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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/06

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La nouvelle revue critique (p. 129-156).
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VI

Morneuse, les deux Frameraye, Takra et le détective continuaient leurs recherches : C’est Guillaume et le Maori qui menaient l’enquête.

À plusieurs reprises le jeune homme était retourné au château de Terrenoire. Le gardien l’accueillait avec une faveur croissante, et Guillaume avait pu examiner tout ce qui l’intéressait. Takra, par la forêt et les champs, surprenait les démarches secrètes des rôdeurs et des êtres énigmatiques. Le détective procédait à des informations d’ordre judiciaire.

Plusieurs fois, Guillaume et Takra se rendirent à Chameronde et voyagèrent dans le département voisin.

Un soir, Guillaume dit à Morneuse :

— Peut-être tenons-nous une piste… Mais il faut bien avouer que nous n’avons trouvé aucune trace physique de l’enlèvement… Takra a tout relevé. Il connait maintenant, à deux lieues à la ronde, les habitudes des hommes et des femmes suspectes. Tous les recoupages nous ramènent à deux causes… une cause ancienne et une cause immédiate.

Morneuse écoutait passionnément :

— Une cause ancienne… une cause immédiate ?

— La première se rattache à des origines de race… la seconde devrait nous livrer l’homme qui a ordonné l’enlèvement…

Les yeux de Morneuse étincelaient presque sauvagement :

— Qui ? clama-t-il en serrant les poings. C'était le soir ; par la fenêtre ouverte arrivait l’odeur délicieuse des fenaisons ; l’étoile Aldébaran suspendait un rubis palpitant à l’horizon :

— Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas encore, dit Guillaume… Malgré tout vous devez craindre votre emportement… et remarquez bien que rien n’est sûr. L’hypothèse que j’ai faite est vacillante, mais c’est la seule que les circonstances permettent actuellement de faire… Laissez-nous quelque temps encore !

— Soit ! fit Morneuse avec une résignation qui lui rétrécissait le visage… Ah ! pourquoi m’avez-vous donné cette espérance ?

— Parce que nous allons être absents, Takra et moi-même.

— Et moi ? cria Morneuse avec emportement.

— Nous allons mener une existence de coureurs des bois, répondit Guillaume… à laquelle vous n’êtes pas adapté… Puis, nous sommes des inconnus… tandis que vous, épié depuis près de dix-huit ans, vous seriez nécessairement signalé… Donc votre présence risquerait de compromettre l’expédition…

— Vous avez raison, hélas ! gémit Morneuse.

Trois jours plus tard, Guillaume de Frameraye et Takra se trouvaient avec Neptune dans la forêt historique de Saguerannes, dite forêt des Loups-Rouges, où les Jacques avaient jadis résisté opiniâtrement aux troupes du duc de Monteragues, et d’où il avait fallu dix ans pour les débusquer.

C’était dans le dernier tiers du jour : un soleil violent s’abattait sur les ramures :

Guillaume dit, avec une nuance de lassitude :

Elles n’ont pas passé par ce domaine.

— Non ! fit péremptoirement Takra.

Ils avaient fouillé les bois, les plaines, les collines, les villages et même pénétré dans le château de Saguerannes, le jour comme des voyageurs égarés, la nuit comme des maraudeurs. Ils n’avaient pu entrevoir le marquis de Saguerannes.

— Notre piste est peu sûre ! reprit Guillaume.

— Ici, elle n’existe pas. Mais je crois que vous ne vous êtes pas trompé ! répondit gravement le Maori…

Il y eut une sorte de rumeur dans les futaies ; on entendit le bruit d’une chevauchée, et bientôt quatre cavaliers apparurent sur la route.

Le premier précédait d’assez loin les autres, qui étaient vraisemblablement des serviteurs.

C’était un quinquagénaire au visage ombrageux, au nez en rostre, aux pommettes fortes, aux yeux pers et topaze qui décelaient une vitalité ardente, une sorte de fierté cruelle,

— Ce doit être le marquis, murmura Guillaume.

