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Au moulin de la mort/7

La bibliothèque libre.
Imprimeur Auguste Jaunin (p. 101-125).

VI


Une nuit très noire, d’un noir d’encre, l’une de ces nuits que l’on aime à passer chez soi avec un bon livre ou une famille aimée, s’étend sur toute la contrée où nous avons conduit le lecteur assez indulgent pour suivre notre récit. Les forêts bruissent sous les rafales du vent ; les arbres crient et choquent leurs cimes les unes contre les autres. De temps en temps, perçant les bruits réunis, le glapissement du renard fait tressaillir les rares humains qui peuvent se trouver hors de leurs logis. Aux temps déjà loin de nous, quand l’imagination populaire croyait encore à l’existence des sorciers et des sorcières, on disait que, par des nuits semblables, les troupes diaboliques traversaient les airs, se rendant, sur leurs manches à balai, dans les clairières des hautes futaies pour s’y livrer à leurs mystérieuses incantations. Mais, depuis, l’esprit du siècle a détruit les vieilles légendes et l’on sait maintenant qu’il n’y a plus, le long des chemins sombres, que l’un ou l’autre voyageur en retard, quelque amoureux que rien n’effraie, les gens de mauvais aloi et des contrebandiers.

Justement, à l’auberge de Jean Gaudat, Catherine est de nouveau seule. Elle aurait bien dit à Yvonnette de lui tenir compagnie ; mais, si les hommes allaient rentrer, la jeune fille ne devait pas les voir. C’est pourquoi elle l’avait envoyée se coucher, dans une petite chambre placée sous le toit et dont l’unique fenêtre donnait sur la rivière.

Et, à la pensée qu’Yvonnette dormait, l’âme ignorante des misères humaines, un douloureux sentiment fit battre plus vite le cœur de la vieille femme. Elle se reporta en esprit à sa jeunesse, à l’époque de sa vingtième année : jamais elle n’avait été heureuse. Seule enfant d’une mère légère, elle s’était trouvée unie à Jean Gaudat pour ainsi dire sans le savoir, en tout cas sans ressentir pour lui le moindre amour. Aussi, et déjà les premiers mois de sa nouvelle existence, elle comprit qu’elle avait un maître et que, pour vivre en paix, il fallait lui obéir. Un brutal, son mari, doublé d’un sournois, un homme qui, pour quelques gros sous, était prêt à tout. En avait-elle vu, avec lui ! À la longue et de par la nécessité des circonstances, elle s’était soumise et sa nature, rebelle à toute énergie, à tout effort de volonté, s’était pliée insensiblement aux caprices de son seigneur qui, parfois, lui faisait peur.

Ah ! oui, peur.

C’est aussi pour chasser l’effrayante vision qui revenait sans trêve l’assaillir qu’elle s’était adonnée à l’avilissante passion de l’eau-de-vie. Souvent elle croyait l’avoir terrassée, la vision maudite de cette nuit de juin, quand un jeune et bel homme, dans la force de l’àge, était entré chez eux pour n’en plus sortir. Mais, vain espoir ! À partir de ce jour, c’en avait été fini pour elle. Prenant son sort avec cette passivité qui était le fond de son tempérament, elle avait renoncé à tout. Le ressort moral était brisé. Elle avait alors roulé le long du chemin de la vie, peinant et s’usant, et n’ayant plus qu’un besoin dans son être, s’étourdir, oublier. Les affaires de son mari ne l’intéressaient point. Non, pas même son fils, et pas davantage Yvonnette ne pouvaient la ramener à des idées plus saines. Elle bavardait, comme elle l’avait dit à Maurice, mais c’était aussi pour éloigner les revenants qui la hantaient, pour étouffer le cri de sa conscience qui lui reprochait le forfait accompli. Existence misérable que se prépare l’homme en glissant volontairement sur la pente du mal.

Et le vent hurlait toujours entre les deux parois de rochers, mêlant sa voix à la voix du Doubs, celle-ci invariablement puissante au fond de la vallée.


