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Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre XII

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Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 198-273).

CHAPITRE XII.


Suite de la conquête des Gaules. — Campagnes de Jules César. Observations de Napoléon sur ces campagnes.



1.

César venait d’être investi du gouvernement des Gaules, lorsque le bruit d’une incursion dans la Province se répandit à Rome. Les Helvètes, descendus des Alpes, s’avançaient pour l’envahir. Le proconsul part aussitôt. (Ans 696 de Rome ; 68 av. notre ère.)

Cette excursion, décrite par César, est la première que nous connaissions, d’après le rapport d’un témoin oculaire. Ce témoin, grand capitaine, excellent écrivain, inspire de la confiance, et nous devons le suivre avec quelques détails, afin de bien faire connaître la situation des peuples de la Gaule à cette époque mémorable.

Les nations qui habitaient entre le Rhin, le mont Jura et lac Léman, avaient été excitées à faire de nouvelles incursions chez leurs voisins par un chef nommé Orgetorix, qui aspirait à la souveraine autorité. Il s’était ligué avec Casticus, fils d’un roi des Sequanes, peuple situé entre la Saône et le mont Jura.

Remarquons, avant d’aller plus loin, que ces noms de chefs ne sont pas celtes ; mais qu’ils se rapprochent un peu des noms propres en usage dans les Gaules. Orgetorix devait se terminer en ike, ou mieux en igh. On peut faire la même observation sur Casticus et plusieurs autres noms d’homme ou de peuple que nous verrons dans la suite, et qui ont vraisemblablement été donnés par les Romains et les Marseillais.

Casticus n’avait pas succédé à son père ; le mécontentement qu’il en ressentit lui fit désirer une révolution. Orgetorix engagea dans le même dessein Dumnorix, qui jouissait d’un grand crédit chez les Ædues, autre peuple, séparé des Sequanes par la Saône.

Les Ædues, qui passèrent long-temps pour la nation la plus considérable de la Celtique, avaient fait alliance avec Rome depuis plus d’un siècle. Leur premier magistrat était élu tous les ans comme les consuls, et portait le titre de Vergobret. Deux factions affaiblissaient alors ce peuple. Dumnorix, placé à la tête de celle qui ne voulait point l’alliance de Rome, avait épousé la fille d’Orgetorix, roi des Helvètes, et cette alliance, que venait de renforcer Casticus, fit supposer que l’on parviendrait à soumettre les Gaulois.

Les Helvètes devaient marcher les premiers. Ils engagèrent dans la ligue les peuplades qui habitaient les bords du Rhin, depuis l’endroit où est Bàle jusqu’à Colmar et Brisach. Ils invitèrent même les Boïes à les suivre, non ceux qui habitaient près de l’Éridan, mais une horde de cette nation qui s’était établie au-delà du Danube en Germanie dans un canton nommé depuis par corruption la Bavière. Si la Germanie, avait été peuplée, les Boïes, séparés des Helvètes par plusieurs nations, n’eussent pu se liguer avec eux dans un tel dessein.

Les Helvètes voulaient bien faire des courses, mais ils n’entendaient point se donner un maître. Orgetorix, accusé de concevoir un projet qui tendait vers ce but, fut contraint de se justifier. Il mourut, ayant tranché lui-même le fil de ses jours, comme on le suppose.

Cette catastrophe ne changeait rien aux premières dispositions. Depuis deux ans on rassemblait beaucoup de chariots ; la terre se trouvait plus ensemencée que de coutume ; car on ne cultivait pas tous les champs.

Cette surabondance de vivres n’avait pu néanmoins en procurer que pour trois mois à la confédération. Prêts à partir, nos aventuriers brûlèrent douze de leurs petites villes, avec quatre cents villages, et se donnèrent rendez-vous au bord septentrional du Rhône.

César, instruit de tout, posa son camp sur la rive méridionale de ce fleuve, long-temps avant que les confédérés fussent rassemblés. Il entra dans une ville des Allobroges que l’on nommait déjà Genève. Elle avait un pont sur le Rhône ; César le fit rompre.

Les Helvètes lui envoyèrent demander la permission de passer, et promirent de ne faire aucun ravage, leur dessein n’étant point d’occuper les terres de la république, mais de traverser la Gaule pour s’établir sur le territoire des Santons (la Saintonge).

Non moins prudent qu’actif, César, qui n’avait qu’une légion, diffère de leur répondre, renvoie les députés, et leur assigne un jour pour les instruire de sa volonté. Mais, il emploie ce temps à rassembler des soldats, et fait construire un retranchement avec un rempart de seize pieds d’élévation. Ces travaux suivaient les sinuosités du Rhône, et fortifiaient sa rive gauche dans un espace de six lieues, depuis l’endroit où le fleuve sort du lac jusqu’à celui où il se creuse un lit étroit et profond entre les dernières sommités du Jura[1].

Irrités du refus de César, qui s’expliqua enfin sans détour dès qu’il se vit assez fort pour ne pas les craindre, les Helvètes tentèrent vainement de forcer ces ouvrages. Leurs efforts pour traverser le lac sur des radeaux et des barques ne furent pas plus heureux ; la vigilance du proconsul les repoussa partout.

Les Helvètes se retirèrent alors, et s’adressèrent aux Sequanes pour obtenir un passage entre les défilés du mont Jura. Cette route, bien plus longue et beaucoup plus difficile que l’autre, leur restait seule pour sortir de l’Helvétie par le midi.

Dumnorix qui les favorisait employa son crédit, et parvint à faire accorder leur demande. César ne dit point si Casticus, fils du chef des Sequanes, les servit alors ; ce nom ne paraît plus dans ses Mémoires. La défection des Sequanes paralysa les efforts des Ædues, qui voulaient rester fidèles à César ; car il fallait encore que ce peuple consentît à laisser traverser son territoire depuis la Saône jusqu’à la Loire.

Les Helvètes s’étant éloignés des frontières de la république, leur route, leur transmigration n’intéressaient plus les Romains. César pouvait cesser de les suivre ; toutefois il craignit leur établissement dans une des contrées voisines de la Gaule Narbonnaise ; il voulait aussi les punir d’être sortis de leur pays.

Laissant la garde de son retranchement à Titus Labienus, il retourne promptement dans la Gaule Cisalpine, y lève deux nouvelles légions, en fait venir trois d’Aquilée au nord du golfe Adriatique, et revient avec elles en toute diligence.

