alors, dissimulé parmi les buissons, il médita. L’habileté du Maori le rassurait. Cette habileté était transcendante. Aucun Shoshone, aucun Arrapohoé, aucun habitant des sylves ni des savanes ne connaissait aussi profondément l’art de se rendre invisible, de donner le change aux hommes et aux animaux…

— Il réussira à coup sûr ! songea le jeune homme.

À travers les végétaux, il apercevait la mare et, autour, une terre étrangement sombre, parfois entrecoupée de stries rougeâtres. D’une part, son imagination suivait Neptune et Takra ; par ailleurs il songeait à Denise et à Ghislaine ; leurs images se superposaient parfois, comme dans ces photographies dites « génériques »…

Il y avait déjà deux heures que Takra était parti, lorsque Guillaume entendit, à distance, l’aboiement d’un chien. Ce fut bref. Pendant une dizaine de minutes, le jeune homme put croire que l’animal s’était éloigné. Mais quoiqu’il n’eût pas l’atavisme et l’expérience de Takra, Frameraye n’en avait pas moins développé la finesse de ses sens au cours de ses randonnées sauvages. Il se convainquit bientôt que le chien se rapprochait, à des froissements de tiges, des craquements légers du sol. Évidemment, la bête ignorait les ruses du loup et du renard. Au reste, bientôt un bruit plus régulier s’entendit, qui décelait la marche d’un homme.

Ce devait être un habitué des bois : il s’avançait silencieusement, avec prudence…

Enfin, le chien parut au détour d’une roseraie, un beau chien rouge, avec quelques lunules blanches, le torse robuste et la mâchoire solide…

Il s’avança d’abord en flairant, puis il bondit avec un grondement sourd vers le fourré où était tapi Guillaume. Au même moment, son maître apparut — un individu qui rappelait les bushmen d’Australie ou les trappeurs du Far-West, de haute taille, les épaules puissantes, un grand visage planté de poils jaunes, deux yeux gris de fer, petits et vivaces…

Guillaume se dressa un peu brusquement ; le chien se crut en danger et attaqua…

Ce fut court. D’un revers de bras, Frameraye frappa la bête au flanc et l’envoya rouler dans un bouquet de fougères…

L’homme accourait au galop.

Frameraye jaillit de son abri et voulut parlementer. Mais l’autre, furieux d’entendre gémir son chien et qui le crut blessé grièvement, avait décroché son fusil… Il fit mine d’épauler, puis voyant que Guillaume tenait une trique à la main, il hurla rageusement :

— À la crosse !

Il saisit son arme par le canon, il se précipita. L’arme de Frameraye décrivit un huit rapide. Le fusil tomba des mains de l’assaillant.

— On ne vous veut aucun mal ! criait le jeune homme.

Éperdu, l’homme se jeta sur Guillaume pour le terrasser. Frameraye jeta dédaigneusement sa trique ; les deux corps s’enlacèrent. L’homme était un athlète redoutable, aux biceps épais, aux pectoraux saillants. Son choc fut impétueux. Mais les bras de Guillaume se refermèrent irrésistiblement…

Ce fut si puissant qu’après une minute de résistance, le sylvestre céda :

— Vous êtes aussi fort que le grand Javerne ! gémit-il.

Guillaume desserra son étreinte et rendit la liberté à son antagoniste… Le chien, un instant étourdi, arrivait au secours de son maître, qui cria :

— La paix, Rouge !

Il y eut un silence assez prolongé pendant lequel ces trois êtres s’observaient attentivement.

Puis Guillaume dit :

— Pourquoi diable m’avez-vous attaqué ?

— Ben ! et mon chien que vous assommiez ?

— Pour me défendre !

— Alors, c’est lui qu’avait commencé ?

— Vous pouvez en être sûr.

— Je savais pas… c’est pas son habitude. Il attaque qui l’attaque. Il a dû se tromper…

— Comme vous-même, dit Guillaume avec bonne humeur. Enfin, personne n’a de mal, c’est l’essentiel. Vous êtes sans doute un homme de la Terre des Loups Rouges ?

Un éclair de haine s’échappa des yeux clairs :

— Jamais ! C’est des esclaves…

— Vous ne les aimez pas ?

