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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/09

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La nouvelle revue critique (p. 197-210).
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IX

Pendant une heure les canots naviguèrent de conserve sur des eaux souterraines, on n’apercevait plus aucune limite, puis on longea une rive de granit qui se perdait dans les ténèbres :

— Nos ancêtres se réfugiaient là pendant les temps terribles, dit Vauquerre… le lac a dix fois sauvé la race.

— Comment vivaient-ils ?

La rive s’étend sous des forêts riches en sangliers, en cerfs, en daims et en chevreuils… où poussaient en abondance des champignons, des fraises, des framboises… où les hêtres donnent leurs faines… où les châtaigniers donnent leurs châtaignes…

Il y a plusieurs fissures étroites, des trous de puits par où l’on peut aller dans la forêt, en s’aidant de cordes ou d’échelles.

Ces paroles éveillaient en Guillaume les souvenirs ancestraux qui dorment au plus profond de l’inconscient, et à qui les contes de Robinson et de sauvages, les Paul et Virginie, les Atala, les Mohicans doivent leur vogue passionnée…

Longtemps, Vauquerre se tut. Les torches de rechange étaient plus qu’à moitié consumées lorsqu’il reprit :

— Le soir est proche dans les forêts… Tantôt, nous pourrons débarquer…


Ils débarquèrent dans une anse étroite du lac, qui aboutissait à une plate-forme triangulaire.

— Venez ! dit le braconnier.

Il mena les fugitifs au fond, sous une voûte basse et, à la lueur des torches, il montra un corridor naturel, qui s’élevait dans le granit. Tous le suivirent. Le corridor obliqua plusieurs fois. Là où la pente était trop raide, on avait taillé des marches grossières.

— Attention ! dit Vauquerre.

On ne voyait plus d’issue. Mais le coureur des bois ayant poussé une saillie avec vigueur, l’on vit lentement tourner une fraction de la muraille. Un à un, ils se glissèrent par une ouverture étroite, et se trouvèrent dans une espèce de vaste cave :

— Cette cave existe depuis des milliers d’années.

Il referma la muraille, il guida les fugitifs vers une ouverture ronde. L’air plus frais annonçait la proximité de la surface. Un escalier grossier conduisit les fugitifs dans un hallier, parmi des ruines :

— Nous y sommes ! annonça Vauquerre d’une voix étouffée.

À travers les ramures, le ciel apparaissait tout blanc d’étoiles.

— D’une façon précise, où sommes-nous ? demanda Guillaume…

— Nous sommes à une demi-lieue du bourg de Portaille… et plus loin se trouvent Bizons et Cremailleux.

— Sommes-nous très loin du château de Maurannes ?

— Douze lieues…

— C’est là qu’il faudrait nous conduire… Vous trouverez sans doute une carriole à louer… un char-à-bancs… demain, à l’aube…

— Pargui ! avec de l’argent !

Comme on suivait la grande route, la marche n’était pas pénible pour Denise. Elle le devint moins encore lorsqu’une heure environ avant l’aube, le croissant répandit sa lueur rêveuse parmi les arches des feuillages. Bientôt on fit halte.

— Cette fois, nous sommes bien sauvées ! exclama Catherine, tandis qu’elle installait Denise sur un baliveau.

_ Le Maori tendait tous ses sens et Neptune flairait l’étendue…

— Je vais quérir une voiture, si je peux, fit le braconnier.

Il y eut une longue pause. Puis, on entendit le roulement d’une voiture. Il s’accrut ; bientôt, on put entrevoir une sorte de char-à-bancs et la silhouette du braconnier, assis sur le siège :

— Voilà, fit celui-ci quand il fut proche… Il paraît que la bête marche bien…

Le Maori s’enfonça brusquement sous bois, suivi de Neptune.

Quand il reparut, il marchait à grands pas :

— En route ! fit-il.

Et se penchant à l’oreille de Guillaume :

— Une voiture arrive rapidement sous bois.