Il y avait vingt jours que les Barbares s’occupaient de passer le fleuve, après avoir rassemblé une quantité innombrable de barques et de radeaux, lorsque César se présenta sur leurs derrières. Les Tigurins, qui formaient un quart de la horde des émigrans, n’avaient pu traverser encore ; le proconsul tomba sur eux comme la foudre, et les extermina presque tous. Par ses ordres un pont fut aussitôt jeté sur la rivière, et en un seul jour ses légions gagnèrent l’autre bord[2].

L’armée romaine était bien moins nombreuse que celle des Helvètes ; César suit son ennemi avec précaution pendant quinze jours qu’il remonte la Saône, jusqu’à ce qu’enfin les Barbares tournent court vers l’ouest.

César marche toujours sur leurs traces, mais en quittant le voisinage de la rivière. Il manque de vivres, et les Ædues, alliés de Rome, ne lui en fournissent point, se contentant de lui envoyer de la cavalerie.

Leur vergobret Liscus était dans son camp. Divitiac s’y trouvait, ainsi que Dumnorix, l’ennemi des Romains, et il annonçait que César n’aurait pas plus tôt chassé les Helvètes qu’il asservirait la Gaule. Ce Dumnorix était le seul homme capable de voir le péril, assez hardi pour le prédire, et non moins ferme pour vouloir s’y opposer. Mais Divitiac, son frère Liscus, et tous les nobles Æduens se dévouaient aux volontés de Rome.

On promit des vivres à César ; toutefois ne se trouvant plus éloigné que de dix-huit milles de Bibracte (Autun), capitale des Ædues, et devant songer d’abord à son approvisionnement, il quitta la poursuite de l’ennemi pour se diriger vers la ville. La nouvelle en fut aussitôt portée aux Helvètes, qui attribuèrent à la peur cette marche rétrograde, et vinrent attaquer l’arrière-garde des Romains.

Afin de soutenir ce premier choc, César jeta en avant toute sa cavalerie, tandis qu’il disposait son infanterie sur une hauteur[3]. Les quatre légions de vétérans furent placées par cohortes sur trois lignes ; et en arrière il mit ses nouvelles levées de la Gaule Cisalpine, ainsi que ses auxiliaires, de manière à couvrir de soldats toute l’éminence. Le proconsul voulait faire sentir à son armée la nécessité de vaincre ; il renvoya son cheval, en disant qu’il n’en aurait besoin qu’après la victoire, et quand on poursuivrait l’ennemi. Les officiers le comprirent et imitèrent son exemple.

Formés en phalange, les Helvètes repoussent la cavalerie, et viennent se présenter dans l’ordre le plus serré. Mais si la bravoure paraissait égale de part et d’autre, les armes ne l’étaient pas. Le pilum du légionnaire tombant de haut en bas perçait à la fois plusieurs boucliers et les clouait ensemble ; de sorte que les Gaulois ne pouvant plus agir librement avec le bras gauche préféraient jeter bas leurs armes défensives et combattre à corps découvert. Les premiers rangs furent bientôt dégarnis, et la horde helvétienne se retira vers une montagne à un quart de lieue du champ de bataille.

César la suit avec son armée. Il montait la hauteur en même temps que les Helvètes, lorsqu’un corps de quinze mille hommes, qui observait le peu de précautions des Romains pendant cette marche, vint les prendre en flanc et en queue. Les vainqueurs se trouvent alors enveloppés[4].

Cette manœuvre pouvait être décisive ; car les Helvètes qui avaient gagné la hauteur reviennent aussitôt, et attaquent leur ennemi avec tout l’avantage du lieu et du nombre. La bonne contenance des légionnaires, et surtout leur discipline les tira de ce danger.

Les Helvètes, rompus une seconde fois, se retirèrent, les uns sur la montagne où ils s’étaient d’abord repliés, les autres auprès de leurs chariots et de leurs bagages. La nuit s’avançait alors, bientôt ils profitent de l’obscurité pour se mettre en marche, et, sans prendre de repos, arrivent le quatrième jour sur le territoire de Langres, chez un peuple que l’on nommait alors les Lingons. César dit n’avoir pu suivre son ennemi pendant trois jours, voulant soigner ses blessés et donner aux morts la sépulture.

Quelques jours après, les Helvètes, regardant leur situation comme désespérée, députent à César, livrent leurs armes, et donnent des otages. Ils remettent même de malheureux esclaves qui s’étaient flattés de redevenir libres en se joignant à eux. Six mille Helvètes, au milieu du désordre qui accompagne de tels événements, crurent se dérober au vainqueur par la fuite, et gagnèrent les bords du Rhin. César les fait ramener par les habitans mêmes du pays où ils avaient cherché un asile.

Il força cette multitude à retourner dans le pays qu’elle avait abandonné, à rebâtir ses villages. Il ne voulait pas, disait-il, que cette contrée restât déserte, de crainte que les Germains n’y fussent attirés par la bonté du sol ; ce qui les eût rendus trop voisins de la Province romaine.

Ainsi l’on pensait alors que la Germanie était un plus mauvais pays que l’Helvétie ; et l’on regardait les Germains comme plus formidables que les Helvètes.

La Gaule se trouvait si peu surchargée d’habitant que les Ædues prièrent César de leur donner les Boïes venus avec les Helvètes, et dont la bravoure était estimée. César leur en fit présent. Les Ædues les établirent sur la frontière, leur donnèrent des terres à défricher. On attribue à ces Boïes la fondation de la Gergovie (Moulins).

César avait pris le camp des Helvètes. Il ne nous dit rien de sa construction. Il devait être fermé par des chariots, ainsi que le sont encore aujourd’hui les camps des Tartares, et même quelques-unes de leurs villes. On y trouva une liste des peuples qui abandonnaient leurs habitations. Cette liste, écrite en caractères grecs, prouve que ces hordes n’en connaissaient point pour leur propre langue.

Le nombre des hommes en âge de combattre, celui des femmes, des vieillards, des enfans, y était inscrit séparément. On y comptait deux cent soixante-trois mille personnes sorties de l’Helvétie ; trente-six mille Tulinges, venant des lieux où le Danube prend sa source ; quatorze mille Latobriges ; vingt-trois mille Raurakes, qui avaient quitté les bords du Rhin ; trente-deux mille Boïes ; en tout trois cent soixante-huit mille individus.

