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Au moulin de la mort/6

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Imprimeur Auguste Jaunin (p. 82-101).

V


La semaine n’était pas entièrement écoulée que Maurice Delaroche redescendait déjà les Echelles. Son voyage, comme celui de leur domestique Pierre, avait été infructueux.

Bien que les renseignements que lui avait fournis sa mère, chaque fois que leur entretien roulait sur les choses du passé, eussent été très exacts et assez complets, il avait eu quelque peine à trouver l’endroit où jadis s’était élevée la demeure de son père. C’était en pleine Franche-Comté, à trois kilomètres de Vercel, dans un vallon étroit qu’une vigoureuse forêt protégeait contre les vents du nord.

Il n’apprit rien de nouveau. Le comte de Laroche était parti pour une destination inconnue. On ne savait ce que cette famille était devenue.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, l’habitation, de même que la ferme, avait été incendiée. Les paysans des alentours avaient acheté les terres, débris d’une fortune autrefois considérable. Un pan de muraille, l’allée de platanes séculaires attestaient encore l’emplacement de la construction détruite. Et c’était tout. C’était tout ce qui restait de sa famille, témoins muets de douleurs et de joies éprouvées, d’illusions et d’espoirs déçus. Là où il avait vu le jour, sous le toit qui n’était plus, dans ce vallon à l’horizon boisé, sa mère avait été heureuse, mais si peu de temps que le souvenir, pour la pauvre femme, avait dû s’effacer rapidement. À la pensée qu’il aurait pu vivre aussi dans ce coin de terre, s’y livrant à la chasse ou aux autres plaisirs de sa vaillante jeunesse, avec ses parents tout fiers de leur enfant, Maurice avait senti des pleurs lui monter aux yeux et des sanglots lui étreindre la gorge. Qu’avait-il donc fait pour être maltraité de cette sorte par Celui qui dirige les mondes et la destinée des hommes ? Et n’aurait-il jamais, en son existence de fils de proscrit, l’une de ces heures de félicité suprême qui font oublier tous les chagrins vécus ? Une poussée de désirs agita ses lèvres, jeune fille à la tête auréolée de cheveux d’or, cueillant des fleurs au pied d’une immense paroi de rochers. Ah ! la délicieuse apparition ! Et comme elle personnifiait bien le rêve qu’en ses loisirs d’adolescent il avait ébauché de la femme qu’il aimerait un jour ! C’était, pour lui, le rayon de soleil après l’orage, le printemps s’installant à la place de l’hiver. Avec elle et pour elle, il braverait tout, supporterait tout, triompherait de tout. Yvonnette ! Yvonnette ! Ce nom, aux syllabes qui sonnent la jeunesse, revenait à présent dans ses monologues, il y trouvait comme un parfum d’amour en le répétant tout bas, seul devant les décombres de l’ancienne maison de ses pères. Que n’était-il encore debout, le vieux château ! C’eût été alors un grand et légitime orgueil pour Maurice d’y amener cette jeune fille rencontrée par hasard et à laquelle il allait désormais vouer les plus pures pensées de sa vie.

Il ne voulut même pas dire qui il était. Les esprits avaient bien changé. Le paysan, non pas enrichi, mais affranchi par la Révolution, n’entendait pas sacrifier de nouveau le fruit de sa longue attente, de ses sueurs de plusieurs siècles. Il était le maître de son champ.

Pour le lui arracher, il faudrait passer par dessus son corps. La loi était là, maintenant, défendant les droits du petit et obligeant les grands, ceux qui rentraient au pays, à reconnaître l’existence d’une société nouvelle. L’arrivée du jeune homme, d’un comte de Laroche, eût inspiré des craintes à ce monde de la glèbe, et, au fond de lui-même, Maurice s’avouait qu’il n’eût pas agi autrement. Il était la victime innocente d’une fatalité implacable. Son bon sens naturel lui conseilla de se soumettre au sort qui lui était fait, d’autant plus que le nom des de Laroche n’éveillait pas uniquement des regrets parmi les habitants de la contrée.

