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Autour de l’Afghanistan/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et cie. (p. 103-129).

CHAPITRE V

DE YARKAND AUX GLACIERS DU SASSER

En route pour le Petit Tibet. || Légende des goitreux de Poskam. || Quelques oasis du Turkestan chinois. || Le Kilyang Davan. || Chah-i-Doulah. || Le Soughet Davan. || Ak-Tagh. || Antilopes tibétaines. || La passe du Karakoroum. || Histoire du marchand de peignes. || Camp de Mourgo-Boulak. || Brangsa-Sasser.
* * *

15 août. — Voilà huit jours que nous sommes dans cette ville malsaine et peu séduisante de Yarkand, retenus par les innombrables préparatifs d’une nouvelle et longue étape. Enselme roule déjà en charrette chinoise sur la route de Kachgar. Pour nous qui devons prendre le chemin du Tibet, nous avons réussi, non sans peine, à vaincre le mauvais vouloir de l’Amban et notre caravane, définitivement organisée, se trouve réunie ce matin dans la cour du Yamen où nous logeons.

Sur le sol, autour de nous, c’est un amoncellement étrange de harnais, de tentes, de bagages de toute espèce que les muletiers, sous la direction d’Iskandar, commencent à charger sans hâte sur leurs petits chevaux nerveux et trapus. Avec eux, nous allons faire la route jusqu’à Leh et traverser, au milieu de difficultés sans nombre, les hautes chaînes du diaphragme asiatique… De leur énergie, de leur bonne volonté dépendra le succès de notre entreprise et je les regarde curieusement, ces trois grands gaillards au masque impénétrable, essayant de deviner ce qu’ils seront plus tard, dans les jours d’abattement et de misère. Mais l’instant du départ est arrivé : à cheval donc, et en route vers le Karakoroum !

Dès la sortie des ruelles sombres de la ville, nous cheminons à travers des jardins remplis de fleurs ; le ciel est limpide, un clair soleil illumine la campagne ; on respire à pleins poumons, plus heureux de vivre aujourd’hui, parce qu’on a repris l’existence libre du nomade.

Nous sommes bientôt sur la rive gauche de ce fameux Raskem Daria qui nous a déjà causé bien des déboires : c’est un fleuve large et torrentueux dont la traversée ne sera pas des plus faciles. Un grand bac qui sert au passage des caravanes est là, contre la berge ; hommes et chevaux s’y entassent pêle-mêle, et nous filons à la dérive, emportés comme un fétu de paille par la vitesse folle du courant. Deux fois la barque, prise dans les remous produits par les rapides, a failli chavirer ; par bonheur, les bateliers n’ont pas perdu la tête et nous voici tous débarqués sains et saufs sur la rive opposée, à plus d’un kilomètre en aval.
UNE RUE À POSKAM-BAZAR.

Une maisonnette toute proche nous offre son ombre hospitalière pour déjeuner : le site est charmant, parmi les herbages et les fleurs, et nos yeux, fatigués de la monotonie des solitudes, admirent cette belle végétation, ces champs de maïs ou de chanvre, mêlés de coquelicots, de pâquerettes et de bleuets. La halte terminée, nous nous engageons dans un chemin creux délicieusement ombragé et bordé de canaux d’arrosage : partout ici l’eau circule à profusion, mais à vrai dire c’est une eau boueuse, malsaine, dont les indigènes ne veulent pas et à laquelle ils préfèrent le jus fade d’horribles melons très communs dans le pays. Aussi rencontre-t-on à chaque pas, sur les bas-côtés de la route, de nombreux enfants vendeurs de ces sortes de pastèques.

Tandis qu’Iskandar s’amuse à un marchandage qui n’en finit pas, une scène charmante attire mon attention. Trois fillettes, habillées de robes éclatantes et coiffées du petit bonnet sarte qui maintient sur leurs tempes des touffes de géranium, sont assises sous un saule, parmi les aubépines : elles viennent de faire la charité d’un melon à un pauvre mendiant tout déguenillé, et c’est touchant de voir cet homme presque centenaire s’incliner devant elles en une profonde révérence, comme devant trois princesses de conte de fées…

À mesure qu’on avance, la route devient de plus en plus poussiéreuse, et quand nous faisons notre entrée dans le bourg de Poskam Bazar, nos vêtements sont couverts d’une épaisse couche de sable. Le guide, qu’a bien voulu nous donner l’Amban de Yarkand, nous conduit dans un antique yamen, précédé d’une cour où trois noyers géants mettent une fraîcheur exquise. Bien vite, on installe sous les arbres de grands tapis de feutre, aux dessins multicolores, sur lesquels viennent s’asseoir près de nous les anciens de la ville, et tandis qu’une petite vieille à l’air futé s’empresse à nous servir, dans le calme de cette belle soirée, un seigneur à la barbe de neige nous conte la légende des goîtreux de Poskam :