César dit que dans cette multitude il n’y avait que quatre-vingt-douze mille combattans. Ce nombre, qui est le quart de trois cent soixante-huit mille, nous paraît très remarquable, en ce qu’il confirme ce que l’on trouve encore de nos jours. Les hommes en âge de porter les armes font partout à peu près le quart de la population d’un pays. Il y avait donc la même proportion du temps de César.

Ainsi, nous ne nous sommes point trompés, en évaluant sur ce rapport la population de tous les peuples de l’Italie et de la Gaule, quand nous avons supputé le nombre des troupes qu’ils pouvaient mettre sur pied pour les dangers éminens où tout homme prend les armes.

César dit bien que les Helvètes se trouvaient trop nombreux et respiraient trop la guerre pour demeurer dans un petit pays de soixante lieues de long sur quarante-cinq de large ; mais il ne dit pas que cette contrée fût trop peuplée, ou contînt plus d’habitans qu’elle n’en pouvait nourrir, comme le prétendent tant de commentateurs de ses Commentaires.

Les Helvètes n’avaient même appelé les peuples de la Bavière et de l’Alsace que pour avoir plus de combattans. Au reste, de tant d’aventuriers helvétiens et germains, on n’en comptait plus que cent dix mille quand ils se rendirent à César ; c’est-à-dire qu’ils avaient perdu deux cent cinquante-huit mille des leurs.

On peut juger par là combien ces émigrations étaient funestes à ceux qui les entreprenaient ; et, si l’on y joint les ravages que ces hordes exerçaient sur leur route, on verra que l’humanité n’a jamais tant souffert qu’à l’époque où les peuples étaient errans. Toutes les grandes émigrations ne se font qu’au travers des pays déserts ou mal peuplés ; elles cessent quand les nations, devenues plus nombreuses, peuvent y opposer de la résistance.

Observez que ce sont encore les Romains qui chassent de la Gaule Celtique les Helvètes, comme ils avaient purgé la Gaule Narbonnaise des Cimbres et des Teutons. Les Sequanes et les Ædues ne forment point une armée pour repousser les dévastateurs de leur pays. S’ils fournissent quelques troupes, ce sont des soldats qui servent sous les Romains. Leurs chefs ne sont point les égaux de César ; ils lui obéissent. Ce qui suit cet événement paraît plus étrange.

Les principaux de la Gaule Celtique vinrent féliciter César, et lui demandèrent la permission de faire une assemblée générale de toute la Gaule ; César y consentit. Il semblait que déjà la Gaule lui fût asservie.

César ne nomme pas les peuples qui se trouvèrent à cette assemblée, ni le lieu où elle se tint ; il ne précise pas non plus quelle forme elle eut. Nous savons seulement par lui que tous ceux qui se réunirent s’engagèrent au secret ; et cela seul suffit pour faire supposer qu’ils n’étaient pas nombreux.

Les expressions de César sont remarquables : consilium totius Galliæ ; et plus bas, eo concilio dimisso. Tandis qu’en parlant des assemblées qu’il tenait lui-même tous les hivers, il dit toujours ad conventus agendos.

Les traducteurs n’auraient jamais dû confondre ces mots. Consilium n’était nullement les États généraux, et encore moins les Comices. Comment pourrait-on supposer que des hommes confondus pour ainsi dire avec des esclaves, selon la remarque de César, pussent former une telle réunion politique ?

Cette assemblée finie, les principaux de la Gaule revinrent trouver César. Ils se jetèrent à ses pieds en pleurant, et le conjurèrent de ne point révéler ce qu’ils allaient lui apprendre, l’assurant qu’ils périraient s’ils étaient soupçonnés d’avoir recherché son appui. César s’engagea par serment à ne point les compromettre, et voici ce qu’ils lui dirent :

La Gaule Celtique se trouvait divisée en deux factions. L’une se rangeait au tour des Ædues ; l’autre reconnaissait pour chefs les Arvernes. Ces deux peuples, dont le premier habitait entre la Saône et la Loire, et le second entre la Loire et la Province Romaine, s’étaient long-temps disputé l’autorité.

Les Arvernes (Auvergnats) avaient fait alliance avec les Sequanes, qui s’étendaient de la Saône au Rhin ; et ils appelèrent les Germains habitant par delà ce fleuve.

Plus de cent mille arrivèrent dans la Sequanie. Les Ædues et leurs clients furent vaincus dans deux batailles ; la cavalerie, la noblesse, le sénat (car César s’exprime ainsi), donnèrent des otages aux Sequanes, et jurèrent de ne jamais les redemander.

Divitiac, qui portait la parole, assura César qu’il était le seul opposant, et que son refus de livrer ses enfans en otage et de prêter le serment exigé l’avait fait bannir de son pays.

Les Sequanes, ajouta-t-il, ont bientôt été punis de cette conduite. Arioviste, roi des Germains, s’est fixé dans leur pays, en a pris le tiers pour son monde, et prétend encore dépouiller les habitans du second tiers, afin de le donner à vingt-quatre mille Harudes qui doivent arriver incessamment dans la Sequanie. C’est le meilleur climat de toute la Gaule (on le croyait alors). Il est à craindre, dit encore Divitiac, que les Germains n’abandonnent leur pays pour le nôtre, qui vaut infiniment mieux.

Divitiac avait déjà paru dans Rome pour demander du secours contre les Germains ; il harangua le sénat, appuyé sur son bouclier. Cicéron, qui le connut particulièrement, dit que cet homme passait pour le plus savant des Druides.

J’ignore s’il se trompe ; mais en admettant que Divitiac fût Druide, comment César, qui combattit tant de fois à ses côtés et lui confia souvent des troupes, dit-il en propres termes que les Druides n’allaient point à la guerre ?

Arioviste était un barbare ; ses cruautés réduisirent les Sequanes et les Ædues au dernier désespoir. Divitiac assura César que si les Romains ne les délivraient pas ils quitteraient tous leur terre natale, à l’exemple des Helvètes, et s’exposeraient aux plus grands périls pour aller chercher quelque demeure éloignée.

Les députés des Ædues confirmèrent ce que Divitiac avait dit, et implorèrent la protection de Rome. Les Sequanes baissaient les yeux, ne disaient rien, ne répondant pas même aux questions de César. Divitiac lui apprit que ce peuple était frappé d’une telle stupeur qu’il n’osait se plaindre, même en l’absence d’Arioviste.

On ne conçoit pas trop comment le proconsul ignorait un pareil asservissement ; comment des peuples si avilis fournirent des vivres et des troupes ; comment enfin ce redoutable Arioviste laissa les Helvètes et les Romains parcourir ses nouveaux états, et s’y livrer des batailles. César fait naître ces questions et n’en résout aucune.

