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Betty petite fille/03

La bibliothèque libre.
(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 33-43).


CHAPITRE III


Après le souper, madame Leroy était venue prendre une tasse de thé, en compagnie de son excellente amie, madame Cérisy.

Elle avait amené son garçonnet, du même âge que Betty.

Ces dames désiraient parler de leurs petites affaires, qui n’étant pas très honnêtes, n’intéressaient point les enfants. On les renvoya et il se réfugièrent dans la chambre de la fillette, fort heureux d’être débarrassés momentanément de la surveillance pesante des parents.

— Allez jouer ! avait dit Madame Cérisy, comme si à cet âge on jouait encore.

— On va faire une partie de domino ! assura Betty hypocrite et moqueuse.

— Comme ils sont gentils tous les deux, reconnut Madame Leroy, qui aimait aussi ne pas vieillir.

Par crainte du feu, ou peut-être à cause des nécessités supérieures de l’économie domestique, Betty ne possédait point de lampe, mais seulement une bougie misérable.

Un moment, elle eut l’idée de réclamer de la lumière à Léontine, mais après réflexion, elle se ravisa. La pénombre lui plaisait, encourageant les audaces.

Robert bien sagement s’assit sur une chaise, qu’elle lui indiqua, pendant qu’elle-même, déjà petite femme d’intérieur, s’activait autour de lui.

Ce fut d’abord le jeu de domino qu’elle installa prudemment, par crainte d’une surprise, afin de sauver la face. Puis doucement, du fond de son armoire, elle tira une bouteille de Bénédictine. C’était là le produit de longues semaines de ruse et de rapines. Chaque jour, après que sa mère se fut servie de la liqueur, elle en chipait un peu. Ainsi insensiblement elle se procurait une réserve pour les grandes occasions.

Robert battit des mains, moins mûri que la fillette, il restait plus gosse, s’amusant surtout de la bonne farce.

Il eut une timbale d’argent, et elle se servit de son verre à dents. Ce fut presque du Murger.

Après les premières gorgées, le gamin fut très émoustillé. Alors elle extirpa de son corsage deux cigarettes turques, puisées en passant dans la boîte maternelle.

Ils fumèrent silencieusement, les yeux rieurs, la bouche arrondie pour souffler devant eux de minces nuages gris.

Betty, la jambe passée par dessus le bras du fauteuil, s’essayait aux poses gracieuses et un tantinet indécentes, s’étonnant que le spectacle de son pantalon blanc ne produisit plus d’effet au partenaire.

Entre eux, sur la table, la bougie balançait sa flamme tremblante, épandant par la pièce des lueurs jaunes qui laissaient dans les coins de grands trous d’ombre.

Le garçonnet riait de bon cœur, sincèrement amusé ; la fillette au contraire restait soucieuse, une inquiétude lui barrait le front d’une ride.

Ils parlaient à voix basse, quoique les sujets effleurés fussent anodins, mais une timidité les retenait, leur faisant craindre le ridicule. Cependant Betty se hasardait parfois à des propos grivois, comme pour tâter le terrain.

Robert avait alors un sourire malicieux, mais en même temps rougissait.

Bientôt une intimité se créa entre eux : la fillette avait parlé de sa mère et de ses tapissiers. Une confidence en vaut une autre, le gamin, non sans orgueil, reconnut que Madame Leroy également possédait des tapissiers généreux et paillards.

Ils en arrivèrent très vite aux détails qu’ils se communiquaient avec une inconscience placide, complétant mutuellement leur propre science.

Robert s’était rapproché, ses jambes touchaient le genou de la compagne. Il se disait que lui aussi ferait bien le tapissier avec cette charmante jeune fille. Mais vraiment, il n’osait pas : si elle s’était moquée de lui !

Betty jouait à la grande personne qui « la connaît dans les coins », laissant tomber des aperçus sur l’amour charnel avec une autorité indiscutable.

Ils se regardaient de biais, les yeux brillants, les lèvres humides, et lui se grisait peu à peu, emporté par l’espoir qui éveille les désirs.