Maurice se rendit ensuite à Vercel, où sa mère lui avait dit que le notaire de leur famille exerçait sa profession. Me Ferrand était mort, laissant son étude à son fils. Malheureusement, ce dernier s’était lancé dans la politique, avait gaspillé l’héritage paternel et s’en était allé à Paris. Il n’avait jamais donné de ses nouvelles.

Quelque peu découragé par l’insuccès de sa démarche, Maurice avait enfin repris le chemin de la Suisse, à travers le plateau franc-comtois, et il se retrouvait sur le Doubs, environ six jours après son départ. Sa détermination était prise : il acceptait l’offre de M. Viennot et allait aussitôt se mettre à la tête des contrebandiers. De cette façon, il aurait souvent l’occasion de voir Yvonnette, de lui parler et de lui faire sans doute partager le sentiment encore vague qu’il éprouvait déjà pour elle. Il ne cessait de penser à l’aimable enfant, et plus il y pensait, plus aussi la première émotion s’accentuait.

Toute sa tâche, d’ailleurs, n’était pas finie. Il y avait toujours la disparition de son père qui restait comme un point d’interrogation posé devant ses regards. Qui sait ? Peut-être que, dans ses courses à travers le pays, il finirait par découvrir une trace quelconque, un fil d’Ariane qui le mettrait en présence des meurtriers du comte. Car le doute n’était plus possible : son père était mort, il avait été assassiné. Ah ! s’il pouvait les tenir une fois sous ses yeux, les auteurs de ce crime abominable, comme Maurice aurait plaisir à venger sur eux toute la lamentable misère de sa famille !

C’est animé de ces dispositions qu’il reparut sur le bord du Doubs, après avoir descendu les Echelles. La première, Yvonnette entendit les appels de Maurice. Elle courut avertir sa mère, qui vint, avec la barque, chercher le jeune homme.

On ne fut pas étonné de le revoir. Il était même attendu.

Dès qu’ils eurent franchi le seuil de l’auberge, la vieille Catherine dit à sa fille :

— Yvonnette, laisse-nous. Yvonnette s’éloigna. Toutefois, avant de quitter la chambre, elle jeta un long regard à Maurice. Il y avait beaucoup de choses dans ce regard, du moins elle avait eu la naïve intention d’y mettre tout ce que son petit cœur chantait depuis leur rencontre. La figure de celui qu’elle ne devait plus oublier s’était gravée très nettement dans son esprit, comme par une épreuve photographique les traits et les contours d’un visage s’impriment sur l’objectif. Même, de temps à autre, quand elle évoquait ce souvenir, elle s’imaginait, en sa belle simplicité, que Maurice était le représentant d’un monde inconnu où il avait mission de la conduire.

Elle avait bientôt dix-neuf ans. On eût dit que la nature s’était plu à la parer des grâces les plus délicates. Bien que soumise parfois à de grossiers travaux, son corps avait gardé une grande souplesse et sa taille était fine et élancée. D’un corsage d’indienne flottant encore sur la poitrine, sortait un col d’un galbe exquis, ambré par le soleil. La tête surtout attirait et captivait le regard. Elle rappelait l’une de ces figures de vitraux peintes par un vieux maître allemand. Toutes les lignes, tous les traits, toutes les teintes se fondaient dans une harmonie parfaite. Et les yeux avaient une expression à la fois si chaste et si hardie que l’on se demandait sans le vouloir à quelle impulsion elle obéirait, si elle devait prendre une résolution, à l’innocence ou au vice. Mais il suffisait de causer un instant avec Yvonnette pour deviner que son âme était aussi blanche que le lis qui vient de s’épanouir, frissonnant sous la brise matinale.

Les cheveux, d’un blond doré, un blond de blés mûrs, étaient abondants et tombaient en une longue tresse sur les épaules un peu maigres. Elle avait les mains et les pieds très petits et la démarche légèrement nonchalante, comme une personne qui a déjà travaillé. Allant et venant dans un milieu plus favorable, après six mois de repos et de meilleure nourriture, Yvonnette eût émerveillé tout le monde…

Maurice, en voyant sortir la jeune fille, avait cru saisir ce qu’elle s’était efforcée de lui dire dans son regard.