Il rassura les députés, et leur promit son assistance. Cette intervention entrait dans ses vues politiques, et il servait en même temps les intérêts de Rome ; car elle ne devait pas souffrir que les Germains envahissent la Celtique, si voisine de la Province romaine.

César fit demander une entrevue au roi des Germains. Arioviste répondit que si le proconsul avait à lui parler, il le trouverait sous sa tente. César alors lui fit notifier la défense d’introduire de nouveaux Germains dans la Gaule, et un ordre de rendre les otages des Ædues, qu’il devait respecter à l’avenir.

Arioviste repartît que, vainqueur, il traitait les vaincus à sa fantaisie ; que, ne se mêlant point des conquêtes de Rome, cette république ne devait pas s’occuper des siennes ; que César prît garde d’attaquer des peuples invincibles, endurcis aux travaux, et qui depuis quatorze années n’avaient point habité sous un toit.

Pendant cette courte correspondance, les Harudes arrivent et pillent les Ædues ; les Suèves s’approchent des bords du Rhin, et menacent de passer le fleuve. César fit de suite ses dispositions et se mit en marche. Il s’empara d’abord de Vesontio (Besançon), la plus grande ville de la Sequanie, et sept jours après il se trouva en présence du roi des Germains.

Instruit de l’approche de César, Arioviste envoya des députés pour faire dire au proconsul que rien ne s’opposait plus à l’entrevue demandée. La conférence fut fixée au cinquième jour. Arioviste ayant exigé que des cavaliers seuls accompagnassent les deux chefs, César, qui n’avait que de l’infanterie légionnaire, et n’osait se confier aux cavaliers gaulois, imagina de prendre leurs chevaux, et les fit monter par des fantassins de la dixième légion.

Dans une vaste plaine s’élevait un monticule également éloigné des deux armées ; ce fut le lieu choisi pour l’entrevue. César fit placer à deux cents pas la légion qu’il avait amenée ; les cavaliers d’Arioviste s’arrêtèrent à la même distance, dix hommes de part et d’autre accompagnèrent les deux chefs.

Tandis que chacun exposait ses griefs, César apprend que la cavalerie d’Arioviste s’approche du monticule, et lance des pierres aux Romains. Le proconsul, qui pouvait combattre avec avantage, préféra se retirer ; car il ne voulait pas donner un prétexte pour suspecter sa bonne foi.

La conférence se trouvant rompue, Arioviste changea de position, et vint s’établir au pied d’une montagne à deux lieues du camp de César. Le lendemain il le dépassa, et se porta environ à trois quarts de lieue au-delà.

Ce mouvement était beau, hardi ; il mettait les Germains à même de couper les convois que les Romains recevaient de Bibracte et de la Sequanie. César, qui avait laissé Arioviste s’établir sans obstacle, fait sortir ses légions pendant cinq jours consécutifs, et offre le combat qu’Arioviste refuse, se contentant d’escarmoucher avec sa cavalerie.

Les Germains étaient particulièrement exercés à ce genre de combat. Ils avaient six mille hommes de cavalerie, auxquels on attachait un pareil nombre de fantassins d’un courage éprouvé. Soutenus par les cavaliers, ils les protégeaient à leur tour, et couvraient ceux qu’une blessure dangereuse renversait de cheval. Telle était l’agilité de ces hommes d’élite que s’il fallait avancer ou se retirer rapidement, ils s’accrochaient aux crins des chevaux et les égalaient à la course.

César voyant qu’Arioviste, toujours enfermé dans son camp, pouvait longtemps intercepter les vivres de l’armée romaine, résolut de prendre un poste avantageux à six cents pas (géométriques) au-delà des Germains.

Il y marcha sur trois colonnes. La première et la seconde se mirent en bataille ; la troisième travaillait aux retranchement. Arioviste s’avança vers César avec toute sa cavalerie et seize mille hommes d’infanterie légère, dans le dessein d’intimider l’armée romaine, et d’interrompre ses travaux. César se contenta de lui opposer les deux premières lignes ; la troisième continua les retranchemens. Lorsqu’ils furent achevés, le proconsul y plaça deux légions avec une partie des auxiliaires ; les autres, au nombre de quatre, retournèrent au camp.

Le lendemain César fit sortir ses légions et les mit en bataille à quelque distance du premier camp. L’ennemi resta dans l’inaction, et le général romain retira ses troupes vers le milieu du jour. Alors seulement Arioviste envoya une partie des siens attaquer le petit camp, et le combat se soutint jusqu’au coucher du soleil.

Surpris de ce qu’un conquérant si fier refusât constamment la bataille, César interrogea quelques prisonniers, et apprit que les Germains ne devaient combattre qu’après la nouvelle lune. Des femmes, qui passaient chez ce peuple pour voir dans l’avenir, avaient décidé qu’Arioviste serait vaincu sans cette précaution.

César sut habilement profiter de la superstition de ces Barbares. Le lendemain, ayant laissé une garde suffisante dans les deux camps, il mit ses auxiliaires en bataille, à la vue de l’ennemi, devant le petit camp, pour faire parade de toutes ses troupes ; car ses légions, dit-il, étaient peu nombreuses en comparaison des forces de son adversaire. César forma ensuite trois lignes, et marcha aux ennemis[5].

Lorsque les Germains se virent forcés de recevoir la bataille, ils sortirent de leur camp, et se placèrent par nations. Harudes, Marcomans, Tribokes, Vangions, Nemètes, Seduses, Suèves, tous étaient rangés avec des intervalles égaux. Une enceinte de chariots et d’équipages leur fermaient la retraite. Du haut de ces chariots les femmes animaient les soldats à mesure qu’ils défilaient devant elles, les suppliant de les soustraire à l’esclavage des Romains.

César partagea le commandement des légions entre ses lieutenants et son questeur, et engagea le combat par son aile droite, ayant jugé que les Germains étaient plus faibles de ce côté.

Au premier signal les deux armées s’abordent avec tant d’impétuosité que les Romains ne peuvent lancer le pilum. On combattit avec l’épée. Les Germains se serrent promptement en phalange, suivant leur coutume, et se font un rempart de leurs boucliers. On vit plusieurs soldats romains mépriser cet obstacle, écarter les boucliers avec la main, et blesser les premiers rangs ennemis.

