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Aurora Floyd/19

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 252-273).

CHAPITRE XIX

Affaires d’intérêts.

Floyd était bien solitaire à Felden, privé de sa fille. Il trouvait peu de distractions dans l’immense salon, dans la salle de billard, dans la bibliothèque, pas plus que dans les charmantes galeries pleines de sièges confortables disséminés dans tous les coins, aux croisées richement tendues, aux coussins en damas, aux meubles de chêne, aux vases en porcelaine aussi hauts que les tables, et toutes égayées soit par les portraits aux lignes fortement accentuées, soit par les images, souriantes et efféminées, des ancêtres, que le banquier avait achetés dans Wardour Street. (En vérité, je crois que ces héros écossais, ces guerriers en perruques, ces grandes dames aux corsages à pointes, aux jupes relevées, aux robes à paniers, garnies de festons en rubans bleus, avaient été peints sur commande, et qu’il devait se trouver quelques items sur les livres du marchand de bric-à-brac, semblables à ceux-ci, par exemple : « Pour un chevalier porte-étendard tué à Bosworth, 25 liv. 5 s. ») Le vieux banquier, dis-je, paraissait sérieusement fatigué de son somptueux domaine, qui était de bien peu de valeur pour lui sans Aurora.

On n’est pas toujours heureux quand on vit dans de riches demeures, quoiqu’il soit généralement admis que c’est une admirable chose, que d’occuper un château assez vaste pour servir d’hôpital, et de prendre son repas au bout d’une table suffisamment grande pour servir à une réunion de directeurs de chemins de fer. Floyd ne pouvait seul occuper les deux cheminées de son grand salon, et il se trouvait bien isolé, en regardant, assis dans son fauteuil, tout cet encombrement de coussins de velours, de damas satiné, de meubles de Boule, de malachite, de porcelaine, de cristal, d’or moulu, et tous ces fauteuils vides. Il avait froid dans sa triste opulence ; son tapis de velours, de quarante-cinq pieds sur trente, n’était qu’une pincée de sable jaune dans le désert du Grand Sahara, pour la satisfaction qu’il en tirait.

La salle de billard était encore peut-être plus triste, car les queues ainsi que les billes étaient devenues précieuses depuis qu’elles avaient été touchées par Aurora, et une longue reprise se voyait sur le tapis vert, indiquant l’endroit où Mlle Floyd l’avait déchiré lors de ses premiers essais au jeu de billard.

Le banquier jeta un dernier regard sur ces deux pièces splendides, et en remit les clefs à la gouvernante.

— Prenez soin de ces pièces, madame Richardson, — dit-il, — et ne manquez pas de leur donner de l’air ; mais je ne les habiterai que lorsque je recevrai la visite de M. et Mme Mellish.

Puis ayant fermé les portes de ses grands appartements, Floyd se retira dans cette petite chambre si commode dans laquelle il conservait les quelques reliques d’un passé malheureux.

On pourra dire que le banquier écossais était un vieillard bien stupide, et qu’il aurait pu inviter dans son splendide manoir des voisins de campagne, qu’il aurait pu convoquer ses neveux et leurs femmes, ainsi que le ban et l’arrière-ban de ses petits neveux et petites nièces, et, de cette façon, égayer l’habitation par des voix jeunes et fraîches, et rendre les longs corridors bruyants avec le piétinement incessant de maints petits pieds. Il eût pu rassembler autour de son foyer désert les célébrités artistiques et littéraires, et voir défiler sur ses tapis moelleux les lions à la mode de Londres. Il lui eût été possible d’entrer dans l’arène politique, et se faire nommer membre du Parlement. Il eût été à même de faire quoi que ce soit au monde, car il était aussi riche qu’Aladin, et aurait pu offrir des monceaux de diamants bruts au père de n’importe quelle princesse avec laquelle il lui eût pris la fantaisie de se marier. Entreprendre n’importe quoi lui eût été facile, à ce ridicule vieux banquier, et cependant il ne faisait que méditer, assis auprès de sa cheminée, car il était âgé et débile, et il avait l’habitude de rester au coin du feu, même durant les belles journées d’été, songeant à sa fille si éloignée de lui.

Il rendait grâces à Dieu d’avoir donné à son enfant un heureux intérieur, un mari dévoué, une position honorable et assurée, et il eût donné la dernière goutte de son sang pour avoir pu lui procurer ces avantages ; mais après tout il était mortel, et il aurait préféré l’avoir près de lui.

Pour quelle raison ne s’entourait-il pas de monde, ainsi que le lui conseillait la pimpante Mme Alexandre lorsqu’elle le voyait pâle et abattu ?

Le banquier avait été un oncle rempli d’attentions, un bon maître, un ami accompli et un patron généreux ; mais il n’avait jamais aimé d’autres créatures que sa femme Éliza et la fille qu’elle lui avait laissée. Pendant vingt ans, cette fille aux yeux noirs avait été l’idole devant laquelle il s’était prosterné ; et aujourd’hui que la divinité lui est ravie, il tombe sans force et désolé devant la châsse vide. Dieu seul sait combien cette enfant adorée l’avait fait souffrir ; à quelle profondeur elle avait plongé avec insouciance le poignard dans son cœur plein d’amour ; et comment il lui avait pardonné franchement, avec joie, avec larmes, et le cœur plein d’espérance. Mais elle n’avait jamais expié le passé. C’est une triste consolation que lady Macbeth accorde à son époux plein de remords, lorsqu’elle lui dit que « ce qui est fait ne peut plus se défaire ; » mais c’est fatalement et horriblement vrai. Aurora ne pouvait rendre les années qu’elle avait arrachées à l’existence de son père, et que ses tourments et son désespoir avaient décuplées. Il n’était point en son pouvoir de remettre en équilibre l’esprit qui jadis avait reçu un choc si terrible, qu’il en avait dispersé toute la sérénité, comme on disperse les rouages d’une montre, lorsqu’on la laisse tomber à terre avec force. L’horloger répare le dommage, et place ici une roue nouvelle, là un ressort nouveau, remet les aiguilles en marche, mais elles ne fonctionnent jamais aussi bien que lorsque la montre est sortie neuve des mains du fabricant, elles peuvent s’arrêter soudain sans l’apparence d’un motif. Aurora ne pouvait effacer le passé. Quelle que fût la nature de cette faute de son jeune âge, qui faisait le mystère de sa vie, elle ne pouvait y remédier ; non, elle ne le pouvait pas ! Ses larmes, son repentir, son affection, son respect, son attachement, pouvaient beaucoup sans doute ; mais il ne pouvait arriver à cela.

