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Aurora Floyd/21

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 14-25).

CHAPITRE XXI

Il dit seulement : « Je m’ennuie ! »

Conyers trouvait que les longues journées d’été étaient lourdes et pesantes à Mellish Park, dans la société de l’ex-entraîneur goutteux, des garçons d’écurie et d’Hargraves, et sans aucune autre ressource littéraire que le dernier numéro du Bell’s Life et quelques feuilles de papier fin, brillant et glacé, qu’on lui envoyait par la poste de King Charles’s Cross, dans la bruyante ville de Leeds.

Il aurait pu trouver assez d’occupation dans les écuries, s’il en avait eu l’envie ; mais après la nuit de l’orage, il y avait eu un changement notable dans ses façons d’agir, et l’étalage qu’il avait fait en paraissant fort occupé, lors de son arrivée au Park, s’était transformé en un laisser-aller qu’il ne déguisait d’aucune manière, et en une complète indifférence, ce qui faisait secouer la tête grise du vieil éleveur, et lui faisait dire à ses subordonnés que le nouveau venu était évidemment trop fier et trop grand pour sa besogne.

James se souciait peu de l’opinion des gens du comté d’York ; il leur bâillait au nez et les suffoquait avec la fumée de son cigare, avec une indifférence flagrante, qui s’alliait bien avec les couleurs splendides de son teint et l’éclat de ses yeux alanguis. Il avait pris la peine d’essayer de se rendre populaire le lendemain de son arrivée, et avait distribué des tapes sur les épaules de ses inférieurs d’une façon toute cordiale ; il avait serré les mains des uns et des autres de façon à se faire aimer des honnêtes paysans, qui étaient ensorcelés par son charmant visage et ses grandes manières. Mais après son entrevue avec Mme Mellish dans le cottage du nord, il sembla abandonner tout désir de plaire et devenir tout à coup mécontent et ennuyé, si ennuyé et si mécontent, qu’il se sentit même porté à se disputer avec le malheureux idiot, et à rendre la vie dure à son serviteur aux cheveux rouges par ses caprices et ses fantaisies.

Hargraves supportait ce changement dans les manières de son maître avec une patience étonnante. Peut-être avec trop de mansuétude, avec cette lente et sourde tranquillité particulière à ceux qui gardent quelque chose en réserve, qui cherchent plutôt qu’ils n’évitent une injure, se réjouissant de ce qui vient enfler le compte général, pour être réparti en orage et en fureur dans l’avenir. L’idiot était un homme qui pouvait amasser sa haine et sa vengeance, cacher ses mauvaises passions dans les sombres replis de son pauvre esprit, et les en faire sortir dans l’ombre de la nuit, pour « les caresser et leur parler, » comme la femme du More embrassait la batiste brodée de pourpre et causait avec elle. Il y avait sûrement bien peu de « société » à Chypre, sans cela elle n’en eût point été réduite à une compagnie si insipide.

Quoi qu’il en soit, Steeve supportait l’insouciante insolence de Conyers avec une douceur telle que l’entraîneur riait de son pauvre serviteur et le considérait comme un lévrier sans intelligence, dont un regard de brillants yeux noirs ou une petite cravache de femme démontaient le peu d’esprit qui restait dans son cerveau troublé. Il toucha deux mots dans ce sens à Steeve un jour qu’il lui avait été désagréable, pendant une longue journée d’été énervante, et l’idiot s’en alla en laissant échapper un ricanement qui ressemblait à un éclat de joie sauvage, en recevant ce compliment. Il fut plus obséquieux que jamais, et parut très-reconnaissant pour les bouts de cigare que l’entraîneur lui accorda généreusement ; il se rendit à Doncastre pour chercher de nouveaux cigares et de nouvelles liqueurs dans la journée, et rapporta le tout aussi servilement que le chien auquel son maître l’avait si poliment comparé.

Conyers ne fit même pas mine d’aller regarder les chevaux dans ce mémorable jour du 5 juillet, mais il s’appuya sur la balustrade de la croisée, sa jambe boiteuse étendue sur une chaise, et le dos appuyé sur la boiserie d’un petit châssis, fumant, buvant, lisant et relisant ses listes de courses toute la journée. L’eau-de-vie et l’eau froide qu’il se versait toutes les demi-heures sans interruption, et qui glissaient dans son charmant gosier, semblaient avoir moins d’influence sur lui que n’aurait produit la même quantité sur un cheval. Cette quantité aurait pu incommoder le cheval, c’est vrai, mais elle n’exerçait aucune action sur l’entraîneur.