— J’ai confiance en vous, lui disait-elle, bien que je vous connaisse à peine. Si vous désirez que je vous suive, parlez, je suis prête.

Et, mentalement, pendant qu’elle s’éloignait, le futur chef de contrebandiers se promettait de veiller sur elle et de lui consacrer sa vie — si elle ne le repoussait pas.

Une autre pensée, comme un éclair, traversa son esprit et y laissa une ombre de tristesse : Pourquoi Yvonnette n’aimait-elle pas ses parents et en vertu de quelle disposition secrète en avait-elle osé faire l’aveu ? Etait-ce sécheresse de cœur ? Non, cela ne se pouvait pas. Ne lui avait-elle pas dit aussi, en sa candeur naïve, qu’elle aimerait à aimer ? Mais, alors ? Maurice ne trouvait pas la clef de l’énigme.


Cependant, la femme de Jean Gaudat, une fois sa fille hors de la chambre, avait commencé à parler :

— Vous y tenez donc, à votre projet de contrebande, faisait-elle, tout en ayant l’air de ne pas penser à ce qu’elle disait. C’est un chien de métier, tout de même ! Si vous n’y êtes pas habitué, vous le verrez bientôt. Mais il faut vivre, n’est-ce pas ?

Mes hommes sont d’accord, allez. Ils ne demandent qu’à gagner quelque petite chose. Je regrette qu’ils soient partis ce matin. Vous auriez pu causer ensemble de l’entreprise. Ah ! je vous assure bien que les sous ne roulent pas sur les pierres, au fond de cette vallée. Aussi quel guignon que le nôtre ! Nous voilà vieux, et rien de rien, pas ça ! Il y en a dans le monde qui ont de la chance ; nous ne sommes pas de ceux-là. Mais, voilà ! Maintetenant, la chance pourrait bien nous venir, puisque vous le dites.

Et elle continua, sur un ton geignant et avec à peu près les mêmes mots, à se plaindre toujours, accusant son mari, la destinée ou le hasard de ce qu’ils étaient pauvres, à l’entrée de la vieillesse. Et pourtant que de peines elle avait eues, au cours des nombreuses années qu’elle venait de passer dans ce coin perdu où l’on ne voyait d’étrangers qu’aux « tremblements de terre ».

Maurice paraissait l’écouter, songeant parfois à Yvonnette, mais étudiant, observant de préférence le visage de l’étrange femme. Ce front bas, coupé de rides profondes, ces yeux veinés de rouge et enfoncés sous des arcades sourcilières très proéminentes qu’accentuait encore la profondeur de l’orbite, la chevelure grisonnante, rare et sale, la bouche presque édentée, les joues tachetées de plaques vineuses, toute cette figure enfin faisait une impression désagréable et trahissait les longues ivresses tranquilles. Et son verbe sonnait haut, en un enrouement qui cassait les oreilles, l’abus des eaux-de-vie ayant déjà à moitié rongé les cordes vocales. Des vêtements négligés couvraient un corps aux chairs molles, retombantes. Murillo n’eût pas dédaigné d’essayer son pinceau à reproduire cette physionomie. Et, à voir ses regards errant de ci de là, lesquels ne s’arrêtaient longtemps sur aucun objet, on croyait avoir devant soi un être de légende, n’ayant de l’humanité qu’une enveloppe charnelle.