Ce n’était évidemment la morale qui les retenait, ils étaient à un âge où les choses n’ont encore qu’une valeur relative. L’ignorance et l’indécision seules les empêchaient de se livrer aux audaces ultimes, sinon, ils auraient agi avec la simplicité de l’homme des cavernes.

La fillette avait moins de timidité et dominait incontestablement le compagnon. Pourtant elle n’essayait rien, n’ayant encore trouvé le prétexte hypocrite voilant l’intention sensuelle. En outre, elle ne voulait se départir de son attitude désinvolte, afin de ne point laisser croire qu’elle aspirait à ces jeux secrets. La chienne en amour, lorsque le chien s’en approche, se retourne et montre les dents. La femme reste ainsi, sa vie entière, feignant de mépriser ce que souvent elle souhaite le plus. Chez elle la plupart du temps, une dénégation, vaut une affirmation.

Mais Robert ne connaissait encore cette vérité psychologique et s’attardait en une expectative malséante.

La bougie se consumait, ses bavures coulaient sur la bobèche de verre ; Betty la souffla :

— Vaut mieux l’éteindre, ça sent mauvais…

La voix trouble, il approuva. Cependant cette nuit subite l’effrayait, comprenant vaguement qu’il se trouvait au pied du mur où l’on voit le maçon.

Tous deux eurent plus de courage, leurs deux têtes se rapprochèrent encore, ils parlèrent à voix plus basse, un étouffement dans la gorge.

Parfois un rire sourd fusait, le garçonnet, déjà homme à ce sujet, était trivial ; il avait des boutades crues qui arrachaient à Betty des frissons rapides.

Ils se turent un instant puis la fillette se leva, murmurant d’un timbre voilé :

— Je reviens de suite…

Elle s’éloigna le cœur serré d’une angoisse et revint quelques secondes plus tard. Elle faisait claquer des ciseaux pour lui couper les poches.

Le fauteuil bascula avec un vacarme formidable qui les immobilisa haletants, dans l’obscurité ils mesuraient mal leurs mouvements.

La voix de Madame Cérisy, retentit sèche et autoritaire. Aussitôt ils redevinrent enfants, déjà secoués par la peur de la tyrannie qui pesait sur leurs faibles épaules. Léontine galopa par l’antichambre, en maugréant contre l’heure tardive.

Prestement ils rallumèrent la bougie et gagnèrent le boudoir. Betty avait sa mine sournoise et placide, Robert conservait plus de gêne.

Madame Cérisy demanda :

— Vous vous êtes bien amusés ?

— Mais oui, petite mère, affirma la gamine sans rougir. Le garçonnet ne répondit pas, ayant l’air renfrogné qu’il prenait aux minutes embarrassantes. En revanche il admira avec candeur l’aptitude au mensonge de la compagne.

Madame Leroy fut vexée de la tenue du rejeton. Maussade elle reconnut :

— Comme une petite fille, c’est plus gentil qu’un garçon !

Il se cacha derrière un fauteuil pour hausser les épaules ; Betty dissimula un sourire railleur. Au moins elle ne se permettait aucune illusion sur leur valeur respective.

Elle fut s’asseoir sagement auprès de sa mère et câline appuya sa joue sur l’épaule maternelle :

— Petite mère, je ne peux pas avoir une tasse de thé ?

Elle savait que cela lui serait refusé et elle s’en moquait, mais en même temps elle avait l’impression d’ennuyer Madame Cérisy par cette demande. C’était là au moins une satisfaction.

— Non, ça t’empêcherait de dormir !

— Bien maman !

Cela fut dit sérieusement, une lueur dans les yeux ; que lui importait, elle irait avaler le thé souhaité, dans un moment, à la cuisine.

Derechef, elle railla la crédulité du prochain et ne fut pas loin de se croire un être supérieur, capable de duper le monde entier.

Les visiteurs se retirèrent ; Betty serra nerveusement la main du complice et celui-ci répondit à cette étreinte avec une nonchalance de pacha repu. Pour cet égoïsme, elle l’aima un peu mieux. Mondaine, elle le salua, d’une voix claire :

— Au revoir, monsieur Robert.

— Au revoir, Mademoiselle.

Les dames s’esclaffèrent :

— Embrassez-vous plutôt enfants, que vous êtes !