Mme Powell, se promenant pour sa santé sous les futaies du nord, courant par cela même l’imminent danger d’attraper un coup de soleil, affecta de passer et de repasser devant la loge, et de regarder Conyers, étendu, sombre et magnifique, dans l’embrasure de la croisée, exhibant la silhouette de sa charmante personne encadrée dans l’épais feuillage qui pendait le long des murs du cottage. Elle était un peu gênée par la présence de l’idiot qui balayait le seuil de la porte, et qui lui lança un regard de connivence lorsqu’elle passa, un coup d’œil qui pouvait signifier :

— Nous connaissons ses secrets, vous et moi, tout beau et tout insolent qu’il puisse être ; nous connaissons le prix modique pour lequel il peut être acheté et vendu. Mais nous gardons notre secret. Nous gardons notre secret jusqu’à ce que le temps mûrisse le fruit sur l’arbre, quoique nos doigts nous démangent pour le cueillir pendant qu’il est encore vert.

Mme Powell s’arrêta pour souhaiter le bonjour à Conyers, et exprimer une surprise aussi grande de le voir dans le cottage du nord, que si elle eût appris qu’il voyageait dans le Kamschatka ; mais Conyers mit fin à ses salutations par un bâillement, et lui dit, avec une certaine familiarité, qu’elle lui rendrait service en lui envoyant le Times du matin, aussitôt que ce journal quotidien arriverait au Park. La veuve était trop sous l’influence de l’impertinence gracieuse de ses manières pour s’y refuser comme elle eût pu le faire, et elle retourna à la maison, déroutée et étonnée, pour satisfaire à sa demande. Donc, par l’excessive chaleur d’une journée d’été, Conyers fumait, buvait, et prenait ses aises, tandis que son serviteur et son subordonné l’épiait d’un air embarrassé, se rappelant vaguement et confusément, dans sa triste et pauvre cervelle, les événements de la soirée précédente.

Mais Conyers se fatigua même de ce far-niente et de ce repos continu qui fit que Rasselas se lassa de son heureux vallon, et qu’il rechercha les âpres brises des cimes des montagnes, et les clameurs des cités lointaines. L’ennui qui s’éleva dans le sein de l’entraîneur devint si grand, qu’il commença à rechercher la solitude champêtre de l’habitation du nord, et qu’il promena sa pauvre jambe estropiée, d’une position dans une autre, avec un vif mécontentement d’esprit qui, par un des nombreux et subtils chaînons qui relient l’esprit et la matière et nous disent que nous sommes mortels, se communiqua à son corps, et lui occasionna cette maladie chronique qui est vulgairement appelée impatiences nerveuses, une fièvre continue, engendrée parmi les fibres du cerveau, qui trouve son issue par ce télégraphe physiologique, la moelle épinière, et se rend jusqu’aux stations les plus éloignées du chemin de fer humain.

James souffrait tellement de ce malaise vulgaire, que, lorsque les sons de l’horloge de l’église vibrèrent harmonieusement au-dessus de la cime des arbres de Mellish Park, dans la tiède atmosphère de la soirée, il jeta sa pipe avec un haussement d’épaules rempli d’impatience, et il appela Hargraves pour lui donner l’ordre de lui apporter son chapeau et sa canne.

— Sept heures, — murmura-t-il, — seulement sept heures ! Je crois qu’il a dû y avoir vingt-quatre heures dans cette journée endiablée.