— Je les déteste… Tout le monde les déteste en dehors de la Terre. C’est pas des gens comme nous… y a qu’à les voir !

La haine des races étincelait dans les yeux gris de l’homme.

— Qu’est-ce que ce grand Javerne dont vous parliez tout à l’heure ?

— C’est leur géant… Il est quasi plus grand que vous-même et le plus fort de toute la province. À la lutte, il a battu le bûcheron Marlouze et le meunier Caraval… deux hommes comme des chevaux…

Le rôdeur jeta un coup d’œil sournois sur Frameraye.

— Vous êtes fort, vous ! dit-il avec une déférence qui demeurait hargneuse… Je voudrais bien vous voir contre lui.

— Tout arrive ! fit doucement Guillaume. Vous la connaissez bien, la Terre des Loups Rouges ?

— Oui… C’est toute une affaire d’y entrer… les herbes mêmes vous espionnent… ça n’aurait pas été la peine. Deux ou trois fois, quand j’avais pas vingt ans, j’ai été y voir. Alors, je sais ! Y sont là-dedans des tas de familles, chacune séparée des autres par les marais… La plus forte, c’est les Javerne… Y vivent comme avant la Révolution.

De vagues projets s’ébauchaient dans l’esprit de Guillaume. Si l’homme se décelait sauvage, son visage exprimait une sorte de loyauté bourrue : et d’instinct, Frameraye le jugea capable d’un certain dévouement…

— Vous ne savez rien de ce qui s’est passé récemment sur cette terre ? demanda-t-il.

L’homme jeta sur Guillaume un regard plein de méfiance :

— C’est-y que ça vous intéresse ?

— Peut-être !

— Écoutez, m’sieu… moi, je les déteste, mais je ne suis pas un espion… Pour dire ce qui se passerait chez eux faudrait un bon motif…

— Bon ! Si ça pouvait rendre service à d’honnêtes gens ?

— À vous ?

— Un peu, mais surtout à d’autres, auxquels on aurait fait tort.

— Qui ça ? les Javerne ?

— Va pour les Javerne.

L’errant demeura une demi-minute songeur, puis, plantant son regard droit dans celui de Guillaume :

— D’eux-mêmes, les Javerne ne feraient aucun tort, en dehors de ceux qui voudraient entrer dans le domaine.

— Mettons que ce soit pour le compte d’un autre.

— Celui qu’y nomment le Maître ? Ben dites son nom… on pourra voir.

— N’est-ce pas le marquis de Saguerannes ?

L’homme sursauta ; ses yeux s’agrandirent.

— Oui, celui-là est le Maître… les Javerne marcheraient contre une armée sur un signe de son doigt.

— Est-ce qu’il vous fait peur ?

Le hère se dressa :

— J’ai peur de personne… et j’ai même bravé ces Javerne. Mais je ne cours pas inutilement les risques. À quoi bon ?…

Il avait sorti une vieille pipe de terre ; il la bourrait avec méthode tout en épiant Guillaume.

— Il s’agit d’une bonne action ! dit celui-ci. Ne me direz-vous pas ce que vous savez ?

— Je sais peu de chose ce qu’on raconte… et on raconte que les Javerne ont amené deux femmes dans la Terre… deux femmes qu’ils ont enlevées…

— Ah ! s’exclama Guillaume.

Il regarda l’homme qui allumait sa pipe et à mi-voix :

— Je suis sûr qu’on peut se fier à vous.

L’homme eut un rire bas, où il y avait de la satisfaction. À mesure que la conversation se prolongeait, il sentait s’évanouir la rancune de sa défaite et considérait Frameraye avec une sorte d’admiration : comme beaucoup d’êtres primitifs, il était prêt, selon les circonstances, à se dévouer à son vainqueur aussi bien qu’à l’exécrer.

— On peut se fier à moi, oui. Quand Michel Vauquerre donne sa parole, rien ne l’empêchera de la tenir !

— Je vous crois ! fit gravement Guillaume. Eh bien ! vous pouvez m’aider dans une bonne œuvre… dans une très bonne œuvre. Je saurai reconnaitre votre service…

— C’est à propos des femmes ? demanda vivement le rôdeur.

Guillaume n’hésita que quelques secondes.

