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Betty petite fille/02

La bibliothèque libre.
(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 17-31).


CHAPITRE II


Betty s’appelait en réalité Elisabeth, mais ce nom manquait de modernisme. Lisbeth semblait sortir d’un opéra de Dalayrac, cela ne rajeunissait personne. Madame Cérisy opta pour Betty qui avait un faux air britannique.

Ayant donné à sa fille un prénom anglais, madame Cérisy eut la conviction de l’élever à l’anglaise, c’est-à-dire qu’elle ne l’élevait pas du tout. Ceci est évidemment une conception.

Or, ce jour-là, aucun tapissier ne s’étant présenté, elle sortit aussitôt après le déjeuner.

Dans sa chambre, la fillette solitaire s’ennuyait, ses distractions ordinaires se ressemblaient toutes et elle avait soif de nouveau, d’imprévu, poussée en cela par une nervosité intime et toujours vivace.

Ce à quoi elle aspirait surtout, c’était au frisson intense, à cette pâmoison paradisiaque, comme sa mère lui en avait donné un exemple.

Elle s’en fut bien à la cuisine retrouver Léontine, mais la goton se trouvait dans l’impossibilité de la distraire. Celle-ci trop heureuse de quelques heures de liberté, en profitait pour s’asseoir devant la fenêtre et veule comme une vache à l’étable regardait au dehors.

Betty lui parla, elle répondit à peine, enveloppant la mère et la fille dans la même haine placide.

La gamine eut un rire moqueur ; d’un geste énergique elle secoua la lourde natte noire qui pendait entre ses épaules :

— Vous savez Léontine, maman a dit que vous deviez me promener cet après-midi…

L’autre sursauta : il faisait bon là, sans pensées, sans mouvements comme une bête de somme au repos.

Betty la guignait du coin de l’œil :

— Faut vous apprêter ! fit-elle impérieuse.

Cette fois la servante se débattit et hasarda un quart de tour :

— J’bouge pas… Madame a rien dit…

— Ça va bien… quand elle rentrera je lui répéterai que vous ne voulez jamais me sortir.

Léontine haussa les épaules, vaincue par la fatalité. Entre haut et bas, elle laissa fuser de ses lèvres molles une interjection de général.

La fillette se sauva en riant aux éclats, elle aimait entendre ces mots grossiers, qui glissaient en elle un titillement étrange.

Dans sa chambre, elle choisit sa plus jolie robe, un fourreau de satin qui moulait son jeune corps aux formes déjà dessinées. Puis timidement, elle s’en fut chez sa mère.

Un léger rictus crispait sa petite figure lorsqu’elle s’approcha de la table de toilette, où tout l’attirait. Mais elle sut faire néanmoins un choix rapide. Devant elle, avec précaution, elle étala ce dont elle avait besoin : la crème blanche et parfumée, la poudre, le rouge brunette en une minuscule boîte dorée, le bâton pour les lèvres, un autre pour les sourcils et les cils.

Tout cela, elle le considéra un bref instant et un rire brilla dans ses yeux noirs.

Et sérieuse, suçant sa lèvre inférieure, elle se fit une figure de petite vieille. Ainsi elle était horrible, mais possédait une touche de vice qui étonnait. Cette impression qu’elle devait produire, elle la sentait instinctivement, ayant en elle un sens spécial qui l’aidait à percevoir tout ce qui avait trait à la sensualité.

Le chapeau sur la tête, les fines chaussures craquant sur le parquet, elle retourna à la cuisine.

— Vous êtes prête Léontine ?

Le souillon la contempla avec ahurissement ; elle bougonna heureuse de tenir enfin une excuse :

— Plus souvent que j’va promener avec vous peinturlurée comme une peau !

La porte se referma bruyamment et l’antichambre retentit d’un rire cristallin, d’une galopade effrénée.

Sur sa chaise, Léontine avait un geste de mépris :

— La mère, la fille… c’est putain et compagnie… Et elle retomba dans sa douce somnolence.

L’escalier était solitaire, jusqu’au rez-de-chaussée tout alla bien pour la fillette, mais en bas les difficultés commençaient. Il s’agissait en effet de passer inaperçue devant la concierge assez bavarde pour parler sans nécessité.

Pour ces occasions, elle avait un moyen simple consistant à se rapprocher en tapinois le plus possible de la loge, puis ensuite de filer comme une flèche. Cette course restait silencieuse et rarement la préposée au cordon se dérangeait.