Il resta à regarder par la fenêtre de la petite habitation, avec un air mécontent qui contractait ses jolis sourcils, et une expression chagrine qui desserrait ses lèvres pendant qu’il prononçait ces mots. Il parcourut le petit réduit du regard, réduit qui semblait plus étroit encore à cause de son encadrement de roses et de clématites, de jasmins et de myrtes, et ressemblait au sabord d’un navire voguant sur une mer de verdure. Il parcourait du regard, à travers l’ouverture circulaire formée par les guirlandes de feuilles et de fleurs, les longues clairières dans lesquelles la lumière du soleil miroitait dans les branches onduleuses de la fougère. Il suivait de l’œil les sentiers sinueux du petit bois, jusqu’à ce qu’ils eussent conduit ses yeux fatigués vers des nappes d’eau bleue qui se transformaient peu à peu en opale et en rose avec le déclin de la lumière. Il voyait toutes ces choses avec une apathie qui n’avait pas le pouvoir de lui faire reconnaître leurs beautés, ni de lui inspirer le plus petit atome de reconnaissance pour Celui qui les avait faites. Il eût mieux valu qu’il eût été aveugle.

Il tourna le dos au soleil couchant, et regarda la figure blême de Steeve Hargraves avec le même sentiment d’indifférence qu’il avait ressenti en contemplant l’aspect enchanteur de la nature.

— Une journée bien longue, — dit-il ; — une journée horriblement ennuyeuse et fatigante ! La voici terminée, Dieu merci.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que pendant qu’il formulait ce remercîment impie, aucun secret avertissement de l’avenir ne parcourut ses veines pour glacer les battements de son cœur, pour arrêter ces paroles sacrilèges sur ses lèvres. S’il eût su ce qui devait arriver si promptement ; s’il eût su, en remerciant Dieu de la fin de cette belle journée d’été, qui ne pouvait jamais revenir avec ses douze heures propices pour le bien ou le mal, certes, il se fût roulé par terre, frappé de terreur subite, et il eût pleuré tout haut pour la honteuse histoire de sa vie, qu’il laissait derrière lui.

Il n’avait jamais répandu de larmes qu’une seule fois depuis son enfance, et encore ces larmes étaient-elles des gouttes brûlantes de rage et de honte, de fureur et de vengeance, pour l’anéantissement du plus grand projet de sa vie.

— J’irai à Doncastre ce soir, Hargraves, — dit-il à l’idiot, qui attendait avec respect le bon plaisir de son maître et le surveillait comme il l’avait surveillé toute la journée, à la dérobée, mais continuellement. — Je passerai la soirée à Doncastre, et… et… je verrai si je puis recueillir quelque chose sur les courses de septembre ; non qu’il y ait quelque chose qui en vaille la peine, parmi ce tas de je ne sais qui.

Puis il ajouta, avec un mépris non déguisé pour les écuries si chères du pauvre John :

— Y a-t-il ici une voiture, une carriole quelconque que je puisse conduire ?

Hargraves répondit qu’il y avait une victoria qui était réservée pour Mellish, et un gig à la disposition des domestiques supérieurs lorsqu’ils voulaient aller à Doncastre, ainsi qu’un char à bancs couvert que les garçons emmenaient à la ville tous les jours pour les provisions nécessaires à la maison.

— Très-bien, — répondit Conyers ; — cours aux écuries et dis à l’un des garçons d’atteler le meilleur poney à la victoria, de l’amener ici, et de marcher droit.

— Mais personne autre que M. Mellish ne se sert de cette voiture, — hasarda l’idiot avec un accent de frayeur.

— Qu’est-ce que c’est, chien de poltron ? — s’écria l’entraîneur d’un ton de mépris. Je m’en servirai ce soir, entends-tu ? Le diable emporte son insolence ! Dois-je être humilié par lui ? C’est sa charmante femme qui le rend si orgueilleux, n’est-ce pas ? Que le diable !… À qui appartenait l’argent qui a servi à acheter le char à bancs ? À Aurora Floyd, sans doute ; et je ne dois point m’en servir, parce que c’est le plaisir de mon seigneur de promener sa dame dans cette voiture sacrée. Écoute ici, idiot sans cervelle, et comprends-moi, si c’est possible ! cria Conyers dans un soudain état d’exaspération qui empourpra sa jolie figure et illumina ses yeux indolents d’un feu nouveau. Écoute ici, Hargraves ; si ce n’était que j’ai pieds et poings liés, et si je n’avais été dupe de la ruse d’une femme, je pourrais fumer ma pipe dans cette propriété et dans une plus belle encore aujourd’hui.

Il désignait du doigt le toit à pignons et les croisées éclairées par le soleil couchant que l’on apercevait au loin entre les arbres.