— Nous allons le savoir.

Takra excita sournoisement le chien Neptune, qu’il tenait par son collier. Quand la chevauchée fut proche, il lâcha la bête qui bondit sur la route avec des aboiements impétueux et se précipita vers le cheval. Celui-ci se cabra tandis que le Maori disait d’une voix éclatante :

— Ici, Neptune !

Neptune obéit.

— Faites des excuses ! chuchota Takra.

La haute stature de Guillaume apparut au bord de la route : le jeune homme cria :

— Monsieur, veuillez nous excuser…

Le cavalier arrêta sa bête ; ses prunelles de feu se fixèrent sur l’intrus ; il grommela :

— C’est bien… mais ignorez-vous que cette partie de la forêt n’est pas ouverte aux étrangers ?

— Je ignore, répondit Guillaume.

— Vous le savez maintenant…

— Non pas, monsieur… Seul le propriétaire de la forêt…

— C’est moi.

Takra avait surgi à son tour ; son aspect parut surprendre le cavalier plus encore que l’aspect athlétique de Guillaume.

— Vous êtes donc, monsieur, le marquis de Saguerannes ?

— Sans doute ! répartit dédaigneusement le cavalier.

— Je m’excuse encore, reprit le jeune homme.

— L’endroit est dangereux ! dit le marquis. Il y a des pièges… Je vous engage à sortir du bois par la route.

Les deux hommes se saluèrent ; la chevauchée disparut sous les hautes ramures.

— Eh bien, Takra ? demanda Guillaume.

— Celui-là est capable de grandes violences, répondit le Maori. Sa volonté ne doit fléchir que devant la mort.

Guillaume hocha la tête et demeura rêveur :

— Comment savoir ? chuchota-t-il enfin… Nous n’avons aucune certitude.

— Un ennemi peut toujours déterrer une arme ! répondit lentement Takra.

— Vous voulez parler du comte de Maurannes ?

— Oui.

— Ces haines de race n’ont plus la force de jadis.

— Je crois la vieille femme…

Ils marchaient sur la route comme l’avait recommandé de Saguerannes. Ces beaux hêtres rouges, ces rouvres trapus et ces ormes fabuleux avaient vu les marquis régner sur ces forêts comme les rois sur la France.


À la forêt réservée succéda une forêt où les voyageurs avaient droit de passage.

Une plaine coupa les futaies, une île parmi les arbres, qu’occupaient un village, des emblavures, des herbages, puis les bois recommençaient.

Des heures avaient passé. Guillaume et Takra étaient sortis du domaine des Saguerannes par la traverse. Ils s’arrêtèrent auprès d’une cahute : une vieille femme avançait son profil ibérique dans la pénombre de l’entrée et darda des yeux de louve sur les deux hommes.

Elle s’adressa à Takra :

— Avez-vous vu le bandit ? demanda-t-elle d’une voix frémissante.

La haine sourdait d’elle comme la source du roc. Takra savait que le marquis avait fait emprisonner le fils de la vieille femme.

— Les arbres de la forêt ont porté des centaines de pendus ! dit-elle… J’ai encore dans les oreilles la voix de mon arrière grand-père… Il avait cinquante ans le jour de la Révolution !… Les Saguerannes ont tué les hommes comme des loups et des cerfs… Le marquis a le cœur et l’âme de ces monstres… Il les retrouvera en enfer…

Takra et Guillaume l’écoutaient avec patience. Le Maori demanda :

— Les Maurannes étaient leurs ennemis… mais le comte a-t-il hérité de leur haine ?

La vieille femme fit entendre un rire aboyant :

— La haine du mâtin et du loup…

— Est-il difficile de voir le comte ?

Les pupilles de la femme se dilatèrent :

— C’est-y que vous en voulez au Saguerannes ?

