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Aventures mexicaines (Duplessis)/El Monte

La bibliothèque libre.
Alexandre Cadot (p. 103-226).


EL MONTE.














I

La passion qui domine chez le Mexicain est sans contredit celle du jeu. Qu’un malheureux lepero[1] ait laissé sa paresse l’emporter sur son appétit, et qu’après quarante-huit heures d’une rude abstinence le hasard de la Bohême jette à ses pieds quelques réaux, on peut être assuré que si son jeu de carte est usé et hors de service, il ira en acheter un autre de Préférence à des aliments.

Je suis assez porté à croire que le Mexicain peut vivre sans manger, mais je suis on ne peut plus certain qu’il ne pourrait vivre sans jouer. Du reste, cette passion s’explique très-bien chez lui par une suprême paresse que trouble continuellement, et sans jamais la vaincre, une extrême cupidité.

Lorsque j’arrivai à Cosala[2], cette ville était partagée en deux camps de joueurs, dont le premier avait pour chef une espèce d’Indien métis nommé Tecualtiche, et le second un Mexicain pur sang du nom de Cota. Ce Tecualtiche, qui, à défaut de nom propre, se contentait de celui de son village, était arrivé un beau matin à Cosala monté sur un âne maigre et boiteux, et n’ayant pour tout habillement qu’une vieille couverture de laine trouée à faire envie au doyen des manteaux de l’université de Salamanque. Sa fortune, négligemment renfermée dans le coin d’un mouchoir de coton qui lui tenait lieu en même temps de secrétaire et de chapeau, se composait de quelques réaux suspects et d’une piastre dont on n’eût pu mettre en doute que le poids légal, sa couleur terne prouvant déjà sans réplique qu’elle était de zinc et de plomb. Quant à l’âne qui lui avait servi à faire son entrée dans la ville, il fut, peu de jours après, réclamé par un marchand de fruits, son légitime propriétaire.

Par un hasard assez singulier et que nous n’avons pas le mérite d’inventer, quelques heures avant l’arrivée du Tecualtiche à Cosala, une scène assez curieuse se passait à trois ou quatre lieues de ce Réal[3].

Deux Mexicains, dont l’un pâle et chétif marchait péniblement à pied, et l’autre grand et robuste était monté sur un assez bon cheval de voyage, se rencontrèrent suivant chacun une route inverse dans un sentier rapide et étroit. L’homme à pied portait un costume sinon tout à fait délabré, du moins manquant entièrement d’harmonie. Un vaste chapeau de poil de vigogne, qui pouvait valoir à peu près une once, ombrageait sa petite tête plate et jaune ; seulement le galon d’or qui entourait jadis les bords de ce chapeau avait été décousu : était-ce misère ou sordide avarice de la part de son propriétaire, c’est ce qu’un physionomiste eût été fort en peine de décider, l’expression à la fois fière et humble du voyageur laissant toute latitude possible aux suppositions. Le reste de son costume se composait d’une veste d’indienne tellement vieille et usée, qu’un mendiant aurait dédaigné de la ramasser sur la route. Le pantalon ne valait guère mieux que la veste : deux fois trop large et beaucoup trop long, il ne provenait certes ni d’un crédit ni d’un achat et devait être toute une histoire. De dessous ce pantalon on voyait, à partir des genoux, une magnifique paire de botas vaqueras admirablement brodées en or et en argent, qui eussent fait naître l’idée d’un crime dans la cervelle d’un techuguino ou dandy pour s’en rendre possesseur. Ces botas vaqueras, qui impliquaient avec elles l’idée d’un cheval, retombaient cependant sur une mauvaise paire de souliers déchirés et tout à fait dénués d’éperons. La bota vaquera de la jambe gauche était maintenue par une jarretière de soie terminée en frange d’or ; celle de la jambe droite, dans laquelle les Mexicains passent leur poignard, afin de l’avoir toujours à portée pour se délivrer d’un lazo[4] ennemi, était nouée avec un morceau de ficelle de pita ou fil d’aloès, et retenait un assez vilain couteau de cuisine. Du reste, quoique l’accoutrement de ce voyageur donnât champ aux conjectures, son visage était plus extraordinaire encore et devait appeler bien autrement l’attention. Ses yeux ternes et sans vie étaient d’une fixité étrange : on eût dit les yeux d’un cadavre galvanisé. Leur regard eût été pour un observateur l’indice certain d’un idiotisme complet ou d’une force incroyable de volonté concentrée en elle-même. Son nez était aquilin ; sa bouche petite avait des lèvres très-minces et recourbées légèrement à leurs extrémités par une expression habituelle de raillerie ou de dédain.

Quant au cavalier, habillé assez correctement pour un voyageur, il ne présentait rien d’extraordinaire dans sa personne. Il eût été impossible de lui assigner un rang social. C’était tout bonnement un vrai Mexicain, aux yeux, aux cheveux et à la barbe noirs, à la figure basanée et expressive.

— Holà ! compadre, dit l’homme à pied en s’adressant au cavalier, où donc allez-vous ainsi ?

— Au port de Mazatlan, dit le cavalier, et vous ?

— Moi, compadre, mon intention est de me rendre au Réal de Cosala, mais je crains fort que la fatigue ne me laisse mort sur la grande route.

— Que Dieu vous garde ! mais aussi pourquoi diable allez-vous à pied ?

— Je vous assure que ce n’est pas par pure fantaisie, car j’avais encore un cheval avant-hier.

— Et on vous l’a volé ?

— Non, je l’ai perdu.

— Ah bah ! » dit le cavalier avec une parfaite indifférence. Puis, piquant sa monture de l’éperon pour continuer sa route, il ajouta, avec cette courtoisie tellement naturelle à tous les Mexicains, qu’un lepero subitement enrichi devient en vingt-quatre heures un véritable grand seigneur : « Ce que vous me racontez là, señor, m’affecte véritablement, croyez-le bien.

— Hélas, oui ! répéta piteusement le piéton, je l’ai perdu… sur un coup de monte[5] ! »

Le cavalier, qui était déjà reparti, arrêta son cheval, et retournant la tête :

— Quel était le coup ? demanda-t-il avec intérêt.

— Je jouais sur le siete be bastos contre la zota de copa.

— Une bonne carte, cependant, que le siete de bastos.

— Je l’avais cru jusqu’à ce jour ; cependant, il paraît que la zota vaut mieux encore. Mais je pense à une chose, compadre : j’ai gagné ce matin trois onces d’or à l’hôte chez lequel j’ai passé la nuit, ce qui ne m’empêche pas de me traîner tristement à pied ; voulez-vous me vendre votre cheval ?

— Merci, dit le cavalier en reprenant sa bride.

— Alors voulez-vous le jouer, je crois que j’ai heureusement un jeu de cartes dans une de mes poches !

Pour la seconde fois le cavalier retint son cheval.

— C’est que, voyez-vous, señor, dit-il, je crois avoir emporté aussi, par mégarde, un jeu de cartes dans le fond de mon chapeau… et j’ai la mauvaise habitude de ne pouvoir jouer qu’avec mes propres cartes.

— Mais qu’à cela ne tienne, cher compadre… nous ne nous servirons que de vos cartes… seulement, je les taillerai…

— Vous êtes un caballero plein de savoir vivre et du meilleur accommodement ! répondit le cavalier, qui, mettant aussitôt pied à terre, non seulement retira de son chapeau le jeu de cartes annoncé, mais en trouva encore deux autres dans les fontes de ses pistolets.

Les deux amis de fraîche date s’assirent alors à l’ombre d’un rocher, et la partie des trois onces contre le cheval et son harnachement commença.

Cinq minutes après, le petit Mexicain chétif, se levant, dit à son compagnon :

— Compadre, vous avez perdu, et le cheval m’appartient !

— Ne me donnerez-vous pas ma revanche ?

— Comment donc ! mais ce que vous me demandez là est de toute justice. Que voulez-vous jouer ? Cette demande, si naturelle, sembla cependant embarrasser beaucoup celui à qui elle était adressée.

— Ah, diable ! dit-il, c’est que je n’ai sur moi, pour toute fortune, que trois paquets de cartes, une douzaine de cigares et un vieux chapelet…

— Pauvre compadre, dit le gagnant d’un air de profonde sympathie, soyez assuré qu’à mon tour je compatis bien sincèrement à votre malheur. Nous remettrons donc, si vous le trouvez bon, votre revanche à notre première rencontre.

— Et n’avoir rien à jouer, répéta l’ex-cavalier, rien… rien… à moins de me jouer moi-même.

— Tiens… tiens, compadre, mais voici que vous m’ouvrez une idée !…

— Comment cela… vous m’accepteriez pour enjeu ?

— Pourquoi pas ?

— Votre seigneurie plaisante vraiment avec une grâce infinie.

— Mais du tout, cher ami, je ne plaisante pas.

— Alors, puisque vous parlez sérieusement, veuillez m’apprendre, je vous prie, ce que vous feriez de moi si le sort vous favorisait ?

— Mon excellent compadre, je ferais de vous, dans ce cas-là, sauf votre respect, un magnifique domestique… car, à présent que j’ai un cheval, un domestique devient indispensable… Pensez donc combien cela serait mortifiant pour mon amour-propre si j’étais forcé d’entrer seul et sans suite à Cosala, tout comme un pauvre diable d’aventurier.

— Caramba, señor, voilà une idée qui me ravit… et j’accepte.

— Très-bien ; vous êtes sans contredit le plus galant joueur qu’il soit possible d’imaginer. Asseyez-vous donc sur ma couverture, vous serez plus à l’aise… et commençons.

— Vous me voyez tout confus de vos aimables procédés et du mal que je vous donne, dit le perdant en s’asseyant sur le zarape[6] de son partener, mais, avant de commencer cette seconde partie, permettez-moi, caballero, de vous soumettre une observation.

— Avec plaisir.

— C’est que je ne puis, vous le comprenez, malgré le charme de votre société, me jouer à perpétuité, je crois qu’il serait bon de fixer une époque.

— Vous parlez d’or, cher compadre, et pour vous prouver le cas que je fais de votre personne, je vous joue deux mois de votre temps contre mon cheval… cela vous met à une once et demie par mois.

— Galant et généreux jusqu’au bout ! s’écria le grand Mexicain avec effusion.

Cette seconde partie prouva que la fortune n’est pas toujours aussi capricieuse qu’on veut bien le dire, car le pauvre cavalier démonté perdit encore.

— Ton nom ? lui demanda aussitôt, avec arrogance, son partener, dont l’insidieux laisser-aller avait disparu.

— Jose, señor.

— Sais-tu soigner les chevaux ?

— Si, señor.

— Te connais-tu en cuisine ?

— Un peu, señor.

— Tu es fidèle ?

— Si, señor.

— Économe, honnête homme, discret et actif !

— Si, señor.

— C’est bien ! du reste, si je le fais toutes ces questions, c’est que je te paie assez cher pour prétendre être bien servi. À présent, si je suis content de toi pendant le temps que tu seras à mon service, je te promets, mon garçon, de te jouer encore deux autres mois. Mais il se fait tard, et il faut que j’arrive avant la fin du jour à Cosala ; marche vivement. Ah ! à propos, Jose, je me nomme don Pedro Cota ! »

Jose, plein de résignation, s’inclina sans répondre, et se mit à suivre, sans se permettre un murmure, son nouveau maître et son ancien cheval.

Pendant ces deux ou trois heures qui s’écoulèrent après cette scène, Cota, crainte de compromettre sa dignité de maître, n’adressa pas une seule fois la parôle au pauvre Jose ; ce ne fut qu’au moment de franchir le ruisseau qui passe au pied de la ville de Cosala, qu’il rompit son orgueilleux silence pour lui ordonner de marcher tout contre son cheval, afin que chacun put voir qu’il était son domestique.

De cette précaution unie au soin que prit Cota de se redresser noblement sur sa selle et de faire sonner quelque peu, dans les poches de son calzonera, ses trois onces d’or, il résultat qu’il put demander l’hospitalité dans la plus belle maison de la ville, et qu’il fut aussitôt admis sur le pied de l’égalité. Dès ce moment, grâce au laisser-aller mexicain, il venait de conquérir son entrée dans la société des mineurs cosaltecos, dont quelques-uns passent, avec raison, pour être millionnaires.

La ville de Cosala, l’une des plus importantes du département de Sinaloa, située à plus de 400 lieues nord-ouest de Mexico, et à 60 ou 70 lieues nord-est du port de Mazatlan, est fort peu connue encore et mérite quelques lignes de description. Je ne crois pas qu’elle ait été visitée, depuis sa fondation, par plus de cinq ou six Français. Enfouie au fond d’une verte vallée et entièrement cernée par une barrière de montagnes, elle n’a dû son existence qu’aux mines d’or et d’argent que renferment les flancs des géants de granit qui l’entourent. Les premiers aventuriers espagnols qui osèrent pénétrer à travers les forêts réputées inextricables de San Dimas jusqu’à la vallée où s’élève aujourd’hui Cosala, construisirent quelques cabanes temporaires sur cet emplacement, afin de pouvoir, une fois sortis de leur mines, trouver un abri à leurs fatigues, car ces aventuriers, manquant des ressources et des instruments nécessaires à une exploitation sérieuse, s’inquiétaient naturellement fort peu de l’avenir. Les recherches et les travaux de ces aventuriers furent cependant couronnés d’un tel succès, que peu à peu ils abandonnèrent leurs cabanes et se bâtirent des maisons. Ils avaient de l’or à garder et à défendre. La renommée des merveilleuses richesses trouvées à Cosala ne tarda guère à franchir les Cordillières, et le gouvernement espagnol se hâta d’envoyer des agents pour y percevoir la dîme royale. Dès lors, la ville fut fondée, et son accroissement subit la mit presque au rang des capitales. Après l’expulsion des Espagnols, Cosala vit sa grandeur diminuer de jour en jour ; quelques années plus tard on connaissait à peine son existence. La population de cette ville, lorsque j’y arrivai, s’élevait à peine à huit ou dix mille âmes, en comprenant dans ce chiffre les ouvriers mineurs. Ces ouvriers mineurs, qui presque tous ne doivent leur vocation qu’à certains démêlés antérieurs avec la justice, donnent une physionomie originale et une animation toute particulière à la ville. À peine sont-ils possesseurs de quelques centaines de piastres, qu’ils s’empressent de descendre de leurs montagnes dans la plaine. Ils ont hâte de se dédommager de leurs privations, et Dieu sait quelle épouvantable revanche ils prennent alors. Leurs amours, leurs orgies effrénées absorbent les moments qu’ils ne passent pas au jeu. Mais le jeu est leur passion dominante : l’on a vu parfois tel simple ouvrier mineur, arrivé la veille avec plus de 1,000 piastres, se retrouver le lendemain réduit à emprunter un médio[7] pour souper. Seulement ce mineur, avant d’en être réduit à cette extrémité, a passé par toutes les péripéties de l’amour et du crime, et il est fort rare qu’il retourne à ses travaux souterrains sans être couvert du sang de quelque ami ou de quelque rival. Quelquefois aussi, dans ces cas-là, le mineur, ne trouvant pas une compensation suffisante à plusieurs mois de rudes travaux dans une seule journée d’orgie, prend le chemin des écoliers pour revenir à ses montagnes, et s’amuse sur les grandes routes à dépouiller les voyageurs. Cet amusement, auquel il prend toujours malheureusement goût, se prolonge pour lui jusqu’à ce que, traqué sérieusement, il se résolve enfin à regagner sa mine, où il est assuré de trouver un asile inviolable. Quant aux riches propriétaires de mines, résidant à Cosala, ce sont pour la plupart des Indiens parvenus, d’une grande ignorance, qui se figurent que le Mexique entier est un territoire de cent lieues dont Cosala est la capitale. Vivant avec d’immenses richesses tout aussi simplement que leurs domestiques, qui souvent sont leurs amis, ils ne reconnaissent pour toute autorité que le curé de la ville, et passent leur vie à prendre du chocolat, fumer des cigarettes et jouer un jeu effréné. Du confort intime ils n’en ont pas la moindre idée, et je ne puis jamais me rappeler sans sourire la première visite que je fis à l’un d’eux, le plus riche de tous, M. Pablo Ir… Nous étions lui, sa femme, ses filles et moi, à prendre le chocolat dans le salon, lorsqu’on frappa deux coups à la porte. « Ah ! ce sont les chevaux, s’écria le mineur, veuillez vous lever, señor. » En effet, à peine la porte fût-elle ouverte, que trois chevaux, conduits par un domestique qui les ramenait du bain, passèrent par le salon pour se rendre à leur écurie. Le seigneur Ir…, s’il voulait réaliser sa fortune avec intelligence, serait, certes, le plus riche particulier du monde entier.

Le même jour, avons-nous dit, que Cota entra dans Cosala, le Tecualtiche arriva dans la même ville. Mais comme son bagage, vraiment trop modeste, n’était guère propre à inspirer la confiance, le métis descendit tout bonnement au milieu de la Plaza, et s’installant sous l’auvent d’un petit débit d’eau-de-vie, il commença, sans perdre de temps, à donner de si admirables leçons de jeu aux leperos ses confrères, que quinze jours après on ne pouvait plus sortir passé sept heures du soir sans porter sur soi un arsenal complet. La disette la plus complète régnait parmi la plèbe, et les leperos en étaient réduits à fumer des feuilles de maïs en guise de tabac. Un mois encore plus tard, le Tecualtiche se trouvait à la tête d’un vaste entrepôt de marchandises provenant de la réunion de presque tous les magasins de détail de la ville, qu’il avait gagnés, un à un, à leurs propriétaires, et il était obligé de prendre des commis, afin de répondre aux besoins de la consommation de Cosala.

Ce fut à cette époque que, grâce à son titre de commerçant, il fut admis dans la haute société des mineurs millionnaires, où se trouvait déjà reçu et choyé le Mexicain Cota, dont la veine avait été également si heureuse qu’il possédait alors un capital d’environ 40,000 piastres ou 200,000 francs.