À son premier passage, Maurice n’avait pas remarqué tous ces détails. Cette fois, il ressentait comme une aversion pour la personne qu’Yvonnette appelait sa mère. Etait-ce possible, cette filiation ? Comment avait-elle pu donner le jour à une si charmante enfant ? Il eut, dès cette heure, comme un doute vague de cette maternité cependant avouée. Car la vieille Catherine, ainsi que la roue du moulin, tournait et retournait encore sa langue…

— Et voilà deux enfants qui sont grands, qui n’ont rien et ne savent pas travailler. Ça m’empêchera de faire de vieux os. Avez-vous vu cette longue fille que j’ai renvoyée lorsque vous êtes entré ? Elle n’est bien qu’à fainéanter, tout le jour durant, et ne pense qu’à se promener en ramassant des fleurs. Celle-là, elle est embarrassée de ses mains. Elle nous a coûté, cependant, pour l’ëlever jusqu’à cet âge ! Ah ! non, se soucier du ménage, cette idée ne lui pousse pas dans la tête. Il faut encore que j’aie l’œil à tout. En notre jeunesse, nous ne nous chauffions pas de cette façon.

Quant à l’autre, au garçon, il est robuste et il ira déjà bien son chemin. Un fameux luron, cela on ne peut pas le nier. Et il n’a pas froid aux yeux. Sans lui, nous en serions souvent réduits à manger du pain maigre. Mais, tout ça, la pêche et la chasse, donne peu d’argent. On y meurt presque de faim, en hiver surtout, par les grandes neiges. Et dire que nous avions-espéré, un jour, nous enrichir rapidement. Aïe ! qu’est-ce que je vous conte là ! Une belle affaire, notre misère. Si, au moins, pendant ces troubles de la Révolution, nous avions été dans une ville ou même dans un village. Nous aurions eu aussi notre part du gâteau. Ces aristocrates, ils ne valaient pas grand’chose. Mon homme a dû marcher sur un orvet, ou rencontrer un moine, le jour où il a décidé de s’établir ici, dans cette vallée de malheur. Nous n’y avons trouvé qu’une longue suite d’années de misère. Et on n’en voit même pas la fin, avec tout ça…

— Consolez-vous, la femme ! Vous n’êtes pas la seule à murmurer contre le sort. Il y en a sans doute des cent et des mille qui vous ressemblent. Du moins, vous, vous n’avez pas eu faim. Et vous n’êtes pas déjà si mal ici, loin du monde, tranquilles, n’ayant rien à redouter. Et vos enfants non plus ne vous causent pas de chagrin.

— Qu’en savez-vous ? Cette Yvonnette me tournera les sangs. Enfin, je bavarde. Mon mari me l’a déjà dit cent fois. Descendrez-vous bientôt, avec vos contrebandiers ?

— Oui, dans une ou deux semaines. Tenez, voilà pour ma consommation. Au revoir !

Et Maurice, s’étant aussitôt levé, sortit de la maison. Sur le pas de la porte, Catherine, qui l’avait accompagné, lui dit :

— Au revoir, Monsieur ! Ah ! ah ! c’est rude, la montée.

Hé ! Yvonnette ! Yvonnette ! Où donc s’est-elle de nouveau ensauvée, cette chèvre ?

— Vous m’en demandez trop, répliqua Maurice. Mais, n’ayez pas peur, elle ne se perdra pas. Adieu…


Le jeune homme, un instant après, gravissait le sentier qui serpente en zigzags sur le flanc de la côte suisse. Il entendit encore l’appel : Yvonnette ! Yvonnette ! et, à ce nom, il regretta de n’avoir pu saluer celle qui le portait. Mais elle ne s’était pas montrée et, bon gré mal gré, il avait continué sa route.

Arrivé au dernier lacet du chemin, dans une dépression de terrain où s’épanouissait toute une flore des bois, il aperçut Yvonnette, assise gracieusement sur une pierre, les jambes pendantes et un clair sourire sur les lèvres et dans les yeux.

Elle le regarda monter, sans mot dire. Ce ne fut qu’au moment où il s’arrêta devant elle, que la jeune fille lui adressa la parole :

— Cela vous étonne de me retrouver en cet endroit, n’est-ce pas ? Je savais que vous passeriez par ici, c’est pourquoi je suis venue vous attendre. Ma mère ne veut pas que je vous parle ; mais, ç’a été plus fort que moi. Aussi me voilà !