« Il était une fois, voilà des temps et des temps, un très vieil homme qui était un sait et que tout le monde vénérait. Il vivait dans une petite échoppe et confectionnait, mieux que personne, des tchereks qui sont de belles bottes chinoises d’une forme spéciale, dont il a laissé le secret et qu’on ne fabrique qu’à Poskam. C’est à quoi il gagnait largement sa vie, car tous les seigneurs voulaient chausser leurs pieds de ces bottes qui portaient bonheur, disait-on. Or un jour, la veille du grand marché de Yarkand, le vieillard, qui pensait bien rencontrer là tous les plus riches de la ville et d’ailleurs, remplit un grand bissac de ses plus beaux tchereks et se rendit au pâturage chercher son fidèle chameau pour que tout fût prêt le lendemain dès l’aube. Puis il fit sa prière et l’âme en paix s’endormit tout joyeux. Mais une triste réalité l’attendait au réveil… Pendant la nuit, le chameau, le bissac, les bottes, tout avait disparu ! Alors le saint homme pris d’une violente
PENDANT LES HUIT PREMIERS JOURS DU VOYAGE, LES CHEVAUX DÈS L’ARRIVÉE À L’ÉTAPE SONT MIS EN CERCLE ET ILS TOURNENT AINSI AU PAS DURANT UNE HEURE.

MOULIN DANS L’OASIS DE BOKA.
colère s’écria : « Que tous ceux qui ont volé mes tchereks aient désormais dans le cou la bosse de mon chameau ! » C’était un souhait terrible venant d’un vieillard qui était en si bons termes avec Allah. Et ceci est tellement vrai que sa prière fut exaucée sur heure. Depuis ce temps — et je parle de très loin, très loin — les habitants de Poskam sont tous goîtreux, car Mahomet, n’ayant pu trouver le voleur, préféra frapper la ville entière plutôt que de désobliger un aussi sage et fidèle serviteur. »

16 août. — Étape très courte ; nous allons par une route toujours voilée de poussière grise jusqu’au village de Yakchambi Bazar. Iskandar, qui trouve les chambres du caravansérail par trop primitives, se met à la recherche d’une installation plus convenable. Un quart d’heure ne s’est pas écoulé qu’il revient triomphant, ayant découvert hors des murs un logis somptueux. « Ce n’est pas loin, Saheb », dit-il, et nous le suivons dans un petit sentier bordé d’aubépines. Le soleil de midi brûle atrocement. Déjà nous pensons que l’interprète a eu tort de nous entraîner si loin ; mais voici une porte vermoulue tout encombrée de ronces. Elle s’ouvre et nous avons alors un instant de surprise, d’enchantement même, tant le lieu est étrange.

Au milieu d’un grand jardin, parmi les fleurs et les bassins de marbre, s’élève un kiosque de forme octogonale, à demi caché dans les rosiers grimpants. Sous la coupole tapissée des plus admirables faïences, de nombreux serviteurs installent, pour nos séants de marque, riches tapis et coussins de soie pourpre. Et il nous semble vraiment, dans ce décor riant et frais, être transportés, comme par une baguette magique, au pays merveilleux des mille et une nuits…

Nous cheminons le lendemain à travers une campagne verdoyante, parsemée de mûriers et de saules. Dans les villages, c’est un grouillement amusant de petits naturels nus comme des vers ; c’est encore le tableau pittoresque des marchands de pastèques assis au bord des ariks, près de jolis ponts rustiques aux balustrades ouvragées… Puis nous nous engageons dans un chemin creux ensablé au bout duquel est Kargalik[1], avec ses petites maisons de terre et les ruelles couvertes de son bazar. L’Amban, sur le vu de nos papiers, nous fait conduire dans la maison du maire de la ville, et la journée se passe en longues causeries dans le jardin de notre hôte où poussent, pêle-mêle, capucines, soucis, géraniums et pâquerettes.

18 août. — Dès la sortie de la ville, les cultures cessent : nous sommes en plein désert, rien que du sable et des petits galets noirs et blancs ! Le paysage continue aussi désolé jusqu’à la petite oasis de Bech-Arik où l’on doit faire halte. Il y a là une sorte d’hôtellerie dont la cour est abritée du soleil par une treille ; dans le coin le plus ombragé, un groupe de caravaniers, au visage énergique, causent en fumant la pipe à eau.
ITINÉRAIRE DE YARKAND À SRINAGAR.
Nous nous installons tout à côté sur un beau feutre tout neuf et nous restons ainsi jusqu’à l’heure du crépuscule, devant les kalyans et les microscopiques tasses de thé, à écouter les aventures un peu folles de ces coureurs de grandes routes.

Le lendemain, nous avons à faire une longue étape dans un désert de sable pour arriver jusqu’à l’oasis de Bora dont les saules et les peupliers géants excitent notre admiration. La moisson vient d’être terminée ; les indigènes groupés sur l’aire surveillent les bœufs qui piétinent les gerbes. De toutes parts on entend bruire les cascades et ronronner les meules des moulins ; une fraîcheur délicieuse nous enveloppe qui enchante et fait oublier en un instant la plaine désolée de tout à l’heure.

Après dîner, dans la cour de notre demeure, Iskandar et Zabieha, mis en belle humeur par le charme de cette soirée, organisent un concert à grand orchestre : l’un joue du tambourin sur une boîte de conserves, l’autre se sert d’assiettes en guise de cymbales, tandis que nos caravaniers, gagnés par l’entrain général, sautent plutôt qu’ils ne dansent au rythme de cette musique barbare… et nous avons ainsi tout à fait l’air d’une troupe de saltimbanques faisant la parade avant le spectacle.