La ville entière, possédée de la rage du jeu, suivait avec un ardent intérêt les diverses phases des deux nouveaux joueurs. Les uns élevaient le Tecualtiche jusqu’aux nues, les autres étaient prêts à se laisser condamner comme hérétiques en proclamant que l’existence de Cota prouvait celle des demi-dieux de l’antiquité.

Le soir venu, chaque homme, possesseur d’un doliman de drap, d’un chapeau de poil de vigogne et d’un sabre ayant un fourreau, c’est-à-dire tout caballero, se rendait immédiatement après la oration ou l’angelus, dans la maison du curé de Cosala, don Ignacio ***, qui, à force d’avoir tonné du haut de sa chaire contre le Monte, était parvenu à monopoliser le jeu à son profit. Là, assis autour d’une grande table recouverte d’un tapis vert, les plus riches de la ville se livraient avec fureur aux chances du Monte. « Voyez qu’elle animation ! disait parfois avec orgueil le brave curé don Ignatio *** ; eh ! bien cela est mon ouvrage… Auparavant tous ces caballeros jouaient chez eux, sombres, irascibles, ne supportant leurs pertes que grâce à des arrière-pensées de sang, tandis qu’à présent, réunis sous un œil paternel, ils se divertissent comme des bienheureux et ne courent plus la chance d’être indignement trompés. » Le divertissement coûtait parfois dans une soirée 50,000 francs à l’un des bienheureux. Quant à la surveillance exercée par l’œil paternel du brave curé Ignacio ***, elle se payait à raison de 2 piastres par joueur. Ce qui lui constituait un bénéfice de 400 francs par soirée.

L’excellent curé Ignacio ***, la seule autorité morale reconnue généralement à Cosala, était bien le vrai type du prêtre mexicain. Accessible à toutes les séductions et ne s’en cachant pas, il exploitait sa position sans arrière-pensée et de la façon la plus franche du monde. On a beaucoup écrit sur le moine et le prêtre espagnol ou mexicain, et nous devons reconnaître que son type a été le mieux compris et le moins défiguré ; seulement on l’a affublé d’un air bénignement hypocrite, qui, pour être passé à l’état de vérité ou de peinture classique, n’en est pas moins faux pour cela. Le prêtre espagnol ou mexicain porte hardiment ses défauts, et ne cherche point à les farder sous des dehors de sainteté ; car il sait très-bien que le peuple l’accepte tel qu’il est, ne voyant en lui qu’un principe.

Lors de mon arrivée à Cosala, j’avais été demander l’hospitalité à un compatriote, M. Alexandre S…, car il n’y a pas une seule auberge dans la ville, et cet excellent homme m’avait reçu avec une grâce charmante. M. Alexandre S…, le seul Français qui se trouvât à Cosala, exploitait un petit magasin de détail, et vendait, faute de concurrence, à des prix scandaleux, de mauvaises marchandises, sous le prétexte éminemment patriotique qu’il éprouvait un irrésistible désir de revoir, à Paris, la rue des Bourdonnais, où s’était écoulée son enfance. Fidèle aux habitudes du véritable enfant de Paris, mon hôte, plutôt que d’apprendre à parler espagnol, avait préféré inventer une langue incroyable, impossible, une langue à lui, qui ne ressemblait à rien, pas même au latin des apothicaires de Molière, et dont il se servait cependant, grâce à l’intelligence de ses auditeurs, avec un tel succès, que parfois il se frottait les mains, d’un air triomphant et me disait avec un glorieux sourire : « Comme mes amis de la rue des Bourdonnais seront étonnés en m’entendant parler castillan ! »

C’était surtout lorsque quelques jeunes et jolies rancheras[8] venaient faire leurs emplettes, que mon ami M. S… se livrait à ses merveilleuses improvisations : il finissait alors par parler une langue tellement extravagante, qu’il aurait eu besoin d’un interprète de lui pour lui. Quant à moi, je ne manquais jamais dans ces occasions de rester au magasin, afin d’assister à ces étranges et énigmatiques dialogues qui eussent fait pâlir le sphinx d’envie et de confusion. J’en étais ainsi arrivé à connaître toutes les femmes de Cosala. Parmi elles j’avais remarqué, et qui n’en eût fait de même ? une jeune fille de seize à dix-sept ans, native de Culiacan et d’une incroyable beauté. C’était la réalisation en chair et en os d’une de ces figures idéales qu’on ne trouve que dans les vieux romanceros espagnols contemporains du Cid ; heureux poètes, qui, ayant devant les yeux ces admirables filles issues du sang maure et castillan, devinaient et chantaient la beauté impossible et absolue. Dolores, ou pour mieux dire Lola, c’était le nom de la jeune Culiacanera, avait des yeux qui promettaient des trésors de tendresse et un maintien qui démentait les promesses de ses yeux ; elle avait la taille souple et voluptueuse d’une de ces bayadères que les voyageurs décrivent avec tant d’amour et tant de complaisance, pour se dédommager de n’en avoir jamais rencontré, et la démarche modeste et confuse d’une jeune pensionnaire qui croit, à son entrée dans le monde, que chacun devine ses pensées : en un mot tout était en elle contraste et séduction. Lola avait aussi, ainsi que cela devait être, de nombreux adorateurs, et lorsqu’à la chute du jour elle s’asseyait, selon l’usage, devant sa porte pour prendre le frais, les mêmes cavaliers passaient dix fois par hasard devant elle, en faisant chaque fois cabrer leurs chevaux pour tâcher d’obtenir un de ses regards.

Le Mexicain a une manière de faire sa cour fort originale et qui ne ressemble en rien à notre galanterie d’Europe, Lorsqu’il est réellement amoureux, il déverse sur sa propre personne toutes les attentions et toutes les délicatesses qu’un Européen aurait pour sa maîtresse, et devient vis-à-vis soi-même d’une prévenance et d’un dévouement à toute épreuve. Capable des plus grands sacrifices pour satisfaire ses moindres désirs, il aliène, sans remords, sans ressources futures pour son bien-être du moment, et mène héroïquement une vie tissée de soie et d’or. Chevaux de prix, luxueux vêtements, selles brodées à jour comme une guipure, armes brillantes, chère splendide, rien ne lui coûte pour prouver la sincérité de sa passion. Désire-t-il un fruit étranger à la zone qu’il habite, il envoie aussitôt un courrier extraordinaire avec ordre de se le procurer à prix d’or ; puis le courrier de retour, lorsque déjà son envie est passée, c’est à peine s’il daigne toucher du bout des lèvres ce fruit dont le prix eût défrayé l’existence d’un lepero pendant une année ; enfin il le jette dédaigneusement et presque intact devant sa maîtresse, qui ne peut s’empêcher de dire : « Ah ! que caballero tan fino ! » Quel cavalier accompli !

Le Mexicain, en proie à une passion violente et non partagée, se trouve donc être le plus heureux des hommes alors qu’un Européen se livrerait naïvement au désespoir. La tristesse est chez lui le signe du succès.

Aussi depuis que Lola avait abandonné Culiacan pour se fixer à Cosala, ne voyait-on plus dans cette dernière ville que des jeunes gens aux fraîches couleurs et aux visages épanouis et respirant la joie ; car Lola, soit indifférence, soit calcul, restait insensible à tous les vœux et repoussait tous les hommages. Cette sagesse avait même fini par faire concurrence, dans les conversations du soir, aux brillants exploits de Cota et du Tecualtiche. Le dialogue quotidien des huit à dix mille habitants de la ville de Cosala ne se composait plus que des trois questions suivantes : Combien a gagné Cota  ? Le Tecualtiche est-il toujours heureux ? Lola est-elle toujours sage ? Les deux premières de ces questions recevaient différentes réponses ; quant à la troisième elle amenait toujours un oui d’une désespérante monotonie : c’était à douter de la fragilité humaine.

Les choses en étaient là, lorsqu’un soir vers les dix heures, alors que la ville de Cosala était plongée dans l’obscurité et le silence, deux hommes enveloppés dans de vastes zarapes débouchèrent chacun par l’extrémité opposée de la même rue, et se rencontrèrent devant la maison de Lola.

Leur premier mouvement, inspiré par l’instinct de la défense, fut de porter la main à la garde de leur sabre ; le second, dicté par la prudence mexicaine, de se reculer d’un dépas. Le Mexicain dédaigne ordinairement d’attaquer un ennemi prévenu et sur la défensive.

Il n’y a en général, dans ces sortes de rencontres, que deux dénoûments possibles, les pourparlers ou l’action, à moins toutefois qu’un extrême amour de la paix ne conseille aux deux concurrents de prendre chacun la fuite de son côté. Cette fois, cependant, ce fut le premier moyen, c’est-à-dire celui des pourparlers, que les nocturnes promeneurs choisirent.

— Señor, dit celui des deux qui semblait le plus hardi, un colosse de près de six pieds, que Dieu vous garde de faire de mauvaises rencontres !

— Tiens ! c’est vous, Tecualtiche ?

Canario… mais non… je ne me trompe pas, c’est bien le seigneur don Pedro Cota lui-même, s’écria le colosse avec un étonnement mêlé d’une certaine émotion.

— Que diable faites-vous donc ici, à cette heure ?

— Moi…, mais…, je me promène, répondit le Tecualtiche avec embarras.

— Votre migraine va mieux, à ce que je vois ?

— Comment ! ma migraine ?

— N’est-ce point là le motif que vous avez allégué, il y a quelques instants, pour justifier votre prompt départ de chez le padre Ignacio *** ?

— Ah ! oui…, je me rappelle… Eh bien ! elle va beaucoup mieux, ma migraine. Bien obligé ! Puis, après un court silence, le Tecualtiche ajouta : Bonne nuit, don Pedro !… je rentre chez moi.

— Bonne nuit, Tecualtiche ! répéta Cota en se drapant dans son zarape. Je vais suivre votre exemple. Tous les deux restèrent immobiles.

— Cher ami, reprit en riant Cota après un nouveau silence, que je ne vous retienne pas ! je connais mon chemin.

— Est-ce que vous comptez passer la nuit ici ? dit l’Indien.

— Ici, pas précisément.

— Mais près d’ici, peut-être ? demanda Tecualtiche d’un air peu rassuré.

— Qui sait, cher ami ! l’homme propose et Dieu dispose.

— Dites la femme, Cota, car vous ressemblez, dans ce moment, à un homme en bonne fortune.

— Vous croyez !

— Je le jurerais !…

— Allons ! je vois qu’on ne peut rien vous cacher, Tecualtiche. Mais à propos, et vous ?

— Comment ! moi ?

— Oui, n’êtes-vous point aussi en bonne fortune ?

— Diable de Cota, s’écria à son tour le Tecualtiche, rien ne lui échappe ! Eh bien, oui, cher ami, je l’avoue, votre conjecture est vraie.

— Et votre belle demeure dans cette rue, Tecualtiche ?

— Je suis trop galant homme pour répondre à cette question, cher Cota…

— Allons donc… entre amis !…

— Soit… mais à une condition… Nous allons jouer cartes sur table.

— C’est ma partie de prédilection. Où demeure-t-elle ?

— Dans cette rue. Et la vôtre ?

— Aussi dans cette rue.

— Voici qui devient charmant ! s’écria le Tecualtiche en essayant de dissimuler l’inquiétude qui le gagnait.

— N’est-ce pas ! En ce cas, poursuivons. Tecualtiche, dites-moi quelle est celle d’entre toutes ces maisons dont la porte s’ouvrira, tout à l’heure, sans que vous ayez la peine d’y frapper.

— Quelle question précise, Cota ! Mais, bah ! ne jouons-nous pas cartes sur table ?… Eh bien ! c’est celle-ci, dit Tecualtiche en montrant du doigt une maison située à sa gauche et faisant l’angle de la rue. Et vous, Cota, où vous attend-on ?

— Là ! répondit Cota en étendant la main du côté opposé, c’est-à-dire vers la droite.

L’Indien poussa un bruyant soupir de satisfaction.

— Alors bonne chance et bonne nuit ! dit-il en s’en allant à gauche.

— Merci, répondit Cota en se dirigeant vers la droite.

À peine une minuté s’était-elle écoulée, que l’on n’entendait déjà presque plus le bruit mourant des pas des deux amis. Cinq minutes plus tard, ils se retrouvaient face à face devant la maison de Lola.

— Ce que c’est que de jouer cartes sur table ! s’écria Cota en riant.

— Vous me trichez, dit le Tecualtiche.

— Et vous ? »

L’Indien ne répondit pas et se mit à jouer avec la dragonne suspendue à la garde de son sabre.

— Mais il est temps de mettre un terme à cette comédie, reprit Cota. Suivez-moi, Tecualtiche.

Joignant aussitôt l’action à la parole, Cota traversa la rue et alla frapper à la porte de la maison où demeurait Lola. Le Tecualtiche le suivit.

— Qui est là ? demanda, après quelques instants d’attente, une voix de femme.

— El señor Cota, répondit le Tecualtiche.

— Qui cela ? répéta la voix.

— El señor Tecualtiche, répondit Cota.

Les deux rivaux attendirent : la porte ne s’ouvrit pas.

— Je vois que nous n’avons rien à nous envier, cher ami dit Cota. Puis, élevant la voix, il ajouta : Si la señorita Lola n’est pas encore couchée, dites-lui que le Tecualtiche et Cota désirent lui parler.

— Ah ! vous êtes deux !… s’écria la voix. Alors, c’est différent ; ma maîtresse peut vous recevoir. »

En effet, la porte s’ouvrit aussitôt, et les deux rivaux entrèrent.

II

Cota et le Tecualtiche, après avoir suivi à travers un corridor la jeune servante indienne qui était venue leur ouvrir, pénétrèrent dans une pièce à peine éclairée par une bougie ensevelie sous un vaste garde-brise en verre. Dans cette pièce se trouvait Lola.

La jeune Culiacanera, à moitié couchée dans un hamac de fil de pita ou d’aloès, était dans ce moment d’une désespérante beauté. Vêtue d’une tunique mexicaine de mousseline blanche, les bras nus, la poitrine à peine recouverte, selon l’usage du pays, par une légère et presque transparente chemise de fil qui lui descendait jusqu’à la taille, Lola, en voyant entrer les deux rivaux, avait dénoué ses longs cheveux noirs pour remplacer son rebozo[9] absent, et s’en était fait un voile pudique et charmant.

Un poète qui l’eût vue ainsi à moitié ensevelie dans l’ombre qui adoucissait encore la forme de ses contours, et dans cette parure virginale et empreinte d’une adorable et gracieuse gaucherie, eût certes, tout en maudissant l’insuffisance de la rime, admiré un tel tableau sans oser risquer le moindre sonnet.

L’effet que la vue de ce tableau, produisit sur Cota et le Tecualtiche, quoique différent, n’en fut pas moins manifeste. Cota devint affreusement pâle et porta vivement sa main sur son cœur pour en comprimer les battements désordonnés ; le Tecualtiche, après un moment d’hésitation et de surprise, ébloui, fasciné, hors de lui, les yeux injectés de sang, fit un signe de croix et se mit à murmurer machinalement : « Hay Jésus ! hay Jésus ! qu’elle est belle ! » Quoique Lola, à en juger par ses yeux baissés et son air inattentif, n’eût pas perdu une seule de ces marques d’admiration, aucun tremblement, aucune altération ne se fit cependant sentir dans sa voix ; la première, elle rompit le silence :

— Asseyez-vous donc, señores, je vous prie, dit-elle. Puis ramenant, par un geste de suprême coquetterie, ses cheveux sur ses épaules, elle ajouta : Je vous demande pardon de vous recevoir ainsi ; mais je vous avouerai que j’étais loin de m’attendre, il y a un instant, à l’honneur de votre visite.

Cota et le Tecualtiche prirent chacun une chaise basse à bascule, meuble fort usité dans les pays chauds ; puis le premier s’assit à la gauche et le second à la droite du hamac.

— Señorita, dit Cota, dont la voix mélodieuse mais ferme était en contradiction avec la pâleur que l’émotion avait laissée sur son visage, je sortais de chez le curé don Ignacio *** avec la ferme intention de rentrer immédiatement chez moi, lorsque le Tecualtiche, en passant devant votre porte, a eu l’heureuse idée de me proposer de vous rendre nos devoirs. Comme un égoïste et un poltron, permettez-moi de jouir de cette indiscrétion et d’en laisser la responsabilité à mon digne et excellent ami le Tecualtiche.

Le Tecualtiche, eu entendant prononcer son nom, releva la tête et fixa d’un ardent regard son rival : « Hay ! Jésus ! murmura-t-il, je parie qu’il vient de lui dire qu’il l’aime. Je ne savais plus qu’il était ici,

— C’est un remercîment que je dois au señor Tecualtiche, répondit Lola ; mais il semble, caballeros, que vous avez quitté ce soir de bien meilleure heure que de coutume notre digne et révérend curé don Ignacio *** ?

— C’est vrai, señorita ; mais nous avions chacun un motif : le Tecualtiche avait honte de gagner trop souvent, et moi je me sentais un peu malade.

— Malade ? dit Lola avec plus de politesse que d’intérêt.

— Oh ! rien du tout, une simple indisposition produite par une imprudence. J’ai pris tantôt, pendant la grande chaleur et quelques instants avant de faire ma sieste, cinq à six glaces, et cela m’a gelé l’estomac.

— Comment ! des glaces ?

— Si, señorita, et d’excellentes.

— Mais, don Pedro ! il n’y a jamais eu de glace à Cosala.

— C’est vrai, señorita ; mais il y a de la glace à Chihuahua et des maîtres d’hôtel expérimentés à Mexico.

— Eh bien !

— Eh bien ! rien n’est plus facile que de faire apporter de Chihuahua de la glace entourée de sel, recouverte de paille et renfermée dans d’épaisses caisses de plomb, si ce n’est toutefois d’écrire à son correspondant de Mexico de vous expédier un maître d’hôtel.

— Et vous avez fait cela ?