Le vieux banquier invita Bulstrode et sa jeune femme à se regarder comme chez eux à Felden, et à parcourir en voiture les bois d’alentour, absolument comme si c’eût été leur propre maison de campagne. Ils venaient quelquefois, et Talbot entretenait son grand oncle des infortunes des mineurs de Cornouailles, tandis que Lucy écoutait la conversation de son mari avec un mélange de respect et de joie. Floyd traitait ses hôtes de son mieux dans ces occasions, et donnait des ordres afin que les vins les plus vieux et les plus exquis de sa cave fussent servis pour l’agrément du Capitaine ; mais quelquefois, au milieu même d’un discours de Talbot sur l’économie politique, le vieillard soupirait d’ennui, et jetait sur la cime des arbres un regard plein de tristesse dans la direction du nord, vers la lointaine habitation du comté d’York, dans laquelle sa fille était reine.

Peut-être Floyd n’avait-il qu’imparfaitement pardonné à Bulstrode d’avoir rompu le mariage projeté entre lui et Aurora. Des deux prétendants, le banquier aurait certainement donné la préférence à Mellish ; mais il eût regardé comme convenable la retraite loin du monde du Capitaine, à l’occasion du mariage d’Aurora, et son éternel désespoir dans un exil sur la terre étrangère, au lieu de montrer son indifférence par une union précipitée avec la pauvre petite Lucy. Archibald avait les yeux fixés sur la blonde tête de sa nièce, assise dans la profonde embrasure de la croisée, ses tresses couleur d’ambre éclairées par les rayons du soleil, et les plis sinueux de sa robe de soie couleur de pêche, ressemblant à l’une des héroïnes si chères à l’école pré-raphaélite ; et il s’étonnait de ce que Talbot avait pu la remarquer. Elle était certainement fort jolie, avec ses joues vermeilles, son nez droit, ses narines rosées, et une incomparable finesse de traits ; mais aussi, quelle timidité, quelle froideur, à côté de cette déesse égyptienne, de cette reine assyrienne, aux yeux de flamme, et à la chevelure noire aux boucles ondoyantes !

Bulstrode était parfaitement calme, d’un caractère tranquille, et en apparence suffisamment heureux. Je me sers du mot suffisamment avec intention. C’est une chose dangereuse d’être trop heureux. Un bonheur à haute pression, une joie à soixante milles à l’heure, peut éclater et tourner à mal ; mieux vaut le train à petite vitesse, partant de bonne heure le matin, et descendant tranquillement les voyageurs sains et saufs sous la gare, aux premières ombres de la nuit, que ce rapide et impétueux train express, qui fait le voyage dans un quart moins de temps, mais qui parfois culbute sur un talus, ou monte sur un train de marchandises, dans son incommensurable vitesse.

Bulstrode était matériellement plus heureux avec Lucy, qu’il n’eût jamais pu l’être avec Aurora. Le culte que sa placide et blonde épouse avait pour lui flattait son amour-propre. Son obéissance empressée, son entier et constant assentiment à toutes ses idées et à tous ses caprices ; tout cela caressait son orgueil. Elle n’était point excentrique, elle n’était point emportée. Si son mari la laissait seule pendant toute une journée, dans la délicieuse petite maison qu’il avait meublée avant son mariage, il ne craignait pas de la voir faire seller son cheval, et s’en aller galoper dans Rotten Row, avec un seul groom pour la suivre. Elle n’était point esprit fort. Elle trouvait moyen d’être heureuse sans la société de chiens de Terre-Neuve ou de terriers de Skye. Elle ne plaçait pas au-dessus de tout l’art moderne un tableau de Landseer, représentant des chiens. Elle aurait pu parcourir cent fois Regent Street, sans avoir l’envie de flâner sur le bord du trottoir, et de marchander à des vendeurs de mauvaise mine « un adorable petit chien. » Elle était tout à la fois comme il faut, et de bon ton, et Talbot pouvait, sans aucune crainte, la laisser faire ses petites volontés, et il n’avait pas besoin de lui faire comprendre la nécessité d’employer ses mains délicates à la rude tâche de soutenir la dignité des Raleigh Bulstrode.

Quelquefois elle l’enlaçait, moitié amoureusement, moitié avec timidité, et, regardant son époux avec un charmant sourire suppliant, elle fixait ses yeux sur son visage régulier et calme, elle lui demandait en le câlinant s’il était réellement, mais RÉELLEMENT heureux.

— Oui, mon enfant chérie, — répondait le Capitaine, depuis longtemps habitué à cette question, — parfaitement heureux.

La froideur de sa réponse contrariait bien un peu la pauvre Lucy, et, vaguement, elle souhaitait à son mari une ressemblance plus grande avec les héros de ses romans, et un peu moins d’attachement pour Adam Smith, Mac Culloch et les mines de Cornouailles.