— Elle vous grondera.

— Comme si cela pouvait m’inquiéter ! Une fois de plus, une fois de moins ! Peu m’importe ! J’y suis habituée, à ses fâcheries.

— Alors, vous ne vous plaisez pas beaucoup à la maison ?

— Dites que je ne m’y plais pas du tout, ce sera plus vrai. Il me semble parfois que ce ne sont pas mes parents, que je suis comme une étrangère au milieu d’eux. Certainement je devrais les aimer davantage. Mais j’ai beau essayer, me raisonner, cela ne sert à rien. Du reste, ils n’ont pas non plus pour moi une très grande affection. Ils me tiennent toujours à l’écart, d’un air qui me fait comprendre que je ne suis pas des leurs ; et si, par hasard, je les interroge, ils me rabrouent en disant que je dois me mêler de mes affaires.

— Votre père et votre frère, n’ont-ils aucune occupation ?

— Si. Ils vont à la chasse et à la pêche.

Quelquefois, ils s’absentent un ou deux jours et ne rentrent jamais que la nuit, de sorte que j’ignore où ils ont été et ce qu’ils rapportent au logis. Seulement, les jours suivants ils ne font rien, boivent et mangent, et moi je soigne le ménage, car la mère reste avec eux.

— Yvonnette, à ce que vous m’apprenez, je vois que votre existence n’est pas très agréable. Et je comprends qu’à votre âge un tel genre de vie ne doit guère vous sourire. Mais, prenez courage. Un jour, je l’espère, vous serez heureuse de m’avoir rencontré. Et puisque vous me témoignez quelque confiance, je veux vous faire une proposition : Soyons amis. Quand nous aurons l’occasion de nous retrouver ainsi, seul à seule, nous parlerons de vous, de moi et des choses qui réjouiront ou attristeront notre cœur. Etes-vous d’accord ?

— Oh ! oui, et avec reconnaissance ! Il y a longtemps que je souhaitais de n’être plus si abandonnée ! Mon frère n’est pas comme vous. Des fois, il me fait peur, lorsqu’il fixe ses yeux sur moi et qu’il croit que je ne le remarque pas.

Mais, il faut que je rentre. Je suis contente, maintenant. J’ai un grand ami, je penserai à vous, tout le jour. Le travail me paraîtra plus facile, le temps moins long, et si la mère me dit de dures paroles, je murmurerai tout bas, pour moi seule : Quand mon grand ami reviendra, je lui raconterai ma peine. Et je serai tout de suite soulagée.

Elle se tut et, cependant, elle n’avait pas achevé, car une rougeur empourpra subitement son visage.

— Voyons, qu’avez-vous ?

— Je n’ose… oui !… Comment vous appelez-vous ?

— Tiens, c’est vrai, j’avais oublié. Je m’appelle Maurice.

— Maurice ! Un beau nom ! À présent, adieu ! Non, plutôt au revoir ! Quand je penserai à mon ami, je penserai à Maurice. Serez-vous longtemps avant de revenir ?

— Une ou deux semaines, au plus. Ce me sera une grande joie de vous revoir aussi. Voilà ma main.

Elle lui tendit une main si petite, si mignonne, quoiqu’un peu rouge, qu’il eut peur de la serrer trop fortement dans la sienne. À ce contact, un léger frisson le secoua. L’abandon naïf d’Yvonnette le troublait étrangement.

— Adieu ! fit-elle encore, et, se laissant glisser vivement de son siège sur le sentier, elle lui sourit de nouveau, montrant, dans ce sourire, entre ses lèvres roses, deux rangées de dents fines et blanches ; puis, elle sautilla comme un oiseau sur le sable du chemin. Maurice la suivit des yeux pendant quelques secondes, ne voyant plus qu’une chevelure dorée et le balancement d’une taille jeune et souple.