J’ai la désagréable surprise, au matin du jour suivant, de me croire revenu en arrière dans le plus mauvais passage des Pamirs. Un épais brouillard de sable, qui obscurcit l’atmosphère, nous accompagne jusqu’à l’oasis de Bach-Langar[2], terme de notre étape. Là nous sommes rejoints par une importante caravane qui transporte aux Indes des charges de haschich. Zabieha en profite pour se faire confectionner une pipe du terrible poison, qu’il fume d’ailleurs sans aucun plaisir, et le seul résultat de cette fantaisie est une fringale extraordinaire !

La chaleur est fatigante, les nuits pénibles ; depuis Yarkand le thermomètre n’est jamais descendu au-dessous de 29°. Ce soir pourtant la brise souffle un peu moins brûlante et je me couche de bonne heure, espérant dormir longuement. Hélas ! trois délicieux petits chats, attirés par le tic-tac de ma montre, s’obstinent à vouloir jouer sur mes couvertures et il faut nous livrer avec Iskandar à une chasse en règle pour expulser les jeunes importuns.

21 août. — À la sortie de l’oasis de Sasan, située à 16 kilomètres au nord de Bach-Langar, nous traversons non sans quelque difficulté la rivière de Kilyang grossie par la fonte des neiges, puis nous remontons le long de la rive droite, au pied de falaises blanchâtres. Deux heures de route et l’on touche au village de Kilyang[3] dont les rues sont bordées, comme à Bora, de saules gigantesques.

Le sous-officier chinois qui nous servait de guide rentre demain à Kargalik ; désireux sans doute de nous laisser sur une bonne impression, il organise pour le
DANS LES GORGES AU DELÀ D’AK-CHOUR ; NOS HOMMES SE DEMANDENT QUELLE EST LA ROUTE À SUIVRE.

TOUT PRÈS D’ARRIVER AU KILYANG-DAVAN ON ARRÊTE LES YAKS POUR REFAIRE LES CHARGES.
soir un grand ballet avec toutes les étoiles du pays. Au coucher du soleil arrivent en effet cinq ou six femmes, plus laides les unes que les autres, qui vont, paraît-il, nous présenter leurs danses nationales. Les gens du village se sont joints à nos caravaniers et assistent avec nous au spectacle. Leurs groupes bariolés, vaguement éclairés par la flamme tremblotante de quelques lampes fumeuses, forment un tableau des plus curieux : c’est le théâtre de la nature au désert. L’orchestre, composé d’une guitare et d’un grand tambour de basque, est merveilleux d’entrain. Pendant la danse, les spectateurs, par une coutume dont le sens m’échappe, se lèvent tour à tour et jettent de la menue monnaie sur le tapis, après avoir passé leur main sur la tête de chaque danseuse. Mais une demi-heure de ce spectacle suffit à notre bonheur et nous licencions la troupe qui va continuer la représentation dans quelque maison voisine.

22 août. — Aussitôt après avoir quitté Kilyang, nous trouvons la route barrée par une muraille rocheuse. Une rivière coule en bouillonnant entre deux parois de rocs déchiquetés, par-dessus lesquels est jeté un pont de bois grossier où nous nous engageons à la file. En face, c’est la montagne, les routes pierreuses à flanc de coteau ; c’est de nouveau et pour longtemps sans doute l’acheminement à travers les cols en échelle, les hauts plateaux et les plaines désertiques, vers un but qui fuit devant nous.

Sous une pluie battante, par un vent furieux et glacial, la caravane arrive au hameau d’Ak-Chour[4], groupe de trois ou quatre maisons bien misérables, tapies dans un renfoncement de la vallée. Nous sommes pourtant bien heureux de trouver ces abris de pierres et nous nous y installons du mieux possible, avec l’aide de l’Aksakal qui se prodigue pour recevoir dignement ses hôtes de passage.

24 août. — L’étape d’hier nous a conduits, à travers des gorges difficiles, jusqu’au confluent de la rivière du Kilyang et du Liam-Lyung où nous avons campé. Nous remontons aujourd’hui la même vallée, sous la conduite de l’Aksakal d’Ak-Chour et, par des sentiers escarpés où les chevaux ont grand’peine à s’accrocher, nous parvenons au refuge de Tchouchkoun, à l’altitude de 3 728 mètres. Mais ce refuge en ruines offre une bien faible protection contre la pluie mêlée de neige qui tombe en rafales ; pas de bois… c’est avec peine qu’on allume un feu d’argol et nous désespérons de pouvoir nous réchauffer quand l’Aksakal, ému de nos misères, se résout à violer la loi et arrache de ses propres mains une solive de la charpente à moitié démolie déjà. Nous voilà sauvés ; bientôt une belle flambée crépite qui nous réconforte et ranime le courage de nos hommes.

La nuit a été pénible, troublée par les grognements des yaks et par les conversations bruyantes des
LA COLLINE AU SOMMET DE LAQUELLE EST ENTERRÉ CHAH-I-DOULAH SUR LES RIVES DU KARA-KASCH.

UN DOUBLÉ SUR DES ANTILOPES TIBÉTAINES, À PLUS DE 5 000 MÈTRES D’ALTITUDE.
caravaniers. Au point du jour, on charge les bagages et une fois tout en ordre nous nous mettons en route vers les sommets neigeux, tandis que l’Aksakal d’Ak-Chour reprend seul le chemin de son village.