— Peut-être ! répondit évasivement Takra.

La bûcheronne cilla :

— Il accueille pas fort les étrangers, non… Mais, sauf respect, je vais vous donner un conseil… Faites-y entendre que vous n’aimez pas le marquis. Attendez… je vas vous mener… si vous ne connaissez pas le chemin…

— Nous le connaissons mal.

La vieille se mit en route ; elle avait gardé le pas élastique des bêtes sylvestres. En une demi-heure, elle atteignit une antique allée d’ormes, au fond de laquelle on apercevait une longue pelouse et un château Renaissance.

— Montez jusqu’à la grande porte… Vous trouverez un vieux concierge… Son grand-père gardait déjà l’entrée du château…

Elle considérait avec une joie furtive et avide l’écu de cinq francs que Frameraye lui avait glissé dans la paume.

— Vous vous entendrez avec le comte… Les Maurannes ont toujours eu la main ouverte.

Les compagnons se dirigèrent vers le château. Des chiens aboyèrent.

Un vieillard montra sa tête couverte de poils sel et moutarde, et, sur la pelouse, Guillaume aperçut une fille flexible, de haute taille, aussi blonde que Denise, qui caressait un dogue, L’herbe d’émeraude la faisait paraître plus argentine ; une grâce légendaire émanait de toute sa personne. Tous les noms charmants des romans de chevalerie s’adaptaient à sa personne. Elle jaillissait du fond des siècles mystérieux, où celles de sa sorte se dressaient : comme des fées au milieu des hommes durs.

L’heure, le lieu, la lumière attiédie ajoutaient à l’enchantement de sa personne.

Guillaume et Takra saluèrent. Elle répondit d’une inclination de tête, hautaine et douce.

— Que veulent ces messieurs ? demanda le concierge.

— Nous voudrions parler à M. de Maurannes.

Le vieil homme les enveloppa d’un coup d’œil méfiant, qui partait d’en bas et se perdait au-dessus de la tête.

— Vous connaissez M. le comte ? demanda-t-il d’une voix sévère.

— Non, nous sommes des voyageurs.

— Qui dois-je annoncer ?

Guillaume atteignit son portefeuille et en tira une carte. Le vieux lut le nom avec dédain.

— Bon…

Il introduisit les visiteurs dans un petit parloir meublé à la mode d’un parloir de couvent, avec des sièges de bois, durs et roides. Guillaume n’y fit pas attention ; il avait encore la rétine éblouie par l’apparition de la jeune châtelaine.

— M. le comte vous attend, vint dire le vieillard à la mine hostile.

« Tel serviteur, tel maître ? » se demanda Guillaume.

Le comte était un quinquagénaire trempé aux météores, un visage de veneur, recuit, presque bistre, avec un poil rude qui se hérissait au menton et frisait sur le crâne, des yeux de coureur des bois, luisants d’un feu violet.

Il considéra Guillaume et Takra comme il aurait considéré du gibier de poil ou de plume.

— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? fit-il, avec une pointe de sarcasme… Je ne crois pas vous avoir jamais rencontré.

— Non, répondit Guillaume avec embarras.

— Et cependant, vous désirez me parler ?… J’espère qu’aucun de mes serviteurs ne vous a fait grief sur mon petit domaine…

— Aucun… non. Et je suis très confus d’avoir osé m’introduire auprès de vous.

Le comte eut un sourire presque accueillant :

— Non sans but, je suppose ?

— Avec un but assez net… mais qui ne vous concerne qu’indirectement.

Il hésita, puis :

— Je voudrais obtenir quelques précisions sur le marquis de Saguerannes.

— Rien que ça ! fit le gentilhomme. On vous aura dit que les Saguerannes et les Maurannes étaient ennemis. Cela ne suffit point pour que je parle de mon voisin, avec des inconnus, il faut des raisons. Quelles sont vos raisons ?