— Mais vous ne m’aimez pas comme vous aimiez Aurora, Talbot ?

Il y avait des profanes qui abrégeaient le nom de baptême du Capitaine et l’appelaient tout simplement « Tal ; » mais Mme Bulstrode n’était pas plus capable de se servir de cette irrévérencieuse abréviation, que de dire, en parlant de sa gracieuse souveraine : la reine Vic.

— Mais vous ne m’aimez point comme vous aimiez Aurora, mon cher Talbot ? — insista la voix caressante, trop tendrement inquiète pour être contredite.

— Peut-être pas de la même façon que j’aimais Aurora, mon adorée.

— Pas autant, dites ?

— Autant et bien mieux encore, enfant gâtée ; je vous aime d’un amour plus durable et plus sage. »

Si en parlant ainsi le Capitaine disait un petit mensonge, doit-on le condamner pour cette légère tromperie ? Comment résister à l’attrait de deux charmants yeux bleus, tout prêts à se remplir de larmes, si la réponse eût été indifférente ? Comment ne point céder au doux timbre d’une voix tremblante d’émotion, aux charmes d’un visage plein de grâce ? Puis cette main caressante s’appuyait si légèrement sur le col de son habit ! Il eût fallu être plus qu’un simple mortel, si, à des questions aussi tendres, il eût répondu autrement que par des paroles d’amour. Un jour vint bientôt où ses réponses n’eurent pas la plus légère ombre de mensonge. Sa petite femme s’emparait insensiblement de son cœur, et s’il se souvenait encore des rêves fiévreux du passé, ce n’était que pour se réjouir dans la tranquille sécurité du présent.

Bulstrode et sa femme restèrent à Felden, pour passer quelques jours pendant la brûlante saison du mois de juillet, et ils étaient à table pour dîner avec Floyd, le jour qui suivit la soirée de l’orage. Ils furent tout à coup dérangés, au beau milieu de ce dîner, par l’arrivée inattendue de M. et Mme Mellish, qui, s’arrêtant devant la porte, descendirent d’une voiture de louage, au moment même où l’on apportait le second service.

Floyd reconnut sa fille aux premiers murmures de sa voix, et s’élança hors de la salle pour aller à sa rencontre.

Elle montra peu d’empressement à se jeter dans les bras de son père, et resta à regarder Mellish avec une expression d’insouciance et d’ennui, tandis que le robuste habitant du comté d’York se laissait débarrasser peu à peu d’un monceau gigantesque de sacs de voyage, d’ombrelles, de châles, de revues, de journaux, de paletots, etc.

— Ma chérie… Ma chérie ! — s’écria le banquier, — quelle heureuse surprise, quel plaisir inattendu !

Elle ne lui répondit pas, mais tout en passant ses bras autour de son cou, elle le regardait avec tristesse.

— Elle a voulu venir, — dit Mellish, en s’adressant à toute la société ; — elle a voulu venir. Dieu sait pourquoi ! mais elle a dit qu’il fallait qu’elle vînt ; et que pouvais-je faire, sinon l’amener ? Si elle me demandait de la conduire dans la lune, que pourrais-je faire, sinon de lui obéir ? Mais elle n’a pas voulu apporter pour ainsi dire de bagages, parce que nous repartons demain.

— Repartir demain ! — répéta Floyd, — c’est impossible.

— Que Dieu vous garde ! — s’écria John, — qu’est-ce qu’il y a d’impossible pour Aurora ? Je vous répète que s’il lui prenait fantaisie d’aller dans la lune, elle irait ! Elle trouverait une machine spéciale, ou un ballon spécial, ou n’importe quoi de spécial, et elle partirait. Lorsque nous étions à Paris, elle a voulu voir jouer les grandes eaux, et elle m’a dit d’écrire à l’Empereur pour lui demander de les faire jouer pour elle, et, par Jupiter, cela fut fait !

Lucy s’avança pour souhaiter le bonjour à sa cousine, mais je crois qu’une angoisse de jalousie traversa ce cœur innocent à l’idée que ces terribles yeux noirs allaient de nouveau peser sur l’existence de Talbot.

Mme Mellish entoura sa cousine de ses bras avec autant de tendresse que si elle eût embrassé une enfant.

— Vous ici, chère Lucy ! — dit-elle. — Oh ! comme je suis contente.

— Il m’aime, — dit tout bas la petite Mme Bulstrode, — et jamais, non, jamais je ne pourrai vous dire combien il est bon.

— Mais c’est tout naturel, ma charmante, — répliqua Aurora, attirant sa cousine à l’écart, pendant que Mellish serrait la main de son beau-père et celle de Bulstrode. — Il est le plus glorieux des princes, le plus parfait des saints, n’est-ce pas ? Et vous l’adorez toute la journée, vous chantez tout bas des hymnes à sa louange, vous dites des messes en son honneur, et vous allez récitant ses vertus sur un rosaire imaginaire. Ah ! Lucy, il y a bien des genres d’amour, et qui pourra dire jamais lequel est le meilleur et le plus grand ? Je vois clair, je considère cet étourdi de John avec des yeux exempts de toute prévention. Je connais tous ses défauts, je ris de toutes ses maladresses ; oui, je ris en ce moment même, car le voilà qui laisse tomber ses bagages plus vite que les domestiques ne peuvent les ramasser !

Elle s’interrompit pour désigner l’énorme charge du pauvre John.

— Je vois tout cela aussi clairement que je vois les fautes du domestique placé derrière ma chaise : et, malgré tout, je l’aime de tout mon cœur, de toute mon âme, et je ne voudrais pas le voir se corriger d’un défaut ni exagérer une qualité, de peur qu’il ne soit plus lui-même.