Dès le départ Iskandar à des difficultés avec son yak, une superbe bête noire comme un corbeau, qui, trouvant sans doute notre interprète un peu trop lourd, cherche à le jeter à terre et se livre dans ce but à des exercices du plus joyeux comique. Le temps s’est remis au beau ; on entend les perdrix rappeler dans les gorges voisines. Bientôt nous en rencontrons plusieurs compagnies et nous nous livrons à un véritable massacre : ce sont des oiseaux de la taille d’une grosse pintade que les indigènes nomment des oulars et dont la chair est excellente.

Après deux heures d’une ascension facile le long de croupes gazonnées, nous arrivons à un petit lac dominé par de hautes parois rocheuses saupoudrées de neige. Par des lacets interminables, il nous faut maintenant gravir une moraine de schiste jusqu’à un replat couvert de glace où l’on fait halte pour laisser reposer les yaks qui soufflent et halètent péniblement ; le baromètre indique 4 810 mètres : chose bizarre, nous sommes exactement à l’altitude du mont Blanc. Plus haut, nouvel arrêt pour refaire les charges ; le brouillard nous cache le sommet du col, mais à en juger par les précautions que prennent nos gens, il doit y avoir là quelque passage périlleux. Un coup de vent qui déchire les nuages me permet d’apercevoir à mes pieds une combe profonde remplie de cadavres de chevaux ; dans l’obscurité glacée, volent en croassant des nuées de corbeaux et des vautours y tourbillonnent par centaines : c’est une véritable vision de l’Enfer du Dante !

Mais les charges sont prêtes, on se remet en route. À travers un névé où les malheureux yaks glissent à chaque pas ; après le névé, une moraine en décomposition dont la pente, presque verticale, surplombe le charnier entrevu tout à l’heure. Les chevaux qui grimpent au-dessus nous envoient des avalanches de pierres et paraissent arrêtés par une grosse difficulté… qu’y a-t-il encore ?

Je n’attends pas longtemps la solution du problème ; des cris me font lever la tête et j’aperçois un cheval qui roule sur la pente, en même temps que je reçois une grêle de cailloux. Nos montures, affolées par le bruit et par cette brusque dégringolade, font demi-tour au-dessus de l’abîme et c’est miracle que Zabieha et moi ne tombions pas dans la fosse commune pour être bientôt, nous aussi, la proie des grands oiseaux voraces dont le vol tourbillonnant énerve et fascine. Nous arrivons enfin au passage délicat, banc de glace à 45° qu’il nous faut traverser à pied, et nous voilà parvenus au Kilyang Davan : le baromètre donne 5 260 mètres, un brouillard intense nous enveloppe. Il est impossible d’y voir à plus d’un mètre devant soi et la minute est pleine d’émotion au milieu de ce chaos de pierres, de bêtes et de gens, dans cette sorte
LA COUR EXTÉRIEURE DU FORTIN CHINOIS DE SOUGHET-KOURGAN.
d’obscurité nuageuse que percent seulement les appels des caravaniers et le piétinement acharné des chevaux et des yaks.

Pendant que deux hommes dévalent vers l’abîme à la suite du malheureux cheval pour tenter un sauvetage bien improbable, nous descendons au sud une pente rapide avec de la neige jusqu’aux genoux. Puis nous retrouvons la moraine et, par un sentier relativement facile, nous parvenons en moins de quatre heures au point appelé Tegermanlik[5] où l’on installe le camp parmi d’énormes galets, sur le bord d’un torrent. Une heure après, arrivent nos chevaux ; quelle n’est pas notre stupéfaction en constatant qu’aucun ne manque à l’appel et que la malheureuse bête qui a dégringolé tout à l’heure accompagne le reste de la caravane : elle est là, couverte de sang, la peau criblée de mille entailles, l’œil droit perdu… c’est lamentable. Quant à nos hommes, ils se consolent en disant que la fois dernière, ils ont perdu seize chevaux au même endroit.

28 août. — Deux jours de marche dans les gorges du torrent de Tegermanlik nous ont amenés sur les bords du Kara-Kasch, parmi de hautes falaises sombres et désolées.

En mettant ce matin le pied hors de ma tente, j’aperçois un bon vieux Kirghize à la mine réjouie qui aide nos hommes à charger les bagages : c’est le Yousbachi (chef de cent) du village de Tourou-Sou qui, ayant eu la malencontreuse idée de passer par là, s’est vu réquisitionner par Iskandar. Il remplacera, pour nous conduire à Chah-i-Doulah, les deux hommes de l’Aksakal d’Ak-Chour qui vont rentrer chez eux.

Nous remontons la vallée en suivant la rive gauche du Kara-Kasch, précédés par le Vousbachi qui, avec sa calotte et ses favoris, ressemble à un gros paysan normand ; son cheval, haut comme une chèvre, est la risée des caravaniers… Bientôt le défilé s’élargit et la rivière s’y étale en de nombreux bras : nous en profitons pour la passer, puis nous continuons sur la rive droite jusqu’à hauteur de Chah-i-Doulah. Il nous faut alors retraverser le Kara-Kasch par un gué si profond que notre guide et son minuscule poney font mine de disparaître sous l’eau. Devant nous un fortin[6] dresse ses murailles en ruines, tandis qu’un peu plus loin, des queues de yaks et des cornes d’ibex, plantées au sommet d’une colline, marquent l’emplacement d’un mazar fameux dans toute la région.