Un grand trouble parut sur le visage de Guillaume.

— C’est un secret, dit-il enfin.

Maurannes se mit à rire :

— Un secret est peut-être une raison excellente pour vous… Mais pour moi ?…

Les deux hommes se regardèrent fixement :

— Monsieur, reprit Guillaume, je me con- fierais à vous si…

Il était devenu rouge, le comte se remit à sourire :

— Si je vous donnais ma parole de ne rien révéler ? fit-il après une pause. Je vous la donnerais volontiers et je ne crois pas qu’aucun des miens ait jamais failli à sa parole… Au reste, je ne vous demande rien de précis… aucun nom ni aucune indication locale…

Ga curiosité s’était éveillée ; en même temps, il ressentait un début de sympathie pour le visiteur athlétique.

Guillaume raconta brièvement, et anonymement, l’enlèvement de Denise et donna quelques détails sur l’enquête qu’il poursuivait avec Takra. Maurannes qui, sans doute, aimait les aventures mystérieuses, écoutait passionnément.

— En somme, dit-il, quand Guillaume cessa de parler, vous croyez que, de façon ou d’autre, le marquis-duc a pu jouer un rôle dans cette affaire… Je comprends mal vos raisons. Mais je suis sûr que, le cas échéant, il n’eût point hésité. De toute manière, me voici prêt à vous répondre, à condition que vous ne répétiez à personne ce que je vous aurai dit…

— Je le jure, dit vivement Guillaume, et je vous réponds de la discrétion de mon compagnon autant que de la mienne.

Le comte, qui observait le Maori avec curiosité, s’inclina. Mais Takra dit :

— Il n’est pas nécessaire que j’entende.

— J’ai confiance en vous ! fit courtoisement Maurannes.

La sympathie que le comte éprouvait malgré lui, pour Guillaume, s’était précisée au cours du récit et accrue par l’idée que, peut-être, il y aurait lutte contre le marquis-duc de Saguerannes.

— Il se fait tard, dit le gentilhomme… Où êtes-vous descendus ?

— À l’hôtellerie de Saint-Georges, dans le village de Vimay-Fontaine.

— Dix kilomètres ! Je vous conseille de dîner avec nous.

— Mais… balbutia le jeune homme.

Le comte avait sonné. Il dit au domestique qui venait d’apparaître :

— On ajoutera deux couverts…

Et souriant :

— Je vous assure ! J’ai beaucoup de choses, peut-être intéressantes à vous dire. Au fond, je suis prêt à me passionner pour votre aventure… si elle se rapporte directement au marquis. Je sens en moi les âmes de ceux qui combattirent sa race funeste.

Dix minutes plus tard, le comte présentait ses hôtes à Mlle Ghislaine de Maurannes. Plus mystérieusement séduisante encore que sur la terrasse, elle montrait un de ces teints qui défient les mirages du souvenir ; les pétales fins des paupières, les grands cils et les yeux pers évoquaient toutes les légendes de l’homme.

Guillaume l’épiait avec émotion. Il découvrit entre cette fille magnifique et Denise de Morneuse une ressemblance indirecte, et cependant certaine.

Pendant le diner, elle demeura ambiguë et lointaine. Ses yeux hiératiques ne se posaient ni sur Guillaume, ni sur Takra, et cependant on avait l’impression que ces yeux voyaient tout et n’oubliaient rien. Elle parlait à peine, d’une voix de cristal, de cristal baigné dans le courant d’une rivière.

Le comte, lui, entretenait ses hôtes avec complaisance et les écoutait avec attention. Il mangeait magnifiquement, doué de l’appétit colossal des gentilshommes du grand siècle :

— Ghislaine et moi, dit-il au moment où le maître d’hôtel servait un jambon de sanglier, ne sommes ni de ce temps… ni même du temps de Louis XIV ou de Henri IV. Nous sommes des gens du moyen âge… comme l’est notre voisin exécrable…

Il jeta un regard à Takra et dit :

— N’est-ce pas, ces temps-ci sont durs, pour ceux qui n’y peuvent pas vivre leur vie ?