Dehors, elle activa le pas, pressée de quitter ce quartier où les bonnes gens auraient pu avoir la malencontreuse idée de la reconnaître. Bientôt cependant elle ralentit et releva le front.

Ses yeux avaient une lueur inaccoutumée, ils brillaient d’une audace inconsciente en fixant les hommes.

Elle n’avait pas peur, se sentant protégée par son âge et d’autre part cette immunité l’enrageait.

Des passants souvent la détaillaient avec dans le regard une flamme lubrique. Elle ne comprenait exactement, mais tout de même un frisson languide la secouait. Elle avait la perception que sa joliesse, son allure particulière allumaient le désir chez le mâle. Pour l’instant, elle n’en réclamait pas davantage.

Aussitôt elle reprenait sa contenance délurée, le nez levé, la frimousse moqueuse.

En elle sa chair brûlait, son imagination s’exaltait, elle croyait avoir déjà la sensation des baisers. Et tout en marchant sa taille se creusait avec lascivité.

Elle savait bien ce qu’elle désirait, mais elle savait aussi manquer du courage nécessaire pour le vouloir fermement, retenue comme par une main invisible et puissante.

Alors elle rêvait de violences, d’une de ces attaques brutales comme elle en avait entendu raconter par de grandes personnes. Il lui semblait qu’elle ne se défendrait point, même qu’elle ne se plaindrait ensuite, au contraire.

Mais dans son petit cerveau déformé précocement, tout se mêlait. Comme sa mère elle aspirait à joindre l’utile à l’agréable, de donner un peu d’elle-même et de recevoir beaucoup en échange.

Et cette idée intime la poussait vers l’Opéra. Ne disait-on point couramment que dans ce quartier, des vieux messieurs très riches, débauchaient des petites filles pour les couvrir de soie et de bijoux. Si vraiment cette chance pouvait lui échoir !

Elle s’en allait roulant de la hanche, essayant de se rendre aguichante par l’audace de ces attitudes. Ayant le sens de la justesse et du joli, elle évitait le ridicule que devait entraîner pareille tentative ; il ne subsistait qu’une apparence de vice qui émouvait de pitié.

Rue de Castiglione, elle s’arrêtait longuement aux vitrines des bijoutiers, admirant les gemmes multicolores, disposées avec art. En vérité elle n’avait aucun désir, saisissant que tout cela lui serait inutile. Elle enrageait contre sa jeunesse qui la privait d’une infinité de satisfactions. Cependant, elle s’attardait, jugeant qu’il était dans son rôle de manifester de l’envie pour toutes ces richesses accumulées et tentatrices.

Quand un homme intrigué, la fixait, elle avait un brusque sursaut de cœur, fait de terreur et d’espérance. Une sueur montait à ses tempes, mais stoïque elle continuait à sourire.

C’étaient surtout les vieux messieurs qui l’attiraient, il lui semblait qu’auprès d’eux, elle se serait trouvée en confiance, protégée par leur sagesse. Les hommes jeunes par contre lui faisaient peur, elle sentait en eux la brute sensuelle.

Pourtant cette passion masculine qu’elle voyait flottant autour d’elle, lui procurait des plaisirs intimes et rares, c’était déjà une jouissance imprécise quoique très incomplète.

Comme elle tournait la rue Daunou, elle s’entendit interpeller à voix basse. Une frayeur soudaine l’immobilisa une seconde, lui brisant les jambes. Elle jeta derrière elle un regard misérable et aperçut vaguement une barbe noire et au-dessus des yeux qui luisaient.

Une peur atroce, la jeta en avant ; elle s’enfuit en courant presque.

Un peu plus loin, elle ralentit, tout son énervement était tombé, il ne subsistait plus qu’une lassitude passagère. Derrière toujours elle croyait entendre sur l’asphalte le pas brutal du suiveur, et cela avait dans sa pauvre tête des résonnances étranges.

Plus courageuse, elle osa enfin se retourner et constata que nul ne la menaçait. Aussitôt elle reprit toute sa tranquillité, son visage redevint rieur, sa mine audacieuse. Et flâneuse, elle poursuivit sa route inlassable dans la foule compacte où flottait une odeur de mâles, d’onguents et de poudre de riz. Tout cela lentement la grisait, mettant en elle une sorte d’ivresse sensuelle.

Avec la tranquillité vint le regret de s’être montrée farouche vis-à-vis du quidam. Elle rêva de le retrouver parmi les promeneurs et en attendant, se fit de nouveau aguicheuse par le sourire de ses lèvres sanglantes.

