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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/10

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La nouvelle revue critique (p. 211-222).
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X

C’était au château de Maurannes.

Deux forgerons frappèrent l’heure à l’horloge de la tour. On les voyait abattre leurs marteaux sur une enclume de bronze, tandis qu’un miroir de cuivre rouge projetait une lueur de forge…

Au même instant, trois chevaux parurent, conduits par un écuyer grisonnant, dont Îles ancêtres avaient, de père en fils, servi les Maurannes…

— Dix heures ! fit le comte.

Il se leva, imité par Guillaume. Cinq minutes plus tard ils étaient en selle. Les chevaux galopèrent à travers le parc et s’engagèrent dans la forêt.

Les cavaliers repassèrent par la route qu’avaient naguère suivie Guillaume et le Maori ; après l’éclaircie, ils se trouvèrent dans le bois de Saguerannes. Onze heures sonnaient lorsqu’ils arrivèrent dans la grande cour du château. Le marquis attendait Guillaume. À la vue de Maurannes, ses sourcils s’étaient rapprochés, mais il salua avec une courtoisie grave :

— Je ne sais, dit-il, si un Maurannes consentira à s’asseoir à la table des Saguerannes.

Maurannes hésitait :

— Oh ! je n’invoquerai pas, plus tard, les lois de l’hospitalité ! reprit sombrement le marquis-duc. Ce sera une trêve, si vous le voulez… Une trêve, pourtant, qui ne ressemble à aucune trêve du passé : ma race va disparaitre !

— Je sais, répondit courtoisement Maurannes, que vous avez perdu votre neveu… et je vous plains sincèrement… Toutefois, il est préférable que je n’accepte pas… Cela nous gênerait trop l’un et l’autre !…

— Peut-être avez-vous raison ! remarqua l’autre.

Maurannes prit congé. Le marquis emmena Guillaume dans une salle octogone, peuplée de figures peintes et sculptées de tous les siècles. Quelques bustes et quelques statues remontaient à l’antiquité, l’on apercevait même une figurine en calcaire dur, qui semblait remonter au-delà des âges historiques, peut-être aux temps où l’homme éleva les monuments mégalithiques.

— Ma race est très ancienne, fit le marquis-duc… Si ancienne que nous ne pouvons remonter jusqu’à ses origines. Nous descendons, je crois, de chefs indigènes ni Celtes, ni Ligures. Nos domaines, jadis, valaient un de vos départements. Mes pères y ont encore chassé l’auroch demeuré là comme naguère dans une forêt de Russie… Nous n’avons jamais courbé le front même devant les rois, mais nous n’avons jamais refusé nos glaives contre l’étranger. Et nous eûmes toujours des serviteurs ardemment fidèles, comme ces Javerne que vous avez rencontrés… La Révolution nous a épargnés… Mais une part de nos biens a passé à une étrangère… Ces biens allaient nous revenir naturellement. Pas tout à fait. Un crime accompli à mon insu, a fait des Saguerannes les héritiers de Mme de Terrenoire.

Mais avant que j’aille plus loin, il faut me faire le serment que rien de ce que je vais vous dire ne sera répété à quiconque… pas même et surtout au comte de Morneuse ni à sa fille…

— Il faut toutefois que mon silence ne puisse pas être nuisible à l’une ni à l’autre. Je suis en outre juge de ce que je dirai ou non pour ce qui regarde la partie de votre secret que j’ai devinée… Ainsi, je sais que c’est de Mme de Terrenoire que devaient hériter les Saguerannes… Je sais quel ascendant de Mme de Terrenoire est mort sur l’échafaud révolutionnaire… Je sais que vous avez fait surveiller pendant de longues années les hôtes des Gerfauts et aussi le château de Terrenoire par une femme du village de Tannery nommée Sambreuse.

Saguerannes écoutait avec un mélange d’inquiétude et d’admiration.

— Vous avez bien conduit votre enquête, dit-il enfin.

— C’est surtout mon compagnon qui l’a conduite.

— L’homme basané ?… Cela ne m’étonne pas. Ses yeux sont extraordinaires… Mais qui a découvert le lien secret qui unit Mlle de Morneuse à la duchesse de Terrenoire ? Sans cela, toute recherche demeurait vaine.

— J’ai eu de la chance. Au château de Terrenoire, le portrait du marquis Jacques n’a frappé par une ressemblance avec Mlle de Morneuse. Ce fut le point de départ de mes recherches.

— La conjonction de l’intuition et de l’intelligence ! grommela le marquis… Toute l’aventure des êtres supérieurs… Mais le hasard vous a favorisé…

— Quand j’eus découvert votre parenté avec Mme de Terrenoire et vos droits d’héritier… tandis que Takra me rapportait votre double surveillance aux Gerfauts et au château, l’idée me vint tout naturellement que si vous aviez fait enlever Mlle de Morneuse, c’est qu’elle pouvait avoir des droits… Dès lors, je supposai qu’elle descendait de celui dont elle reproduit si fidèlement les traits et qu’elle était, peut-être, la fille de Mme de T’errenoire…

— Que dites-vous ? interrompit le marquis avec une sorte d’effroi.

— Que cela ne nécessitait pas une induction bien extraordinaire… vu que c’était presque la seule conclusion possible de ce rapt étrange et de cette longue surveillance.

Le marquis s’était laissé tomber dans un fauteuil ; il demeura quelque temps pensif, la tête appuyée sur la main…

— En somme, vous savez presque tout ! maugréa-t-il enfin…

— J’ignore totalement comment s’explique la parenté de Mlle de Morneuse avec la duchesse.