Pendant que les hommes rangent nos caisses à côté d’une maisonnette où nous trouverons un gîte pour la nuit, notre Vousbachi, en veine d’amabilité, vient s’asseoir près du feu et nous conte, sans trop se faire prier, les « potins » de la vallée. D’après lui le mazar existe depuis les temps les plus reculés et recouvre la
LA SOURCE DU RASKEM, AU POINT APPELÉ BALTI-BRANGSA.

NOS CHEVAUX DE SELLE PARVIENNENT ÉPUISÉS AU COL DU KARAKOROUM (5 510 MÈTRES).
tombe d’un chef militaire venu jadis à la tête d’une armée pour combattre les Chinois. Il est intéressant de savoir quelle pouvait être la nationalité de ce Chah-i-Doulah et j’interroge le Kirghize.

« Makedon », nous répond-il.

Et il explique que ce guerrier venait de La Mecque. Mais il me revient à l’esprit que les Sartes, dont le langage est à peu près le même que celui de ces pays-ci, appellent Alexandre-le-Grand « Iskandar-Makedon » et je me demande alors si Chah-i-Doulah n’était pas macédonien et par conséquent l’un des capitaines de l’armée d’Alexandre[7].

Quoi qu’il en soit, ce mazar est parmi les plus vénérés et les Kirghizes viennent en foule y sacrifier moutons et yaks pour obtenir du saint la guérison d’un malade ou la protection des troupeaux. Une riche veuve de la région voulant, disait-on, se ménager les faveurs de Chah-i-Doulah dans l’espoir peut-être de retrouver un époux, fit construire la petite maison où nous sommes, afin de permettre aux pèlerins de méditer et de prier à l’abri de la tourmente qui surprend fréquemment le voyageur dans ces parages. Comme pour corroborer les dires du Yousbachi, un violent orage éclate tout à coup sur nos têtes et nous n’avons que le temps de nous barricader en bénissant la noble dame kirghize.

29 août. — Il a plu une partie de la nuit et lorsque nous montons à cheval, de lourds nuages gris s’accrochent encore aux flancs des montagnes. La caravane atteint de bonne heure le fortin chinois de Soughet-Kourgan[8]. C’est un aimable vieillard tibétain qui nous reçoit. Le logement qu’il nous offre est très propre et nous en apprécions comme il convient le confortable relatif, sachant ce poste le dernier abri de pierres que nous devions rencontrer jusqu’aux villages du Petit Tibet : une dizaine de jours de tente en perspective à plus de 5 000 mètres !

Le vent qui souffle en tempête nous offre au matin la surprise d’un temps splendide et d’un gai soleil. Notre étape s’accomplit doucement, à travers une étroite vallée, jusqu’à Bachi-Boulak, où le camp est installé sur une fraîche herbe verte qu’arrosent en tous sens d’innombrables petites sources.

En route le lendemain dès l’aube, nous grimpons constamment parmi de gros blocs de rochers qui rendent la marche fort pénible. Après un arrêt au point appelé Koutasse-Dijilga[9], on reprend l’ascension de plus en plus fatigante. Trois de nos chevaux boitent ; l’un d’eux souffre à ce point que Zabieha le débarrasse des bagages qu’il porte et en charge sa propre monture, à la stupéfaction des caravaniers. Il est plus de cinq heures quand nous atteignons enfin le col du Soughet Davan, à 5 380 mètres. Bêtes et gens sont à bout de forces, aussi nous voyons-nous dans l’obligation de camper non loin de là, sur un plateau désert affreusement balayé par la tourmente.

On voudrait pouvoir dormir, mais l’altitude élevée (5 075 mètres) cause une telle oppression à tout le monde, qu’il est impossible de rester étendu et que nous devons passer la nuit, serrés les uns contre les autres, accroupis autour d’un maigre feu de crottin, car nous n’avons plus de bois et aucune racine ne pousse sur le sol couvert d’ardoises. Les chevaux sont plus malades encore que nous-mêmes et la plupart ont des saignements de nez qui achèvent de les affaiblir. C’est une véritable nuit de misère et de souffrance qui nous paraît interminable.

1er septembre. — Aujourd’hui, nous allons retrouver le Raskem Daria et passer au point dit Ak-Tagh, que j’avais primitivement espéré atteindre en venant de l’ouest. Mais on se rappelle mes difficultés avec les caravaniers au col d’Ili-Sou, l’impossibilité de suivre cette route à cause de la hauteur des eaux et l’obligation où je fus contraint, bien malgré moi, de remonter jusqu’à Yarkand en abandonnant la voie du Raskem. Depuis le 25 juillet nous sommes en route pour gagner ce point. Enfin nous y touchons ! Le paysage est nu et désolé ; pas une goutte d’eau dans le lit du fleuve cependant large d’un kilomètre. Vers le sud, un massif de glaciers nous indique la direction du Karakoroum…

Nous venions à peine de dépasser Ak-Tagh, qu’une superbe antilope, aux cornes majestueuses, traverse le sentier devant nous, sans paraître nullement inquiétée de notre présence. J’avais, par bonheur, ma carabine suspendue à l’arçon de ma selle.

— À vous ! me crie Zabieha, qui, le premier, a vu la bête imprudente.

Je tire vivement et l’atteins au jarret. Elle fléchit d’abord, puis double d’allure. Mais à la traînée de sang qu’elle laisse sur le sable, Zabieha, la jugeant blessée sérieusement, se lance au galop à sa poursuite. Course vaine : malgré sa blessure l’antilope nous échappe.