M. John Mellish !… — dit-il. — Si sa femme n’était pas une diablesse capable d’en revendre à l’homme le plus habile de la chrétienté, je ne serais pas long à le faire chanter autrement. Va chercher la voiture ! — cria-t-il tout à coup en changeant de ton, — va la chercher, et vivement. J’ai peine à me contenir quand je parle de tout ceci. J’ai peine à me maîtriser quand je pense que j’ai été si près d’avoir un demi-million, — murmura-t-il entre ses dents.

Il sortit au grand air, s’éventant avec les bords de son large chapeau d’été, et essuyant la sueur de son front.

— Dépêche-toi ! — cria-t-il avec colère en s’adressant à son serviteur indécis, qui avait entendu toutes les paroles de la conversation animée de son maître, et qui à présent même le surveillait avec plus d’attention qu’auparavant. — Dépêche-toi, animal, te dis-je. Je ne te donne point cinq shillings par semaine pour me regarder. Amène la voiture. Je me suis donné la fièvre, et il n’y a qu’une course qui puisse me remettre à présent.

L’idiot s’échappa de toute la vitesse de ses jambes. On ne l’avait jamais vu courir de sa vie ; bien au contraire, il avait une allure lente et oblique qui ressemblait plutôt à la marche d’un reptile qu’à celle ordinaire à ses semblables.

Conyers arpentait de long en large la petite pelouse qui se trouvait en face de la loge du nord. La colère qui avait empourpré son visage subsistait, et il exhalait son impatience en exclamations furieuses.

— Deux mille livres ! — murmurait-il, — quel pauvre denier. Deux mille ! Pas même l’intérêt d’une année de l’argent que j’aurais dû avoir… argent que j’aurais eu, si…

Il s’arrêta subitement et murmura comme un juron entre ses dents, tout en hachant le gazon du bout de sa canne avec une colère visible. Il est dur, lorsque nous repassons notre mauvaise chance et que nous nous disputons avec notre destin, de nous apercevoir, en remontant à la source, que la cause première de cette mauvaise chance provient de notre faute. C’est ce motif qui fit que Conyers s’arrêta à réfléchir sur son infortune, et proféra un juron ; c’est pourquoi il écoutait avec impatience s’il n’entendait point le bruit des roues de la voiture.

L’idiot parut enfin, conduisant le cheval par la bride. Il n’avait pas osé monter dans le véhicule sacré, et il considérait avec étonnement Conyers qui retournait les coussins de drap marron et les arrangeait pour ses aises et son bien-être. Ni le brillant vernis brun des panneaux, ni la couronne écarlate, ni les ornements reluisants des harnais, ni les accessoires si habilement finis du léger véhicule ne provoquèrent un mot d’admiration de la part de Conyers. Il monta avec autant de légèreté que le lui permettait sa jambe boiteuse, et, prenant les rênes des mains de Steeve, il alluma son cigare avant de partir.

— Tu n’as pas besoin de m’attendre ce soir, — dit-il en roulant sur la route poudreuse ; — je rentrerai tard.

Hargraves ferma bruyamment la grille de fer derrière son nouveau maître.

— C’est ce que je ferai, cependant, — murmura-t-il en regardant entre les barreaux la voiture qui ne paraissait plus que comme un point noir dans un blanc nuage de poussière ; — je veillerai quand même. Vous rentrerez ivre, je parie. (Le comté d’York est tellement un pays de courses et de paris, qu’un simple paysan qui n’a jamais risqué six pence dans tout le cours de sa paisible existence dit : « Je parie, » quand un habitant de Londres dit : « Je pense. ») Vous rentrerez ivre, je parie. On revient généralement dans cet état de Doncastre, et j’entendrai encore quelque chose de votre conversation décousue. Oui… oui… — dit-il d’un ton lent et réfléchi, — c’est une conversation bien décousue et bien vague, je n’en puis encore comprendre ni queue ni tête, pas encore ; je crois bien comprendre tout, mais je ne puis rassembler cela ensemble, il y a quelque chose qui manque, et ce quelque chose m’empêche de rassembler le tout.

Il frotta sa tête garnie de rudes cheveux roux avec ses deux grosses mains maladroites, comme s’il eût voulu forcer un peu d’intelligence à entrer dans son cerveau.