Lucy poussa un petit soupir de légère résignation.

— Quel bonheur que ma pauvre cousine soit heureuse, — pensa-t-elle, — et cependant elle doit être à plaindre avec cet absurde Mellish.

Ce que Lucy voulait dire, c’était peut-être ceci : « Comment Aurora peut-elle être heureuse avec un homme qui n’a ni le nez aquilin ni les cheveux noirs ? » Il y a des femmes qui ne perdent jamais cet engouement de jeune fille pour les nez aquilins et les cheveux noirs. Il y a des demoiselles qui eussent refusé Napoléon, sous prétexte qu’il était de « petite taille, » ou eussent fait fi de l’auteur de Child Harold, si, par hasard, elles l’eussent vu avec un faux-col droit. Si Byron n’eût jamais rabattu ses cols, sa poésie eût-elle été aussi populaire ? Si Tennyson venait à couper ses cheveux, cette opération modifierait-elle notre opinion sur la Reine de Mai ? Où commence et où finit ce merveilleux pouvoir de l’idée ? Aurora avait peut-être des raisons pour être satisfaite de sa position avec son prosaïque époux. Peut-être avait-elle appris dès son jeune âge qu’il y a des qualités qui peuvent compenser des traits réguliers et des cheveux qui frisent. Peut-être, ayant été très-frivole, avait-elle devancé ses compagnes et était-elle devenue raisonnable avant l’heure ?

Floyd conduisit sa fille et son mari dans la salle à manger ; les convives se remirent à table avec les deux hôtes inattendus, le second service fut apporté, et le saumon à demi refroidi fut remis sur la table pour M. et Mme Mellish.

Aurora s’assit à son ancienne place, à la droite de son père. Dans sa jeunesse, Mlle Floyd n’occupait jamais le bout de la table, elle préférait se placer près de son père si gai, si aimant ; elle lui versait à boire à la place des domestiques, et elle avait pour le vieillard une foule de petites attentions qui semblaient bien douces au banquier.

Aujourd’hui Aurora paraissait plus caressante. Ses manières charmantes et affectueuses reprenaient leur ancien charme sur Floyd. Il posa son verre d’eau d’une main tremblante, afin de regarder sa fille chérie, resta ébloui de sa beauté, et s’enivra de l’avoir près de lui.

— Mais, ma chère enfant, — dit-il quelque temps après, — que parles-tu de retourner demain dans ta province ?

— Cela veut dire, papa, qu’il faut que je reparte, — répliqua Mme Mellish avec fermeté.

— Mais pourquoi être venue, mon enfant, pour ne rester qu’une nuit ?

— Parce qu’il fallait que je te visse, très-cher père, et que je te parlasse de… d’affaires d’intérêts.

— C’est cela ! — s’écria Mellish la bouche à moitié pleine de saumon à la sauce homard, c’est cela même ! affaires d’intérêts ! je ne puis tirer que cela d’elle. Elle est sortie très-tard hier au soir, elle a rôdé dans le jardin, puis elle est rentrée mouillée jusqu’aux os, en disant qu’il fallait qu’elle vînt à Londres pour des affaires d’intérêts. Si elle veut de l’argent, elle peut en avoir autant qu’elle en a besoin. Elle n’a qu’à écrire la somme, je signerai le bon, ou bien elle peut prendre une douzaine de chèques en blanc, et les remplir elle-même, si elle le désire. Que pourrais-je lui refuser sur terre ? Si elle a un peu trop dépensé au-delà de ce qu’elle pouvait, pourquoi ne s’adresse-t-elle pas à moi, au lieu de vous ennuyer à propos d’affaires d’argent ? Vous savez bien que je vous l’ai dit dans le train, Aurora, et plusieurs fois encore ; pourquoi ennuyer votre pauvre père avec ces affaires-là ?

Le pauvre père promenait avec étonnement ses regards de sa fille à son gendre. Que pouvait signifier tout ceci ? Ennuis, tourments, chagrins, humiliations, honte.

Ah ! que Dieu vienne en aide à ce faible esprit, dont l’énergie fut anéantie par un coup terrible. Floyd craignait les signes d’un prochain orage, apporté par le moindre nuage dans le ciel d’une journée d’été.

— C’est, peut-être, que je préfère dépenser l’argent qui m’appartient, monsieur Mellish, — répliqua Aurora ; — et payer les folles dettes que j’ai jugé à propos de contracter avec l’argent de ma propre bourse, sans avoir pour cela d’obligations à personne.

Mellish revint à son saumon sans rien répondre.

— Il n’y a pas grand mystère dans tout ceci, papa, — continua Aurora ; — j’ai besoin d’un peu d’argent pour un motif particulier, et je suis venue te consulter sur mes affaires. Il n’y a rien de bien extraordinaire dans tout ceci, n’est-ce pas ?

En parlant ainsi, Mme Mellish releva la tête et eut l’air de lancer ces paroles en manière de défi. Son ton fut si hautain, que Talbot et Lucy eux-mêmes furent forcés d’y répondre par une légère marque de désapprobation.

— Non, non, certainement non, rien de plus naturel, — murmura le Capitaine.

Mais en même temps il se disait tout bas : — Je vous rends grâces, mon Dieu, d’avoir épousé l’autre.