— Certes, et cela m’a fort bien réussi. Quoiqu’il y ait d’ici à Chihuahua 350 lieues d’abominables chemins, et que près de 500 lieues nous séparent de Mexico, ma glace et mon maître d’hôtel me sont parvenus presque en même temps, en quinze jours ; à vrai dire, pourtant, la glace est arrivée en meilleur état que le maître d’hôtel. Ce picaro ne se plaignait-il pas de la l’aligne, parce qu’il avait eu trois chevaux tués sous lui !

— Trois chevaux !

— Certes ; mais j’avais heureusement eu soin de lui faire préparer des relais tout le long de la route, de sorte que cet accident ne l’a point retardé. Du reste, arrivé d’hier, je le renvoie demain à Mexico, à petites journées, et il aura le temps de se reposer.

— Vous le renvoyez demain, don Pedro,… y songez-vous, après avoir fait de tels sacrifices ?

— Que voulez-vous ! señorita, mon caprice est passé. Après tout, j’indemniserai ce drôle assez généreusement pour qu’il ne songe pas à regretter son voyage.

— Et tout cela, don Pedro, pour six glaces ?

— Dont les trois premières m’ont paru excellentes, et dont la dernière m’a déplu.

— Elles vous auront coûté un bon prix…

— Oh ! une bagatelle, répondit Cota avec indifférence et tout en se balançant sur son fauteuil : un millier de piastres environ.

Lola se retourna tout à fait de son côté et lui adressa un gracieux sourire. Le Tecualtiche poussa un bruyant soupir semblable au mugissement d’un buffle blessé.

— Du reste, dit Lola, vous avez un tel bonheur au jeu, señor, que vous réparerez facilement cette perte. Puis, après un silence d’une seconde, la jeune fille ajouta d’un air indifférent : Le monte vous a-t-il été ce soir favorable ?

— Oui et non, señorita. J’ai négligé le jeu pour m’amuser à livrer des escarmouches, et j’ai dû gagner très-peu de chose… douze ou quinze cents piastres au plus… le héros de la réunion a été mon excellent ami le Tecualtiche… Qu’avez-vous donc gagné, Tecualtiche ?

— Cinq mille piastres.

— Ah ! cinq mille piastres ! répéta Lola en reprenant sa position première, c’est fort beau pour une soirée !

— Bah ! señorita, dit Cota, il y a malheureusement un revers à toute médaille… Ici, le proverbe dit : Heureux au jeu, malheureux en amour.

— Vous êtes malheureux, señor Tecualtiche ? dit Lola en tournant la tête vers le joueur fortuné.

— Je l’ignore, señorita, répondit le Tecualtiche, qui fit un effort surhumain pour affermir sa voix ; vous seule pourriez répondre à la question que vous m’adressez.

— Moi ?

— Oui, vous, señorita, vous seule ! Et, tenez ! continua le Tecualtiche en approchant son énorme tête à l’épaisse chevelure du frais visage de la jeune Culiacanera, tenez ! señorita, cela ne peut durer plus longtemps ! Oui, oui, cent fois oui, je suis malheureux… affreusement malheureux… ainsi que vient de vous le dire le seigneur Cota… et dût mon malheur s’accroître encore, je ne puis rester plus longtemps dans celle cruelle incertitude… Il me faut une explication.

— C’est plutôt vous, seigneur Tecualtiche, qui me devriez une explication, répondit Lola. Car je vous avouerai que je ne comprends rien à votre discours et ne devine nullement vos douleurs… Mais je vous en tiens quitte, caballero, je ne suis nullement curieuse, et l’heure est un peu avancée.

— Non, señorita, vous m’écouterez ;… il le faut… l’heure n’y fait rien. Le seigneur Cota n’est-il pas du reste en tiers !… Oh ! ne craignez rien, il ne perdra pas un seul mot de notre conversation… lui… et puis je serai bref.

Le Tecualtiche, après avoir prononcé ces paroles avec véhémence, serra violemment son front, entre, ses mains, puis reprit d’une voix brève et tremblante :

— Lola, je vous aime comme un fou… On n’a jamais aimé encore ainsi… Non, jamais… C’est impossible… J’en suis sûr… Je suis riche voulez-vous ma fortune… ; hardi : désirez-vous que je commette un crime pour vous. Tenez ! voici là Cota, qui vous aime aussi, lui, et qui tôt ou tard vous fascinerait avec son regard de serpent et vous abandonnerait peut-être ensuite… ordonnez que je le poignarde, et son cadavre va rouler à vos pieds ; dites, le voulez-vous ?…

Et le Tecualtiche, beau de colère, se leva en portant la main à sa ceinture.

— Arrêtez, señor Tecualtiche, au nom de Dieu !… s’écria Lola en se précipitant hors de son hamac.

Cota, impassible sur son fauteuil, observait son rival d’un regard tranquille en tournant entre ses doigts une mince cigarette, chef-d’œuvre de dextérité.

— Caramba ! Tecualtiche, dit-il, avec un peu plus d’éducation et de convenances vous feriez réellement un fort bon orateur.

Le Tecualtiche lui lança obliquement un regard sournois dans lequel se lisaient la colère et la crainte et se rassit près du hamac où Lola venait de se recoucher.

Ce fut la jeune Mexicaine qui prit la parole :

— Señor Tecualtiche, et vous aussi, señor Cota, dit-elle, cette fois une explication est nécessaire, et je vous demande la permission de m’en charger. Veuillez m’excuser, je vous prie, si je parle avec plus de fermeté qu’il ne conviendrait à une jeune et innocente fille, mais je crois la franchise préférable à la violence.

— Elle est aussi parfois plus dangereuse, señorita, dit froidement Cota, mais nous sommes à vos ordres, veuillez vous expliquer.

— Lola reprit : si vous êtes tous les deux ici à pareille heure, ce n’est certes point, caballeros, par suite des motifs que vous avez allégués l’un et l’autre. J’ai dû me contenter de la maladie du seigneur Cota et croire à la fatigue éprouvée par le seigneur Tecualtiche pour une veine trop heureuse, lorsque vous restiez dans vos rôles de simples visiteurs ; mais à présent qu’une explication est devenue nécessaire… je dois, avant de poursuivre, savoir non plus le prétexte, mais bien la véritable raison de votre présence chez moi.

— Croyez-vous réellement, señorita, qu’une explication soit bien nécessaire ? dit Cota.

— Oui, certes, s’écria vivement le Tecualtiche, et je veux même, doña Lola, vous en épargner la fatigue. Voici le fait en peu de mots : Don Pèdre Cota dit qu’il vous aime comme un fou. Tous les deux nous voulions vous faire cette déclaration aujourd’hui, et notre mutuelle jalousie nous a privés l’un et l’autre d’un tête-à-tête. À présent, doña Lola, choisissez celui de nous deux qui vous paraîtra le moins indigne de cette insigne faveur.

Lola regarda Cota comme elle savait regarder quand elle voulait faire tomber un homme à genoux ; mais Cota resta froid et impassible, et se contenta de dire à Tecualtiche : « Vous avez fait de belles choses avec votre explication ! offrir sa main brusquement et sans galanterie, ni plus ni moins qu’un lepero ou qu’un parvenu… Il est impossible que la señorita ne ne nous tienne pas maintenant en mépris.

— Vous vous trompez, seor Cota, murmura Lola rendue plus belle encore par une adorable rougeur ; la franchise, je vous le répète, n’est point à mes yeux un ridicule, mais bien, au contraire, une vertu, et je remercie vivement le seigneur Tecualtiche de sa confiance, Je vais essayer d’y répondre avec non moins de sincérité et de candeur. Pauvre jeune fille isolée, et n’ayant pour toute fortune et pour tout bien que ma vertu et mon honneur, je n’ai point le droit de refuser un homme loyal qui m’offre son nom et sa main. Vous êtes tous les deux de nobles et galants caballeros, je le sais, et votre double proposition m’honore ; mais je vous avouerai, señores, que, sinon mon esprit, du moins mon cœur est resté étranger jusqu’à ce jour à toute préférence. À présent, voyez ce qu’il vous reste à faire.

— À avouer hautement que nous sommes indignes d’être aimés de vous, et à mourir en silence, dit Cota.

— J’espère que votre résignation ne sera pas aussi tragique, répondit Lola en regardant Cota avec un si invincible sourire que cette fois le Mexicain ne put s’empêcher de tressaillir.

— Non, non, s’écria le Tecualtiche, il nous reste à nous rendre dignes de cet amour, autant qu’un homme peut s’en rendre digne ; à le mériter en travaillant, Lola, à vous faire une vie riche et honorée… une vie de vice-reine espagnole… Oh ! dussé-je gagner vingt millions avant d’être aimé, que je les gagnerai, Lola… Oh ! vous verrez…

— La reconnaissance, on le dit, seigneur Tecualtiche, mène à l’amour, et une femme à laquelle on ferait un sort pareil à celui dont vous parlez serait infâme si elle n’était reconnaissante ! répondit Lola d’un air pénétré.

— Écoutez, señorita, reprit le Tecualtiche en s’animant de plus en plus, voulez-vous faire mieux et ne point engager longuement votre avenir, fixez-nous, au seigneur Cota et à moi, puisque le seigneur Cota se met sur les rangs, fixez-nous une époque rapprochée jusqu’à laquelle vous nous promettrez d’attendre. Celui de nous deux qui reviendra alors vers vous riche, heureux et puissant, eh bien ! celui-là sera votre époux.

— Je vous remercie infiniment de vos bonnes intentions, seigneur Tecualtiche, dit Lola d’une voix émue, mais elles ne peuvent se réaliser.

— Pourquoi cela, señorita ?

— Par mille raisons !

— Mille raisons non spécifiées équivalent à peine à un mauvais prétexte, ne pourriez-vous en préciser une ?

— Vraiment, señor, vous me poussez à bout et me rendez toute confuse, répondit Lola avec embarras… Ce que vous me demandez est fort difficile à dire, surtout pour une jeune fille… et pourtant il le faut…

— Je ne vois pas, señorita, pour peu que cela vous contrarie, que ce soit bien nécessaire, dit Cota, dont la contenance était toute changée depuis que son rival s’obstinait à parler mariage.

— Oui, oui, il le faut, señorita, vous venez d’en convenir vous-même, s’écria le Tecualtiche, parlez.

— Eh bien, señores, dit Lola, puisque vous exigez absolument une de mes mille raisons, je choisis sans pitié la meilleure, et la voici : vous désirez que j’échange mon nom contre le nom de celui de vous deux qui réussira à faire fortune. N’est-ce pas là votre proposition, señores ?

— Oui, señorita, dit le Tecualtiche, eh bien ?

— Eh bien ! et si vous réussissiez tous les deux ? dit Lola en accompagnant ces paroles d’un délicieux sourire.

— C’est, ma foi, vrai ! s’écria le Tecualtiche ébahi, je n’y avais pas songé. En effet, si nous devenions millionnaires tous les deux !…

— Il n’y aurait qu’un seul moyen de rendre votre proposition admissible, seigneur Tecualtiche, reprit lentement Lola, et ce moyen, si vous y aviez recours, deviendrait pour moi un remords éternel.

— Il y a un moyen, señorita, dit le Tecualliche en se levant d’un bond de dessus sa chaise, il y a un moyen ! Mais parlez donc… parlez… vite.

— Malheureux ! s’écria Lola avec une sorte d’indignation, vous ne comprenez donc pas que le seul moyen de réussite qui vous reste est la ruine de votre rival !

— Ah ! que c’est simple, dit le Tecualtiche, comment donc n’y avais-je pas songé plus tôt ! Puis, fixant d’un air provoquant et dédaigneux Cota, qui allumait sa huitième cigarette, le Tecualtiche reprit : Avez-vous l’âme assez haute pour accepter ce défi, Cota ?

— Cher ami, permettez-moi de vous faire remarquer que voici près d’une heure que vous me mettez continuellement en scène, à la longue cela devient embarrassant, répondit tranquillement Cota.

— Ce n’est point répondre ; vous avez peur !

— Mais non, mais non… mon ami… seulement je désirerais causer auparavant un peu raison…

— Vous avez peur ! dit de nouveau le Tecualtiche en interrompant son rival.

— Bête brute et stupide ! murmura Cota entre ses dents.

— Vous avez peur ! s’écria pour la troisième fois Tecualtiche d’une voix retentissante.

Cota haussa les épaules. — Mon bon ami, répondit-il, vous avez une manière de provoquer les gens on ne peut plus monotone. Vous êtes doué de beaucoup d’énergie, mais vous manquez essentiellement d’originalité. Vous m’avez fait trois injures, chaque injure vous coûtera vingt mille piastres… J’accepte votre défi ! »

Après ces paroles, Cota se leva, prit son sabre, son zarape ; et se retournant vers Tecualtiche :

— Allons, mon dangereux ennemi, continua-t-il, l’heure est fort avancée et nous rend inconvenants ; partons.

— Non, non, señores, vous ne partirez pas ainsi, s’écria Lola, assurez-moi auparavant que cet odieux défi n’est qu’une plaisanterie… rien autre chose. Oh ! s’il était sérieux, je mourrais de honte et de désespoir ! Mais vous souriez… señor Cota… ah ! tant mieux… ce défi n’était qu’un jeu de votre part ?

— Je vous demande pardon, señorita, répondit Cota, je ne souris jamais que lorsque je parle sérieusement… C’est une habitude de joueur… Le défi est réel. »

Cota, après cette réponse, s’inclina profondément d’un air plein de grâce et de courtoisie et partit. Le Tecualtiche le suivit en silence.

À peine la porte s’était-elle refermée sur les deux rivaux, que Lola changea, comme par enchantement, de contenance et de visage. Bondissant à son tour hors de son hamac, l’œil brillant et radieux, la pose dégagée et altière. « Enfin !… » dit-elle en respirant à pleine poitrine.

Pendant quelques instants, la jeune Culiacanera savoura délicieusement la joie de son triomphe ; puis peu à peu une pensée importune remplaça cette joie et appela un nuage sur son front.

— Ah ! bah ! je suis folle de m’inquiéter pour si peu de chose, dit-elle enfin à demi-voix et en agitant par un mouvement gracieux et mutin son admirable chevelure. Ce silence et cette réserve prouvent tout bonnement que Cota, remarquable comme joueur… est nul comme homme du monde… et voilà tout… Quant au Tecualtiche…

La jeune fille, quoique seule, ne murmura point la fin de sa phrase, mais le sourire moqueur qui apparut sur son joli visage prouva qu’elle avait une opinion bien arrêtée sur le seigneur Tecualtiche.

Tandis que Lola remerciait le hasard, qui, après tant d’adorations et d’enthousiasmes stériles, semblait, cette fois enfin, vouloir lui donner un mari, Cota et le Tecualtiche avaient franchi le seuil de la porte et se trouvaient dans la rue.

— Quel ange du ciel ! s’écria le Tecualtiche avec enthousiasme.

— Quel adorable démon ! dit doucement Cota. Je l’aime à présent, à la fureur. Puis, s’adressant à son rival qui semblait abîmé dans une profonde extase : J’espère, cher ami, dit-il, que notre départ va être plus simple et moins compliqué que ne l’a été notre arrivée. Quant à moi, je vais tout naïvement me coucher.

— À propos, c’est vrai, dit le Tecualtiche, il faut que vous me juriez que vous allez rentrer tout de suite !

— Mon cher ami, ce serait un moyen infaillible d’éveiller en vous d’injustes soupçons ; et après les émotions violentes que vous avez éprouvées ce soir, je tiens à ce que vous passiez une nuit tranquille. Adieu.

— Soit, au revoir, dit le Tecualtiche, je rentre également chez moi.

Les deux rivaux se saluèrent et s’éloignèrent chacun d’un côté opposé.

Cota n’avait pas fait cent pas encore qu’il s’arrêta brusquement. « Cette brute de Tecualtiche est capable, si le sang lui monte à la tête, de se livrer cette nuit à de folles et téméraires entreprises, se dit-il, et ce serait dommage, car je ressens, depuis ce soir, une vive admiration pour ce démon de Lola… Que de ruse et de perversité… Elle m’offre le même intérêt qu’une partie de monte… Quelle digne et glorieuse maîtresse elle ferait pour un joueur ! Caramba ! ajouta Cota, qui, tout en se livrant à ses réflexions, avait, ainsi que fait tout Mexicain en quelque endroit qu’il se trouve, jeté un regard défiant autour de lui, caramba ! le ciel me protège, voici un auvent de boutique qui s’avance sur la rue et m’offre un excellent abri contre le serein de la nuit. Étendant aussitôt son zarape contre le mur, Cota se coucha sans plus tarder. D’ici je surveille la maison, dit-il ; puis, étirant ses jambes et ses bras avec volupté, il ajouta : C’est que je suis couché très-bien… Que le diable emporte le décorum qui me force de louer une chambre de trois piastres par mois… et m’a fait acheter une peau de buffle de vingt réaux… Ah ! bah ! quand on est riche… il faut se résigner à la représentation. »

Quelques minutes après, Cota dormait comme dorment les Mexicains, c’est-à-dire de manière à pouvoir entendre le trot d’un cheval à un mille de distance.

Cent pas plus loin, de l’autre côté de la maison de Lola, Tecualtiche, étendu sur un bout de trottoir, dormait aussi d’un semblable sommeil.

III

Une heure environ avant le lever du soleil, le Tecualtiche s’étant réveillé, jugea à propos de retourner chez lui, et mit sur-le-champ son projet à exécution. Cota, à l’abri du serein de la nuit, grâce à l’auvent sous lequel il était couché, dormit une heure de plus et n’ouvrit les yeux que lorsque les premiers feux de l’aurore illuminaient déjà l’horizon.

— Ah ! caramba ! dit-il en accompagnant ce jurement anodin d’un effroyable bâillement, j’étais là trop à mon aise, et je me suis oublié. Rentrons vite chez moi avant que l’on ne puisse me reconnaître.