Déjà la gauche d’Arioviste était repoussée ; mais sa droite plus forte accablait les Romains. Le jeune P. Crassus, qui périt si malheureusement dans la guerre contre les Parthes, commandait la cavalerie de César, et vit ce désavantage. Plus libre d’agir que les autres chefs, engagés dans la mêlée, il vole avec la troisième ligne au secours de l’aile gauche, et rétablit l’égalité du combat.

La manœuvre de César devait alors décider la bataille. L’aile gauche des Germains étant pliée, le désordre se mit bientôt sur toute la ligne, et la déroute devint générale. Les fuyards ne s’arrêtèrent que sur les bords du Rhin, éloigné du champ de bataille de cinquante milles (environ seize lieues). Quelques-uns se hasardèrent de passer le fleuve à la nage ; d’autres eurent le bonheur de trouver des barques, et de ce nombre fut Arioviste. Tout le reste périt, taillé en pièces par la cavalerie des Romains.

Ainsi César dans sa première campagne préserva la Gaule de deux incursions, et la délivra d’Arioviste qui en opprimait une partie depuis quatorze années, sans que les Gaulois eussent la force de s’en défaire. Il fut donc le libérateur de ce pays avant d’en être le conquérant.

Il mit ses légions en quartier d’hiver dans cette même Sequanie qu’il venait d’affranchir, et partit pour aller dans la Cisalpine tenir une de ces assemblées que les proconsuls et les préteurs convoquaient tous les ans, afin de régler les principales affaires de la province confiée à leur administration.

La conduite militaire de César n’est pas exempte de blâme. Dans la première guerre, la cavalerie, qu’il n’avait pas fait soutenir, fut repoussée par un simple détachement de cavalerie helvétienne ; et dans la grande bataille qui décida la querelle, il se laisse envelopper aveuglément par une réserve de quatorze mille hommes. Il lui fallut toutes les ressources de son génie, toute la discipline et l’instruction de ses troupes pour se tirer de ce mauvais pas.

On pourrait supposer aussi qu’en présence d’Arioviste César avait trop isolé son aile gauche ou affaibli son ordre de bataille en lui donnant plus d’étendue qu’il ne devait le-faire. Il est certain que l’inspiration de P. Crassus contribua beaucoup au résultat de cette action.

Mais comment César si actif, si avide d’en venir aux mains avec Arioviste, consent-il à le laisser passer tranquillement en vue de son camp, pour aller s’emparer d’un poste qui coupe les vivres de l’armée romaine ? César dit bien qu’il fit sortir cinq fois ses légions ; mais alors Arioviste avait pris sa position, et il n’eut pas l’imprudence de hasarder une bataille, quand il pouvait vaincre les Romains sans combattre.

Cependant quelle occasion plus favorable pour attaquer son ennemi que de le surprendre pendant sa marche, alors que ses forces sont éparpillées sur une grande étendue de terrain, et que les bagages embarrassent ses manœuvres ? On ne comprend rien à l’inaction de César. À moins d’admettre qu’il suivit ici l’exemple de Marius, et ne voulut rien risquer avant d’avoir fait connaître à ses troupes par de petits combats que les Germains n’étaient pas invincibles. Cette supposition vaut bien la peine qu’on la mentionne, car elle est de Rohan, grand homme de guerre, dont le coup d’œil paraît bien rarement en défaut.

Voici, sur cette première campagne, le jugement d’un autre capitaine non moins illustre que César. C’est un document curieux dont nos lecteurs apprécieront toute l’importance. Nous rapportons textuellement les paroles de Napoléon, telles que M. Marchand les écrivit sous la dictée de ce grand homme à l’île Sainte-Hélène.

« César mit huit jours pour se rendre de Rome à Genève ; il pourrait aujourd’hui faire ce trajet en quatre jours.

« Les retranchemens ordinaires des Romains étaient composés d’un fossé de douze pieds de large sur neuf pieds de profondeur, en cul de lampe ; avec les déblais ils faisaient un coffre de quatre pieds de hauteur, douze pieds de largeur, sur lequel ils élevaient un parapet de quatre pieds de haut, en y plantant leurs palissades et les fichant de deux pieds en terre, ce qui donnait à la crête du parapet dix-sept pieds de commandement sur le fond du fossé. La toise courante de ce retranchement cubant 324 pieds (une toise et demie), était faite par un homme en trente-deux heures ou trois jours de travail, et par douze hommes en deux ou trois heures. La légion qui était en service a pu faire ces six lieues de retranchement, qui cubaient 21 000 toises, en cent vingt heures ou dix à quinze jours de travail.

« C’est au mois d’avril que les Helvétiens essayèrent de passer le Rhône. (Le calendrier romain était alors dans un grand désordre ; il avançait de quatre-vingts jours : ainsi le 13 avril répondait au 23 janvier.) Depuis ce moment les légions d’Illyrie eurent le temps d’arriver à Lyon et sur la Haute-Saône : cela a exigé cinquante jours. C’est vingt jours après son passage de la Saône que César a vaincu les Helvétiens en bataille rangée : cette bataille a donc eu lieu du 1er au 15 mai, qui correspondait à la mi-août du calendrier romain.

« Il fallait que les Helvétiens fussent intrépides pour avoir soutenu l’attaque aussi long-temps contre une armée de ligne romaine aussi nombreuse que la leur. Il est dit qu’ils ont mis vingt jours à passer la Saône, ce qui donnerait une étrange idée de leur mauvaise organisation ; mais cela est peu croyable.

« De ce que les Helvétiens étaient cent trente mille à leur retour en Suisse, il ne faudrait pas en conclure qu’ils aient perdu deux cent trente mille hommes, parce que beaucoup se réfugièrent dans les villes gauloises et s’y établirent, et qu’un grand nombre d’autres rentrèrent depuis dans leur patrie. Le nombre de leurs combattans était de quatre-vingt-dix mille : ils étaient donc, par rapport à la population, comme un à quatre, ce qui paraît très fort[6]. Une trentaine de mille du canton de Zurich avaient été tués ou pris au passage de la Saône. Ils avaient donc soixante mille combattans au plus à la bataille. César, qui avait six légions et beaucoup d’auxiliaires, avait donc une armée plus nombreuse.