Les deux hommes se regardèrent fixement ; Guillaume demanda :

— Croyez-vous que ce soit eux ?

— Je n’en suis pas sûr ! ajouta Takra… Mieux vaut se hâter.

Cinq minutes plus tard, le char-à-bancs filait sur la grande route, à toute allure. Le braconnier ne s’était pas trompé, le cheval était bon et semblait avoir du fond.

Takra ne cessait de tendre l’oreille. Après une demi-heure de course, il dit tout bas à Frameraye :

— Nous avons repris de l’avance… Si c’est eux, rien de plus naturel… car alors la poursuite dure depuis plusieurs heures et l’attelage doit être fatigué…

Le grand jour était venu, la douce lumière du matin cuivrait, dorait, argentait les feuillages, les mousses, les fûts ou la route.

Pendant maintes heures, la voiture continua son train. Le cheval, auquel on avait accordé un court repos, ne semblait aucunement las :

— Bonne bête, décidément ! remarqua le braconnier, qui maniait les rênes avec maestria.

À peine il avait parlé, le cheval trébucha contre une pierre et s’abattit… Il essaya de se relever, mais un des brancards formait un malencontreux obstacle… Il fallut dételer. Quand la bête fut enfin debout, on s’aperçut qu’elle boitillait :

— C’est rien, remarqua Vauquerre après avoir examiné les pattes en tous sens… Ça sera guéri dans trois jours… Seulement faudra rejoindre le prochain village au pas….

— Quelle distance ? demanda Guillaume.

— Cinq ou six kilomètres.

On se remit en marche, lentement. Takra redoublait d’attention. Enfin, il dit à Guillaume :

— Écoute :

D’abord, Guillaume n’entendit rien. Puis, il lui parut percevoir un bruit de roues lointain…

— Si ce sont eux, ils nous rattraperont avant le village.

Le visage de Vauquerre se contractait.

Guillaume jeta un regard anxieux sur Denise, Elle ne soupçonnait rien. Cette fois, elle se croyait bien sauvée ; malgré la lassitude, l’ivresse de vivre rentrait en elle, et la douceur de retrouver Morneuse…

La marche du cheval se ralentissait encore. Tout le monde était descendu et marchait à côté du char-à-bancs. Le roulement de l’autre voiture était proche :

— Ceux-là pourront peut-être nous aider !  ! fit naïvement Denise.

Soudain, au tournant de la route, on vit une longue carriole, attelée de deux grands chevaux noirs. Catherine poussa un cri de rage et Denise, les yeux dilatés, les mains tremblantes, reconnaissait les formidables Javerne. Ils étaient neuf, et parmi eux se dressait le colosse…

Guillaume jeta autour de lui un regard désespéré. Tout était désert. Le village se trouvait encore à plus de deux kilomètres. D’évidence, les Javerne allaient tenter un effort suprême.

— Aux armes ! cria Frameraye.

Le braconnier avait son fusil. Takra et Guillaume sortirent leurs revolvers et leurs couteaux. Personne ne vit Catherine se glisser à terre et fuir sous bois…

Là-bas, les Javerne avaient compris. La carriole cessa d’avancer, les hommes descendirent rapidement et se glissèrent des deux côtés de la route, soudain invisibles :

— Ils veulent nous cerner ! fit le braconnier, qui cherchait une cible.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis une voix puissante clama :

— Vous ne pouvez vous échapper… rendez-vous !

Guillaume et Takra répondirent par un rire méprisant…

— Cette fois, ce sera la bataille ! reprit la voix.

Un coup de feu lui répondit. C’était le braconnier qui avait vu remuer quelque chose. Un cri étouffé s’éleva… suivi d’un grand silence…

— Rendez-vous ! répéta la voix.

— Montrez seulement vos goules… et vous allez voir ! riposta sardoniquement le braconnier.

Alors au fond du bois une sonnerie retentit… On entendit bientôt le bruit d’une chevauchée et on vit paraître plusieurs cavaliers.