Cota, en se parlant ainsi, secoua vivement son zarape incrusté de sable, et jetant un dernier regard de regret sur l’auvent protecteur, s’éloigna en se dirigeant vers sa maison.

En arrivant, il trouva la porte donnant sur la rue toute grande ouverte et il entra. Le domestique Jose, qui d’ordinaire couchait dans cette première pièce, n’y était pas en ce moment. « Où diable peut être allé Jose de si bonne heure ? se dit Cota en ouvrant la porte qui donnait dans sa propre chambre. Tiens, le voici ! »

En effet, Jose était dans la chambre de son maître, fort occupé à forcer la triple serrure d’un coffre de fer dans lequel Cota serrait son argent. L’attention soutenue et le zèle ardent qu’il mettait à ce travail absorbaient même à un tel point son attention, qu’il ne remarqua pas l’entrée de Cota et que celui-ci dut l’appeler par deux fois avant d’en être aperçu.

— Ah ! tiens ! c’est vous, mon maître ! dit Jose eu laissant sa besogne.

— Que fais-tu là, coquin ?

Canario ! la question me semble naïve, répondit négligemment Jose ; mais vous le voyez bien, j’essayais de forcer votre coffre-fort.

— Que veux-tu, Jose, dit Cota en riant, je suis persuadé qu’il n’y a point de ta faute et que tu as fait de ton mieux… les serrures étaient trop solides, voilà tout.

— Oui, parlez-en de vos maudites serrures ! répondit Jose de mauvaise humeur, elles m’ont cassé deux ciseaux à froid. Après tout, si mon sans-façon vous déplaît, vous êtes libre de me renvoyer de votre service.

— Si je te payais des gages, je pourrais, Jose, me fâcher de ton sans-gêne ; mais comme je t’ai gagné au jeu deux mois de ton temps et que tu ne me coûtes rien… je te garde.

— Voilà bien les parvenus, murmura Jose entre ses dents, égoïstes et ingrats !

— Du reste, écoute, Jose, reprit Cota après un moment de réflexion, il dépend de toi de réparer, du moins en partie, ton échec de cette nuit ; je puis te faire gagner cent piastres !

— Impossible !

— Comment ! impossible ?

— S’il y avait cent piastres à gagner, vous commenceriez par vous charger de ce soin vous-même au lieu de songer à moi.

— Je ne le puis.

— Alors, c’est différent, j’écoute.

— Sais-tu bien jouer du couteau ?

— Dame, dit Jose modestement, ce n’est pas bien de se vanter soi-même, mais je suis connu.

— Es-tu sûr de tuer un homme du premier coup, sans lui laisser le temps de jeter un cri, de prononcer un nom ?

— C’est selon : s’il est brave et prévenu, c’est impossible ; poltron et sur ses gardes, c’est difficile… Mais s’il est surpris… alors c’est aisé. On ne doit jamais, je le répète, se vanter, mais je suis connu pour savoir surprendre.

— De mieux en mieux ; je vois que nous sommes prêts de nous entendre… Mais que diable as-tu donc à regarder ainsi obstinément mon chapeau pendant que je te parle d’affaires.

— Ce n’est point votre chapeau que je regarde, señor, c’est la toquilla qui l’entoure. J’ai toujours eu un penchant pour cette toquilla. Est-ce qu’elle est en or ?

— Certes, mais…

— À quel titre, s’il vous plaît ?

— À vingt-quatre carats. Mais ne m’interromps donc pas par de si sottes questions, animal !

— Avant de vous écouter, permettez-moi cependant d’ajouter deux mots. Quand bien même le marché de cent piastres, que va me proposer votre seigneurie, me conviendrait, je vous déclare que je ne l’accepterai néanmoins qu’à la condition qu’aux cent piastres promises, vous ajouterez le don de votre toquilla. Est-ce convenu ?

— J’y consens ; mais laisse-moi poursuivre en paix ; j’aime, Jose, à traiter les affaires loyalement et rondement, sans arrière-pensées et sans périphrases, et je n’ai plus que quelques mots à dire. Tu connais le Tecualtiche, cet Indien parvenu ?

— Que l’on ose vous comparer quoiqu’il ne m’ait pas gagné mon cheval… très-bien.

— Eh bien ! c’est contre lui que tu auras à déployer ton adresse.

— Ah diable ! il retourne du Tecualtiche, dit Jose en se grattant l’oreille d’un air embarrassé.

— Te fait-il peur ?

— Il s’agit vraiment bien de cela, señor, puisque je dois le surprendre !

— Alors que crains-tu ?

— L’alcade ! seigneurie, l’alcade !… et puis après l’alcade le juez de letras[10].

— Crois-tu qu’ils s’amuseront à te poursuivre ?

— Mais certainement. Je vois que votre seigneurie ne se connaît guère en ces sortes d’affaires. Voici ce qui aurait lieu dans ce cas-ci. L’alcade commencerait premièrement par liquider la succession du Tecualtiche… Ces liquidations durent, au reste, aussi longtemps que les alcades qui en sont chargés… c’est connu… Ensuite, pour détourner un peu l’attention publique de cette liquidation, l’alcade me ferait poursuivre, arrêter et mettre en prison.

— Grand malheur !… tu y resterais quinze jours !

— Quinze jours !… allons donc ! vingt-quatre heures c’est le taux ; seulement, après les vingt-quatre heures ce cher alcade me ferait venir devant lui et me dirait : « Mon garçon, je vais l’adresser une question : si d’être fusillé te semble une chose indifférente, libre alors à toi de me répondre un mensonge. Combien l’a-t-on payé pour ton exploit du Tecualtiche ? — Cinquante piastres, seigneur alcade. — C’est plus qu’il n’a laissé, reprendra-t-il avec un soupir. Eh bien ! mon garçon, comme le crime ne peut pas profiter, tu vas me rendre ces cinquante piastres, que j’emploierai à faire dire des messes pour le repos de son âme. Je le pardonne pour cette fois et le conseille, afin d’éviter tout scandale, de nier ton crime. Donne tes cinquante piastres. À présent, très-bien, adieu. » Vous croyez peut-être, seigneur Cota, que je serai libre alors ; détrompez-vous : à la porte de l’alcade, je trouverai trois ou quatre dragons qui m’ordonneront de les suivre chez le juez de letras : « Tu viens de chez l’alcade, me dira ce magistrat, combien t’a-t-il demandé ? — Cinquante piastres. — C’est donc cent piastres que tu me dois. — Comment, cent piastres ! seigneur Juez ? — Certes, cent piastres. C’est bien le moins que l’on me cote, moi qui suis magistrat inamovible et nommé par le gouvernement, le double d’un alcade… un simple juge conciliateur. Après tout, si tu préfères être fusillé !… — Mon digne juez de letras, voici vos cent piastres. » Et de tout cela, il résulterait, señor Cota, que je me trouverais, en outre de mon travail et de mon industrie, en perte de cinquante piastres de mon propre argent.

— C’est-à-dire, Jose, que tu voudrais deux cents piastres, dit Cota.

— Mon Dieu ! señor, j’accepterais cette somme pour vous être agréable ; car, vous le voyez, c’est à peine si elle couvre mes débours. »

Cota resta pensif pendant quelques instants.

— Deux cent piastres ! deux cents piastres ! Tu parles de cette somme comme si ce n’était là qu’une bagatelle, dit-il : mais c’est une fortune. Après tout, l’affaire n’est pas tellement urgente qu’il faille la conclure sans réfléchir ; elle peut même complètement changer de face, C’est bien, Jose, j’y réfléchirai et te ferai connaître plus tard ma détermination. Va me chercher mon chocolat.

— C’était pourtant un vrai bon marché pour vous, señor, reprit Jose, une excellente occasion ; enfin, n’en parlons plus. Je vais aller faire votre chocolat

— Comment ! il n’est point prêt ?

— Et quand donc aurais-je eu le temps de m’en occuper, puisque j’ai été retenu jusqu’à ce moment par mon travail sur vos maudites serrures ?

— C’est vrai, j’oubliais. Eh bien, dépêche-toi,

— Voilà encore bien les maîtres ! murmura de fort mauvaise humeur Jose en s’en allant. On est surchargé de besogne, et ils ne vous en tiennent pas compte ; à les entendre, on devrait tout faire à la fois.

Resté seul, Cota se mit à arpenter sa chambre d’un air préoccupé. « Quelle adorable nature ! disait-il par moment ; que de perversité et de beauté ! quel heureux assemblage de vices et de séductions ! Deux cents piastres !… deux cents piastres !… Au fait ! ce n’est vraiment pas trop cher… Cependant je crois que j’aurais tort… Elle veut avant tout une position, je le vois, et la mort de Tecualtiche ne pourrait que me nuire ; elle me mettrait face à face avec le mariage. »

Cota, en cet endroit de son monologue, accéléra sa marche ; ses sourcils, contractés par la préoccupation ou le désir, sillonnaient son front de rides profondes.

— Je donnerais dix mille piastres pour réussir, murmura-t-il enfin à travers ses dents serrées. En ce moment, il aperçut le reste d’une chétive bougie jaune qui brûlait encore, ainsi que cela est d’usage dans presque tout l’intérieur des terres du Mexique, attachée, ou, pour mieux dire, collée au mur. « Maudit Jose ! s’écria-t-il avec colère, cet homme me ruinera si je le laisse faire. » Et il éteignit vivement la bougie.

Il y a dans le Mexicain un assemblage incroyable d’ostentation, d’orgueil, de sordide avarice et de dissipation ; sa nature, toute de contrastes, se dérobe à l’analyse, grâce à son extrême mobilité, qui le laisse rarement entrevoir sous une même face. Il n’y a qu’un seul moyen pour parvenir à décrire le Mexicain, c’est de le mettre en scène et de le faire agir.

Cota, après avoir pris la très-petite tasse de chocolat que lui apporta Jose, tout en faisant des reproches à ce dernier de ce qu’il y avait consacré une tablette entière, prit son chapeau et se disposa à sortir de nouveau.

— Tiens, Jose, dit-il en jetant quelque menue monnaie sur la table, voici pour ta nourriture de la journée,

— Six réaux ! dit Jose, stupéfait de cette générosité inattendue, lorsque Cota, qu’il suivait du regard, eut disparu, six réaux ! Allons, il va se passer, je le parierais, de curieuses choses ; mon maître ne sait plus ce qu’il fait : tant mieux, ça me distraira.

Le brave Jose, tout en murmurant ce court monologue, ramassa prudemment sur la table les six réaux ; mais un nuage passa aussitôt sur son front.

— Diable de Cota ! dit-il ; il a bien au contraire toute la tête à lui, et c’est moi qui suis un candide animal ; au lieu de deux bons réaux qu’il me compte d’habitude, il m’en a donné six aujourd’hui, c’est vrai ; seulement ils sont faux.

Jose regarda alors avec attention les pièces de monnaie dont il avait déjà reconnu la fausseté, grâce au tact exercé de sa main, et un sourire de mépris se dessina sur son visage.

— Peut-on faire aussi mal de la fausse monnaie ! dit-il avec dédain ; c’est honteux. Vraiment, sans me vanter, j’en confectionnais de supérieure à celle-ci lorsque je n’avais pas encore douze ans, et Dieu sait si j’ai fait des progrès depuis. Positivement, l’éducation se perd de jour en jour. Après tout, mon cher maître ne m’a trompé qu’à demi, car je connais, sur la Plaza, un brave hôtelier qui a confiance en moi et me fait crédit ; je lui passerai facilement cette triste monnaie.

Jose se disposa à sortir à son tour. Comme il n’avait pas de chapeau, il prit un foulard appartenant à Cota, et s’en enveloppa la tête le plus coquettement qu’il put ; puis, afin de relever sa toilette, il passa à la ceinture de son pantalon un énorme couteau de cuisine très-affilé et très-pointu, et, fermant toutes les portes avec soin, il descendit dans la rue en se dandinant d’une façon fort galante, qui prouvait qu’il était loin d’être mécontent de sa personne et de son accoutrement.

Cota de son côté, après une course de dix minutes, s’était arrêté devant la porte d’une des plus jolies maisons de la ville et semblait indécis de savoir s’il devait ou non entrer. Son incertitude dura peu, car, quelques instants après, il frappa à la porte avec la garde de son sabre.

— Ton maître est il visible ? dit-il à l’Indien qui vint ouvrir.

— C’est selon, seigneurie, répondit celui-ci ; il y a déjà un caballero dans son cabinet, et je crois même qu’ils causent d’affaires.

Cota réfléchit une seconde ; puis s’adressant de nouveau au domestique :

— Ce caballero n’est-il pas Tecualtiche ? lui dit-il.

— Lui-même, señor.

— C’est juste, puisque j’ai un rendez-vous avec lui ; laisse-moi passer.

Cota entra aussitôt, puis, après avoir traversé rapidement, et en homme qui connaît les localités, deux vastes pièces, il poussa une porte de cèdre et entra dans une chambre dont les murs étaient surchargés de christs sculptés en ivoire et en buis, d’armes blanches et à feu, d’éperons, de cuartas ou cravaches, de lazos flexibles, et enfin de portraits de saints et de saintes et d’images naïvement érotiques, pour ne point dire tout à fait obscènes.

Deux hommes étaient assis dans cette pièce auprès d’une table en acajou brut et massif : le Tecualtiche, ainsi que l’avait annoncé déjà le domestique, et le maître, de la maison, le vénérable et tolérant curé don Ignacio ***. Sur la table il y avait deux énormes verres d’eau-de-vie, puis à côté des verres, cinq rouleaux de piastres neuves composés de vingt piastres chacun. L’apparition de Cota produisit un effet bien différent sur le paternel Ignacio *** et sur le rude Tecualtiche. Le premier sourit avec bonhomie et le second fronça involontairement ses gros sourcils. Cota, impassible et toujours maître de soi-même, répondit à ces deux réceptions différentes par un même sourire doux et gracieux.

— Il faut avouer que ma journée commence sous d’heureux auspices, dit-il en prenant le premier la parole, par la rencontre de mes deux meilleurs amis !

— Je puis en dire autant, seigneur Cota, répondit Ignacio *** tout en remplissant un troisième verre d’eau-de-vie, mais à quelle heureuse circonstance dois-je attribuer votre visite ?

— Mon Dieu ! cher et vénérable padre, à votre bienveillance si connue que je compte mettre à contribution.

— Inutile de vous répéter, caballero, que ma personne et ma fortune sont entièrement à votre disposition ; vous le savez déjà. À quoi puis-je vous être utile ?

— En voulant bien accepter ces dix onces et les joindre à cet argent ! dit Cota, qui retira en effet dix onces d’or de sa poche et les plaça près des deux cents piastres neuves empilées sur la table.

— Ah ! ah ! dit l’excellent Ignacio ***, dont les yeux brillèrent à la vue de cet or, je vous reconnais bien là, señor Cota ; généreux avec délicatesse, magnifique avec esprit. J’accepte votre offrande.

Don Ignacio ensuite ajouta :

— Vous savez sans doute, votre conduite me le prouve, à quel emploi est destiné cet argent ?

— À soulager les pauvres, très-saint padre ! répondit gravement Cota.

— C’est cela même, aux pauvres ! répéta Ignacio *** avec onction.

Le Tecualtiche avait, pendant la durée de ce dialogue, manifesté par plusieurs mouvements brusques sa mauvaise humeur. Lorsque Cota retira les onces de sa poche, l’Indien ne put même s’empêcher de faire un violent soubresaut et de murmurer à demi-voix :

— Dix onces ! et moi qui n’ai offert que cent piastres !… Ce Cota va obtenir sans doute la même faveur que celle qu’on vient de m’accorder ; maudit soit le jour de sa naissance… cet homme est né pour mon malheur !…

Pendant que le Tecualtiche se livrait à cette aparté haineux, le révérend don Ignacio ***, pour reconnaître la générosité de Cota, lui offrait avec emphase un second verre d’eau-de-vie, et sur son refus bourrait son étui, de prétendues cigarettes de la Havane.

Cota, son chapeau à la main, paraissait disposé à s’en aller.

— Me serais-je trompé se dit le Tecualtiche, et Cota, pour la première fois de sa vie, me laisserait-t-il prendre l’avance ?

Les espérances de l’Indien semblèrent se réaliser, car Cota, après avoir donné, selon l’usage, un abrazo au curé Ignacio ***, salua gravement le Tecualtiche, puis tirant à lui la porte de sortie il en franchit le seuil. Le Tecualtiche respira plus librement. « Il ne se doute de rien, murmura-t-il.

— Au revoir, mon fils bien-aimé, s’écria Ignacio ***, n’oubliez point que je suis et serai toujours à votre dévotion.

— Ma foi, mon père, dit Cota en rentrant, ces bonnes paroles me font souvenir que j’ai encore un autre service à vous demander !

— Il est accordé, mon cher fils, expliquez-vous.

— Oh ! c’est peu de chose, je désirerais avoir une dispense qui m’exemptât, le cas échéant, de toutes formalités préalables, et me permît de me marier dans les vingt-quatre heures.

Cette demande sembla embarrasser beaucoup le curé.

— Après tout, reprit Cota, si cela vous contrarie ?…

— Nullement, mon cher fils, répondit Ignacio *** avec hésitation.

— Et votre promesse, mon père ! s’écria vivement le Tecualtiche ; ne m’avez-vous point juré que vous n’accorderiez aucune dispense semblable à personne autre qu’à moi d’aujourd’hui à quinze jours !

— Ah ! si vous avez fait cette promesse, padre bien-aimé, dit Cota en hochant la tête et en regardant les cent piastres neuves empilées sur la table, alors ; je n’insiste plus.

— Oui, caballero, j’avais fait cette promesse, dit Ignacio ***, qui, en suivant le regard de Cota, avait aperçu de nouveau les dix onces d’or, mais j’aime à reconnaître que j’ai eu tort, car la religion dit que tous les hommes sont égaux et frères ; or, ce que l’on fait pour l’un, on doit le faire pour l’autre.