— Singulière fille ! dit-il, en s’asseyant un instant à la place même que « son amie » venait de quitter. Bien singulière fille ! De quelle chair est-elle donc faite ? Oui, certes, elle a raison en affirmant qu’elle est bonne. On lit cette bonté, la plus exquise qualité d’une âme loyale, dans la profondeur de ses regards d’enfant. Et comme sa naïveté vous séduit, vous entraîne ! Je commence à croire, en réfléchissant à ce qu’elle m’a confié, que see parents ne doivent pas avoir la conscience absolument tranquille. Comment pourrait-elle être de cette famille ? Impossible, allons donc ! Il n’y a dans son visage, d’une si noble pureté, aucun trait qui rappelle ceux de sa mère. L’affreuse vieille ! Et quelle langue ! C’est une roue de moulin, vraiment, et qui tourne plus vite que celle d’à côté. Pauvre Yvonnette ! Quelle jeunesse a dû être la tienne, au milieu de ces gens qui n’ont pas d’amitié pour toi et pour lesquels tu n’éprouves aucune sympathie ! Mais, je divague aussi, moi ! Ne voilà-t-il pas que, sans autre preuve que mon désir, j’enlève une fille à sa mère, je déclare qu’Yvonnette n’est pas l’enfant de Catherine Gaudat ? Voyons, pas d’emballement. Toutefois, je jure de ne pas l’abandonner. Je serai pour elle, comme elle le dit, son grand ami, l’ami de son cœur, l’ami de toute sa vie. Veiller sur elle fera ma joie ; la défendre, si jamais elle était menacée, serait mon honneur, ma gloire ! Puisse Dieu nous venir en aide et nous protéger tous les deux !

Ces derniers mots balbutiés comme une prière, Maurice se remit en marche, sans pouvoir toutefois détacher son esprit de l’impression qu’Yvonnette avait produite sur lui. Et, tout en montant la pente de la haute colline, absorbé qu’il était par ces pensées d’un ordre tout nouveau, il ne songeait pas à admirer le beau spectacle qui se déroulait en cette soirée de fin juillet.

Le jour allait sur son déclin. Quelques nuages, du côté suisse, prenaient des teintes pourprées sous les derniers rayons du soleil qui fuyait à l’horizon, vers le pays de France. Les rochers qui se dressent sur les bords du Doubs, recevaient un reflet de cet embrasement céleste. Ils n’avaient plus ce ton gris de pierre, mais se nuançaient de couleurs plus douces, plus chaudes, lesquelles s’harmonisaient avec le tapis de verdure qui les enveloppait. Et on entendait toujours, au fond de la vallée, le roulement des eaux sur les gros cailloux de la rivière, roulement que les échos se renvoyaient à l’infini, de vallon en vallon, de paroi en paroi. Au sommet des côtes, dans la région des pâturages, ce n’était plus qu’un grondement plus ou moins perceptible que dominait, avec une netteté de métal, le tintement des clochettes. Splendide tableau qu’on ne se lasse pas de contempler, qui prend de nouvelles dimensions à mesure que l’on s’élève, embrassant peu à peu un espace immense ; cirque formidable, que l’on dirait creusé par une main de géant inconnu, par une troupe de Cyclopes qui auraient disparu, une fois l’œuvre achevée.

Maurice, très sensible aux beautés de la nature, avait fini par regarder aussi la profonde vallée et les sites qui en peuplent les bords. Ces parages, désormais, étaient vivants, avaient un réel attrait pour lui. Le désert s’animait : une jeune fille, belle et chaste, ayant la grâce et le charme d’une fée des vieux contes, lui avait dit, en toute sincérité, qu’elle était heureuse de l’appeler son grand ami. Maurice n’était plus seul, son existence avait un but, il savait où il voulait aller, et, sans autre souci, il se laissait bercer par l’illusion de son cœur qui ne’cessait de lui répéter le même nom : Yvonnette ! Yvonnette !…

Et il reprit son chemin, en obliquant à droite, à travers les bois et les pâturages, tandis que le soleil, avant de disparaître derrière les montagnes de France, illuminait encore, comme en une dernière caresse, les choses de la création.