Après le dîner, la compagnie sortit de la salle à manger et descendit sur la pelouse, puis de là ils se dirigèrent vers le pont en fer, sur lequel Aurora, son chien à ses côtés, s’était trouvée il n’y avait pas encore deux ans, lors de la seconde visite de Bulstrode à Felden. Appuyé avec nonchalance sur la balustrade de ce pont, pendant cette belle soirée d’été, à quoi pouvait songer le Capitaine, si ce n’était à ce jour de septembre écoulé depuis deux ans à peine ? Pas même encore deux ans ! Et, depuis ce temps, combien de choses s’étaient passées, avaient été supportées, avaient été souffertes ! Le temps était court, et cependant quelle éternité d’angoisses, quel siècle de tourments s’étaient accumulés en si peu de jours et en si peu de semaines ! Lorsqu’un associé indélicat engage sur le turf, pour un cheval favori, l’argent qui ne lui appartient pas, et rentre chez lui le soir après avoir perdu, il est bien difficile de faire comprendre à ce malheureux qu’il n’y avait pas encore douze heures qu’il courait sur la route d’Epsom, confiant dans sa chance, et calculant de quelle façon il emploierait l’argent de son gain. Talbot était silencieux, et pensait à l’influence que cette famille de Felden avait eue sur sa destinée. Sa petite Lucy s’aperçut de cette tristesse et de cette préoccupation d’esprit, et, s’approchant doucement de son mari, elle passa son bras sous le sien. Elle avait le droit d’agir ainsi. Oui, elle pouvait glisser sa charmante petite main blanche sur la manche de son habit, et même le regarder presque bravement en face.

— Vous souvient-il de votre première visite à Felden, et de la halte que nous fîmes sur ce même pont sur lequel nous sommes maintenant ? — demanda-t-elle ; car elle aussi avait songé à l’époque déjà si éloignée de cette magnifique journée de septembre 1857. — Vous en souvient-il, mon cher Talbot ?

Elle l’avait entraîné loin du banquier et de ses enfants pour lui poser cette importante question.

— Oui, parfaitement, mon enfant adorée. Aussi bien, je me souviens de votre charmant visage quand vous étiez assise au piano, et que les rayons du soleil se jouaient dans votre chevelure.

— Vous vous rappelez cela !… vous vous souvenez de moi ? — s’écria Lucy avec impétuosité.

— Parfaitement, en vérité !

— Je croyais cependant… c’est-à-dire je sais… que vous étiez amoureux d’Aurora, dans ce temps-là.

— Je ne crois pas.

— Vous ne faites que le croire ?

— Comment puis-je dire ? — répondit Talbot. — J’avoue franchement que mon premier souvenir attaché à cet endroit est celui d’une magnifique créature aux yeux noirs, avec des fleurs rouges dans les cheveux ; et il me serait aussi difficile de séparer son image de Felden, qu’il me serait possible de déraciner avec ma main droite les arbres séculaires qui donnent leur nom à cette propriété. Mais si vous gardez de cette ombre effacée du passé un souvenir pénible, vous vous chagrineriez, ainsi que moi, bien grandement à tort. J’ai commis une erreur, Lucy, mais Dieu soit loué, je m’en suis aperçu à temps.

Nous devons faire remarquer que Bulstrode était toujours très-démonstratif dans sa reconnaissance envers la Providence, pour avoir échappé aux liens qui avaient dû l’unir à Aurora. Il avait aussi un grand fonds de pitié pour Mellish. Mais, malgré tout, il était toujours disposé à se montrer taquin et querelleur avec l’habitant du comté d’York ; et je me demande si les petites gaucheries et les maladresses de John ne lui faisaient point quelque plaisir. Il y a certaines plaies qui ne se cicatrisent jamais entièrement. Les chairs divisées peuvent être réunies, les calmants peuvent vaincre l’inflammation ; la cicatrice même que laisse le coup de poignard peut s’effacer, disparaissant dans la transformation graduelle que subit chaque atome, selon les physiologistes ; mais la blessure a existé, et, jusqu’à la fin de nos jours, il y a des changements de température qui nous rappellent notre ancienne douleur.

Aurora traitait le mari de sa cousine avec la calme cordialité qu’elle eût accordée à un frère. Elle ne lui gardait point rancune de son ancien abandon, car elle était heureuse avec son mari. Elle était heureuse avec l’homme qui l’aimait et avait confiance en elle, et qui supportait toutes les épreuves avec sa foi candide. Mme Mellish et Lucy se promenèrent au bord de l’eau, autour des parterres de fleurs, et laissèrent les hommes sur le pont.

— De sorte que vous êtes parfaitement, mais parfaitement heureuse, ma chère Lucy ? — dit Aurora.

— Oh ! oui… oui… ma chère amie. Comment ferais-je autrement ? Talbot est si bon pour moi. Je sais bien qu’il vous a aimée la première, et qu’il ne m’aime peut-être pas de la même manière… peut-être pas autant.

Lucy ne se lassait point de faire vibrer cette corde.

— Mais je suis très-heureuse. Il faut venir nous voir, ma chère Aurora, notre maison est si jolie !

Ici, Mme Bulstrode commença une description détaillée des meubles et des décorations de son habitation, qu’il est presque inutile de rapporter. Aurora écouta avec distraction la nomenclature du mobilier, et bâilla plusieurs fois avant que sa cousine eût terminé.

― C’est une charmante maison, je n’en doute pas, Lucy, — dit-elle enfin, et John ainsi que moi serons heureux d’aller vous voir un jour. Je voudrais savoir, Lucy, s’il nous arrivait jamais quelque chagrin ou quelque événement à la maison, si vous me recevriez encore ?

— Quelque tourment !… quelque chagrin !… — répéta Lucy d’un air effrayé.