Tout à coup, la vieille Catherine entend s’ouvrir la porte de la cuisine. Elle se lève avec peine, s’avance en trébuchant et finit par reconnaître ses hommes, comme elle désigne le père et le fils.

— Quel chien de temps ! s’écria Jean Gaudat, en entrant dans la chambre, un sac sur les épaules. Eh bien ! toi, le fils, tu ne veux pas rester là. Ferme donc cette porte et débarrasse-toi de ton fardeau.

La femme, sans manifester aucun étonnement, avait repris sa place, au bout de la table. Une lampe à huile éclairait l’intérieur de la pièce.

— Ah ! ça, fit le maître du logis, tu n’as rien à nous servir, tu ne nous souhaites même pas la bienvenue. Et pourtant nous avons travaillé. Tiens, voilà le produit de notre journée.

Et, en disant cela, il retirait du fond du sac des vêtements d’abord, ensuite toutes sortes de victuailles, du pain et du lard, même deux poules et un coq. On eût dit un homme d’église, étalant le résultat de sa collecte. Le fils en faisait autant.

Puis, l’aubergiste ajouta :

— Est-ce que les contrebandiers sont venus ?

— Non ! Personne n’a été ici. Devaient-ils descendre aujourd’hui ?

— Oui, je les attends un peu. Une pareille nuit est excellente. Ils ne nous ont pas encore enrichis, malgré les promesses de leur chef. Sais-tu, vieille, que plus je regarde ce M. Maurice, plus il me rappelle quelqu’un. Tu n’as pas deviné ? La première fois que je l’ai vu, je croyais revoir l’autre.

— Ah ! c’est qu’il nous a assez regardés, l’autre ! Je n’oublierai jamais plus son visage. Quel réveil, bon Dieu ! J’en frissonne encore, rien que d’y songer. Tu as été mal inspiré, en cette heure-là.

— Tais-toi, pie-grièche, et ne jacasse point. Il ne faudrait pas t’aviser d’en souffler un mot plus loin. Tu aurais alors affaire à moi. Voici plus de vingt ans que je te répète la même chanson, tu devrais bien finir par en connaître l’air, pourtant. Qu’est-ce qu’il avait besoin, d’ailleurs, de me montrer sa ceinture pleine d’or ? Je suis devenu comme aveugle et je n’ai pu résister à la fièvre qui me poussait. Il a disparu sans laisser de trace, et le Doubs ne rend pas tous les cadavres.

La femme gardait le silence, retombée à son apathie de tous les jours. L’homme la rabroua de sa plus rude voix.

— Allons, lui dit-il, va nous chercher à boire. Le fils et moi nous avons soif. N’est-ce pas, garçon ?

— Oui ! répondit le jeune Gaudat, d’un ton indifférent.

— À quoi penses-tu ?

— À rien !

— Ce n’est pas vrai. Tu médites un mauvais coup. Ou bien ?

— Et si cela était ?

— Dans ce cas, ton devoir est de parler, et, si ton, projet vaut quelque chose, de me mettre dans ton jeu.

— Cela ne te regarde pas.

— Il faudrait voir, d’abord. Et je n’entends pas, sache-le bien une fois pour toutes, que tu te moques de mon autorité. Je suis toujours le maître, ici, au fond de cette vallée, où je règne depuis trente ans. J’espère même le rester longtemps encore. Ce n’est donc pas toi qui me remplaces. Autrement, si cela ne te convient pas, la chose est bien simple : La porte est là, on se quitte et tout est dit.

À ce mot de quitter, Ali Gaudat avait tressailli. Non, il ne voulait pas partir. Pour rien au monde il n’eût consenti à se séparer d’Yvonnette. Aussi, dès que le père parlait haut, le fils ne répondait plus. Il se soumettait.

— Ha ! ha ! il paraît que tu n’aimes pas à t’en aller ! Tu ne dis rien. Je le comprends. Les temps sont durs, il n’y a pas à manger pour tous, et le travail et toi, vous êtes brouillés. Tandis que, du moins s’il est permis d’en juger sans autre preuve, la vie que nous menons ici est fort de ton goût.

Voyons, qu’avais-tu tout à l’heure ?