On campe aujourd’hui dans le lit même du Raskem, près d’une source minuscule que les caravaniers nomment Darvaz-Sarigout. L’eau qu’elle donne parcimonieusement coule avec une telle lenteur que nous demeurons près d’une demi-heure la gorge sèche, à attendre le litre d’eau dont nous avons besoin. Pourtant l’endroit est très fréquenté par les caravanes ; de nombreux squelettes de chevaux attestent même que les malheureuses bêtes y meurent bien souvent de fatigue et de faim. Vers le soir, le tonnerre gronde et la neige se met à tomber à gros flocons ; nous sommes à 4 075 mètres d’altitude.

Au réveil, la campagne est toute blanche de la neige tombée pendant la nuit, mais le ciel est pur et
LE KIZIL-YAR OU « DÉFILÉ ROUGE ».
tout nous promet une belle journée. Nous remontons le lit toujours desséché du Raskem. Un de nos chevaux, qui depuis plusieurs jours boitait très bas, est abandonné par les caravaniers ; il est dans un état lamentable et Zabieha, pour abréger sa souffrance, lui loge une balle dans le front. Pauvre vieux serviteur mort à la peine ! Je ne puis m’empêcher de me retourner plusieurs fois, et longtemps derrière nous, sa masse noire reste visible sur la neige où le sang fait une tache qui va s’élargissant autour des naseaux. Un squelette de plus qui blanchira demain sur les cailloux secs de la plaine…

Combien nous aimerions mieux voir étalé à nos pieds le corps gracieux et svelte d’une antilope. Il s’en montre précisément de tous côtés autour de nous ; par malheur elles sont beaucoup plus farouches que la première et fuient à notre approche. Zabieha, toujours intrépide, les pourchasse sans se lasser. Demeuré seul, je laisse mon cheval à Iskandar et je m’avance en rampant jusqu’à la crête d’un vallon où je viens d’apercevoir deux femelles. Mais la marche rapide, à cette altitude, a tellement accéléré les battements de mon cœur que je suffoque. Il me faut attendre, accroupi sur le sol, l’instant où ma respiration redevenue normale me permettra de viser convenablement ; du reste les deux antilopes broutent sans méfiance. Pourtant l’une d’elles vient de lever la tête et flaire le vent ; j’épaule aussitôt, un genou en terre, et je tire : au coup elle s’effondre. La seconde, surprise, fait un bond et ne sachant de quel côté est le danger, s’arrête, en éveil, près du cadavre de sa compagne : deux balles m’en rendent maître. Alors je vois se dresser soudain, comme un lièvre bondissant de son gîte, Iskandar qui m’avait suivi. Plus joyeux certes que moi-même, il se précipite le couteau à la main vers mes deux victimes et, poussant des cris de victoire, il les égorge suivant le rite musulman.

Mais quand nous voulons nous remettre en route, la caravane a disparu de l’horizon. Comment faire ? Aucune piste n’est marquée sur le sol, aucune indication ne peut nous mettre sur la voie dans cette vallée déserte, large de plusieurs kilomètres, où seules quelques antilopes errent encore çà et là… Par bonheur, l’un de nous retrouve les traces de nos bêtes et, toujours en remontant le lit desséché du Raskem qui serpente au mulieu de collines d’un rouge brique, nous parvenons enfin, à la nuit tombante, au campement choisi par les caravaniers.

La source, à côté de laquelle sont plantées les tentes, à nom Balti-Brangsa ; c’est une des sources de cet immense Raskem Daria que nous avons traversé près de Yarkand et qui s’étend majestueux jusqu’aux rives du Lob-Nor. Nos poumons commencent à ressentir un peu moins les effets de la haute altitude où nous sommes (5 040 mètres) ; cependant l’oppression est encore fort désagréable. N’était cet inconvénient presque quotidien, nous passerions ici une soirée délicieuse, au milieu du cirque de glaciers qui nous entoure et dont la lune, incomparablement claire, varie à l’infini les inoubliables aspects. Le ciel est d’une pureté merveilleuse et de légers nuages, qui courent à l’horizon, ont Le profil si nettement découpé et dessinent de si étranges figures qu’ils semblent de grands oiseaux de proie planant, d’un vol fantastique, sur le mystère de ces mornes étendues…

3 septembre. — Je suis réveillé par les cris et les jurons des caravaniers. Énervés sans doute par la fatigue et l’altitude, ils se battent à coups de piquets de tente et sortent même leurs couteaux. Il faut, pour les calmer, toute l’autorité de Zabieha qui se jette résolument entre eux ; mais ils se séparent en maugréant et tout nous fait prévoir de prochaines querelles qui amèneront quelque nouveau pugilat. Nous n’avons vraiment pas besoin de ce surcroît inattendu de préoccupations, car si le ciel est riant, au lever du soleil qui teinte d’une douce lumière à peine rosée les glaciers d’où sort le Raskem, la terre est d’un aspect plutôt sinistre. Des cadavres de chevaux, des squelettes aux attitudes fantastiques, plus nombreux à mesure qu’on avance, jalonnent la piste devant nous.