« L’armée d’Arioviste n’était pas plus nombreuse que celle de César ; le nombre des Allemands établis dans la Franche-Comté était de cent vingt mille hommes ; mais quelle différence ne devait-il pas exister entre des armées formées de milices, c’est-à-dire de tous les hommes d’une nation capables de porter les armes, avec une armée romaine composée de troupes de ligne, d’hommes la plupart non mariés et soldats de profession. Les Helvétiens, les Suèves étaient braves sans doute : mais que peut la bravoure contre une armée disciplinée et constituée comme l’armée romaine ? Il n’y a donc rien d’extraordinaire dans les succès qu’à obtenus César dans cette campagne, ce qui ne diminue pas cependant la gloire qu’il mérite.

« La bataille contre Arioviste a été donnée dans le mois de septembre, et du côté de Belfort. »

2.

Lorsque César fut déclaré par un décret du peuple gouverneur de la Gaule Cisalpine, il obtint le commandement de trois légions qui s’y trouvaient alors. Le sénat en ajouta une autre de la Gaule Narbonnaise, dont l’administration lui fut en même temps conférée. Ces troupes jouissaient d’une grande réputation.

César et Hirtius nomment les trois légions Cisalpines, la septième, la huitième et la neuvième. Celle que la république entretenait dans la Gaule Narbonnaise s’appelait la dixième légion.

Bien qu’elles fussent toutes composées de Gaulois qui avaient le droit du Latium, on ne les regardait pas moins à Rome comme des troupes Barbares. À la vérité l’insolence et la férocité de ces vieilles bandes étaient extrêmes. Toutes les séditions dont parlent les écrivains des guerres civiles furent excitées par elles ; de sorte que César eut besoin d’une grande fermeté pour les contenir.

Nous avons vu comment le proconsul saisit avidement l’occasion que les Helvètes lui fournirent de faire la guerre. Cependant, comme il ne croyait pas son armée assez nombreuse pour exécuter les projets qu’il méditait, il ordonna de grandes levées dans la Province Romaine, et lui-même retourna en Italie pour y former deux nouvelles légions.

On les leva avec tant de promptitude que dans le même printemps César put leur faire passer les Alpes. Le proconsul rassembla aussi un corps de quatre mille chevaux que la Province et quelques peuples alliés lui fournirent ; et ce fut avec ces six légions et cette cavalerie qu’il battit les Helvètes, et gagna la grande bataille contre Arioviste.

Ces deux nouvelles légions reçurent le nom de onzième et celui de douzième, bien que dans ce temps même la république en entretînt au moins vingt-une, parmi lesquelles il devait y avoir deux numéros semblables ; mais on peut croire que les différens corps de l’Asie n’avaient aucun rapport avec ceux qui servaient en Europe.

Dans cette seconde année de son gouvernement César, voulant répondre aux grands préparatifs que les Belges faisaient pour la guerre, mit son armée sur le pied de huit légions. Les deux nouvelles qu’il leva pour cet effet dans la Gaule Cisalpine, joignirent encore l’armée le même été, et furent présentes à la sanglante bataille qu’il livra aux Nerves pendant cette campagne. Le proconsul ne s’y fiait pas encore assez, et les employa aux bagages. Elles reçurent le nom de treizième et de quatorzième légion.

Il est question du danger que la treizième légion courut lorsqu’une grande armée de Gaulois se préparait à investir César dans ses quartiers d’hiver. Il nous dit aussi qu’elle fut envoyée dans la Lombardie pour remplacer celle qu’il remit à Pompée. La quatorzième, se trouvant dans le pays de Liége, sous les ordres de Cotta et de Titurius, fut entièrement taillée en pièces par les troupes d’Ambiorix. Une pareille perte, et celle de cinq cohortes surnuméraires, réduisirent l’armée de César à sept légions.

Cet événement, nous le verrons plus bas, arrivait précisément au milieu de la guerre, à l’époque où les grands succès acquis par le proconsul dans cinq campagnes, loin d’abattre les Gaulois, semblaient au contraire animer leur courage, et les exciter à de nouveaux efforts. César eut recours à Pompée qui venait d’obtenir le gouvernement de l’Espagne, avec le pouvoir de lever autant de troupes qu’il le jugerait à propos.

L’Espagne était tranquille. Pompée, étroitement lié avec César, lui abandonna toutes les recrues de la Gaule Cisalpine ; de sorte que le proconsul, en y joignant ce qu’il fit rassembler par ses lieutenans, se vit en état de former trois nouvelles légions.

La première remplaça celle que les Éburons avaient taillée en pièces, et reprit le nom de quatorzième, comme César le dit lui-même. Hirtius nous apprend que l’autre fut nommée la quinzième ; mais on ignore si celle que l’on forma des recrues de Pompée porta le numéro seizième, pendant qu’elle servait sous les ordres de César. Elle appartenait toujours à Pompée, et devint la "première des légions réunies par ce général pour la guerre civile.

Le sénat, prolongeant l’autorité de César pendant cinq autres années, et lui permettant de porter son armée jusqu’à dix légions, lui en assura l’entretien aux frais de la république. On lui donna aussi dix lieutenans.

C’étaient des personnages distingués que l’on associait aux grands magistrats pour les aider, et présider en leur absence au maniement des affaires. Désignés par le sénat, souvent les chefs les choisissaient eux-mêmes. Ceux de César, formés sous ses yeux, jouèrent plus tard des rôles importans dans les divers partis qu’ils embrassèrent.

Quelque bien soutenu que fût César du côté du sénat, il ne jugeait pas ses forces assez considérables, et l’on voit qu’étant quelquefois dans la nécessité de les partager pour faire face aux ennemis qui l’attaquaient en différens endroits, il entretenait à ses frais bon nombre de cohortes, indépendamment des dix légions. Mais tant qu’il respecta les lois, ces troupes furent regardées comme surnuméraires, et ne jouirent d’aucune prérogative.

Si l’on déterminait dans les décrets du peuple et du sénat le nombre des légions commandées par les gouverneurs des provinces, on n’y fit jamais mention de la cavalerie. Nous avons dit qu’alors elle n’était plus attachée à chaque légion comme du temps de l’ancienne république ; et, s’il se trouvait encore des chevaliers romains dans les armées, on leur donnait des charges plus honorables que celles de simples cavaliers.

Pour se procurer la cavalerie nécessaire, on laissa aux gouverneurs le soin d’en lever dans la province confiée à leur administration, et lorsqu’elle ne pouvait pas en fournir suffisamment, on avait recours aux alliés qui, par cet envoi, s’acquittaient de certaines obligations contractées. La dépense qu’exigeait cet entretien était en partie à la charge de la province ; si cette dépense excédait ses facultés, on la portait sur les registres du questeur qui en faisait les frais aux dépens du trésor public.