Elle réussissait, secouant d’une passion subite et animale quiconque la croisait. On devinait en elle le besoin charnel qui se révèle, l’impatience de la bête qui s’anime.

Lentement ses sens chaviraient, ses grands yeux noirs s’embrumaient d’une buée légère, sa bouche devenait plus chaude, une humidité odorante naissait à ses aisselles.

Non loin, cinq heures sonnèrent. Elle eut peur d’être en retard et preste, avec la désinvolture de la petite Parisienne que rien n’effraye, elle s’engouffra dans la plus proche station du métro.

À son entrée en un wagon de première classe, la vue de sa figure fardée fit sourire des hommes et se détourner des dames. Tout ce monde elle le toisa avec une arrogance paisible, certaine de sa valeur, cependant malgré son aplomb elle se sentait gênée, l’immobilité surtout l’embarrassait.

La foule était dense, à cette heure où chacun rentrait chez soi ; elle en fut heureuse, pressée de toutes parts, calée par des corps masculins. Elle haletait, il lui semblait que parmi tous ces voisins l’un se montrait d’une audace exagérée. Mais cela lui plaisait, complétant les sensations diverses de cet après-midi de vagabondage.

En descendant du métro, elle courut d’une seule traite jusqu’au logis, toujours apeurée par l’idée du retard. À la porte elle cogna, évitant de sonner au cas où sa mère eût été là déjà.

Léontine l’air rechigné, la savate traînante sur le parquet vint ouvrir. Elle allait saluer d’une remarque désobligeante, lorsqu’elle s’arrêta, les mains aux cuisses, se tordant de rire.

— Ous-que vous avez été vous fourrer ?… pas à vêpres bien sûr !

La pauvrette contempla sa belle robe de satin avec désespoir, elle était définitivement perdue.

Mais un autre danger plus proche l’inquiétait :

— Vous direz à maman qu’on a été aux Tuileries !

Le souillon hocha la tête :

— Pour c’qu’elle me questionne, c’est pas la peine de m’biler !

Mais l’autre n’écoutait plus. Déjà elle avait gagné sa chambre où elle se dévêtit avec une hâte fébrile et en chemise se débarbouilla longuement. Un peu de noir resta aux sourcils, elle n’y attacha qu’une médiocre importance. Sa robe tachée l’ennuyait davantage, ne prévoyant quelle explication donner à sa mère.

Puis soudain, elle pensa à la barbe soyeuse qui rue Daunou s’était approchée de son col nu, au point de le frôler. Elle s’étonna de sa peur irraisonnée. Et là, songeuse, enfouie dans un grand fauteuil, elle regrettait cette occasion envolée. Maintenant que le danger était loin, elle se complaisait à ce souvenir et son imagination vivace, l’aidait à se figurer des tableaux charmeurs.

Dans la glace, elle se souriait, mimant d’une façon puérile les gestes qu’il aurait fallu faire, si l’audace à l’ultime minute ne lui avait manqué.

Le timbre de l’entrée la fit sursauter. Immédiatement toute son exaltation tomba, un masque paisible s’étendit sur ses traits et ses yeux de braise perdirent un peu de leur flamme fébrile.

Sa mère trouva une fillette calme, douce, d’une charmante puérilité.

Dans la pénombre de l’antichambre, elle lui caressa les cheveux :

— Tu t’es bien amusée, chérie ?

Elle sautilla sur une jambe, l’air bébête :

— Oui, p’tite mère, on s’est promené aux Tuileries, il y avait un garçon qui faisait marcher un grand bateau comme ça…

Madame Cérisy l’embrassa au front :

— Enfant, va !

La gamine dissimula un sourire moqueur ; vraiment cette naïveté du prochain lui paraissait incommensurable.

Curieuse, elle suivit sa mère jusqu’à la chambre à coucher, afin d’assister au déshabillage. À l’instar d’un jeune fauve, elle tournait autour de la femme, aspirant avec volupté les senteurs de parfums et de cigares mêlées. Ces odeurs suffisaient à faire naître en elle des tableaux d’une lascivité exagérée, elle se figurait madame Cérisy en compagnie de messieurs, se livrant à toutes les folies que son ignorance lui faisait supposer.

Aussi elle admirait les dessous élégants, palpait d’une menotte caresseuse, la combinaison transparente de charmeuse bleu tendre, le fin pantalon de linon, la chemise froissée en maints endroits.