— Vous ne me renverriez point, n’est-ce pas, Lucy ? Non, je vous sais trop bonne. Vous m’ouvririez secrètement votre porte, vous me cacheriez dans une chambre de domestique, et vous m’apporteriez à manger en cachette, de peur que le Capitaine ne vînt à découvrir sous son toit une personne qu’on n’aurait pas dû recevoir. Vous serviriez deux maîtres, Lucy, en tremblant de peur et de crainte.

Avant que Mme Bulstrode eût pu répondre à ces paroles extraordinaires, l’approche des hommes interrompit cette conversation.

Ce n’était point une soirée bien gaie que celle de ce coucher de soleil de juillet à Felden. La joie causée à Floyd par la présence de sa fille était un peu assombrie par l’étrangeté de sa visite. Mellish avait quelque réminiscence de l’inquiétude qu’il avait éprouvée la veille au soir. Bulstrode était pensif et chagrin. La pauvre petite Lucy, enfin, sous l’influence de sa séduisante cousine, ressentait de vagues terreurs. Je ne crois pas qu’un seul membre de cette réunion de famille fut contrarié lorsque la grosse cloche de l’horloge des écuries sonna onze heures, et qu’on apporta les flambeaux pour se retirer.

Talbot et sa femme furent les premiers à souhaiter le bonsoir ; Aurora s’attacha à son père, et John avait les yeux fixés sur son charmant sergent, attendant le mot d’ordre.

— Vous pouvez vous en aller, John, — dit-elle, — j’ai besoin de parler à mon père.

— Mais je puis attendre, Aurora.

— Sous aucun prétexte, répondit sèchement Mme Mellish. Je me rends dans le cabinet de papa pour avoir un entretien sérieux avec lui. À quoi vous servirait-il d’attendre ! Vous nous avez bâillé au nez toute la soirée. Je sais, John, que vous êtes à moitié mort de fatigue ; ainsi allez-vous-en, mon cher trésor, et laissez-nous, papa et moi, discuter d’affaires d’intérêts.

Elle allongea ses lèvres roses et se tint sur la pointe des pieds, pendant que le gros habitant du comté d’York lui donnait un baiser.

— Comme vous me menez, Aurora ! — dit-il d’un ton un peu aigre. — Bonne nuit, monsieur. Que Dieu vous bénisse ! Ayez soin de vous, mon cher beau-père.

Il serra la main de Floyd, en le quittant avec cet air moitié affectueux, moitié respectueux qu’il conservait toujours auprès du père d’Aurora. Mme Mellish resta quelques instants silencieuse et immobile, regardant son mari s’éloigner, tandis que son père, qui surveillait ses regards, essayait d’en deviner le sens.

Combien sont pénibles les drames de la vie réelle ! Quelle scène horrible entre le More et le vieillard a lieu en pleine rue à Chypre ! Selon les usages modernes, je ne puis me figurer Othello et Iago discutant sur la vertu de la pauvre Desdémone dans le cimetière de Saint-Paul, ou même sur la place du marché d’une ville de province ; mais peut-être que la rue de Chypre était triste, quelque cul-de-sac sans doute, ou au moins un carrefour désert, quelque chose comme celui de la Dame de Lyon dans lequel Melnotte tombe sur le dos de Damas, et raconte en sanglotant ses infortunes. Mais nos drames modernes semblent affectionner l’intérieur, et les endroits où l’on s’attend le moins à rencontrer des scènes terribles.

Il est probable qu’un voyageur quelconque, allant de Beckenham à West Wickham, aurait jeté un regard d’envie sur le château de Felden, et regretté de ne pas être le propriétaire de cette immense étendue de parcs et de jardins ; et cependant, je doute que dans tout le comté de Kent il y eût en ce moment une créature dont l’esprit fût aussi tourmenté que celui du banquier. Ces quelques minutes pendant lesquelles Aurora resta pensive furent autant d’heures pour son âme inquiète. Elle parla enfin.

— Veux-tu venir dans ton cabinet, papa, — dit-elle ; — cette chambre est si grande et si tristement éclairée ! J’ai toujours peur que dans les coins il n’y ait des oreilles qui nous écoutent.

Elle n’attendit point la réponse de son père, mais elle se dirigea vers une pièce située de l’autre côté de la salle, la chambre dans laquelle son père et elle s’étaient enfermés la veille de son départ pour Paris. Le portrait au pastel d’Éliza Floyd avait l’air de regarder Archibald et sa fille. La figure était si bien éclairée, et le sourire si naturel, qu’il était difficile de penser que c’était celui d’une morte.

Le banquier parla le premier.

— Mon enfant adorée, — dit-il, — que me veux-tu ?

— De l’argent, père ; deux mille livres.

Elle arrêta son geste de surprise, et continua avant qu’il eût pu l’interrompre.

— L’argent que tu m’as donné lors de mon mariage avec John est placé dans notre maison de banque, je le sais. Je sais aussi que je puis quand il me plaira tirer à vue sur mon compte ; mais j’ai pensé que si je faisais un bon de deux mille livres, la somme pourrait attirer l’attention et peut-être le billet tomber entre tes mains. Si cela fût arrivé, peut-être eusses-tu été alarmé, ou au moins étonné. J’ai donc pensé qu’il valait mieux m’adresser directement à toi, et te demander cet argent ; d’autant plus qu’il me le faut en billets de banque.

Archibald devint très-pâle. Il était resté debout pendant qu’Aurora avait parlé, mais à peine eut-elle terminé, qu’il tomba sur une chaise auprès de son petit bureau, et, appuyant son coude sur le pupitre ouvert, il soutint sa tête dans sa main.

— Pour quel motif as-tu besoin de cet argent, ma chère enfant ? — demanda-t-il gravement.

— Ne t’occupe point de cela, père. C’est de l’argent qui m’appartient, n’est-ce pas, et je puis le dépenser comme je l’entends.