— Oui.

— Oui.

— Eh bien ! je marche !…


Takra et le chien Neptune, après avoir franchi une petite rivière, passèrent entre des mares, puis se trouvèrent sur une lande où poussaient de hautes fougères, presque des boqueteaux. Le Maori et le chien avançaient avec une prudence qui semblait aussi réfléchie chez l’animal que chez l’homme.

À la fin, ils atteignirent un tertre sur lequel Takra rampa et d’où il discerna un vieux château flanqué d’écuries, d’étables, d’une grange et de hangars. Autour, des terres cultivées, où poussaient le froment, le seigle, le sarrasin, l’avoine, Près du château, un large jardin où les fruits et les légumes croissaient abondamment. On apercevait de-ci, de-là des femmes et des enfants, mais non point d’hommes. Takra mesura du regard tout le site, choisissant les replis du terrain, les arbres et les champs par où il allait se glisser. Puis il attira vers lui le chien Neptune et lui murmura une sorte d’incantation en langue maorie… Ensuite, tandis que Neptune demeurait sur le tertre, Takra se remit en route aussi invisible que l’eût pu être une martre ou une fouine… Quand il fut à cent toises du château, un chien se mit à aboyer et se précipita vers la haie qui cachait Takra… Le Maori fit entendre un sifflement bizarre et très doux, qui étonna la bête… Puis il murmura :

— Ici !…

Dans un écartement de la haie, la face bistre se montra au chien

Les yeux de l’homme se fixaient d’étrange manière sur les yeux de la bête :

— Ici ! répéta Takra.

Le chien approcha encore. Le Zélandais lui soufflant à la face, lentement, caressa la grosse tête ; le chien semblait hypnotisé…

Takra contourna la haïe et se trouva dans le jardin. Là, trois femmes occupaient d’écheniller des arbres, aidées par des enfants. Elles causaient. La plus âgée disait aux autres :

— Elles doivent être reprises à l’heure qu’il est. Nous allons les voir revenir.

— C’est la vieille qui a sûrement tout combiné.

— Moi, je me méfie autant de la jeune, dit une voix jalouse.

Takra comprit alors pourquoi il n’avait pas vu d’hommes. Quelques propos incohérents et qu’il compléta par induction, ajoutèrent des détails à ce qu’ils venaient d’apprendre.

Il reconstitua facilement ensemble des événements d’après ces légers indices. Il y avait deux étrangères dans la Terre des Loups, il ne douta pas un instant que ce ne fussent Denise et Catherine. Elles s’étaient enfuies.

Le Maori demeura encore quelques minutes dans le jardin, sans rien apprendre de nouveau.

Enfin, il se décida à retourner vers le tertre et, malgré la rôderie de plusieurs enfants dans le voisinage, il y arriva sans encombre. Là, après avoir de nouveau épié le site, il discerna une silhouette masculine, la silhouette d’un vieil homme.

L’aïeul, se dit-il.

Au reste, il n’aperçut aucun autre mâle, ce qui confirmait ce qu’il venait d’apprendre et de conjecturer.

— Nous retournons, Neptune ! dit-il en s’adressant au chien de sa voix creuse et un peu chantante.

Le chien, pendant son absence, était resté parfaitement immobile, aux aguets dans une touffe de fougères.

Ils redescendirent du tertre, refranchirent la rivière, passèrent entre les mares et se retrouvèrent dans la forêt millénaire…

Quand ils rejoignirent Guillaume, le jour touchait à son déclin, un soleil orangé descendait parmi les ramures. Le Maori résuma en peu de phrases le résultat de son exploration. Guillaume avait vécu dans la brousse, la savane ou la sylve, trop d’heures dramatiques, pour trahir l’émotion que lui causait ce bref récit. Il se borna à étreindre la main de l’Océanien et à dire :

— Nous n’avons pas de temps à perdre… Il faut retrouver les traces…

Takra acquiesça d’un geste. En tous deux se levaient les instincts de chasse développés par la vie sauvage, et aussi les souvenirs de la jeunesse.

— Nous avons un allié ! dit Guillaume qui, tandis qu’ils se mettaient en route, raconta sa rencontre avec Michel Vauquerre… Il nous attend !