— Oui, soupira Takra. La vie de mes ancêtres était cruelle, mais je crois que je l’aurais préférée à celle de ce monde où nous avons tous l’air de marcher au bout d’une chaîne…

— D’ailleurs, murmura le comte, est-il sûr que la vie ait été aussi cruelle jadis que l’histoire semble le faire croire ? J’en doute. J’ai idée que beaucoup de lois et de coutumes qui nous semblent bien dures à distance, étaient extrêmement adoucies par la nonchalance, et aussi par la douceur humaine. Peut-on rêver un esclavage pire que celui auquel sont maintenant soumis en principe tous les jeunes hommes — je veux dire l’esclavage militaire ? Chose terrible, après tout, que trois ans de l’existence, en pleine fougue de jeunesse, soient sacrifiés en cette manière dégradante… La civilisation se paye. Elle se payera plus cher bientôt… Tous ces peuples armés se précipiteront dans une guerre qui dépassera l’horreur de toutes les guerres !…

Le maître d’hôtel passait le sanglier avec un vague sourire. C’était un homme de cinquante ans, à la tête kalmouke, qui rappelait Clemenceau.

— Jacques est de mon avis ! fit amicalement le comte.

— Ce sera comme une fin du monde ! risqua le serviteur… C’est prédit… la Bête viendra du levant… et elle s’étendra sur les Scythes… la terre sera enflammée jusque dans les déserts… les hommes périront comme des sauterelles et des monstres nouveaux guetteront au fond des mers… Il y aura des supplices nouveaux et monstrueux…

Le vieil homme parlait d’une voix sinistre ; un petit souffle d’horreur passa sur les convives.

— Cependant, dit Guillaume… que faire ? Un Galilée peut-il ne pas découvrir les lois de la pesanteur ? Un Lavoisier doit-il tuer son génie… un Faraday n’osera-t-il pas scru- ter les formes subtiles de l’électricité… un Carnot cachera-t-il l’éclair qui lui révèle la norme de l’univers ?

— Je n’en sais rien ! exclama le comte… Je ne crois pas, au fond, que c’est la science qui fait tort aux hommes. C’est le développement d’une civilisation fausse qui combat la nature, au lieu de s’appuyer sur elle.

— L’homme a-t-il jamais fait autre chose ? Dès que la méchante bête verticale est apparue, un nouvel esprit destructeur s’est mis à croître sur la planète… Votre moyen âge a dépeuplé la France !

— Mais peuplé les forêts, les landes, les marécages, les vallées et les collines, les fleuves et les lacs… Au moyen âge, la planète a respiré… La bête a pu revivre dans les solitudes immenses… la plante s’est remise à croître sur la Gaule celtique, libre comme au temps des premiers druides.

Ce discours flattait le goût de Guillaume pour la nature.

Il répliqua :

— Mais la vie des hommes était terrible.

— Eh ! non… moins que dans vos usines… moins que dans vos casernes… moins que dans les hideux faubourgs où s’engendrent la pourriture, la prostitution, l’alcoolisme, la phtisie. Il existait de vastes étendues où l’on pouvait vivre à l’abri de toute injure.

Guillaume observait obliquement Ghislaine. Elle écoutait, les yeux emplis d’un feu charmant et les lèvres animées.

— Pensez-vous comme votre père ? demanda le jeune homme.

— Oui, dit-elle avec ardeur. Je déteste comme lui cette multitude qui envahit toute la terre. J’ai horreur de voir tant de villes, tant de fumée, tant de machines… Ce n’est pas la chrétienté qui a tué Pan !

— Croyez-vous vraiment qu’il aurait pu en être autrement ?