Après 10 kilomètres environ de chemin presque facile, nous abordons les pentes du Karakoroum. Immédiatement au pied du col, un amas de grosses pierres attire mon attention : c’est là, paraît-il, le monument élevé jadis par notre compatriote, M. Dauvergne, à la mémoire de son ami Dalgleish, assassiné en cet endroit par un Afghan ; je ne puis malheureusement retrouver aucune trace de l’inscription qui commémorait l’attentat. Cent mètres plus haut, nous sommes au col ; un mazar, au-dessus duquel flotte un chiffon tout effiloché par la tourmente, marque la ligne frontière entre le Céleste Empire et les Indes. Je regarde mon baromètre ; il indique 5 510 mètres. Nous souffrons relativement peu de l’altitude, mais il n’en est pas de même des chevaux qui paraissent épuisés et soufflent du sang par les naseaux. À nos pieds, sur un replat proche du col, un malheureux chameau, abandonné par quelque caravane, se débat contre de grands vautours au cou pelé qui tourbillonnent en l’air autour de lui et qui attendent sans doute le dernier souffle de la pauvre bête pour se précipiter à la curée…

Sitôt le passage franchi par tout le monde, la caravane dévale les pentes sud du massif et vient dresser les tentes sur les bords d’un ruisseau, parmi des pierres blanches où ne pousse pas la plus petite herbe verte. Nos hommes, à leur tour, sont abattus et souffrent d’un violent mal de tête ; une impression morale, plus peut-être que physique, les décourage, car l’endroit où nous sommes et qui a nom Tchoudjaz-Djilga[10] jouit d’une bien mauvaise réputation parmi eux. Il est hanté, dit-on, par un génie malfaisant qui empêche l’eau de bouillir, et quand, la nuit venue, nous nous trouvons réunis autour du feu d’argol, Youssouf, un des caravaniers, nous raconte l’histoire du marchand de peignes et de la bouilloire.

« C’était un vieil Hindou qui s’en allait à Yarkand, pour y vendre plusieurs ballots de peignes en bois, tels qu’on les fabrique dans la haute vallée de l’Indus. Il s’arrêta un soir au bord de ce même ruisseau, et sa bouilloire une fois pleine, il essaya d’allumer le peu de bois qu’il possédait encore. Mais ce fut en vain qu’il battit le briquet : le bois, mouillé sans doute au passage d’un gué, se refusait à prendre. Que faire ? Notre homme se gratta l’oreille et regarda autour de lui : il n’y avait là ni racines d’herbes, ni crottin de cheval pour animer la flamme ; seuls les peignes qui étaient en bois feraient certes une belle flambée, et la bouilloire chanterait, et le vieillard prendrait son thé. Pourtant brûler la marchandise, c’était jeter au feu des roupies… La gourmandise et peut-être aussi la nécessité de ne pas mourir de froid et de soif l’emportèrent sur l’avarice. Deux peignes crépitèrent sur la braise, puis quatre… et la bouilloire ne chanta pas. L’Hindou mit de côté les jolis peignes ornés d’enlurminures et en brûla douze qui ne valaient pas cher. Il vit des dents pointues qui mordaient la flamme en se tordant, mais il ne vit point l’eau bouillir. Alors, pris de colère, le marchand qui avait manqué bien des choses dans sa vie, sauf de prendre le thé, sacrifia toute sa collection et même les pièces rares illustrées des versets du Koran. Hélas ! l’eau demeura immobile et la Tchoudjaz ne fit entendre aucun murmure, si bien qu’au matin du jour suivant, une caravane qui passait trouva le vieil Hindou étendu sans vie près de sa bouilloire et l’on supposa qu’il était mort de rage parce que, comme ses peignes, il montrait les dents »…

Là-dessus, le brave Youssouf, fatigué d’en avoir tant dit, lampa un dernier bol de thé et se roula dans sa couverture en nous souhaitant une heureuse nuit.

4 septembre. — Nous passons auprès d’un groupe de trois tombeaux construits en pierres sèches. En ce lieu appelé Tasch-Goumbaz serait enterré, au dire des caravaniers, un « Padicha » ou général venu de Rome, il y a des siècles, avec 800 soldats. Que penser de cette histoire ? Serait-ce la tombe d’un compagnon d’armes de Chah-i-Doulah ? Mystère ! Je ne puis rien obtenir de plus de nos hommes, sinon qu’ils me montreront demain l’emplacement où ce padicha avait installé son camp.

Quelques kilomètres après Tasch-Goumbaz, on traverse la rivière appelée Tchiptchak, puis l’on grimpe un escalier aux marches gigantesques pour atteindre l’immense plateau de Dapsang qui est à une altitude moyenne de 5 250 mètres.

Nous parcourons du nord au sud pendant quatre longues heures cette plaine fastidieuse, toute parsemée de petits cailloux pointus blancs et noirs. Devant nous se dresse, pour rompre heureusement la monotonie du paysage, la chaîne immense et grandiose des glaciers du Sasser dont les aiguilles éclatantes de blancheur montent à plus de 7 000 mètres. Vers le soir nous arrivons enfin à l’extrémité du plateau et, par une descente rapide, nous parvenons dans une gorge des plus
ON INSTALLE LES TENTES SUR L’EMPLACEMENT DE L’ANCIEN CAMP DE MOURGO-BOULAK.
curieuses ; les flancs en sont rouges, couleur de sang, et la rivière, dans laquelle pataugent nos chevaux, paraît sortir de quelque fantastique abattoir. On appelle ce défilé le Kizil-Yar ou « défilé rouge ». Nous marchons dans le lit même du torrent pendant plusieurs kilomètres et, la nuit venue, nous campons dans un creux de rocher, véritable repaire de fauves, dominé de tous côtés par de hautes parois verticales.