— Deux mille livres, — répétait-il en retournant au cottage, — deux mille livres, c’est une forte somme ; mais c’est deux mille livres que le gagnant ramasse à la grande course de Newmarket, et tous les nobles sont prêts à donner leurs oreilles pour cette somme. Des grands seigneurs se battent et se déchirent pour deux mille livres, il n’est donc pas étonnant qu’un pauvre diable comme moi y pense aussi un peu.

Il s’assit sur le pas de la porte de la loge pour fumer les bouts de cigare que son bienfaiteur lui avait jetés dans le courant de la journée ; mais il réfléchissait toujours sur le même sujet, et s’arrêtait quelquefois lors de l’extinction de son bout de cigare, et avant d’en allumer un autre, pour murmurer : « Deux mille livres… vingt fois cent livres… quarante fois cinquante livres… » avec un geste rempli d’onction après l’énonciation de cette somme, comme si c’eût été même un privilège de penser et de parler d’une pareille somme d’argent, et tout comme pourrait faire un amoureux en l’absence de son idole, en murmurant à la brise d’été le nom qu’il adore.

Les dernières lignes rougeâtres se fondirent dans le bleu des eaux enveloppées par les ombres ; mais l’idiot resta assis, continuant à fumer et à réfléchir jusqu’à ce que les étoiles se montrassent au firmament au-dessus de sa tête. Un peu après dix heures, il entendit un bruit de roues et des pas de chevaux sur la grande route ; et allant à la grille, il regarda entre les barreaux. Comme la voiture entrait avec vitesse par la porte du nord, il s’aperçut que c’était une des voitures de Mellish Park, que l’on avait envoyée à la station au-devant de John et de sa femme.

— Une visite bien courte à Londres, — murmura-t-il ; — je parie qu’elle a été chercher l’argent.

Les yeux avides du groom brillaient entre les barres de fer lors du passage de la voiture, comme s’il eût voulu traverser de son regard les massifs panneaux pour y découvrir ce qu’il venait d’appeler l’argent. Il se figurait que deux mille livres faisaient un énorme tas d’argent, et qu’Aurora l’avait apporté dans un coffre ou dans un paquet qu’il pourrait apercevoir par la portière.

— Je parierais qu’elle est allée chercher l’argent, — répéta-t-il en regagnant la porte de la loge.

Il se rassit sur le seuil de la porte, il reprit ses bouts de cigare et ses réflexions, se frottant souvent la tête, quelquefois avec une main, quelquefois avec les deux, comme pour forcer à y entrer un sens qui manquait à sa pauvre cervelle. Quelquefois il soupirait de fatigue, comme s’il eût été tout le temps occupé à deviner une énigme difficile, et qu’il eût été sur le point d’y renoncer.

Ce fut longtemps après minuit que Conyers rentra, assez abîmé par l’eau-de-vie et la poussière. Il culbuta par-dessus l’idiot, qui était encore assis à la porte, puis jura après Hargraves parce qu’il se trouvait sur son chemin.

— A’ns r’m’n’ l’vtr al l’c’r’c, — dit Conyers, parlant une langue entièrement composée de consonnes, — t’qc’n’s’t ps lng.

Par ce discours un peu obscur, il donnait à entendre à l’idiot qu’il devait ramener sans retard la voiture dans les écuries.

Hargraves obéit aux ordres de son maître, et conduisant le cheval à son écurie au milieu du calme de la nuit, il rencontra un garçon de fort mauvaise humeur, une lanterne à la main, attendant à la porte de l’écurie, et peu disposé à causer, si ce n’est pour faire cette remarque, qu’il espérait bien que le nouvel entraîneur n’allait point jouer à ce jeu toutes les nuits, et qu’il espérait aussi que la jument que l’on élevait pour les courses n’avait pas été maltraitée.

Tous les chevaux de Mellish paraissaient avoir été élevés pour les courses et avoir perdu graduellement l’espoir d’être les vainqueurs du Derby, des Oaks, de la Chester Cup, du Great Ebor, des Yorkshire Stakes, du Saint-Léger et de la Doncastre Cup, sans parler des plus minimes rencontres, telles que Northumberland Plates, Liverpool Autumn Cups et Curragh Handicaps, où ils n’avaient eu que défaites et mécomptes, à leur honte journalière. Il n’y avait pas jusqu’au chariot qui allait chercher les provisions d’épicerie qui ne fût traîné par un animal aux jambes minces, étroit de poitrine et haut d’épaules, appelé Yorkshire Childers, et acheté tout jeune un prix très-élevé par le pauvre John.