Ils obéirent, mais en hésitant, les gestes timides, gênés par la présence des parents.

Les deux amies rirent plus fort.

— Sont-ils innocents ! assura Madame Cérisy, en penchant la tête sur l’épaule gauche.

Cependant la fillette était pressée de regagner la solitude de sa chambrette. Il y avait en elle de l’orgueil, parce qu’elle avait noté la supériorité de sa science, sur celle du garçonnet. En pensant à lui, elle avait une petite moue dédaigneuse, s’assurant que si les rôles étant intervertis, elle avait été le mâle, son initiative se serait mieux manifestée.

Elle fut longue à s’endormir, secouée par une nervosité insurmontable. Naïve, elle croyait aux sensations extrêmes, aux affolements des sens, ce qui dans la réalité ne se présente jamais. La machine humaine, malgré son apparence ordonnée, reste bien imparfaite, elle est incapable de varier ou de prolonger la faculté de sentir au delà d’une certaine limite, toujours la même.

Et c’est cela justement qui pervertit le cœur des jeunes gens ; ignorants, ils aspirent à un bonheur extraordinaire qui ne se réalisera jamais et avec les premiers essais viennent les premiers dégoûts. Alors on cherche autour, dans la lubricité, les satisfactions que l’on n’a point trouvées, et que l’on n’obtient pas davantage.

L’imagination seule est sans limite et par cela même accroît les chances de désillusions.

Quand la fillette s’endormit, elle était casquée d’une migraine aiguë, mais elle souriait encore. Elle prévoyait que le lendemain matin, ses yeux noirs seraient ombrés d’un large cerne bleuâtre, ce qui certainement la poserait auprès des compagnes de l’école. Les enfants comme les hommes admirent plus facilement le vice que la vertu.

À peine levée, elle courut à sa glace ; elle eut un rire sournois, tandis qu’un monde de pensées perverses roulait en tumulte dans son cerveau.

Sa mère comme d’habitude ne remarqua rien, ayant confiance en l’innocence de sa fille. Elle obtenait ainsi la sérénité nécessaire à ses bonnes digestions.

La serviette sous le bras, l’allure nonchalante, la hanche arrondie, Betty s’en alla à l’école. Elle marchait à petits pas lassés et ne regardait point les hommes, ayant pour l’instant d’autres soucis plus immédiats.

Une de ses compagnes la rejoignit et à la vue de ses paupières bleuies, eut un sourire équivoque. Il n’en fallut pas davantage pour la rejeter dans l’énervement toujours latent en elle.

Sournoise, elle étudia l’amie à son tour et eut aussitôt la certitude intime, qu’elle se trouvait comme elle dans l’impatience sensuelle. Elle en fut heureuse et se figura aussitôt la fillette en des extravagances passionnées. Toutefois elle se tut, parce qu’il est toujours difficile à un certain âge de parler de ces choses considérées comme honteuses.

La religion chrétienne en inventant la chasteté, a créé en même temps le péché et son attrait.

La compagne, si elle n’avoua rien à Betty, bavarda sur son compte avec une autre fillette, se livrant à des suppositions d’autant plus extraordinaires que leur science était plus incomplète.

De bavardages en bavardages, toute la classe se trouva dans un état d’exaspération érotique que la monotonie de la besogne favorisait encore. Chacune en feignant de suivre des explications fastidieuses du professeur, s’abandonnait à ses pensées troubles. Tous les yeux étaient fixes, brillant d’un feu intérieur, les lèvres s’humidifiaient lentement.

Betty n’avait que de la mauvaise humeur, il lui tardait d’être partie, elle s’ennuyait dans cette immobilité et jugeait les racontars de la maîtresse, absolument superflus pour savoir conduire sa barque en ce bas-monde. Sa solitude constante au logis, l’avait obligée à réfléchir et elle s’était confectionné une petite philosophie pratique, débarrassée de tout impédimentum.

Elle voulait du plaisir, des toilettes et de l’argent ; en dehors de cela, rien ne lui semblait valoir la peine d’un effort.

Et toutes ces choses, elle les trouverait dans la poche de l’homme, s’il est permis de s’exprimer ainsi.