Le curé Ignacio ***, après cette déclaration, prit, dans un des tiroirs de la table, plume et papier, et écrivit rapidement la dispense que demandait Cota.

— Tenez, dit-il en la lui remettant, prenez-la de confiance, elle est en règle.

— Merci, excellent padre ! répondit Cota. Puis, se retournant vers le Tecualtiche, il ajouta : Señor Tecualtiche, nous, sommes à présent à jeu de jeu… à quand la grande bataille ?

— À ce soir, si vous l’osez ! répondit l’Indien avec rage.

— Très-bien, c’est convenu, à ce soir, répondit Cota en prenant congé.

— Cet homme est bien fort ! dit Ignacio *** au Tecualtiche, prenez garde !

Ce fut par mon ami M. Alexandre S… que j’appris, du moins en partie, la petite scène que je viens de tracer, car le curé Ignacio ***, en homme habile, n’avait pas manqué, aussitôt que Cota et le Tecualtiche l’eurent quitté, de répandre dans toute la ville la nouvelle de la rivalité des deux fameux joueurs. En effet, cette rivalité et le défi qui en était la suite composaient pour sa soirée de monte un magnifique programme.

— J’espère bien que vous ne manquerez pas d’assister à cet étrange duel ? me demanda M. Alexandre S…

— Certes, et je compte aussi que vous m’accompagnerez ?

— Très-volontiers.

L’oracion ou l’angelus sonné, nous nous acheminâmes donc, mon compatriote et moi, vers la maison du curé Ignacio ***. La foule qui encombrait la vaste salle où se tenait d’ordinaire le monte était immense ; pas une seule personne un peu marquante de Cosala ne manquait au rendez-vous ; et pourtant, il régnait, parmi cette multitude compacte, un grand silence. Le Tecualtiche, ses longs cheveux bouclés rejetés en arrière, le teint animé, l’œil brillant, représentait l’image du défi, tandis que Cota, toujours froid et réservé, mais l’air placide et assuré, personnifiait, sinon la résignation, du moins la fatalité.

Dans un des coins les plus obscurs de la salle, Lola essayait de se dérober à la curiosité générale ; mais sa parure était de si bon goût, sa beauté si éclatante, et le rôle qu’elle jouait dans ce drame original, si important, que presque tous les regards se tournaient vers elle. Cependant la partie ordinaire commença bientôt sans qu’une seule allusion fût faite par un des spectateurs. Le Mexicain, s’il est d’une grande ignorance, en fait de probité, possède du moins à un degré éminent la science si difficile du savoir-vivre et des convenances.

— Je n’ai jamais vu ici autant de monde et si peu de joueurs, dit enfin le Tecualtiche quand la première taille fut achevée. Voulez-vous, seigneur Cota, que nous jouions un peu l’un contre l’autre, cela animera peut-être la partie ?

— Vous savez, cher caballero et ami, que je suis toujours à vos ordres, répondit Cota, mais pour jouer l’un contre l’autre il faudrait que l’un de nous deux tînt la banque ?

— Je m’en charge, seigneur Cota, répondit le Tecualtiche, mon entrée sera de cinquante mille piastres, c’est toute ma fortune, cela vous va-t-il ?

— C’est en vérité une fort belle entrée ! répondit Cota, mais les cartes me semblent bien vieilles pour servir ?

— Seigneur Cota ! s’écria aussitôt le curé Ignacio, je puis vous donner ma parole sacrée que ces cartes ne sont jamais sorties de chez moi.

— Je m’en rapporte à vous, très-révérend père ; du reste tous les magasins doivent être fermés à cette heure ?

— Hélas ! oui, tous.

— Eh bien, en ce cas, nous nous contenterons de ces cartes. Vieilles lames, bonnes blessures ! dit un proverbe castillan. Voyons, je suis prêt, animons donc la partie !

Le Tecualtiche remplaça aussitôt le banquier sur sa haute chaise de taille et prit un paquet de cartes.

Toutes les poitrines étaient oppressées ; il se fit un silence solennel.

Lola avait abandonné sa place obscure et regardait, avec une anxiété plus forte que sa volonté et que sa dissimulation, le tapis vert, ce redoutable champ clos sur lequel allait se livrer la bataille dont sa main devait être le prix.

J’avoue à ma honte que la contenance modeste, pour ne même pas dire humble, de Cota, comparée à la superbe assurance que montrait son rival, éveilla toutes mes sympathies pour le Mexicain, et que ce ne fut pas sans un certain serrement de cœur que je vis l’Indien mêler le premier paquet de cartes. Je me retournai vers mon ami M. Alexandre S***, pour lui faire part de mon émotion, et je le trouvai à mon grand étonnement tout aussi ému que je l’étais moi-même.

— Votre pâleur, mon cher monsieur, lui dis-je à voix basse, me permet, sans être ridicule à vos yeux, de vous faire l’aveu de l’inquiétude inexplicable : et ridicule que j’éprouve. Ce Cota et ce Tecualtiche sont, je le sais, deux drôles qui ne méritent ni pitié ni intérêt, et pourtant la partie qu’ils vont jouer m’agite autant que si j’étais de moitié dans les enjeux.

— Parbleu ! et moi, donc ! mon pouls bat à présent deux cents pulsations par minute. Dieu sait pourtant que ces deux aventuriers sont mes plus mauvaises pratiques. Du reste, voyez les Mexicains qui nous entourent ; ils partagent tous notre émotion, et cependant il n’y en a pas un seul parmi eux qui n’ait déjà joué stoïquement sur une carte, pour son propre compte, plusieurs fois sa fortune. L’originalité saisit toujours.

En ce moment, le Tecualtiche venait de jeter deux cartes sur le tapis et attendait les mises des joueurs. Pas un ponte ne se présenta.

— Dix mille piastres sur le siete de oro, dit Cota au milieu du silence et tout en levant au ciel un œil triste et mourant.

— Ma foi, dis-je de nouveau à mon ami Alexandre S***, je vais fumer une cigarette dans la rue, puis je reviendrai dans quelques minutes, lorsque la partie sera tout à fait engagée ; l’attente du premier coup de feu est toujours ce qu’il y a de plus pénible, dans un duel, pour les témoins.

En parlant ainsi, je parvins à me glisser sans bruit jusqu’à la porte de sortie ; puis, l’ouvrant tout doucement, je me précipitai dehors. Une sueur froide perlait sur mon front.

Ma cigarette fumée et les cinq minutes écoulées, je rentrai chez le curé Ignacio ; les cartes étaient jetées pêle-mêle sur le tapis, la partie avait cessé.

— Eh bien ? demandai-je à mon ami M. Alexandre, que je trouvai plus pâle que je ne l’avais laissé.

— C’est fini, me dit-il.

— Comment, fini ! Est-ce que Cota et le Tecualtiche auraient eu peur ?

— Peur !… répéta avec étonnement M. Alexandre, allons donc ! Ils n’ont joué que cinq coups, c’est vrai, mais chaque coup était de dix mille piastres ou cinquante mille francs.

— Est-il possible ?

— Et le Tecualtiche a gagné cinq fois ! c’est pour Cota une différence de cinq cent mille francs. Quant à moi, je tremble encore d’émotion. On ne voudra jamais croire à la véracité de cette histoire quand je la raconterai rue des Bourdonnais.

Après avoir échangé ces quelques paroles avec M. Alexandre, mon premier soin fut de chercher du regard les deux rivaux. Les conséquences de leur singulier duel avaient été aussi rapides que le duel lui-même, car je vis Lola suspendue au bras de Tecualtiche, qui la considérait avec des yeux brillants de passion, et approchait ses grosses lèvres de sa petite et délicate oreille pour lui parler à voix basse. Lola lui souriait doucement. Du côté opposé de la salle, Cota pérorait au milieu d’un groupe de mineurs ; il leur racontait comme quoi il était le plus malheureux des hommes, grâce à un coquin de domestique qu’il avait à son service, et dont il rétribuait grassement la paresse à la raison d’une once et demie d’or par mois, ce qui n’empêchait pas ce susdit coquin de le voler indignement sur les achats de chocolat, de viande sèche et de chandelle. Du reste, de la partie qu’il venait de perdre, pas un mot. Cette réserve, imitée par tous les spectateurs, ne fut point suivie par le Tecualtiche, car l’on entendit bientôt sa forte voix couvrir les conversations particulières.

— Caballeros, disait-il, j’ai l’honneur de vous inviter à assister demain à mes noces ; j’épouse la señorita doña Lola… Seigneur Cota, ajouta avec ironie le Tecualtiche, que son triomphe enivrait, puisque vous avez tant contribué à mon mariage, il est bien juste que l’on vous garde une place de garçon d’honneur. Acceptez-vous ?

— Avec bonheur, cher caballero et ami ! répondit Cota le sourire aux lèvres et en s’inclinant fort poliment.

Quelques instants après, les joueurs prirent congé du révérend curé Ignacio ; car chacun désirait s’entretenir librement et en particulier de ces graves événements.

Lola, en partant, aperçut, immobile près de la porte, Cota, qui lui adressa le plus bienveillant de tous les sourires. La jeune Culiacanera se sentit rougir et détourna ses yeux avec frayeur. Le Tecualtiche était fier comme un Ajax et ne se donnait pas la peine de dissimuler son bonheur.

— Eh bien ! dis-je au révérend Ignacio, qui vint me demander un cigare, tout cela me paraît fini ; qu’en pensez-vous ?… Quant à moi, je vous avouerai que j’avais meilleure opinion de Cota et que je comptais sur un autre dénoûment.

— C’est un caballero bien fin et d’un bien grand esprit que le seigneur Cota, me répondit le curé Ignacio ; et, tenez, ajouta-t-il en branlant la tête d’un air de doute, voulez-vous savoir toute mon opinion ?

— Certainement.

Le curé Ignacio approcha sa bouche de mon oreille, et me dit, tellement à voix basse que ce fut à peine si je pus l’entendre : « Mon opinion est que nous ne sommes dans ce drame qu’au commencement de la fin. »

IV

Le lendemain des événements que nous venons de raconter, le domestique Jose entra, vers sept heures du matin, dans la chambre de son maître. Cota semblait dormir d’un profond sommeil ; toutefois à peine son fidèle serviteur eut-il fait deux pas, qu’il ouvrit aussitôt les yeux.

— Que veux-tu, Jose ? lui demanda-t-il.

— Je viens solliciter de votre seigneurie une faveur, la prier de me prêter pour ce matin le cheval qu’elle m’a gagné.

— Pourquoi faire ?

— Mais pour capotear et colear à la course de taureaux que le Tecualtiche offre à la ville.

— Ah ! le Tecualtiche donne une course de taureaux ! et en quel honneur ?

— Mais en l’honneur de votre défaite d’hier, répondit Jose d’un ton joyeux.

— Tiens, caramba, c’est vrai, je n’y pensais plus !

— Cela change pourtant du tout au tout votre position sociale… et qui sait…

— Eh bien, Jose, continue… et qui sait ?

— Dam ! je ne voudrais pas vous offenser ; seulement je vous ferai observer qu’avant de devenir domestique par accident, j’étais un caballero

— Très bien ! Tu espères, je le vois, m’avoir d’ici à peu pour confrère.

— Mon Dieu, señor, est-ce qu’on peut jamais répondre de rien ! la vie est une si drôle de chose !

— Jose, répondit flegmatiquement Cota, sois persuadé que, si jamais je deviens domestique, je ne demanderai, pour être heureux dans ma nouvelle condition, que d’avoir le bonheur de rencontrer un maître semblable à celui que tu as l’honneur de servir.

— Ainsi votre seigneurie m’accorde ma demande, et je puis disposer pour ce matin de mon ancien cheval ?

— Au contraire, Jose, je m’y oppose. Tu es un excellent cavalier, je le sais ; mais un malheur est bientôt arrivé, et je tiens à cette bête.

— Soit, répondit Jose d’un ton dégagé, n’en parlons plus. Après tout, je ne vous ai fait cette demande qu’en vue de votre honneur et de votre intérêt.

— Comment cela ?

— Mon Dieu ! je voulais tout bonnement prouver au public, par ma présence à cette course de taureaux que donne le Tecualtiche pour célébrer son triomphe d’hier, que ce triomphe ne vous froissait pas ! Cela me semblait de bon goût.

— Au fait, cette raison me paraît assez bonne. Prends donc mon cheval, mais surtout aies-en bien soin et ne l’expose pas trop.

— Oh ! ne craignez rien, répondit Jose d’un air hypocrite, je saurai vous faire honneur.

Lorsque je sortis, le même jour, vers huit heures du matin, pour aller faire ma promenade à cheval, je trouvai la ville de Cosala en émoi.

Le Tecualtiche, pour un Indien parvenu, avait largement fait les choses. Corridas de toros et de gallos, fandangos publics et distribution générale d’eau-de-vie, rien ne manquait à cette magnifique journée improvisée en quelques heures.

Le curé Ignacio ***, auquel le Tecualtiche avait promis la veille au soir, dans un moment d’exaltation, deux cents piastres pour sa bénédiction du lendemain, s’était également associé à la joie publique en faisant mettre toutes les cloches de son église en branle ; en un mot, c’était une fête splendide et complète comme, de mémoire de lepero, on n’en avait encore vu dans le triste real de Cosala. Dès dix heures, et grâce au concours presque gratuit de cinq cents ouvriers mineurs et indiens, une forte palissade entourait la place d’une ceinture de lianes et de palmiers. C’était l’arène pour le combat de taureaux.

À dix heures et demie, dix mille personnes (c’est-à-dire la ville entière), bravant l’abominable ardeur du soleil, s’entassaient pêle-mêle dans l’étroit espace laissé libre entre les barrières et les maisons, et la course de taureaux commençait.

Plus de cent rancheros, fort débraillés dans leur toilette, mais en compensation montés la plupart sur de superbes chevaux, caracolaient en amateurs dans l’arène, provoquant par leurs gestes et leurs cris les six taureaux sauvages qui s’y trouvaient réunis.

Comme on doit le penser, je n’avais point manqué de me rendre à la fête. J’étais appuyé contre une des portes de la balustrade, lorsqu’un cavalier se présenta pour entrer.

— Pardon de vous déranger, señor don Pablo, me dit-il, mais il y a longtemps que je n’ai goûté de la cola et du capote, et je brûle d’envie de faire travailler un cheval.

— Tiens, c’est toi, Jose ! m’écriai-je en reconnaissant dans ce cavalier le domestique de Cota ; entre, mon garçon, et prends bien garde à ne pas faire tuer ton cheval.

— Mon cheval, señor ! répéta Jose avec amertume, dites donc le cheval que m’a gagné mon maître lorsque j’étais encore un caballero… Quant à le ménager, soyez tranquille, ajouta Jose d’un air narquois, j’y mettrai tous mes soins, ainsi que me l’a bien recommandé le seigneur Cota ; après tout, on ne sait pas ce qui peut arriver.

Jose, qui me connaissait pour m’avoir souvent servi de commissionnaire, me salua poliment, puis, piquant des deux, entra d’un bond dans l’enceinte.

Ces sortes de courses de taureaux, que le hasard improvise, et qui sont assez fréquentes au Mexique, n’ont rien de régulier et de convenu, et se ressemblent rarement entre elles. Quelquefois les amateurs qui y figurent se servent de lances nommées garrochas pour piquer le taureau ; de temps en temps même, un généreux propriétaire permet de mettre à mort l’animal qu’il fournit, mais cet exemple est peu commun.

L’habitude est ordinairement de ne point tuer le taureau et de jouer seulement avec lui, c’est-à-dire de le capotear, colear ou lazar. Du reste, le danger n’en est pas moindre pour les cavaliers et les chevaux, et l’on a souvent vu de ces courses devenir très-meurtrières. Capotear, c’est agacer le taureau au moyen d’un zarape ou d’un manteau ; puis, au moment où l’animal furieux se lance sur vous, à éviter son terrible choc en faisant exécuter au cheval une volte-face prompte et habile. On ne peut se faire une idée de la prodigieuse dextérité que les Mexicains déploient dans ces jeux violents ; et pour peu que le cavalier qui capotea, — car capotear est un verbe, — tienne à ne pas être honteusement conspué, bafoué, sifflé, il ne doit exécuter sa volte-face que quand les cornes de son brutal ennemi ne sont plus éloignées qu’à une distance de quelques pouces des flancs de son cheval. Un bon capoteador aime à sentir, avant d’opérer sa passe, la corne du taureau toucher sa calzonera. Colear forme un amusement sans danger, mais qui exige en retour une extrême habileté de la part de l’amateur. Pour colear un taureau, il faut que l’animal, effrayé par les cris de la multitude, ou doué d’un tempérament très-pacifique, prenne la fuite devant le cavalier. Le Mexicain se lance aussitôt à sa poursuite, puis le saisissant de sa main droite par la queue, se lève sur ses étriers, et, par un mouvement combiné du genou, de la main et du cheval, jette violemment par terre, le taureau sur le dos. Cette chute, lorsque la cola réussit bien, est si violente et si rapide, qu’on croirait que l’animal tombe renversé par un boulet.

Lazar est tout bonnement se servir du lazo.

Parmi les six taureaux renfermés dans l’arène, deux surtout attiraient l’attention de la foule. Le premier, brave et sournois, c’est-à-dire appartenant à la plus dangereuse espèce, avait une robe d’un blanc sale, tachetée de plaques couleur lie de vin. Son regard oblique, son sabot, qui grattait continuellement la terre, et par-dessus tout ses élans imprévus et raisonnés, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’avaient, dès le commencement de la corrida, signalé aux amateurs comme un ennemi redoutable ; et ce diagnostic s’était parfaitement justifié, car il avait en ce moment blessé légèrement quatre chevaux. Le second taureau faisait contraste avec le premier. Sa robe, d’un noir magnifique, aux reflets bleus, brillait au soleil. Impétueux comme un lion et agile comme une panthère, il s’était dès l’ouverture des courses précipité au beau milieu de la mêlée et n’avait point tardé à éventrer deux excellents chevaux. Quant aux autres taureaux, ils ne présentaient rien de remarquable.