Tout cela aiguisait son besoin de savoir, de sentir elle aussi les affres de la sensualité. Et ainsi par moment, elle éprouvait à l’égard de la mère, une sorte de jalousie haineuse, bien féminine. Pourquoi ce plaisir exorbitant qu’elle s’autorisait, ne le lui laissait-elle point partager ?

Lorsque madame Cérisy fut en peignoir, elle lui sauta au cou avec une gaminerie charmante :

— Petite mère chérie ! Comme tu es jolie !

En réalité ce compliment masquait astucieusement la passion qui bouillonnait en elle. Ces baisers apaisaient sa soif de sensations, de caresses.

Assurément, elle pensait ce qu’elle disait, mais en même temps, le contact des lèvres chaudes de la femme, lui était une volupté aiguë. Elle croyait y retrouver le goût d’autres baisers plus pervers, d’une saveur inconnue.

Leurs deux corps tièdes étaient serrés l’un contre l’autre et cela aussi lui procurait un plaisir intime, impossible à préciser.

Se tenant par le bras, elles se dirigèrent vers la salle à manger où le couvert était mis. Léontine, dépeignée comme à l’ordinaire, apporta le potage.

— Alors vous avez été aux Tuileries avec mademoiselle Betty ? fit madame Cérisy assez indifférente.

— Bien sûr ! rétorqua la goton d’un ton hargneux.

Cela suffit pour arrêter net l’interrogatoire. Après le départ de la bonne, pourtant, elle reconnut :

— Cette Léontine est un véritable bâton de poulailler.

Betty approuva, mais ensuite baissa le nez pour ricaner. Elle ne souhaitait pas que l’on changeât d’officieuse, certaine de la discrétion de celle-ci.

En silence elles mangèrent, ne pensant point qu’elles eussent quelque chose de commun. La mère reprise par les soucis quotidiens, ne songeait pas à se confier un peu à Betty. Encore, elle la considérait comme une gamine, se refusant à s’apercevoir qu’elle était femme, autant de cerveau que de corps. Cette constatation l’aurait vieillie, elle préférait jouer à la poupée, ce qui lui permettait de conserver des illusions, à défaut d’autre chose.

La fillette de son côté, rêvait, épiait, essayant de deviner ce qu’on lui cachait, se forgeant des espoirs qui ne seraient jamais réalisés.

Trop grande pour être dorlotée, trop jeune pour être traitée en compagne raisonnable, elle restait esseulée, dans une situation mixte, qui favorisait la lente déformation morale. En même temps, elle manquait d’une affection vivante, qui aurait fourni un aliment à son besoin instinctif de tendresse.

Mais aussi, elle se cherchait elle-même ; ayant dépassé la période des jeux puérils, elle ne trouvait autour d’elle, aucune satisfaction véritable.

Ajouter à cela l’ambiance ; partout c’était la débauche étalée. La situation fausse de sa mère, qui vivait d’un amant, laissait traîner autour d’elle, un nuage de rut qui l’enveloppait, la détraquait, par l’éréthisme qu’il causait.

Préparée ainsi, elle ne remarquait plus au dehors, que ce même appel général des sens. Les femmes, à son avis, allaient débraillées et coquettes, à la recherche du plaisir ; les hommes filaient le nez bas, semblant des chiens reniflant la femelle.

Des mots crus résonnaient à ses oreilles et pendant des heures elle réfléchissait à leur explication cachée.

Tout cela s’emmagasinait dans son esprit malléable, énervant le désir toujours inassouvi complètement.

Madame Cérisy mangeait avec grâce, les gestes menus et maniérés ; ses bagues scintillaient projetant sur la fillette des rayons aigus, qui soudain exacerbaient son impatience de gagner, elle aussi par son corps, ces choses jolies. Elle voulait de tout ce qui brille, de ces toilettes qui avaient des friselis musicaux, de ces colliers d’ambre qui s’opalisaient sur les gorges blanches. Et elle savait, déjà pratique, qu’elle ne possédait que sa beauté pour se procurer tout cela.

Lorsqu’elle pensait qu’il lui était encore interdit de tenter sa chance, elle avait des rages aveugles et impuissantes, qui la dressait, révoltée, contre la tutelle maternelle et en général, contre tout ce qui représentait l’autorité pour une petite fille.

L’homme : c’était son but, son unique souci. Il lui tardait de goûter à ses caresses et de fouiller dans sa bourse. Deux choses qui lui paraissaient aller ensemble.