— J’avais… que ce chef de contrebandiers commence à m’ennuyer furieusement.

— Qui ? M. Maurice ? fit Jean Gaudat, au comble de la surprise.

— Oui, lui-même.

— Ah ! ça, mon garçon, il faudrait bien t’expliquer. Elle ne me revient pas trop non plus, cette figure-là. Mais, bast ! on ne peut pas se débarrasser de tous les gens qui vous déplaisent.

Que t’a-t-il fait ?

— Rien ! Je préférerais qu’il ne vînt pas.

— Je ne vois guère le moyen de l’en empêcher.

— Non, c’est vrai. Toutefois, il est possible que j’en trouve un qui l’éloigne pour toujours.

— Attention, mon gars ! Pas d’imprudence ! Si les contrebandiers ne nous ont pas encore enrichis, comme je le disais il y a un moment, je dois cependant avouer qu’ils nous paient largement et sans murmurer. Grâce à eux, nous avons déjà gagné quelque chose cet automne. Si cela continue, nous pourrons passer l’hiver qui vient sans trop de soucis. Tu sais, il n’est pas impossible de deviner pourquoi tu ne le vois pas avec plaisir. Il en tient pour Yvonnette, du moins tu te l’imagines. Eh ! eh ! elle n’est pas du tout mal, la fillette ! Mais, ce que j’apprends là !

La vieille Catherine, après avoir déposé une bouteille d’eau-de-vie sur la table, avait rempli trois verres jusqu’au bord. Chaque fois que son mari revenait d’une tournée, elle cherchait à profiter de ses bonnes dispositions. Et, alors, reprise par sa passion, elle restait là, à écouter ses hommes, ayant l’air de penser à des choses anciennes, invariablement les mêmes, qui semblaient hypnotiser les débris de ses facultés mentales. Seulement, lorsqu’un mot frappait son esprit, elle relevait la tête et se mêlait à la conversation.

— Oui, elle est jolie, Yvonnette, fit Catherine en répétant les paroles de son mari. Bien jolie ! Sans nous, elle serait peut-être aussi heureuse que belle. Dieu nous punira. Je le sens, cela est certain. Que de crimes !

— Vieille radoteuse, veux-tu te taire ? cria l’aubergiste. Je te l’ai déjà dit cent fois, prends garde, prends garde à ta langue ! C’est évident que, si tu continues, nous ne manquerons pas d’être poursuivis. Avec ça que la justice aurait des égards pour nous. Heureusement, nous sommes sûrs dans ce coin, personne ne viendra nous y chercher. Quant à toi, fils, chasse cette idée de ta tête : Yvonnette ne vaut rien pour un gars de ta trempe. D’ailleurs, nous avons tout le temps d’y songer. Pour l’instant…

Tiens, voilà que l’on frappe à la porte. Je m’en vais voir qui arrive.

Quelques secondes après, Jean Gaudat ouvrait l’huis.

— Eh ! bonsoir ! Encore debout !

— Ah ! c’est vous, monsieur Maurice ?

— Oui ! les autres seront ici dans un moment. Vite du vin et du bon, nous avons une fameuse étape à faire cette nuit.

— Combien êtes-vous ?

— J’ai dix hommes.

— Entrez donc ! Ce maudit vent menace de renverser la maison. Il doit souffler rudement sur le plateau.

— Oui, ça fait rage.

Et le Doubs, comment est-il ?

— Difficile.

— Bast ! avec un batelier comme vous, on passe toujours.

— Vous me flattez, monsieur Maurice, j’es¬ père quand même que nous traverserons sans trop de peine.