Quoique les rancheros mexicains soient d’admirables cavaliers, le vide s’était fait, malgré les sifflets et les exhortations de la multitude, autour des deux redoutables animaux. Un cavalier, piqué par ces démonstrations, s’avança enfin pour capotear le taureau sournois, à la robe blanche.

Des bravos furieux éclatèrent autour de l’arène, et les dix mille spectateurs se levèrent spontanément sur la pointe des pieds, comme un seul homme, pour mieux voir le combat. Le cavalier qui venait de se mettre en évidence était, d’après ce que j’entendis dire à mes côtés, un véritable hombre de a caballo, périphrase mexicaine qui peut se traduire sans exagération par un seul mot, celui de centaure. À la vue de ce nouvel ennemi qui voltigeait autour de lui en le provoquant avec son zarape, le taureau commença d’abord par battre lentement en retraite, la tête baissée, les cornes menaçantes, l’œil à moitié fermé. Ce semblant de fuite parut faire réfléchir le cavalier, qui, un instant, tourna presque son cheval pour se retirer ; mais dix mille vociférations, poussées par les spectateurs, le retinrent. L’indécision du ranchero ne dura que quelques secondes, cependant elle suffit au taureau pour se précipiter d’un bond sur lui et l’envoyer rouler à dix pas de son cheval.

Il se fit un silence de mort. Le taureau s’acharnerait-il après le cheval, ainsi que cela arrive souvent, ou bien tournerait-il sa rage contre le cavalier ? Ce fut, hélas ! contre le cavalier ! Plantant ses deux cornes longues et effilées en pleine poitrine du ranchero, avant qu’il fût possible de venir à son secours, le taureau le souleva à sa hauteur, puis, l’agitant en tous sens par de brusques mouvements de tête, l’envoya enfin voltiger à vingt pieds en l’air. Lorsque le ranchero retomba, son corps rendit sur le sol un son mal et étouffé ; ce n’était plus qu’un cadavre.

Cette mort inattendue causa aux dix mille spectateurs présents un enthousiasme qui me parut tenir du délire. « Bravo toro ! que viva el toro ! » s’écriaient les hommes, en agitant leurs chapeaux et les femmes en faisant onduler leurs rebozos ou leurs mantilles.

Ce tragique, incident suspendit un instant les courses ; je crus, remarquer, à leurs prudentes évolutions, que plusieurs amateurs se seraient résignés, sans opposer trop de difficulté, à abandonner la partie ; mais la plèbe, enivrée par l’odeur et par la vue du sang, formait autour de l’arène une barrière compacte et formidable que nul cavalier n’aurait pu franchir.

En ce moment d’enthousiasme pour les spectateurs et de tiédeur pour les combattants, un simple lepero, du moins à en juger par son costume, traversant l’espèce de solitude qui s’était faite autour du terrible taureau, arrêta fièrement son cheval devant lui, à un pas tout au plus de distance. Les applaudissements éclatèrent de nouveau avec fureur, car cette hardie manœuvre promettait aux spectateurs, selon la pittoresque et cruelle locution mexicaine, une seconde mort.

Cette bienveillante prévision de la foule paraissait du reste devoir se réaliser : en effet, le taureau recula d’abord en baissant la tête, et se mit à gratter lentement la terre avec son pied.

Vamos, cobarde ! Allons, poltron ! s’écria l’imprudent lepero en apostrophant son ennemi, selon l’usage des toreadores de profession.

L’animal, comme s’il eût compris cette outrageante provocation, s’élança aussitôt sur le lepero. Celui-ci resta immobile une seconde ; et ce ne fut qu’au moment même où les cornes le touchaient presque, qu’enlevant son cheval avec une merveilleuse habileté, il le fit bondir par-dessus le taureau, et évita ainsi sa mortelle atteinte.

Ce prodige de sang-froid et d’équitation fut salué immédiatement par des applaudissements inouïs, frénétiques ; le lepero ne parut même pas s’en apercevoir et se mit à allumer une cigarette.

— Quel est donc ce téméraire écuyer ? demandai-je à un voisin.

— Je l’ignore, señor ; c’est un forastero[11] qui m’est inconnu, me répondit l’homme que j’interrogeais ; mais en tous cas il monte assez bien à cheval et ne manque pas d’une certaine hardiesse… Bon ! le voici maintenant qui se dirige vers le taureau noir… Tiens ! mais il pourrait bien se faire tuer cette fois-ci, ajouta mon voisin en se frottant les mains d’un air de joyeux espoir.

L’intrépide lepero, après avoir jeté sa cigarette à moitié consumée, piquait effectivement vers le second taureau. L’animal furieux, acceptant franchement le combat, s’élança à la rencontre de son adversaire. Si le lepero n’eût pas été un véritable ginete[12] dans toute la rigoureuse exigence du mot, cette attaque lui eût coûté la vie ; car les cornes du tore prieto, comme l’appelait la foule, passèrent à peine à quelques lignes de son corps. Un duel étrange et admirable s’engagea alors entre le cavalier et le taureau. D’un côté la ruse et l’adresse développées jusqu’à la science, de l’autre tout ce que ta férocité et l’instinct de la destruction comportent d’impétuosité farouche et désordonnée ! En moins de dix minutes, vingt attaques à fond furent vingt fois évitées, grâce à un sang-froid, une adresse et une facilité incroyables, au grand ébahissement des spectateurs. La foule haletante, en proie à un plaisir sans nom, demeurait silencieuse et sans applaudir : l’émotion l’étouffait. Quant à moi, ce qui me frappait le plus vivement, dans cet étrange et merveilleux combat, c’était le sang-froid, ou, pour être plus exact, l’indifférence qu’y apportait le lepero. On eût dit un homme dégoûté de la vie, qui recherchait la mort et fuyait cependant à son approche, ainsi que le bûcheron de la fable, par suite d’un instinct de conservation plus fort que sa volonté. — Cette scène de capotea ne pouvait durer plus longtemps, mais j’étais loin de songer à l’incident qui vint la terminer. Cet incident fit pousser un cri d’admiration et d’étonnement tellement spontané à la foule, qu’on eût pu le prendre, à quelque distance, pour un éclat de tonnerre : le lepero abandonnant son cheval au milieu d’une volte-face, avait sauté sur le dos du taureau !

La stupéfaction du farouche animal fut telle en sentant peser sur son corps le poids d’un homme, qu’il resta un moment immobile et semblable à une statue. Le lepero profita de cette stupéfaction pour s’asseoir le plus solidement possible. Bientôt commença entre la brute et l’homme une nouvelle lutte incroyable que ceux-là seuls qui en ont déjà vu de semblables en Amérique, comprendront et trouveront possible. Ce fut de la part du taureau des bonds furieux et des frémissements brusques et saccadés, accompagnés par un rugissement de tigre ; du côté de l’homme une telle souplesse de corps, un si parfait laisser-aller, une telle grâce aisée, qu’on eût dit un maquignon faisant parader un cheval de luxe et de promenade.

Le taureau étant passé, dans sa course furibonde, auprès d’une estrade qu’on avait élevée pour les notabilités de la ville, un homme s’y leva qui, adressant la parole au lepero :

— Hola ! muchacho ! lui cria-t-il, ne te gêne pas pour descendre ; le taureau que tu montes m’appartient, et je t’autorise à le tuer d’un coup de poignard, si bon te semble.

Le lepero salua avec beaucoup de courtoisie le généreux propriétaire, puis, retirant de sa bota va quera droite un fort couteau de cuisine qu’elle contenait, il le plongea, d’un seul coup, jusqu’au manche, dans le crâne du taureau, qui tomba roide mort. Quant au lepero, d’un bond adroitement exécuté, il se retrouva sain et sauf sur ses jambes. Ce dénoûment s’étant passé à quelques pas seulement de l’endroit où je me trouvais, je pus enfin distinguer la figure de l’audacieux dompteur du taureau… Qu’on juge quel fut mon étonnement en reconnaissant Jose, le fidèle domestique de Cota !

La mort du vaillant taureau noir termina la corrida ; seulement comme le sang avait coulé dans ces bienheureuses courses, la population de Cosala était en proie à une gaîté effrayante. À tous les coins de rue on jouait du couteau ; c’était une ivresse universelle, un bonheur complet !

Ayant aperçu dans la foule l’intéressant Jose, j’allai droit à lui.

— Qu’as-tu donc, Jose ? lui demandai-je en remarquant sur son visage une vague expression de tristesse.

— Que voulez-vous, señor, me répondit-il, quand on n’a point de chance, rien ne vous réussit !

— Mais il me semble, cependant, que tu n’as pas manqué de bonheur pendant les courses ; tu devais y être tué.

— Et c’est justement de cela que je me plains, señor, me répondit-il furieux ; j’ai exposé vingt fois ma vie inutilement, sans résultat.

— Qu’espérais-tu donc ?

— Parbleu ! s’écria Jose hors de lui et oubliant, dans son exaspération, toute prudence ; j’espérais faire éventrer le cheval de mon maître.

Jose, après m’avoir fait ce délicat aveu, me salua, puis, piquant des deux, s’en alla prendre part à un second divertissement qui se préparait, divertissement au moins aussi populaire au Mexique que celui des courses aux taureaux : je veux parler du jeu de los qallos.

Les amateurs, au nombre d’à peu près une centaine, ceux-là mêmes qui avaient déjà figuré dans l’arène, se partagèrent en deux troupes égales.

La première troupe choisit pour chef ce mineur archi-millionnaire, dont j’ai déjà parlé, le señor don Antonio I…, qui laissait passer ses chevaux par son salon, pour se rendre à leur écurie ; la seconde, après quelques pourparlers entre les cavaliers qui la composaient, offrit le commandement au modeste Jose.

— Señor, lui dit le riche mineur, en lui présentant un coq vivant, dont les deux pattes étaient liées ensemble, à vous l’honneur de commencer.

— Je n’en ferai rien, avec votre permission, répondit Jose respectueusement, je ne suis qu’un domestique, et je dois céder, le pas à votre seigneurie.

— Comment ! vous êtes domestique, vous, le héros des courses de ce matin ?

— Hélas ! simple domestique, au service du señor Cota.

— Tiens, c’est vrai ! je le reconnais à présent, et me rappelle avoir entendu raconter ton histoire. Elle est assez originale, mais une seule chose m’étonne : c’est qu’après avoir perdu ton cheval et ta liberté contre Cota, tu n’aies point songé, puisque vous étiez dans un lieu écarté, à te délivrer de lui par un coup de couteau.

— Votre seigneurie me fait injure, s’écria Jose, ça a été au contraire ma première pensée… Mais, hélas ! c’eût été manquer à l’honneur… Les dettes de jeu sont sa crées.

— C’est vrai, tu as raison, ces sentiments font ton éloge, et je serai charmé, lorsque tu auras fini ton temps de domesticité, de me lier d’amitié avec toi. En attendant prends toujours ce coq, et ouvre toi-même la Corrida de los Gallos ; ta belle conduite de ce matin mérite bien cet honneur.

L’ex-caballero Jose était trop bien élevé pour se faire prier, il se hâta donc d’accepter le coq, puis le brandissant au-dessus de sa tête, il poussa d’une voix sonore le mot si connu des bons chevaux mexicains : Santiago[13] ! Ce fut alors un tumulte immense, une clameur de bataille, un pêle-mêle dont rien ne pourrait donner une idée, une confusion à faire comprendre le chaos. Les chevaux, animés d’un vertige semblable à celui qui s’était emparé de leurs maîtres, bondissaient comme des tigres et se précipitaient avec rage les uns contre les autres. Devant une mêlée semblable, Salvator Rosa eût certes douté de la puissance de son pinceau !

Voici, en peu de mots, l’explication de cette course qu’un spectateur européen, qui y assisterait pour la première fois, ne pourrait comprendre.

Il s’agit tout bonnement de ravir la tête du malheureux héros de la fête, du coq dont nous avons déjà parlé ; puis, une fois maître de cette tête, d’arriver le premier à un but fixé d’avance. Or, avant de parvenir à s’emparer de ce trophée, confié généralement au meilleur cavalier et défendu par cinquante alliés, que l’on juge combien d’efforts il faut employer ! Je ne me souviens pas d’avoir vu, dans de nombreuses corridas de gallos auxquelles j’ai assisté, le coq arriver en entier au but. Dès la moitié de la course, son corps est déjà en lambeaux : tel cavalier qui doute pour lui personnellement de la victoire, garde, en compensation, une patte de l’animal, celui-ci, un morceau de chair, celui-là, une membrane d’aile maculée et sans plumes ; quant aux autres, ils ont tous les mains rouges de sang.

La course du coq, qui avait commencé à midi, durait encore à trois heures, ainsi que le prouvait le galop des chevaux des combattants, que l’on entendait résonner dans le lointain, lorsqu’un acheteur entra dans la boutique de mon ami, M. Alexandre S***, où je me trouvais en ce moment à jouer aux échecs.

Nous ne pûmes, M. Alexandre et moi, retenir un mouvement de surprise en reconnaissant l’illustre Cota.

— Vous avez des cartes à vendre, n’est-ce pas ? demanda-t-il après avoir salué poliment.

— Oui, señor, mais seulement vingt paquets, c’est tout ce qui me reste.

— Vous êtes bien certain de n’avoir plus que ces vingt paquets ?

— On ne peut plus certain.

— J’étais bien renseigné. Voyons vos cartes !

M. Alexandre les retira d’un rayon et les déposa sur le comptoir.

Cota alla à la porte du magasin et regarda pendant quelques instants dans la rue : la plus grande solitude y régnait ; toute la population était à la fête.

— Mon Dieu ! dit-il en prenant un des paquets au hasard et en considérant nonchalamment chaque carte à l’endroit et à l’envers, vos jeux ne valent rien du tout !

— Pourquoi donc ? s’écria avec feu M. Alexandre.

— Mais parce que toutes ces cartes sont reconnaissables grâce à des défauts de peinture ou de carton, répondit Cota. Le hasard les a biseautées.

— Bah ! vraiment, je n’y vois pourtant aucun défaut !

— Vous croyez, dit Cota, qui prenant le paquet qu’il avait déjà examiné, se mit à le mêler avec une vitesse incroyable. — Eh bien ! voici ce qui vous prouve que vous êtes dans l’erreur.

Le Mexicain, en parlant ainsi, se mit à nommer, avant de les retourner, toutes les cartes les unes après les autres, et cela sans se tromper une seule fois.

— Eh bien ! dit-il après avoir accompli très-naturellement ce tour de force inouï qui nous avait rendus, M. Alexandre et moi, stupéfaits d’étonnement, avais-je raison ?

— Ma foi ! s’écria mon compatriote avec admiration, ceci dépasse les bornes du possible ! Comment donc avez-vous pu perdre hier soir toute votre fortune en jouant contre le Tecualtiche ?

Cota resta quelque temps sans répondre.

— Pour juger les actions d’un homme, il faudrait être dans son cœur, dit-il enfin. Telle personne montre parfois plus de caractère et de vraie grandeur en supportant stoïquement une injure qu’en la lavant dans le sang. Il faut quelquefois aussi déployer plus d’habileté pour perdre avec certitude que pour gagner par hasard.

— Comment ! est-ce que…

— L’homme sage ne doit s’entretenir du passé qu’avec sa conscience, dit Cota en interrompant M. Alexandre, ce qui est fait est fait. Soyons sages, et revenons au présent. Combien vendez-vous vos cartes.

— Une piastre le paquet, répondit effrontément mon compatriote en pensant à la rue des Bourdonnais.

— Ce n’est pas assez, dit Cota.

— Comment ! ce n’est pas assez ?

— Non, elles valent plus… Je prends les derniers vingt paquets pour vingt onces d’or[14].

— À quoi bon cette mystification ? demanda M. Alexandre ébahi.

— Et les voici, continua Cota, en déposant aussitôt les vingt onces sur le comptoir.

Pendant que mon bon compatriote, de plus en plus surpris, essayait de demander, en se servant d’un espagnol que son émotion rendait fantastique, l’éclaircissement de ce mystère, Cota s’amusait à déchirer en petits morceaux les cartes qu’il venait de payer si cher.

Un moment M. Alexandre crut que le Mexicain était devenu fou, et il se mit à le considérer avec une grande attention, mais jamais celui-ci n’avait paru plus calme et plus maître de soi-même. Toutefois en moins de dix minutes, il avait détruit dix-sept paquets de cartes, et il n’en restait plus que trois d’intacts devant lui.

— À présent, mon cher monsieur et ami, dit-il en s’adressant à M. Alexandre, écoutez-moi, je vous prie. Je laisse ces trois jeux chez vous, et vous ne les remettrez qu’à la personne qui viendra les chercher aujourd’hui de la part du curé Ignacio ***. Comme il est inutile de mentionner mon nom dans cette circonstance, vous exigerez de cette personne le prix de vos cartes. En un mot, vous les lui vendrez, me comprenez-vous bien ?

— Oui et non, répondit M. S*** au comble de l’étonnement.

— Comment cela ?

— Je comprends très-bien ce que vous me dites, mais non pas à quoi tout cela doit aboutir.

— L’homme sage, je vous l’ai déjà dit, ne doit jamais parler du passé, mais j’ai oublié d’ajouter qu’il doit se garder surtout d’interroger l’avenir. Cependant, puisque cela semble vous plaire, occupons-nous de l’avenir. Si vous suivez de point en point, et sans les comprendre, mes instructions, cela n’engage en rien votre conscience ; si vous vous y refusez, voici ce que je compte faire : Vous êtes étranger, mal vu, envié et sans appui, car vous réussissez dans vos affaires et vous n’avez même pas l’ombre d’un consul pour vous protéger. En revanche, si vous mouriez par suite d’un accident, la liquidation de votre fortune reviendrait de droit à l’alcade. Eh bien ! je vous avouerai à présent avec bonhommie que j’ai déjà promis conditionnellement cinq cents piastres pour votre mort.