On a vraiment le corps brisé, le cerveau las de cette suite d’étapes à travers des contrées absolument désertes. Les chevaux, qui n’ont pas eu d’herbe depuis quatre jours, se précipitent sur les quelques touffes de mousse qui croissent au bord de l’eau ou dévorent à belles dents le crottin de leurs camarades. Il faut leur disputer cette denrée précieuse qui est notre seul combustible depuis une semaine, et nous devons, ce soir, sacrifier quelques piquets de tente pour arriver à cuire un quartier d’antilope.

5 septembre. — Journée de marche pénible à travers des gorges profondes et tortueuses : à droite et à gauche, la montagne lance des aiguilles comme autant de flèches vers l’azur du ciel. Plus bas, c’est l’amoncellement fou des roches, les ravins pierreux, les énormes vagues de sable qui se chevauchent et s’entremêlent… Décor d’un pittoresque effrayant qui semble avoir été brossé pour quelque gigantesque race disparue.

Vers le soir, nous grimpons le long d’une paroi presque verticale et, par un sentier en corniche, nous arrivons sur un replat où les caravaniers montent les tentes. C’est ici Mourgo-Boulak[11], où la tradition veut que le Padicha, enterré à Tasch-Goumbaz, ait installé jadis un camp retranché. Il faut avouer que la position était admirablement choisie. Une source abondante jaillit au centre du plateau, et le terrain même du camp est aussi bien damé et aussi horizontal qu’un « court » de tennis. On voit encore les ruines d’un mur construit en pierres sèches qui, bordant le replat du côté du nord, c’est-à-dire du côté de la Chine, contribuait à rendre la position plus forte.

De défilé en défilé, nous parvenons le lendemain, après une longue étape, sur les bords d’une large rivière aux eaux boueuses. C’est le terrible Chayok, redouté des caravanes. Je me demande de quelle façon nous pourrons le traverser, lorsque je vois venir à nous trois indigènes qui s’engagent dans les rapides en s’arc-boutant sur de longs bâtons. L’eau semble parfois les couvrir entièrement, mais avec une adresse admirable, ils réussissent à nous rejoindre. Prenant alors la tête, ils nous guident sans hésiter par un gué tortueux que, seuls, nous n’aurions pu repérer et, malgré la vitesse du courant, ils nous amènent sans encombre sur la rive opposée.

Bientôt nous sommes à Brangsa-Sasser[12], au pied même des glaciers du Sasser-La que nous allons essayer de passer demain. Vues d’ici, leurs pointes chaotiques, leurs immenses crevasses aux reflets
VIEILLARD AVEUGLE DEMANDANT L’AUMÔNE À YARKAND.

HALTE SUR LES BORDS DU CHAVOK, AVANT LE PASSAGE DU GUÉ.
bleuâtres paraissent infranchissables, mais les caravaniers prétendent que, si les génies qui résident en ces lieux sinistres nous sont favorables et nous gardent des avalanches, on sera sorti des plus mauvais pas avant le coucher du soleil. « Allah est grand, disent-ils, et dans deux jours nous arriverons aux premiers villages tibétains… »

  1. Kargalik est un centre agricole important de 6 à 7 000 habitants, parmi lesquels une cinquantaine d’Hindous. C’est ici que la grande route de caravanes, venant de Kachgar, bifurque pour aller d’un côté à Khotan, de l’autre aux Indes par Kilyang et le Karakoroum.
  2. Langar signifie : halte, endroit où s’arrêtent les voyageurs.
  3. 2 245 mètres d’altitude.
  4. Les habitants d’Ak-Chour sont, comme les Sarikolis, des musulmans chiites originaires du Wakan ; ils sont venus s’établir dans ces gorges sauvages, il y a une quarantaine d’années. Altitude : 2 660 mètres.
  5. 4 260 mètres d’altitude.
  6. Seul vestige de l’occupation du pays par les Anglais en 1890. Cette occupation ne fut d’ailleurs que temporaire, les Chinois ayant, à cette époque, fait de vives représentations au Gouvernement britannique et s’étant élevés, avec la dernière énergie, contre cette violation de territoire.
  7. La chose n’est pas impossible, si l’on admet que, dans sa marche vers l’Inde, le grand général ait songé à se faire couvrir sur sa gauche par un détachement qui, remontant la vallée du Ferganah, serait passé en Kachgarie avec ordre de traverser le Karakoroum et de rejoindre l’armée principale vers Attok, sur le haut Indus. Nous avons déjà vu que l’on avait retrouvé des traces du passage d’Alexandre, ou plutôt d’une partie de son armée, à Tasch Kourgau, et il est à noter que la route la plus courte pour, de ce point, gagner le Karakoroum passe par Chah-i-Doulah.
  8. Le mot soughet ou soukat désigne de petits arbustes, genre osier, qui croissent nombreux dans les environs du fortin.
  9. Chemin des yaks.
  10. 5 245 mètres d’altitude. — Tchoudjaz signifie : bouilloire, et djilga : chemin.
  11. 4 600 mètres d’altitude.
  12. Refuge en ruines à 4 635 mètres d’altitude.