Comme le Doubs, au-dessus et au-dessous du moulin, n’est jamais d’une allure calme, le passage de la rivière devient périlleux à l’époque des grandes eaux, soit en automne, après des pluies abondantes, soit au printemps, à la fonte des neiges. Les contrebandiers avaient dû tenir compte de ces difficultés. Lorsque Maurice prévoyait que la barque aurait à lutter contre un fort courant, il fixait l’extrémité d’une corde à un anneau de fer qu’il avait fait sceller dans la paroi du rocher, sur la rive suisse ; puis, à mesure que l’embarcation s’éloignait, la corde se déroulait insensiblement. Une fois le bord français atteint, on attachait l’autre extrémité de la corde à un arbre et l’on avait ainsi une sorte de bac, le long duquel le bateau glissait en toute sûreté. Cela n’allait pas sans de grands efforts. Néanmoins, de cette façon la traversée était rendue beaucoup plus facile. Il n’y avait plus que le premier voyage qui offrît quelque danger ; même en prenant certaines précautions, toute crainte de péril disparaissait, puisque l’on avait la corde comme moyen de sauvetage.


Cependant, les contrebandiers étaient tous arrivés. On avait plaisir à les voir. C’étaient de solides gaillards, aux poignets nerveux, aux jarrets d’acier. Leurs physionomies avaient quelque chose de sauvagement beau. Les barbes hirsutes, des mains qui se nouaient sur de gros bâtons, à la pointe ferrée, arme et soutien tout à la fois. Deux ou trois étaient des Franches-Montagnes, les autres venaient de l’Alsace et de l’Emmenthal. Aussi leur entretien avait-il un accent très pittoresque : c’était un pêle-mêle de français et d’allemand. Maurice avait une grande influence sur eux. Il les traitait en amis plutôt qu’en soldats, et comme, tout en sachant rester juste, il remplissait son rôle de chef avec une rare prudence et une extrême audace, on l’aimait, le respectait et le craignait. C’était une troupe bien disciplinée, qui marchait aux ordres d’un lieutenant de Maurice, quand celui-ci était en avant, faisant le service d’éclaireur. Ce lieutenant s’appelait Emile Brossard et était lié d’amitié avec notre héros depuis plusieurs années.

On était au mois de novembre. La contrebande battait son plein. Presque toutes les semaines, il y avait un voyage. Mais, à cause de la neige, qui allait sans doute bientôt tomber, on cesserait le métier — l’art de M. Viennot — quitte à le reprendre aux premiers beaux jours du printemps. Ce jour-ià, c’était peut-être leur dernière expédition.

Et on eût vraiment dit que les contrebandiers, sous la conduite de Maurice, devenaient invisibles. Ils n’avaient encore été inquiétés en aucune façon. Aussi la confiance qu’ils avaient en leur chef était-elle grande et justifiée. Ils lui obéissaient à la lettre et s’en trouvaient bien.

On m’a jadis affirmé que si deux contrebandiers vont ensemble sur la frontière, l’un ne songe qu’à trahir l’autre. C’est faux. Si on les prend comme Maurice savait le faire et s’ils sont obligés de reconnaître que l’éclaireur paie de toute sa personne, ils forment une troupe de soldats fidèles, dévoués les uns aux autres, se défendant réciproquement et surtout abhorrant la trahison. Les Judas sont rares, dans le monde qui « opère » sur les frontières ; si, quelquefois, il y a des « vendus », ces délations ne sont jamais le fait des vrais contrebandiers…

Dans la salle d’auberge, les hommes s’étaient attablés. On venait de leur servir à boire et à manger. Les ballots avaient été déposés dans un coin de la chambre, et l’on voyait, au gonflement des torses, que les contrebandiers portaient encore des marchandises sous leurs vêtements. C’étaient des montres de La Ferrière et des montagnes neuchâteloises, très recherchées en ces temps-là et dont le commerce procurait de gros bénéfices. Quant aux « charges », elles contenaient des soieries de Zurich, des dentelles de la contrée et des rubans de Bâle.

— Et vous avez une longue course à faire cette fois ? demanda Jean Gaudat.

— Oui, et très pénible ! Dix lieues à peu près jusqu’à destination. Mais nous ne nous pressons pas, nous devons arriver seulement pendant la nuit de demain. Nous passerons la journée quelque part, dans l’une ou l’autre des fermes où nous avons un pied-à-terre. Ce n’est donc guère avant deux jours pleins et trois nuits que vous pouvez nous attendre. Nous comptons sur vous pour le retour, parce que nous reviendrons par le même chemin, si aucun accident ne nous force à changer de route.