— J’en suis sûre ! Si le moyen âge avait persisté, la nature aurait gardé sa splendeur. Peu à peu, les mœurs même seraient devenues plus douces, non pas douces dans la corruption, mais douces dans la gravité du devoir accompli, de l’énergie satisfaite, et la science y aurait trouvé une beauté plus haute ! Elle aurait accru la puissance de l’homme sans l’asservit aux travaux qui tuent, sans le plonger dans ces ignobles furiees, dans ces chimies hideuses, dans ces hauts fourneaux homicides…

Elle parlait, fière, charmante et lumineuse, et lorsque le regard de Guillaume rencontrait ses beaux yeux, il avait un frisson léger et délicat, qui accroissait le sens des paroles…

— L’homme s’est trop hâté ! reprit-elle… je veux dire qu’il s’est trop hâté, non de connaître, mais de réaliser. Est-il rien de plus affreux que ces brusques colonisations qui sont en train de détruire les forêts antiques, d’assassiner les vies qui avaient traversé les milliers de siècles ? Allez ! ce n’est pas sans cause que nous sommes devenus incapables de bâtir de beaux monuments comme les cathédrales… Nous avons perdu le sens des grandes harmonies.

— Qui sait si vous n’avez pas raison ! soupira Guillaume. J’ai fait le tour du monde et je n’ai pu m’empêcher de sentir l’immense tristesse de la terre mutilée…

— Que vous me faites plaisir ! dit-elle.

Elle regarda Guillaume avec complaisance.


— Vous passerez la nuit au château, dit le comte, lorsque le maître d’hôtel eut apporté le café et les cigares.

La sympathie s’était accrue entre les convives. Malgré de vives dissemblances de caractère, cependant Guillaume et M. de Maurannes se percevaient des êtres de même nature, et le comte sentait augmenter son désir d’attaquer le marquis…

Comme Guillaume hésitait à prendre un cigare :

— Ma fille aime le parfum du tabac, dit le comte.

— Ce n’est pas un parfum du moyen âge ! répliqua le jeune homme avec un sourire.

— C’est plus ancien… c’est un parfum de la sylve et de la savane. Déjà, à coup sûr, à l’époque où Vercingétorix levait la Gaule contre César, les Peaux Rouges fumaient. Nos ancêtres eussent vénéré le tabac.

Ghislaine avait pris une viole suspendue à la muraille, elle jouait tout bas, une mélodie très vieille et très jolie. Et la voyant, tête penchée, bouche rêveuse, Guillaume trouvait plus vive encore sa ressemblance avec Denise.

Il ne put s’empêcher de dire :

— C’est singulier comme Mlle de Maurannes ressemble à Mlle de Morneuse.

Le comte tressaillit :

— En êtes-vous bien sûr ? fit-il avec une sorte d’émotion.

— J’en suis de plus en plus frappé.

M. de Maurannes tira coup sur coup plusieurs bouffées de son cigare.

— C’est étrange ! grommela-t-il. Il y a eu des alliances qui expliqueraient cela. Mais les Morneuse sont étrangers à ces alliances. Alors…

Il s’interrompit et se tourna vers Ghislaine et la contempla avec amour :

— Votre aventure m’intéresse toujours davantage, fit-il, et ce que vous venez de me dire, c’est comme ces « fumées » légères qui mettent le chien sur la voie… Je ne sais rien certes, je ne peux pas même dire que je devine, mais quelque chose me persuade que vous avez suivi la bonne piste…

Il secoua la tête :

— Je vous le répète, ce n’est pas ici que vous retrouverez la victime… le sanglier a d’autres bauges… plus lointaines… plus profondes… une surtout, qui est presque impénétrable. Je vous l’indiquerai.

Ghislaine chantait à mi-voix :

Il fait bon aller à pas lents
Humer des fleurs la jeune haleine…
Car le sourire du printemps
Fond le blanc manteau de la plaine !

Des espérances profondes se levaient dans l’âme de Frameraye.