— Certainement, ma chère enfant, certainement, — répondit-il avec une légère hésitation. Tu peux dépenser tout ce qu’il te plaira. Je suis assez riche pour te passer tous tes caprices, même les plus extravagants, les plus insensés. Mais les arrangements pris pour ton mariage étaient en vue de tes enfants, plutôt que… que… pour de semblables choses, et je ne suis pas certain qu’en touchant à cet argent sans la permission de ton mari, tu ne sois point en faute ; d’autant plus que ton argent de poche suffit pour te permettre de satisfaire à tous tes caprices.

Le vieillard releva d’une main tremblante, ses cheveux gris de dessus son front.

Le ciel sait seul si même, en ce moment, Aurora fit attention à cette main débile et à ces cheveux blancs.

— Donne-moi cet argent, alors, père, — dit-elle ; — donne-le-moi de ta propre bourse ; tu es assez riche pour pouvoir le faire.

— Assez riche, oui, quand même la somme serait vingt fois plus forte, — répondit le banquier avec douceur ; mais aussitôt, avec un soudain accès d’impatience, il reprit : — Oh ! Aurora… Aurora… pourquoi me tourmenter ainsi ? Ai-je été un père tellement cruel que tu ne puisses avoir confiance en moi ? Aurora, pourquoi as-tu besoin de cet argent ?

Elle joignit ensemble ses deux mains avec force, et le regarda quelques instants.

— Je ne puis te le dire, reprit-elle enfin avec énergie. Si je te disais ce que je pense faire, tu pourrais contrarier mes projets. Mon père !… mon père !… s’écria-t-elle avec un changement soudain dans la voix ainsi que dans toutes ses manières, je suis environnée de toutes parts de dangers et de difficultés, et je n’ai qu’un moyen d’échapper… sinon la mort. Si je ne prends ce parti, il faut que je meure. Je suis bien jeune… trop jeune et trop heureuse pour mourir volontairement. Donne-moi les moyens de me sauver.

— Tu veux dire cette somme d’argent ?

— Oui.

— Tu as été entraînée par quelques connaissances, par quelques-uns des amis de ce… ?

— Non.

— Quoi, alors ?

— Je ne puis te le dire.

Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes. Floyd implorait sa fille du regard, mais elle ne répondait pas à ce regard rempli d’amour. Aurora restait devant son père l’œil fier et sombre, les paupières abaissées sur ses noires prunelles, non par honte, non par humiliation, mais seulement avec la ferme résolution de ne pas se laisser attendrir par la vue des chagrins de son père.

— Aurora, — dit-il enfin, — pourquoi ne pas prendre le plus sage et le plus sûr moyen ? Pourquoi ne pas dire la vérité à Mellish ? Le danger disparaîtrait, la difficulté serait surmontée. Si tu es persécutée par cette vile engeance, qui mieux que lui peut te venir en aide ? Dis-lui, Aurora… dis-lui tout !

— Non… non… non !…

Elle couvrit son pâle visage de ses deux mains.

— Non… non… pour rien au monde !… — s’écria-t-elle.

— Aurora, — dit Floyd avec un air de fermeté croissante qui s’étendit sur sa figure, et couvrit d’un sombre nuage la physionomie bienveillante du vieillard, Aurora, que Dieu me pardonne de dire de telles paroles à mon enfant, mais je dois insister pour que tu me dises que ce n’est point un nouvel aveuglement, une nouvelle folie qui te pousse à…

Il ne put terminer sa phrase.

Mme Mellisch laissa retomber ses mains, et le regarda avec des yeux qui lançaient des éclairs, et les joues empourprées.

— Père, — s’écria-t-elle, — comment oses-tu m’adresser une semblable question ? Un nouvel aveuglement !… une nouvelle folie !… Crois-tu que je n’aie point assez souffert des folies de ma jeunesse ? N’ai-je point assez payé l’égarement de mon enfance, pour que tu me parles ainsi ce soir. Suis-je donc d’une si basse extraction, — dit-elle avec indignation, en désignant le portrait de sa mère, que tu aies le droit d’avoir une pareille opinion de moi ? Est-ce que…

Son emportement arrivait à son comble, lorsque soudain elle tomba aux pieds de son père, et éclata en larmes et sanglots.

— Père… père… aie pitié de moi ! — s’écria-t-elle, — aie pitié de moi !…

Il la prit dans ses bras, l’attira sur lui et la consola, comme il l’avait consolée de la perte d’un petit terrier d’Écosse, douze années auparavant, lorsqu’elle pouvait encore s’asseoir sur ses genoux, et cacher sa tête dans son gilet.

— Avoir pitié de toi, ma chère enfant ! — dit-il. — Que ne ferais-je point pour t’épargner un moment de peine ? Si ma malheureuse existence pouvait te soulager, si…

— Me donneras-tu cet argent, père ? — demanda-t-elle en le regardant d’un air câlin, au milieu de ses larmes.

— Oui, ma chérie, demain matin.

— En billets de banque ?

— Comme il te plaira. Mais pourquoi fréquenter ces gens-là ? Pourquoi écouter leurs inconvenantes demandes ? Pourquoi ne point dire la vérité ?

— Ah ! pourquoi, en vérité ! — dit-elle d’un air pensif. — Ne me fais point de questions, cher père, mais donne-moi l’argent demain, et je te promets que ce sera la dernière fois que tu entendras parler de mes anciens chagrins.

Elle fit cette promesse avec une assurance telle, que son père eut un rayon d’espoir.

— Viens, mon père adoré, — dit-elle, — ta chambre est près de la mienne, montons ensemble.