M. Alexandre tressaillit.

— Du reste, reprit tranquillement Cota, comme vous êtes Français et voyageur, et que, par conséquent, vous ne devez point manquer de courage, je ne vous fais cet aveu qu’avec la conviction que si vous me tuez dans votre magasin vous ne tarderez pas à payer ma mort par la vôtre, et que si vous m’accusez on vous mettra en prison comme calomniateur, car vous manquez de preuves contre moi. C’est à prendre ou à laisser. Vingt onces d’or si vous vous conformez à mes désirs ; un coup de couteau si vous y mettez obstacle.

Ce cynique langage nous avait vivement impressionnés, M. S*** et moi. Nous lisions mutuellement dans nos yeux des intentions peu bienveillantes à l’égard de Cota, mais le mexicain avait dit vrai : M. S***, s’il l’attaquait, ne devait trouver pour juges que des ennemis, et des ennemis intéressés à se partager ses dépouilles.

— Eh bien ? dit Cota, que notre long silence sembla pourtant inquiéter.

— C’est convenu, répondit froidement M. Alexandre ; mais dussé-je ne revoir jamais la rue des Bourdonnais, — c’est une rue de Paris, — je vous donne ma parole d’honneur que si vous disposez une autre fois de ma volonté, je vous ferai sauter la cervelle.

— C’est bien, dit Cota sans se fâcher, cette fois me suffit. Du reste, je vous répète que vous exagérez de beaucoup la portée de mes projets, et que, n’étant pas mon confident, vous ne pouvez être mon complice.

Cota, après avoir dit ces paroles, remit soigneusement dans leurs enveloppes les trois paquets de cartes qu’il venait d’examiner, fondit au feu de son cigare le peu de cire attaché au papier et recacheta ensuite les paquets.

— Voici donc qui est bien convenu et bien entendu, dit-il à M. Alexandre, vous ne livrerez ces cartes qu’à la personne qui viendra les chercher au nom du curé Ignacio ***. N’allez point surtout vous tromper, car un malentendu, je ne puis trop vous le répéter, serait mortel pour vous !

V

Cota parti, nous nous livrâmes, monsieur Alexandre et moi, aux plus terribles projets de vengeance : nous devions incendier toutes les forêts de la république, détruire les troupeaux, sécher les rivières, puis, soulevant les Indiens de la Prairie, prendre enfin la ville de Mexico d’assaut et la livrer au pillage. Après une heure de conversation, la race mexicaine était anéantie, et nous nous occupions à la remplacer par des colonies phalanstériennes d’inoffensifs paysans allemands, lorsque nous fûmes distraits de nos gigantesques projets par un grand bruit de musique et de cris qui se fit sur la place. C’était Lola qui se rendait en costume de mariée, et accompagnée par le Tecualtiche, son heureux époux, chez le curé Ignacio ***, où devait avoir lieu le bal des noces.

— Puisque la volonté de ce maudit Cota me cloue à mon comptoir, me dit M. Alexandre, mêlez-vous à la fête : vous me raconterez ce soir comment se seront passés tous ces événements dans lesquels je suis appelé si forcément à jouer mon rôle.

Le désir exprimé par mon compatriote se trouvant parfaitement d’accord avec ma curiosité, je pris mon sabre et mon chapeau et j’allai aussitôt me joindre à la foule. Une fois arrivé à la demeure du curé, le cortège se sépara en deux catégories, c’est-à-dire, que le public entra dans la cour et les caballeros dans les appartements. Du reste, dans la cour comme dans l’intérieur de la maison, il y avait orchestre, bal et refresco. Seulement l’immense salon, ordinairement si peu meublé, du révérend Padre présentait un aspect d’une somptuosité inaccoutumée : un énorme Christ en bois, placé vis-à-vis de la porte d’entrée, et entouré d’une vingtaine de cierges allumés, exigeait un signe de croix des arrivants. Les murs du salon, peints à la détrempe jusqu’à hauteur d’homme, disparaissaient sous un amas confus d’ex-voto et d’ornements d’église ; enfin, des pots de fleurs artificielles distribués autour de la pièce, avec plus de profusion que de symétrie, complétaient un magnifique ensemble : aussi les mineurs s’extasiaient-ils de la meilleure foi du monde, à la vue de pareilles richesses, tandis que l’excellent curé Ignacio ne pouvait dissimuler, malgré son humilité chrétienne, un sourire de triomphe. Tout à côté du Christ, étaient placées, sur une longue et épaisse planche d’acajou brut, soutenue par des pieux, une cinquantaine de bouteilles de mescal, ou eau-de-vie du pays, puis près des bouteilles deux verres à boire. Quant à la table de jeu, sur laquelle Cota avait laissé ses deux cent cinquante mille francs, elle se dressait au milieu du salon et était parée de son plus beau tapis vert.

Les héros de la fête, le Tecualtiche et Lola, étaient naturellement le but de toutes les prévenances. L’Indien n’avait rien perdu de son air d’Ajax victorieux : sa tête, orgueilleusement levée vers le ciel, et le sourire de triomphe et de mépris qui se dessinait sur ses grosses, lèvres prouvaient clairement qu’il se souciait peu des dieux et ne songeait pas aux hommes : Quant à Lola, quoique son teint moins rose que d’habitude annonçât la fatigue et l’insomnie, elle paraissait cependant fort calme et rassurée.

La partie quotidienne de monte ne tarda guère à s’engager, et le Tecualtiche fut prié, ainsi que cela devait être, de tenir la banque.

— Bah ! dit l’heureux Indien, cela ne vaut guère la peine que je me dérange, il n’y a point ici de joueur de mon savoir ! j’eusse été volontiers banquier du temps de Cota, mais depuis que ce malheureux a payé si cher sa présomption et sa hardiesse, je me trouve isolé dans ma force et ma grandeur.

— Plus bas donc ! dit à demi-voix un ranchero en s’adressant au Tecualtiche, ne savez-vous point que Cota est ici qui vous écoute ?

— Ah ! le seigneur Cota est ici, répéta l’Indien à haute voix ; eh bien donc ! pourquoi se tient-il si prudemment éloigné du tapis ! Il a tort d’avoir peur de moi. Je suis un vainqueur clément, et je lui pardonne sa défaite.

Tous les yeux se retournèrent aussitôt vers un coin du salon où Cota se tenait, pour ainsi dire, blotti dans l’ombre.

— Merci, cher compadre, dit le petit Mexicain, mais je ne joue plus.

— Par peur ou par impuissance ?

— Par prudence. Malgré les cinquante mille piastres que j’ai eu le plaisir de vous compter ce matin, il m’en reste à peu près dix mille, et je tiens à les conserver.

— Comment ! vous avez encore dix mille piastres ? dit le Tecualtiche d’un air piqué.

— Oui, cher ami, répondit Cota, c’est-à-dire de quoi devenir un jour millionnaire.

Cette révélation de Cota avait été, à ce qu’il paraît, droit au cœur du nouveau marié ; car, quittant aussitôt son air arrogant, il se mit à combler son ex-rival de gracieuses prévenances. Cependant Cota, tout en recevant fort galamment ces avances, ne cédait pas et refusait avec obstination de tenter de nouveau les hasards du monte. Vint pourtant un moment, où, sous peine de passer pour une nature mesquine et pusillanime, il dut se rendre.

— Puisque vous l’exigez absolument, très-cher compadre, dit-il, je jouerai ; mais là, d’honneur, c’est bien contre mon désir !

— Eh bien ! commençons aussitôt, s’écria le Tecualtiche. À présent, oui, je tiens la banque avec plaisir.

Tous les ponteurs se disposèrent à commencer le combat, et l’Indien voyant enfin Cota assis devant le tapis vert, prit un jeu de cartes et se mit à le tailler.

— Ah ! pardon, très-cher ami, dit Cota en l’arrêtant, j’ai consenti à jouer, c’est vrai, mais non point avec ces vieilles cartes-ci, elles ne m’ont déjà que trop porté malheur. Du reste, le révérend père Ignacio nous avait promis, hier soir, de les remplacer par des neuves.

— Ce que demande le seigneur Cota est fort juste, dit le curé Ignacio, déjà installé à son poste d’observation ; et, si vous voulez bien le permettre, je vais, caballeros, envoyer mon domestique acheter de nouveaux jeux.

Cette proposition ayant été accueillie, la partie fut, suspendue et les conversations recommencèrent.

Lola, la belle Lola, qui, depuis que Cota et le Tecualtiche étaient en présence, ressemblait par sa pâleur à un chef-d’œuvre de la statuaire, profita de ce moment de confusion pour s’approcher de son mari.

— Au nom du ciel ! bien-aimé Tecualtiche, lui dit-elle de sa voix la plus irrésistible, ne jouez point ! Pourquoi vouloir tenter le sort, lorsque tous nos vœux sont accomplis ?

— Parce qu’il n’est que blessé, et que, si je ne profite pas de sa faiblesse pour le tuer, il reparaîtra plus brillant et plus dangereux que jamais, et qu’il me volera alors ton amour, répondit le Tecualtiche, en désignant, par un mouvement de tête, Cota placé à quelques pas de lui.

— Non, non, je n’aimerai jamais que vous, dit la jeune femme ; mais je vous en conjure, au nom de la tendresse que vous prétendez avoir pour moi, emmenez-moi d’ici, partons.

— Folle ! répondit le Tecualtiche, en reprenant son air superbe, que peux-tu craindre ?

— Oui, je le sais, vous êtes fort adroit, et puissant… mais j’ai peur… j’ai peur… Oh ! venez, venez.

— Ce serait le déshonneur, dit l’Indien, qui, se sentant près de céder, abandonna Lola et alla se joindre à un groupe d’invités.

Une bonne demi-heure s’était écoulée et le domestique que le curé avait, envoyé pour acheter des cartes neuves ne revenait pas. Je regardai Cota : il était impassible et, ne semblait nullement inquiet.

Enfin la porte s’ouvrit et le domestique entra.

— Bête brute ! lui cria le révérend Ignacio en colère, ne pouvais-tu pas te presser davantage ?

— Dam ! señor cura, répondit celui-ci, il n’y a point de ma faute. J’ai fait inutilement tous les magasins de la ville… je n’ai pu trouver de cartes nulle part.

Cota, que je ne perdais pas de vue, devint blême, et je suis persuadé que, sans l’empire inouï qu’il savait exercer sur sa volonté, il serait tombé évanoui.

— Ainsi, tu reviens les mains vides, animal ? reprit Ignacio furieux.

— Mais à peu près, mon maître, excepté toutefois trois paquets de cartes que je me suis procurés chez le marchand français.

Cota ne put retenir un soupir de satisfaction, et le sang lui revint au visage.

— Eh bien, c’est tout ce qu’il nous faut pour le moment, dit le curé, nous verrons demain à nous approvisionner ailleurs.

— Commençons donc la partie, s’écria le Tecualtiche, en prenant de nouveau possession de sa chaise de banquier, et en détournant ses yeux de ceux de Lola, dont le muet et tendre langage l’engageait au départ.

— Je dois me soumettre, puisque vous l’exigez impérieusement, mon bon compadre, dit Cota d’un air dolent ; mais, je vous le répète, c’est bien contre ma volonté !

Cette fois le drame m’intéressait au dernier point, mais je ne songeais plus, ainsi que cela m’était arrivé la veille, à éviter poltronnement les émotions que sa représentation devait me causer, et je restai bravement à mon poste, sur le premier rang.

Ce fut au milieu d’un profond silence que la partie commença ; chacun semblait dans l’attente d’un événement.

— Le jeu est-il fait ? demanda le Tecualtiche après quelques instants.

— Oui, allez ! répondit un des ponteurs.

— Que tenez-vous donc, señor Cota ? demanda l’Indien ; je ne vois point votre mise.

— Je vous demande pardon, cher compadre, j’ai placé dix piastres sur le roi.

— Dix piastres ! s’écria le Tecualtiche en riant aux éclats. Dix piastres ! Ah ! la belle plaisanterie ! Je vois, pauvre Cota, que la leçon d’hier vous a profité !

Cota se leva aussitôt.

— Señor Tecualtiche, dit-il d’un air digne et peiné à la fois, je trouve vos plaisanteries sinon de mauvais goût, du moins fort hasardées. Je crois que je suis libre de jouer ce que bon me semble.

— Certes, certes, pauvre garçon, dit l’Indien, vous en êtes le maître ! mais dix piastres !…

— Eh bien, changeons alors les unités en mille, s’écria Cota les yeux brillants de colère. Je tiens dix mille piastres. Allez !

Le roi sortit à la seconde carte,

— Vous avez gagné, Cota, dit le Tecualtiche.

— Ah ! vous m’insultiez, s’écria le Mexicain, que son gain sembla rendre furieux, ah ! vous m’insultiez… parce que le hasard vous a sottement favorisé hier… Eh ! bien, je vous le dis, Tecualtiche, dussé-je mourir sur la place, je me vengerai…

Les assistants se regardèrent avec étonnement, car l’emportement au jeu est une chose inouïe au Mexique, et Cota surtout avait, comme on le sait, une grande réputation de bon et beau joueur.

Le petit Mexicain que la rage semblait suffoquer ; reprit pourtant, avec plus de violence encore :

— Pour prouver à cette noble assemblée que je ne vous crains pas, que je vous brave et que vous avez peur… Tecualtiche, je vous joue mes vingt mille piastres en un coup !

— Moi, peur ! hurla le Tecualtiche, allons donc ! va pour les vingt mille piastres !

Le silence s’accrut encore pendant que l’Indien tailla les cartes, ce qu’il fit du reste avec un soin extrême.

— Le sept est sorti et j’ai gagné, dit Cota quelques secondes après. C’est trente mille piastres que vous me devez… Ah ! ah ! señores… voyez donc comme le Tecualtiche pâlit.

Le Tecualtiche, d’autant plus furieux qu’il était forcé de dissimuler sa rage, s’écria à travers ses dents serrées :

— Je tiens quarante mille piastres !

— J’accepte ! dit Cota.

Le silence dans l’assemblée devint alors effrayant ; le révérend Ignacio pleurait d’attendrissement de voir une si belle partie.

Tecualtiche, avant de jouer ce coup décisif, rejeta loin de lui le paquet de cartes dont il s’était déjà servi et en prit un nouveau.

El tres de Espadas y el as de oro ! s’écria-t-il en retournant d’une main qui tremblait les deux cartes nécessaires au jeu.

— Je tiens l’as, dit Cota.

À la troisième carte, l’as apparut, resplendissant comme une belle once d’or.

— C’est quatre-vingt mille piastres que je gagne, dit Cota en reprenant son air indifférent.. Je vous conseille, señor Tecualtiche, de vous en tenir à cette perte.

L’Indien écumait, ses yeux sortaient de leurs orbites, et c’est à peine s’il put s’écrier, tant la colère lui étranglait la voix.

— Il me reste encore vingt mille piastres, et vous ne pouvez me refuser ma revanche.

— Soit, dit Cota, mais véritablement, vous me comblez.

Une minute après, les vingt mille piastres appartenaient à Cota.

Malgré le sévère décorum qui règne au Mexique dans une partie de jeu, et qui défend toute marque d’approbation ou de désapprobation, ce dernier coup acheva d’électriser l’assemblée, et une triple salve d’applaudissements éclata tout à coup au milieu du silence ; on venait de retrouver Cota. Quant au curé Ignacio, il sanglotait de joie et ne cessait de répéter avec enthousiasme :

— Oh ! quelle partie ! quelle partie ! mon Dieu ! que c’est beau !

Semblable à un tigre renfermé dans une cage de fer, le Tecualtiche se promenait à pas furieux au milieu de l’appartement, et semblait ne pas se douter que cent regards curieux suivaient et épiaient ses moindres mouvements. Enfin, s’arrêtant devant Cota, tandis qu’un éclair illuminait sa noire prunelle :

— Eh bien ! señor, dit-il, ne continuons-nous pas cette partie !

— Volontiers, cher compadre ; mais qu’avez-vous donc encore à jouer ?

— La maison que j’ai achetée et fait meubler pour Lola, répondit l’Indien.

— Soit. À combien l’estimez-vous ?

— Ce qu’elle me coûté, douze mille piastres.

— Je vous crois sur parole. Restez-vous banquier ?

— Oui, répondit le Tecualtiche, qui, regagnant sa place, rejeta le second jeu de cartes avec lequel il venait de perdre, ainsi qu’il avait déjà fait pour le premier, et décacheta le troisième.

Ce silence se rétablit comme par enchantement, et ne fut plus troublé que par la voix de Cota, qui s’écria peu après :

— Parole d’honneur ! je suis honteux d’être si favorisé par le sort. Du reste mon bonheur donne raison au proverbe : Heureux au jeu, malheureux en amour.

En ce moment, Lola, à qui personne ne songeait plus, tant l’intérêt de la partie avait absorbé l’attention de l’assemblée, poussa un cri et tomba sans connaissance.

Ce cri et cette chute ne firent pas même retourner la tête au Tecualtiche. L’homme avait disparu, le joueur seul restait…

VI

Deux heures plus tard la nuit était venue et l’Angelus sonné, lorsque Cota et son zélé domestique Jose sortirent tous les deux à cheval de la cour de leur maison.

Le maître et le serviteur semblaient, chose rare, en parfaite intelligence :

— Ah ! señor, disait ce dernier, je ne vous en veux plus, à présent, d’avoir refusé mon marché d’hier. Quelle belle partie ! On en parlera encore dans dix ans d’ici, à Cosala… Vraiment, seigneur Cota, si ce n’est l’ambition qui, je l’avoue, me tourmente, je serais fier de servir toute ma vie un maître tel que vous…

— Ce qui n’empêche pas que si les serrures de ma caisse n’avaient pas été aussi solides, tu serais aujourd’hui loin de moi…

— Je n’en disconviens pas, maître, repartit Jose, dont le front se rembrunit. Mais ne parlons plus, je vous prie, de ces maudites serrures… cela m’attriste trop quand je songe quelle belle affaire j’ai manquée là.