César avait à peine mis le pied dans son gouvernement, qu’il fit de grands efforts pour rassembler une nombreuse cavalerie. Les quatre mile chevaux qu’il se procura vers le commencement de la guerre formaient un corps très formidable, eu égard à son infanterie qui n’était alors que de six légions. Nous avons vu qu’il ne se fiait pas d’abord à cette nouvelle milice ; mais il eut assez d’occasions dans la suite de mettre à l’épreuve l’attachement et la fidélité de ces escadrons gaulois. César comptait encore dans son armée des cavaliers Germains, un corps de cavalerie espagnole, et même des Numides.

On est étonné de l’industrie avec laquelle ce général pourvoyait à tous les besoins de la guerre. C’est ainsi qu’il tenait toujours prêt dans le dépôt un grand nombre de recrues pour alimenter son armée ; et non content des chevaux que la province Romaine et les alliés étaient obligés de lui fournir pour ses remontes, il en achetait en Espagne et en Italie, de ses propres deniers.

Malgré toutes ces précautions ses légions étaient souvent incomplètes. Dans la guerre des Gaules, il combat une fois à la tête de deux de ces corps qui formaient à peine sept mille hommes. À la bataille de Pharsale presque toutes ses légions se trouvaient réduites de moitié.

On ne saurait douter que l’extrême célérité de César dans ses marches et pendant ses opérations n’ait entraîné plusieurs inconvéniens, et coûté la perte de beaucoup de monde. Quelquefois il partait pour une expédition avant d’avoir pu terminer ses préparatifs. Mais on voit que ce grand homme aimait mieux combattre avec moins de troupes que de perdre du temps ; il avançait toujours hardiment à la tête de son armée, étonnait l’ennemi, et le laissait incertain sur la grandeur réelle de ses forces. Le début de la guerre civile par le passage du Rubicon, et la manière dont il ouvrit ses campagnes d’Épire et d’Afrique, en fournissent des exemples frappants.

César employa un nombre considérable de troupes légères. Elles se composèrent de Crétois qui passaient pour très-bons archers ; d’insulaires des Baléares, renommés pour leur grande dextérité dans le maniement de la fronde ; ses conquêtes dans les Gaules lui fournirent encore les moyens de choisir parmi les habitants du pays.

L’armée la plus complète fut, selon Appien, celle que César avait rassemblée pour l’expédition qu’il projetait contre les Parthes. Il y eut, dit-il, seize légions, un bon corps d’archers et d’autre infanterie légère, une cavalerie suffisante, en un mot tout l’appareil de la guerre s’y trouva dans sa plus grande perfection. Le génie de César lui aurait sans doute inspiré des méthodes et des manœuvres fort au-dessus de celles des généraux qui l’avaient précédé, et dignes de servir de modèles. Il mourut avant de réaliser son projet. Examinons cependant sa conduite militaire dans les Gaules.

Les Belges qui habitaient au septentrion, par delà les rives de la Seine et de la Marne, n’avaient souffert ni de l’excursion des Cimbres, ni de celle des Helvètes. Moins affaiblis que les autres Gaulois, ils sont dépeints par César comme plus farouches.

Les premiers, ils s’indignèrent en voyant les légions romaines hiverner au milieu des Gaules ; et cependant ils avaient souffert que les Germains y résidassent quatorze années ; mais ils pensèrent sans doute pouvoir en chasser plus facilement les Romains.

César en fut averti : aussitôt il quitte l’Italie, et déjà il se montre dans la Séquanie à la tête de ses légions, qu’on le croit encore sur les bords de l’Éridan ou du golfe Adriatique (an 697 de Rome ; 57 av. notre ère). Il passe la Marne avec la même célérité, et paraît au milieu des Belges effrayés de sa diligence. Les Rèmes qu’il sait adroitement gagner lui donnent des otages, et promettent de servir les Romains.

Ils apprirent à César que la plupart des Belges venaient des climats situés au delà du Rhin ; qu’ils avaient chassé jadis de la Gaule les habitans dont ils occupaient le territoire, et que leur bravoure était si rénommée, que les Cimbres, qui ravagèrent tant de contrées, n’osèrent pas les attaquer.

Les Rèmes communiquèrent au proconsul une liste de quinze peuples de la Belgique qui tous ensemble devaient former une armée de trois cent huit mille hommes pour lui faire la guerre.

César ne nous dit point si l’on réunit les troupes promises, si cette liste était conforme à la vérité ; mais en la supposant exacte, en admettant que les Gaulois n’aient pas voulu donner aux Romains une trop grande idée de leurs forces, ce nombre de trois cent huit mille guerriers représente certainement celui de presque tous les hommes en âge de porter les armes. Ainsi la population de ces contrées pouvait être alors d’un million deux ou trois cent mille habitants.

César, bien renseigné par les Rèmes, envoya Divitiac avec la cavalerie des Ædues passer la Seine vers le lieu où se trouve aujourd’hui Paris. Il tentait une diversion sur les terres des Bellovakes, tandis qu’il allait en personne au-devant de la grande armée belge, commandée par Galba, roi des Suéssions.

Ce Galba régnait sur douze villes ; son équité, sa prudence le firent nommer chef de la confédération. Son père avait été bien plus puissant que lui, s’il faut en croire César, qui dans sa brièveté avance souvent des faits inconcevables, dont il ne fournit aucune preuve.

Quoi qu’il en soit le proconsul se porte du côté de l’Aisne, traverse cette rivière et s’établit au-delà sur une colline. Il laisse six cohortes en deçà près d’un pont qui était derrière lui, le fait fortifier, et entoure ensuite son camp de retranchemens qui vont aboutir à la rivière[7].

Le proconsul couvrait ainsi le pays des Rèmes, d’où il tirait ses convois, et il se mettait à portée de recevoir la cavalerie des Ædues, en cas qu’elle fut obligée de se retirer du territoire des Bellovakes.

Sur ces entrefaites les Belges attaquèrent Bibrax, place forte, située à environ huit mille au nord du camp romain, et après avoir essayé vainement de la surprendre, se disposèrent à recommencer l’assaut le lendemain. Mais César, soupçonnant avec raison que leurs lignes étaient mal gardées, jeta, pendant la nuit, un renfort d’archers et de frondeurs, et l’ennemi, effrayé de la multitude d’hommes qui se présentèrent sur les murailles, abandonna son entreprise.