— C’est un double enlèvement ! répondit le marquis avec un sourire sardonique… Mais ni moi ni les miens n’y furent pour rien… Mme de Terrenoire, comme vous l’avez peut-être appris au cours de votre enquête, a mis une fille au monde six mois après je décès de son mari… Elle était à cette époque dans un état de santé tel qu’on ne croyait pas qu’elle dût vivre plus d’une saison… La naissance d’une héritière contrariait violemment l’oncle maternel de la duchesse, homme vicieux, sans scrupules et ruiné de dettes. Il ne recula pas devant un crime… un crime très compliqué pour lequel deux complices… deux complices féminins lui suffirent… Les détails de l’événement me sont pour la plupart inconnus… Mais que vous importe… Il arriva en somme ceci : Mme de Morneuse et Mme de Terrenoire accouchèrent le même jour… toutes deux étaient malades… toutes deux pouvaient mourir à la suite de l’accouchement… Mme de Morneuse seule succomba. Elle mit au monde une petite fille qui était elle-même condamnée et qui survécut peu de jours. Mme de Terrenoire, au contraire, survécut, mais dans un état qui faisait présager une fin très prochaine. Eh bien ! vous l’avez déjà deviné, il y a eu substitution d’enfants… L’enfant de Mme de Morneuse mourut quelques jours plus tard et fut ensevelie sous le nom de Claire de Terrenoire… L’enfant de Mme de Terrenoire grandit sous le nom de Denise de Morneuse. Tel est le drame… Il fut facilité par une certaine ressemblance des deux enfants… par le fait que Mme de Terrenoire fut pendant trois semaines entre la vie et la mort, et que M. de Morneuse, réduit au désespoir par la mort de sa femme, ne prit aucune attention à la nouvelle-née…

Nécessairement, le criminel fut très bien renseigné… il devait savoir entre autres choses que l’enfant des Morneuse ne survivrait pas… Son forfait accompli, il n’avait qu’à attendre le décès de sa nièce. Ce fut le sien qui se produisit… tandis que Mme de Terrenoire vit encore… Tout cela ne vous explique pas pourquoi j’ai fait enlever Mile de Morneuse, continua le marquis après une courte pause… D’autant plus que j’avais été étranger à la substitution, que je ne l’ai connue que plus tard… et qu’alors la filiation officielle de Mlle de Morneuse était parfaitement établie… C’est une des femmes complices qui a fini par faire des aveux à un de mes serviteurs les plus dévoués, dont elle était parente… Cette confession a suivi la mort du comte de Graves, l’oncle de Mlle de Terrenoire… J’ai fait venir la femme, j’ai réussi à lui persuader que des révélations seraient désormais nuisibles à tout le monde… et je me suis assuré son silence par le payement d’une rente… Comme elle était cupide, l’argent contenait le remords… Tout de même, le remords la tourmentait… Elle vint me trouver, il y a quelques semaines et me déclara qu’elle était décidée à faire des révélations… soit à Mme de Terrenoire… soit à Mlle de Morneuse… Pour ce qui regardait Mme de Terrenoire, le péril n’était pas imminent : la duchesse était en Égypte atteinte d’une maladie incurable. D’après les nouvelles qui m’étaient parvenues récemment, elle arrivait au terme de son mal : il était impossible qu’elle vécût plus de trois mois. De Mlle de Morneuse, au contraire, je pouvais tout craindre. Presque à coup sûr, elle désirerait voir sa mère… et la seule apparition de cette jeune fille eût certifié à Mme de Terrenoire la véracité des révélations, Que faire ? J’hésitai pendant plusieurs jours. Si je me décidai, c’est en grande partie, parce que je me persuadai que rien d’heureux ne pouvait surgir d’une si tardive découverte, ni pour la duchesse ni pour Mlle de Morneuse. Quant au comte, il en souffrirait amèrement… En revanche, la perte d’une fortune immense privait ma famille et ma race d’une puissance incalculable… Je me déterminai donc à faire enlever Mlle de Morneuse…

— Pourquoi pas la femme ? demanda Guillaume.

— Parce qu’elle devait avoir pris ses précautions, comme du reste elle me le laissa entendre…

— Mais, constatant la disparition de Mlle de Morneuse, ne pouvait-elle écrire à la duchesse ?

— Aux gens de cette sorte, les écrits apparaissent particulièrement redoutables… Bref, je donnai mes ordres… vous savez quelles en furent les suites. Je tiens à vous assurer encore qu’aucun danger réel n’a menacé la captive… Ce qui a été écrit au comte et dit à elle n’avait qu’un but d’intimidation.

Le marquis se tut et contempla longuement le vieux parc dont les chênes, les hêtres et les tilleuls vacillaient à la brise.

— Cette jeune fille a vaincu ! murmura-t-il à mi-voix. C’est une créature solaire ! Je lui donnerai, dès que ce sera possible, les biens de Mme de Terrenoire… nos biens…

Il se remit à contempler les grands arbres dont les chevelures semblaient tremper dans un cumulus argentin. Son visage exprimait une lassitude infinie. :

— Peut-être ne me haïriez-vous pas, murmura-t-il ; si vous saviez ce que peut devenir, dans un homme, le rêve qui a, pendant deux mille ans, obsédé ses ancêtres…

Guillaume ne le haïssait point. Et même, son âme aventureuse, qui l’avait entrainé à travers le monde sauvage, éprouvait une sorte d’admiration pour cet homme lié aux existences ancestrales.