Tout en discourant ainsi, les deux cavaliers sortirent de la ville, puis, faisant grimper leurs chevaux sur une colline, ils s’arrêtèrent devant une jolie petite maison d’un étage, à Azoteas, et mirent pied à terre. Cette maison isolée, ainsi que presque toutes les habitations de Cosala, avait vue sur la route conduisant au port de Mazatlan.

— Tes pistolets sont-ils bien chargés, Jose ? demanda Cota en se dirigeant vers la porte de cette maison.

— Oh ! si, señor, deux balles dans chaque canon.

— Je puis compter sur toi ?

— Il le faut bien, puisque le sort m’a rendu votre serviteur, répondit Jose avec un soupir.

— C’est bien ; du reste tu n’auras pas à te repentir de ta fidélité, dit Cota, qui frappa alors à une fenêtre de la petite maison.

Le Tecualtiche apparut sur le seuil de la porte.

— Je vous attendais, seigneur Cota, dit-il, vous venez sans doute prendre possession de votre maison… et des cent mille piastres que je vous dois ?

— Vous avez deviné, cher compadre.

— Donnez-vous donc la peine d’entrer.

— Jose, suis-moi, dit Cota en s’adressant à son domestique, le serein de la nuit est fort mauvais pour la santé, mon garçon… Ah ! à propos, prends donc tes pistolets avec toi, le temps annonce de l’orage, et rien n’abîme les armes comme de les exposer à la pluie.

Tecualtiche fit une grimace de désappointement, et suivit Cota et Jose dans la maison.

Du reste, je dois proclamer ici, puisque l’occasion s’en présente, que les Mexicains les moins probes et de la plus mauvaise, réputation se font un scrupule d’abjurer momentanément leur mauvaise foi, dès qu’il s’agit d’une dette de jeu. Tel homme qui aura indignement cherché à tromper son adversaire le paiera, on ne peut mieux et sans se plaindre, si cet adversaire, plus madré encore que lui, finit par avoir l’avantage.

— Señor Cota, dit le Tecualtiche en ouvrant un de ces énormes coffres-forts que tous les joueurs mexicains de quelque importance possèdent toujours chez eux, voici cent talegas[15] que je viens de compter à l’instant même, veuillez les vérifier à votre tour.

— Ah ! cher compadre, s’écria Cota indigné, au nom du ciel, pour qui donc me prenez-vous ?… je suis un caballero et non un négociant… votre parole me suffit.

— À présent, señor, reprit le Tecualtiche pâle et tremblant par suite de l’effort surhumain qu’il faisait pour cacher son émotion, il ne me reste plus qu’à me retirer.

— Mais un instant donc, cher ami, s’écria Cota en retenant son rival, on ne se quitte pas comme cela, et j’ai deux mots à vous dire… vous êtes ruiné… n’est-ce pas ?

— Il me reste vingt piastres à peine, mais je ne désespère pas pour cela de l’avenir, répondit le Tecualtiche en se contraignant toujours.

— Et vous avez d’autant plus raison que j’y ai déjà songé, moi, à votre avenir, dit Cota en accompagnant ces paroles d’un gracieux sourire.

— Vous ? s’écria le Tecualtiche fort étonné.

— Oui, moi. Veuillez m’écouter. Voici déjà quelque temps que je songe à envoyer un associé au port de Mazatlan, où vous savez que l’on joue un jeu d’enfer. Je compte commanditer cet associé de dix mille piastres, afin qu’il puisse, dès le premier jour, tenir son rang de caballero, et je ne lui demanderai que de partager avec moi ses gains du premier semestre… C’est une affaire à devenir millionnaire avant un an. Qu’en pensez-vous, Tecualtiche ?

— L’affaire peut être fort belle assurément, répondit froidement l’Indien afin de cacher son espoir.

— C’est incontestable, cher compadre, reprit Cota. J’avais d’abord pensé à ce pauvre Jose, continua le Mexicain en désignant son domestique, car c’est un garçon au-dessus de sa position et qui ne manque pas d’adresse… ma foi, cher compadre, votre malheur plaide en votre faveur, et je vous offre la préférence !…

— Permettez, señor, s’écria Jose, dont les yeux s’illuminèrent, un mot, je vous prie… un seul mot… Avant d’être votre domestique j’ai déjà eu souvent des domestiques moi-même… J’ai perdu contre vous mon cheval, c’est vrai… avec mes propres cartes, je l’avoue… mais vous êtes un homme supérieur… À présent, avant de vous décider pour le señor Tecualtiche, laissez-moi vous faire observer, car il ne s’agit pas ici d’un assaut de modestie, que j’ai certes meilleure mine que lui… et l’air autrement caballero… et, s’il le faut, enfin, souffrez que je vous rappelle mes loyaux services et ma probité.

— Et mon coffre-fort, Jose, dit Cota en souriant.

— Mais je n’ai jamais pu l’ouvrir, seigneur, et il n’y manque pas une seule piastre. Comptez, vous verrez, répondit Jose, fier de son innocence involontaire.

— Il est inutile que tu insistes, Jose, dit Cota en se retournant vers le Tecualtiche, que ce débat semblait inquiéter beaucoup. Cher compadre, acceptez-vous ?

— Oui, généreux ami, répondit avec empressement l’Indien, qui ne put cependant dissimuler un sourire haineux.

— Eh bien ! voici une traite de dix mille piastres à vue sur la maison du Chinois M… de Mazatlan. C’est de l’or en barre, dit Cota en sortant un papier de son portefeuille. À présent, quand partez-vous ?

— Mais demain… s’il le faut… répondit avec une certaine hésitation le Tecualtiche, que cette question parut déconcerter.

— Demain, s’écria Cota, allons donc ! Ce soir ou jamais !

— Mais ma femme ? dit l’Indien.

— Que m’importe ! répondit durement Cota. Elle vivra comme elle vivait auparavant… son travail lui suffira ; mais dépêchons… je n’ai déjà que trop tardé à envoyer à Mazatlan… Est-ce oui ou non ?

— Je pars à l’instant, moi ! s’écria Jose.

— Tais-toi. Eh bien, Tecualtiche ? qui dois-je envoyer de vous ou de Jose ?

L’Indien semblait indécis, mais le joueur l’emporta encore une fois sur l’homme.

— Donnez votre traite, s’écria-t-il avec rage, et soyez maudit ; nous nous retrouverons !

— Qui sait ? murmura Cota.

Le Tecualtiche attacha vivement ses bottes vaqueras, mit ses éperons, prit sa cuarta ou espèce de fouet-cravache, puis ceignant son sabre autour de sa ceinture et jetant son zarape sur ses épaules :

— Allons ! je suis prêt, s’écria-t-il ; mais il me faut à présent un cheval.

— Celui de mon domestique est à la porte, prenez-le.

— Àrevoir donc ! dit le Tecualtiche en secouant d’une furieuse façon la main de Cota, à revoir, cher, bon et digne ami… nous nous reverrons… j’en jure par l’enfer.

Le Tecualtiche se précipita dehors, monta sur le cheval de Jose et partit au galop.

— L’imprudent ! dit Cota en s’adressant à Jose, il n’emporte que son sabre pour toute arme, et la route n’est pas des plus sûres… J’ai bien peur qu’il ne soit dévalisé…

— Oh ! oh ! répéta deux fois en se frappant le front de la main le triste Jose que le départ de Tecualtiche avait plongé dans la stupeur et que cette réflexion de son maître sembla réveiller en sursaut… Puis se dirigeant sournoisement vers la porte, ses pistolets sous le bras, d’un bond il se mit en selle sur le cheval de Cota et partit à fond de train.

Resté seul, Cota ne jugea point à propos de dissimuler le plaisir que lui causaient ces deux départs.

— Bien ! bien ! murmura-t-il en se frottant les mains, les événements commencent à se dessiner et à prendre une bonne tournure. Ce Tecualtiche avait en lui un fond d’énergie brutale qui aurait un jour triomphé de tous mes calculs… Ses adieux me promettaient un triste avenir…

Cota se mit alors à se promener de long en large dans sa chambre, puis s’arrêtant après avoir fait quelques tours :

— Et du moins ainsi je n’aurai pas de complice, murmura-t-il de nouveau en achevant une pensée qui avait déjà amené un sourire de contentement sur ses lèvres. Cela me coûtera, il est vrai, dix mille piastres… et deux chevaux, mais, bah ! elle est si belle… si perfide… et je l’aime tant !

Cota en était là de ses réflexions, lorsque la porte s’ouvrit, et Lola, toujours en costume de mariée, entra.

Une légère pâleur répandue sur les traits de la jeune Cuyacanera rendait sa beauté plus touchante encore : son air était triste, abattu, mais il y avait une telle mélancolie et une si douce résignation dans cette tristesse et cet abattement, qu’elle rappelait une de ces idéales et célestes apparitions dont parlent les légendes.

— Seigneur Cota, dit-elle en saluant gracieusement, ma présence dans cette maison est une indiscrétion de ma part…, car cette maison ne m’appartient plus… J’attends mon mari, le señor Tecualtiche, pour partir.

— Madame, répondit Cota en s’inclinant avec courtoisie, votre présence dans cette maison n’est qu’un honneur pour moi… et pas autre chose… Quant au señor Tecualtiche, vous auriez tort de compter sur lui… il est absent pour le moment et ne doit revenir que fort tard.

— J’aurai, en ce cas, recours à votre obligeance, et je vous prierai de vouloir bien m’accompagner jusqu’à mon ancienne demeure.

— Je suis tout à vos ordres, señora, dit Cota ; mais voici un coup de tonnerre qui nous présage un fort orage, et il ne serait pas prudent par un temps pareil de vous aventurer dehors avec le costume que vous portez.

— Vous avez raison, señor ; alors j’attendrai.

Lola s’assit dans un fauteuil de jonc verni découpé à jour, et Cota alla se mettre à la fenêtre.

L’orage ne tarda pas à se déchaîner avec fureur : de fréquents éclairs illuminaient l’horizon, qui ressemblait au cratère d’un volcan en flammes, et le tonnerre, grondant de cette voix terrible dont ceux-là seuls qui ont vécu sous l’équateur peuvent avoir une idée, faisait retentir les échos de ses formidables mugissements.

Cota, debout à la fenêtre ouverte, paraissait insensible au spectacle sublime qu’il avait devant les yeux. À chaque nouvel éclair, son regard plongeait dans les sinuosités de la route conduisant de Cosala à Mazatlan, route tortueuse, brisée, grimpant aux flancs des montagnes et s’enfonçant dans de profondes vallées. Tout à coup Cota pencha vivement le corps en dehors de la fenêtre ; à la lueur éblouissante d’un éclair, il venait d’apercevoir deux cavaliers, lancés à fond de train et dont l’un semblait poursuivre l’autre. Tous les deux avaient le sabre à la main : l’horizon rentra bientôt dans l’obscurité, puis quelques secondes après, une détonation d’arme à feu retentit et fut immédiatement suivie d’un cri lamentable… Cota ne put s’empêcher de tressaillir, et son visage, d’ordinaire si impassible, refléta un sentiment véritable d’anxiété… Quelques secondes après, lorsque la tempête éclaira de nouveau la campagne, Cota ne vit plus qu’un seul cavalier qui continuait son chemin… Sa figure reprit alors son expression habituelle d’indifférence et d’humilité, puis s’approchant de Lola, il lui dit :

— C’est moi, señora, qui crains à présent d’être importun en restant plus longtemps ici… car, à parler franchement, je crois le seigneur Tecualtiche parti pour un assez long voyage…

— Par votre ordre, seigneur ? demanda Lola, que cette nouvelle ne sembla pas surprendre.

— Oui, señora, mais dans votre intérêt.

— Oh ! seigneur Cota, s’écria Lola en laissant glisser, par un geste charmant de coquetterie, sa mantille blanche sur ses épaules… Oh ! seigneur Cota, vous êtes fort, implacable et invincible comme le destin… Oh ! que ne vous ai-je compris plus tôt… ajouta-t-elle en regardant le petit Mexicain avec des yeux exprimant sinon l’amour, du moins l’espérance et la crainte.

— Señora ! s’écria Cota en lui saisissant la main sans qu’elle opposât de résistance, ces paroles dites vingt-quatre heures plus tôt eussent suffi au bonheur de ma vie entière… mais, hélas ! aujourd’hui je ne puis vous offrir mon nom, et pourtant mon amour me reste encore plus ardent que jamais.

La jeune Cuyacanera baissa les yeux sans répondre, et Cota, abandonnant sa main qu’elle ne retirait pas des siennes, alla fermer la fenêtre avec soin, après avoir regardé de nouveau l’horizon en feu.

— Cet orage est épouvantable, señora, dit-il en retournant vers Lola, et c’est moi qui vous demande à mon tour l’hospitalité… car cette maison est à vous avec tout ce qu’elle renferme… Ne m’accorderez-vous pas cette faveur ?

— Seigneur Cota, répondit Lola, toujours les yeux baissés et d’une voix douce et frémissante, cette faveur est trop légère pour que je vous la refuse, surtout après votre généreuse conduite envers moi !

— Merci, Lola, dit Cota, qui, débouclant le ceinturon de son sabre qu’il jeta dans un coin, prit un fauteuil et s’assit à côté de la jeune mariée.

— Ah ! seigneur, seigneur, s’écria Lola en se tournant vers le Mexicain quelle regarda cette fois sans baisser les yeux, quelle faute j’ai commise, et combien je me suis trompée !

— Bah ! Lola, dit Cota d’une voix calme et tranquille, quoique ses yeux fussent brillants et que les battements de son cœur soulevassent sa poitrine, la faute est moins grande que vous ne le croyez… vous êtes belle comme un ange… rusée comme un démon… à peine sortie de l’enfance… et, ajouta-t-il en lui prenant les mains, quand on est jeune, belle et pleine d’esprit, ne vous reste-t-il pas encore l’avenir… l’avenir dont nul ne peut sonder les mystères !…

Je dois terminer ici brusquement cette esquisse : dans les histoires réelles et vraies il y a rarement des dénoûments.

Ce qu’il m’est toutefois permis d’ajouter sans toucher à la vérité de ce récit, c’est que jamais je n’ai plus entendu parler du fidèle Jose ni de Lola ; que la mort du Tecualtiche, dont on releva le cadavre sur la grande route, fut attribuée à un suicide, quoique l’Indien eût reçu deux balles dans le dos ; et que dix-huit mois après que ces évènements se furent passés, je retrouvai à Mexico, Cota, employé comme garçon de café dans l’établissement fashionable de M. Véroly. Plusieurs années se sont encore écoulées depuis cette rencontre : à présent qu’est devenu Cota ? je l’ignore ; peut-être est-il un des plus pauvres leperos de la capitale, ou bien un de ses plus riches habitants ! Je serais même loin d’être étonné, s’il ne s’est pas métamorphosé en lepero, de voir figurer son nom dans les journaux, comme celui d’un compétiteur de Santa-Anna à la dictature, car une seule chose doit surprendre quand il s’agit du Mexique : la réalisation du possible et du prévu !

  1. Le leperoest le lazzarone mexicain.
  2. Ville du département de Sinaloa, située à environ 400 lieues de Mexico.
  3. On nomme Réal les villes où le gouvernement fait frapper monnaie.
  4. Le lazo, d’où vient le verbe mexicain lazar est une longue courroie, ou corde, lourde et flexible, terminée par un nœud coulant, au moyen de laquelle les Mexicains attrapent, avec une grande adresse, les chevaux sauvages à la course. Le lazo sert également d’arme offensive. Beaucoup de cavaliers espagnols ont perdu la vie, par le lazo, dans les guerres de l’indépendance.
  5. Quelques lignes d’explication deviennent nécessaires, pour bien faire comprendre le jeu du monte, dont il sera souvent parlé dans cette esquisse de mœurs. Le monte n’est à proprement parler, qu’un lansquenet réglé, c’est-à-dire qu’on ne se sert que d’un seul paquet de cartes, et qu’à chaque coup les cartes sont taillées de nouveau. Le ponteur est libre de choisir la carte qui lui convient et d’y poser son enjeu. L’extrême simplicité de ces combinaisons pourrait faire croire que l’adresse est aussi inutile à ce jeu qu’à celui de pair ou d’impair ; et cependant il n’en est rien. On trouve des Mexicains dont la subtilité est tellement développée, la mémoire si rapide et si prodigieuse que, s’ils parviennent à biseauter, à l’avance, les jeux de cartes dont se sert le banquier, ils peuvent ensuite, grâce a une puissance incroyable d’habitude, même lorsque l’on a coupé, désigner par ordre toutes les cartes d’un paquet, sans se tromper une seule fois. Du reste, la mauvaise foi au jeu est autorisée au Mexique, ainsi que l’était le vol à Lacédémone. On n’y est impitoyable que pour les maladroits.
  6. Couverture de laine de fabrication indigène, et dont le Mexicain se sert en guise de manteau. Il y a des zarapes aux dessins admirables qui coûtent plus de cinq cents francs.
  7. Pièce d’argent de 32 centimes.
  8. Fermières, ou, pour mieux dire, habitantes des campagnes.
  9. Rebozo, écharpe en soie aux mille dessins, qui remplace, chez la Mexicaine en toilette de négligé, la mantille.
  10. Juge criminel.
  11. Le mot forastero n’a pas de synonyme français. Il signifie en espagnol quelqu’un d’étranger à la province, à la ville, etc., où il se trouve. Par exemple, un Parisien serait traité de forastero à Rouen, de même qu’un Rouennais le serait à Paris.
  12. Ginete signifie, rigoureusement parlant, écuyer ; mais les Mexicains attachent à ce mot l’idée de la perfection. Un ginete, au Mexique, ne doit tomber de dessus un cheval sauvage que mort.
  13. Mot consacré dans les courses pour le départ.
  14. L’once vaut de 82 à 85 francs, selon le change.
  15. Sac de fil d’aloès renfermant ordinairement mille piastres.