— Je serai sur le bord du Doubs, répliqua l’aubergiste, à partir de neuf heures du soir. Vous n’aurez qu’à battre le briquet, et dès que j’apercevrai votre signal, je passerai de l’autre côté.

— C’est donc entendu. La troisième nuit, celle-ci comprise, nous espérons nous retrouver ici. Il est possible que nous soyons un peu en retard. Notre expédition, si elle réussit, ce dont je n’ai crainte, est très importante. Vous serez bien payés, croyez-en ma parole.

Puis se tournant vers Catherine :

— Et vous, la mère, ajouta-t-il, vous nous préparerez ce que vous aurez de meilleur, un festin de Gargantua. Je ne vous oublierai pas non plus, ni Yvonnette. Car je vous rapporterai une robe en bonne et chaude laine, et, pour votre fille, un châle qui l’émerveillera. Vous verrez, vous serez contente.

— Merci de votre bonté, murmura la vieille femme, un éclair de joie illuminant son visage ridé. Elle était sensible aux attentions de Maurice et lui savait gré de ce qu’il la traitait avec courtoisie.

— Allons, mes garçons, commanda enfin le chef, en route ! assez de repos ! Le travail est dur et la nuit est plus tourmentée que je ne le supposais. Cela souffle comme si tous les vents du ciel étaient déchaînés. Une véritable furie. Pourvu, au moins, que nous puissions traverser la rivière ! Une fois dans les côtes de France, bien malin sera le douanier qui nous pincera. Vous voilà prêts, c’est bien ! J’aime cette diligence. À notre retour, c’est moi qui vous régalerai. Bonsoir, la mère !

Jean Gaudat et son fils sortirent les premiers, ensuite Maurice et les contrebandiers. Ils furent bientôt tous à l’endroit où la barque était amarrée.

Le Doubs était gros. Des paquets d’eau se roulaient en désordre par dessus les blocs énormes qui, un peu plus haut, obstruaient presque le lit de la rivière. Une obscurité lourde, épaisse, planant sur les choses, rendait le passage encore plus difficile.

— Oui, dit Maurice en riant, je donnerais bien un képi battant neuf à quelque pauvre diable de gabelou pour que nous soyons déjà de l’autre côté.

— Il nous faudra au moins quatre voyages, fit observer l’aubergiste. C’est prudent. Voyons, qui monte ?

Le chef et un autre contrebandier s’installèrent dans la barque. Maurice voulait être le premier partout.

Deux hommes s’emparèrent de la corde, qu’ils commencèrent à dérouler très lentement, tandis que les deux autres, à l’aide de rames, éloignèrent l’embarcation, qui gagna en quelques instants le milieu du courant. Après un rude travail et tout secoués par les bouillonnements de l’eau, ils atteignirent enfin la rive opposée.

Un soupir de satisfaction s’échappa de leur poitrine. La plus grande difficulté était vaincue. Tirant ensuite les quatre sur la corde de toute la force dont ils étaient capables, ils la fixèrent solidement à un arbre et le bateau, glissant rapidement, regagna le bord suisse, d’où il était parti. Les trois autres traversées prirent à peu près vingt minutes. Cet ingénieux moyen, d’une simplicité primitive, avait frappé d’étonnement Jean Gaudat et son fils.

Avant de se séparer, Maurice dit encore :

— Vous nous attendrez donc à l’heure convenue. À moins d’imprévu, c’est ici que nous repasserons le Doubs.

Et, ayant remis les ballots sur leurs épaules, les contrebandiers, précédés de Maurice, disparurent sous les arbres qui couvraient la côte française. Ce soir-là, laissant les Echelles à droite, la troupe prit à gauche, longeant un moment la rivière, puis, obliquant de nouveau à droite, elle gravit la montagne par un sentier escarpé, à coup sûr tracé par quelque fauve, qui allait déboucher sur le premier plateau de la Franche-Comté, non loin de Charquemont…


Ainsi qu’il l’avait annoncé, pendant la troisième nuit, Maurice et ses compagnons, après une course très dangereuse, car ils avaient dû fuir devant les douaniers, s’arrêtaient enfin sur la rive française, à l’endroit où ils avaient débarqué deux jours auparavant. Il était à peu près deux heures du matin. Jean Gaudat, qui épiait leur arrivée, vit aussitôt le feu du briquet. Il répondit par le même signal, et, par trois fois, l’étincelle jaillit de nouveau. C’étaient bien les contrebandiers. Il sauta dans la barque, et, aidé de son fils, il traversa la rivière. Le passage s’effectua comme pour l’aller, avec cette différence que, cette fois, le Doubs était tranquille. Un temps de neige se préparait.