Conyers ronflait dans sa petite chambre à coucher, lorsque Hargraves revint à la loge. L’idiot examina curieusement ce beau visage abruti par la boisson et cette tête élégante posée sur l’oreiller chiffonné, dans une de ces affreuses positions que l’ivresse choisit toujours pour se reposer. Steeve se frotta la tête plus fort que jamais, tout en regardant le profil régulier de son maître, ses lèvres rouges à demi entr’ouvertes, la bordure de ses cils noirs se détachant sur ses joues empourprées.

— Peut-être aurais-je pu être bon à quelque chose si j’eusse été comme vous, — dit-il d’un ton de sauvage mélancolie. — Je n’aurais pas été honteux de moi-même. Je ne me serais pas caché dans des coins obscurs… Et penser que je ne suis point comme tout le monde ! Quelle affreuse honte de n’être point comme eux ! Si je l’avais été je n’aurais pas eu de motif pour me cacher des autres jeunes gens, personne ne m’aurait dit de me déranger du chemin, comme un vilain chien, ainsi que vous me l’avez dit ce matin : soyez maudit ! La vie est douce pour vous.

Caliban dut regarder ainsi Prospero, le cœur gonflé de haine et d’envie, avant de retourner à son infime besogne : de laver la vaisselle et de récurer les plats.

Hargraves montra le poing au dormeur lorsqu’il eut fini de parler, puis se baissa pour ramasser les effets de l’entraîneur maculés par la poussière et épars sur le plancher.

— Je suppose qu’il va me falloir brosser ceci avant de me coucher, — murmura-t-il, — afin que mon seigneur trouve le tout prêt lorsqu’il se réveillera demain matin.

Il prit les vêtements sur son bras et la lumière dans sa main, puis descendit dans la chambre d’en bas, où il trouva une brosse et se mit à l’ouvrage avec activité, s’entourant d’un nuage de poussière comme un de ces horribles génies arabes sur le point de se transformer en un prince charmant.

Il s’arrêta tout à coup de brosser et chiffonna le gilet entre ses mains.

— Il y a un papier ! — s’écria-t-il ; — un papier cousu entre étoffe et doublure !

Il omit l’article devant chacun de ces substantifs, comme c’est l’habitude de ces paysans lorsqu’ils sont émus.

— Un bout de papier ! — répéta-t-il, — entre étoffe et doublure ! Je vais découdre le gilet et voir ce que c’est !

Il tira son couteau de sa poche, décousit avec soin une portion de la couture du gilet, et en tira un morceau de papier plié en double, d’une grandeur raisonnable, assez épais, en partie imprimé, en partie écrit.

Il s’appuya près de la lumière, ses coudes sur la table, et lut le contenu de ce papier lentement et laborieusement, suivant chaque mot avec son doigt épais, quelquefois s’arrêtant très-longtemps sur une syllabe, quelquefois relisant une demi-ligne ou environ, mais suivant continuellement les mots avec son doigt.

Lorsqu’il fut parvenu au dernier mot, il partit d’un grand éclat de rire, comme s’il venait de deviner une énigme fort difficile et qui l’avait tracassé toute la soirée.

— Je sais tout maintenant, — dit-il ; — je puis tout rassembler à présent, ses paroles… et les siennes… et l’argent. Je puis tout rassembler et tout comprendre. Elle va lui donner les deux mille livres pour qu’il s’en aille et ne dise rien de tout ceci.

Il replia le papier, le replaça avec soin dans sa cachette entre l’étoffe et la doublure du gilet, puis fouilla dans sa vaste poche, en retira un portefeuille en cuir horriblement gras, dans lequel, parmi toutes sortes de fatras, se trouvaient des aiguilles et un écheveau de fil noir embrouillé. Alors, se baissant au-dessus de la lumière, il se mit à coudre tranquillement la couture qu’il avait ouverte avec assez d’adresse et de propreté, en dépit de l’air gauche de son énorme personne.