— C’est lui ! gronda Guillaume, c’est le monstrueux marquis-duc. Sommes-nous perdus, Takra ?

— Pas encore, dit-il, la face tournée dans la direction où devait se trouver le village.

Il venait de s’apercevoir de l’absence de Catherine.

Cependant le marquis-duc et ses hommes ralentissaient leur marche. Les hommes se taisaient… Une fureur subite s’empara de Guillaume :

— Misérable ! hurla-t-il, en levant son revolver.

Le marquis se tourna vers lui et d’une voix amère, où se combinaient le sarcasme et une mystérieuse tristesse :

— Qui donc pourrait vous enlever de mes mains ?

Il haussa lentement les épaules :

— Hélas ! il est trop tard ! Le destin a parlé pour celle-là… Ma volonté n’est plus sur elle…

Un bruit de marche grandissait sous les ramures.

— Les gendarmes ! cria le braconnier avec un mélange de triomphe et de crainte.

Quatre hommes avançaient précédés par Catherine.

— Inutile ! murmura le Maori.

Là-bas, la carriole venait de se tourner ; elle s’éloigna ; elle devint invisible…

En ce moment, Catherine, précédant les gendarmes d’une dizaine de mètres, rejoignait les fugitifs :

— Qu’avez-vous dit ? lui demanda vivement Guillaume… Il avait été promis que la justice ne serait pas informée…

— J’ai seulement dit que nous étions attaqués.

— C’est tout ?

— C’est tout.

Le marquis-duc venait de s’arrêter ; derrière-lui, les sept cavaliers de son escorte s’immobilisèrent…

— Qu’est-ce qui se passe par ici ? demanda la grosse voix du brigadier de gendarmerie, un grison au méplats durs et aux yeux bénévoles, qui arrivait à la hauteur de la route.

— Je ne sais pas, répondit Guillaume… Nous avions quelque raison de croire qu’on nous poursuivait… Il semble que nous nous sommes trompés…

Le brigadier tourna un visage sévère vers Catherine :

— Alors quoi ?

— Elle a eu peur, reprit Guillaume. Excusez-la… C’est une femme !

Le gendarme considéra Frameraye en feignant la méfiance. Au fond, il ne demandait pas mieux que de retourner à la gendarmerie, et de reprendre la culture de ses phlox, de ses roses et de ses iris ; c’était un homme acharné à la culture de fleurs d’une nuance inédite…

Le marquis poussa seul jusqu’auprès du char-à-bancs… Ses yeux de lion croisèrent le regard de Guillaume, puis se fixèrent sur Denise. C’est à la jeune fille qu’il s’adressa :

— Je vous demande sincèrement et profondément pardon ! murmura-t-il. La fatalité était sur moi… Il s’agissait d’une cause qui me domine… qui domine nos races depuis des siècles… il ne vous serait rien arrivé de mal !…

— Vous n’en avez pas moins commis un crime ! gronda Guillaume…

— Un crime selon vous autres… répliqua sombrement le marquis. Non pas selon les miens… Mais ce n’est pas à vous, fils de Gaulois, que je demande mon pardon… c’est à cette fille lumineuse. Je ne suis plus son ennemi… La force qui nous étreint à travers les âges est victorieuse enfin. Et loin d’être votre ennemi, mademoiselle de Morneuse, personne ne vous sera plus dévoué que moi !

Il fit un geste de lassitude, puis fixant ses yeux de lion sur les yeux de Guillaume :

— Vous ne m’êtes de rien, fils de GauJois, et vos ancêtres furent de tout temps exécrés par notre peuple… N’importe, c’est à vous que je parlerai… c’est vous qui connaîtrez mes raisons et avec qui je ferai la paix, pour celle-ci Denise de Morneuse. Je vous attends dans trois jours au château de Saguerannes.

Il eut un rire creux et lugubre. Puis, avec une ironie mélancolique :

— Le comte de Maurannes vous attend… que réjouira ma défaite…