— Bon voyage ? questionna Jean Gaudat en abordant.

— Oui, bon voyage ! répliqua Maurice. Mais il nous faut du repos, tant nous sommes fatigués.

Aussi, dès qu’ils furent dans l’auberge, après s’être débarrassés de leurs bâtons, ils allèrent se coucher dans la chambre que Jean Gaudat tenait à leur disposition. Celle-ci, où jadis l’aubergiste avait conduit le comte de Laroche, était située sur le derrière de la maison, avec deux fenêtres, dont l’une s’ouvrait sur le Doubs et l’autre regardait dans la direction du moulin. Au-dessus, Yvonnette avait la sienne, un tout petit réduit, juste assez grand pour abriter sa jeunesse et ses premiers rêves. Le mari et la femme couchaient à côté de la salle de débit et le fils dormait dans un cabinet borgne, près de la cuisine.

Vingt minutes ne s’étaient pas encore écoulées que tout le monde était plongé dans un lourd sommeil, la famille de l’aubergiste aussi bien que les contrebandiers. Seul, Maurice, bien qu’extrêmement las, ne pouvait fermer l’œil. Il pensait à Yvonnette, dont il était si rapproché, et à laquelle il ne parlait que de temps à autre, lorsque, descendant sur le Doubs, il la rencontrait par hasard. Mais, il ne fallait pas songer à causer longtemps avec elle, car, dès qu’on les apercevait, la vieille Catherine envoyait la jeune fille se promener ailleurs. Ce manège n’avait pas échappé à Maurice. Il ne s’en expliquait pas la raison. Que craignait-on ? Qu’il n’enlevât Yvonnette, en se faisant d’abord aimer d’elle ? Peur ridicule ! Qu’il ne la séduisît peut-être ? Il la respectait trop et se respectait trop lui-même pour accomplir, de gaieté de cœur, une pareille action. Il est vrai qu’une mère ne saurait veiller avec trop de sollicitude sur son enfant, surtout sur une enfant comme Yvonnette, si belle et si gracieuse, si franche et si naïve. Et, l’esprit tourmenté par le désir de la voir, de lui dire combien il avait de sympathie pour elle, il ne s’endormait pas, il écoutait, vaguement distrait, les eaux de la rivière qui grondaient à deux pas, battant de leurs flots le mur sur lequel on avait construit la maison, toute en bois.

Machinalement, et sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, Maurice se leva et alla vers la croisée, du côté du Doubs. Le ciel s’était éclairci, on distinguait nettement la rive française. Ayant ensuite ouvert la fenêtre, il contempla un instant les vagues écumantes roulant avec furie les unes après les autres. Puis, son regard se porta au-dessus de sa tête. Deux poutres saillaient de la paroi. Une idée folle, tout à coup, enflamma son cerveau. Il s’avança, atteignit l’une des poutres et se hissa dessus d’un vigoureux effort de reins. De là, il touchait maintenant à la fenêtre de la chambre d’Yvonnette. Il frappa une fois, deux fois, puis trois contre les vitres rondes cerclées-de plomb. D’abord, il ne perçut aucun bruit ; à la fin, la jeune fille, curieuse mais non pas inquiète, montra sa tête nimbée de cheveux d’or. À la vue d’un homme, elle recula cependant, en poussant un léger cri. Mais déjà Maurice l’appelait :

— Yvonnette ! Yvonnette !

Elle revint, avec une certaine hésitation. Ayant toutefois reconnu son grand ami, sa peur se changea en une véritable joie.

— Vous ! dit-elle. C’est vous !

— Oui, c’est moi, Maurice.