Elle passa son bras sous le sien, et, le conduisant jusqu’en haut du grand escalier, ne le quitta qu’à la porte de sa chambre.

Floyd fit venir sa fille dans son cabinet le lendemain matin de bonne heure, tandis que Bulstrode décachetait ses lettres, et que Lucy se promenait de long en large sur la terrasse avec Mellish.

— J’ai télégraphié pour qu’on m’envoie l’argent, ma chère enfant, — dit le banquier. — L’un des commis sera ici quand nous aurons fini de déjeuner.

Floyd avait raison. Une carte, portant le nom d’un M. George Martin, lui fut apportée pendant qu’il déjeunait.

— Priez M. Martin d’avoir la bonté de m’attendre dans mon cabinet, dit-il.

Aurora et son père trouvèrent le commis assis auprès de la croisée ouverte, regardant avec délices, à travers les festons de feuillage qui entouraient les treillages, le superbe jardin d’agrément. Felden était un endroit sacré, aux yeux des jeunes commis de Lombard Street, et une course à Beckenham en cab, par une belle matinée d’été, sans parler de la chance d’une collation, avec du vieux madère, ou un poulet froid, avec de l’ale d’Écosse, passait pour une véritable partie de plaisir.

Martin, qui était sous l’influence du chagrin passager de n’avoir que dix-neuf ans, se leva avec empressement, d’un air confus et surpris, et rougit énormément à la vue de Mme Mellish.

Aurora répondit à ses saluts respectueux par un mouvement de tête, comme elle aurait pu le faire pour un des petits chiens de l’écurie, et s’assit vis-à-vis de lui, à une petite table auprès de la fenêtre. La table était si étroite, que la robe de mousseline d’Aurora frôla le pantalon de drap brun du jeune commis quand Mme Mellish s’assit.

Le jeune homme ouvrit un petit sac en maroquin qu’il portait suspendu en bandoulière par une courroie, et en tira un paquet de billets de banque si minces, si blancs, si neufs, que, dans leur fraîcheur immaculée, ils ressemblaient plutôt à des billets de la Banque d’élégance qu’aux valeurs fictives mises en circulation, pour les besoins d’une nation laborieuse et commerçante.

— J’ai apporté l’argent pour lequel vous avez télégraphié, monsieur, — dit le commis.

— Très-bien, monsieur Martin, — répondit le banquier. — Voici mon reçu tout préparé. Les billets sont… ?

— Vingt de cinquante, vingt-cinq de vingt, cinquante de dix, — dit le commis avec volubilité.

Floyd prit le petit paquet et compta les billets avec la prestesse de l’habitude qu’il avait encore conservée.

— Parfaitement juste, — dit-il en tirant la sonnette, à laquelle il fut aussitôt répondu par un laquais à l’air souriant.

— Servez une collation à monsieur. Vous trouverez le madère excellent, — dit-il avec bonté, en se tournant vers le timide jeune homme. — C’est un vin qui s’en va, et quand vous aurez mon âge, monsieur Martin, il ne vous sera pas possible d’en avoir un verre de pareil à celui que je vous offre aujourd’hui. Au revoir.

Martin s’élança rapidement pour saisir son chapeau qu’il avait posé sur une chaise, renversa avec son coude un tas de papiers, salua, rougit, et trébucha en sortant de la chambre à la suite du laquais qui professait un profond mépris pour les jeunes commis.

— À présent, mon enfant, — dit Floyd, — voici l’argent que tu m’as demandé, quoique, fais-y attention, je proteste contre…

— Non, mon père, plus un mot, dit-elle en l’interrompant, je croyais tout cela arrangé hier soir.

Il soupira, avec le même air triste qu’il avait eu la veille, et, se plaçant devant son bureau, il trempa sa plume dans l’encre.

— Que vas-tu faire, papa ?

— Je vais seulement prendre le numéro des billets.

— Ce n’est point la peine.

— C’est toujours la peine d’être un homme d’ordre, dit le vieillard avec fermeté, tout en inscrivant les numéros les uns après les autres sur une feuille de papier, avec une précision admirable.

Pendant cette opération, Aurora se promenait avec impatience dans la chambre.

— Comme j’ai eu de la peine à avoir cet argent ! — s’écria-t-elle ; — je n’aurais pas eu plus de mal à obtenir ces deux mille livres si j’eusse été la femme où la fille des deux plus pauvres hommes de la chrétienté. Et à présent tu me fais attendre pendant que tu prends les numéros des billets : pas un seul probablement ne sera changé dans ce pays.

— J’ai appris à avoir de l’ordre étant très-jeune, Aurora, — répliqua Floyd, — et je n’ai point perdu mes anciennes habitudes.

Il accomplit cette besogne en dépit de l’impatience de sa fille, et lui donna les paquets de billets lorsqu’il eut terminé.

— Je garderai la liste des numéros, ma chère, — dit-il ; — si je te la donnais, tu pourrais la perdre.

Il plia la feuille de papier, et la plaça dans un tiroir de son bureau.

— Dans vingt ans d’ici, Aurora, — dit-il, — si je vivais jusque-là, je serais à même de reproduire ce papier s’il en était besoin.

— Ce qui ne sera jamais, cher et méthodique père, répondit Aurora ; mes chagrins sont terminés à présent.

Elle enlaça le cou de son père avec ses bras et l’embrassa avec tendresse.

— Il faut que je te quitte, mon très-cher père, aujourd’hui, dit-elle ; il ne faut pas me demander pourquoi… il ne faut rien me demander ! Tu n’as pas autre chose à faire qu’à me chérir et avoir confiance en moi… comme fait mon pauvre John, franchement, sans-arrière pensée, envers et contre tous.