— Et comment êtes-vous ici ?

En quelques mots, il lui expliqua sa présence à l’auberge. Les camarades dormaient. Quant à lui, il n’avait pu trouver le sommeil, et il avait songé à elle, à sa chère Yvonnette, que depuis de longs jours il n’avait pas eu le bonheur de voir. Ah ! que le temps lui durait, loin d’elle ! Aussi n’avait-il pas résisté au désir de lui parler, seul à seule, n’ayant pour témoins de leur entrevue que les pâles étoiles qui fleurissaient le ciel nocturne.

Et se mettant debout, les coudes appuyés sur le rebord de la fenêtre, son visage à côté de celui de la jeune fille, il lui murmura de sa plus douce voix :

— Chère Yvonnette, il faut que je vous fasse un aveu. Depuis le jour où je vous ai rencontrée, sous les rochers, cueillant des fleurs sauvages en plein soleil, je n’ai plus oublié votre aimable sourire, ni l’expression si bonne de vos yeux bleus. Je vous aime, oui, je vous aime profondément. J’aurais déjà voulu vous le dire avant, mais il m’a été impossible. Et vous croirez à ce sentiment que vous m’avez inspiré, car, dès cette heure, je m’engage à vous pour la vie. Aimez-moi donc un peu, je vous en prie. Je suis seul au monde, sans parents ; vous me tiendrez lieu de tout et, un jour, j’espère même sous peu, l’année prochaîne, je vous emmènerai dans un autre monde où vous aurez joie et bonheur. Parlez, personne ne peut nous entendre, le secret de notre cœur ranimera notre courage et je vous le promets, je vous le jure, si vous avez confiance, vous serez heureuse avec moi.

Yvonnette, la tête penchée en avant, les paupières à demi closes, n’ayant pour tout vêtement qu’un misérable jupon noué négligemment autour de sa taille, mais sans crainte, nullement effarouchée en sa pudeur de vierge ; Yvonnette, grisée par ces paroles, ne répondit d’abord pas à la question de Maurice. Il lui semblait que ces mots d’amour, que cette passion brusquement révélée, ouvrait à ses regards éperdus une terre nouvelle semée de fleurs épanouies et où elle allait marcher désormais, légère comme une libellule et toujours bercée par la musique chantante d’une voix humaine qui l’emplissait d’émotions et d’un trouble délicieux. Cependant, elle regarda son grand ami et lui dit, les lèvres frémissantes :

— Maurice, moi de même je vous aime bien, du moins si c’est aimer que de penser toujours à vous. Oui, je veux m’en aller avec vous, je veux vivre avec vous, tout de suite si vous le désirez, prenez-moi ou dites-moi de vous attendre encore. Je partirai ou je resterai, selon votre bon plaisir. Oui, je le crois, je vous aime. Je suis je ne sais comment, j’ai peur et je n’ai pas peur, je me dis que c’est vrai et je me dis que c’est un songe.

— Merci, Yvonnette, oui, vous m’aimez, je le sens, je le vois. Merci encore une fois. Je viendrai de temps en temps, nous aurons bien, un jour ou l’autre, l’occasion de nous parler. Je serai là, si jamais vous avez besoin de moi. Courage et patience !

Au revoir ! Vous devez avoir froid. Nous savons à présent que nous nous aimons, que nous vivons l’un pour l’autre. Ah ! si seulement ma tâche était finie, si j’avais pu découvrir ce qu’est devenu mon pauvre père ! Plus tard, lorsque nous disposerons d’un bon moment pour nous seuls, je vous expliquerai mes paroles, je vous conterai mon histoire.

Adieu, mon Yvonnette !

Et, en disant ce nom, qui lui plaisait, il attira la tête de la jeune fille et l’embrassa furtivement. Elle faillit tomber, tant était vive, nouvelle et surprenante la sensation qu’elle en éprouva ; mais, se dominant aussitôt, elle rendit ce premier baiser et n’eut que le temps de voir Maurice disparaître. Ayant alors refermé la fenêtre, Yvonnette, le cœur tout en émoi, regagna fièvreusement sa couche.