Les Belges néanmoins s’avançaient toujours, dévastant le pays sur leur route, et arrivèrent à deux milles du camp de César. Le front de leur armée, ainsi qu’on le jugea par les feux, occupait un espace d’environ huit milles.

Le proconsul qui connaissait bien leur nombre et leur valeur crut devoir se conduire avec précaution. Il les observa pendant quelques jours du haut de son poste, et voulut essayer leurs talens militaires, avant de se risquer à une grande action. Diverses épreuves lui ayant été favorables, il choisit pour champ de bataille un terrain en pente qui se trouvait devant son camp.

Comme le front de l’armée ennemie devait s’étendre plus que le sien, il jeta des retranchemens de quatre cents pas (géométriques) à droite et à gauche, et les termina par des forts où étaient placées des machines de guerre. Les Belges se formèrent de leur côté. Mais l’espace qui séparait les deux armées étant marécageux, ni l’un ni l’autre des deux partis n’osa le passer dans la crainte de se voir attaqué sur ce point difficile. Après quelques escarmouches de la cavalerie et des troupes légères, les Romains rentrèrent dans leur camp.

Les Belges, contrariés de cette retraite, tournent leurs pas vers les gués de l’Aisne, afin de traverser la rivière et de se rendre maîtres du pont qui se trouvait sur les derrières de César. Le proconsul, instruit de leur mouvement par l’officier qui commandait le poste, franchit le pont aussitôt avec sa cavalerie, les archers et les frondeurs ; et court s’opposer au passage de la rivière. Tout ce qui était sur l’autre bord fut enveloppé et taillé en pièces ; le reste, assailli dans le lit même du fleuve, se vit contraint à la retraite, et regagna le camp, mais avec une perte considérable.

Les Belges avaient formé ces diverses entreprises sans combiner les moyens qui peuvent seuls assurer des succès. Ils montrèrent bientôt qu’ils n’étaient pas en état de tenir long-temps la campagne. Déjà la disette commençait à se faire sentir parmi eux, lorsque la nouvelle d’une diversion commencée sur les frontières des Bellovalkes acheva de les jeter dans le plus profond découragement.

Ils résolurent de séparer leurs forces, de voler chacun à la défense de leurs foyers, et de se prêter un mutuel secours. Mieux vaut, dirent-ils, attendre l’ennemi sur son propre territoire, où du moins les vivres et les hommes ne manqueront pas. — Nos ancêtres, on doit en convenir, avaient d’étranges idées sur l’art de la guerre.

Après cette résolution, les Belges partent pendant la nuit, mais avec tant de bruit et de désordre, que César leur suppose le projet de les attirer dans une embuscade. Il se renferme derrière ses lignes jusqu’au point du jour.

Quand on reconnut qu’ils s’éloignaient réellement, César les fit poursuivre par sa cavalerie, soutenue de trois légions, et il resta dans son camp avec les cinq autres, tenant ces troupes prêtes à secourir les corps détachés. Les Belges de l’arrière-garde firent souvent volte-face et résistèrent d’une manière intrépide ; mais les autres, se sentant hors de danger, rompirent leurs rangs et cherchèrent leur salut dans la fuite. On ne vit plus alors qu’un massacre, et il fut prodigieux.

Le lendemain, avant que l’ennemi revînt de sa terreur et songeât à se rallier, César voulut pénétrer dans l’intérieur du pays. Il se présente devant Noviodunum que l’on a pris pour Soissons, Noyon, ou pour Noyan. Cette ville voulut d’abord résister ; mais à l’approche des machines de guerre, des tours et des terrasses roulantes qui égalaient les murs en hauteur, l’effroi saisit les habitans. Ils livrèrent leurs armes, donnèrent en otage les principales personnes de la ville, même deux fils de leur roi Galba, qui vraisemblablement était en fuite, et dont on ne parle plus.

Les Bellovakes, qui prétendaient avoir envoyé soixante mille hommes contre les Romains, et se vantaient d’en pouvoir lever cent mille, firent moins de résistance que les Suessions. Dès que l’armée romaine approcha de Bratuspantium (Beauvais selon les uns, Breteuil suivant d’autres, ou bien peut-être quelques ruines sans nom, voisines de cette dernière ville), les vieillards sortirent au-devant de César et implorèrent sa clémence. Il se fit livrer les armes et six cents otages ; car tous les habitans du pays s’étaient enfermés dans ces murs. Les Ambiens se rendirent plus promptement encore.

Il se trouvait alors sur la frontière de la nation nervienne, que l’opinion générale désignait comme la plus redoutable de toute la Belgique. Les Nerves occupaient une partie du pays arrosé par la Meuse et la Sambre, et que l’on nomme le Hainault.

Indignés de la soumission des Suessions, des Bellovakes et des Ambiens, ils se préparèrent à une défense vigoureuse. Ils avaient envoyé dans les îles d’un marais impraticable à une armée, ceux d’entre eux qui par leur sexe et leur âge ne pouvaient marcher au combat. Les Atrebates et les Veromandues venaient de se réunir à eux ; les Aduatikes étaient en route pour les joindre.

Sous la conduite d’un chef que César nomme Boduognat, les Nerves se postèrent sur la Sambre où les hauteurs qui bordent la rivière des deux côtés, étant couvertes par les bois, offraient un moyen facile de cacher leur nombre et leurs dispositions[8].

Ils eurent connaissance que les légions de César, excepté quand elles se trouvaient en présence de l’ennemi, s’avançaient sur une seule colonne, chacun de ces corps étant séparé par une longue file de bagage. Ils résolurent de les surprendre pendant cette marche embarrassée. On convient donc de laisser passer l’avant-garde, et au moment où les bagages de la tête paraîtront, de fondre tout à coup sur la première légion. Celle-ci rompue, les Belges pensaient avoir bon marché des autres.

La nature du pays nervien paraissait d’ailleurs très favorable pour soutenir la guerre avec avantage. Comme toutes les forces de ce peuple consistaient en infanterie, il s’était occupé de rendre son territoire impraticable à la cavalerie de ses voisins. Dans cette vue on courbait de jeunes arbres dont les branches devenues horizontales, s’entrelaçaient avec les ronces et les épines, et formaient une espèce de haie impénétrable.

Trois jours après son départ de Samarobriva (Amiens, on le suppose), César, sachant qu’il se trouvait à dix milles de la rivière occupée par l’ennemi, changea sa disposition de marche. Six vieilles légions s’avançaient d’abord, le bagage après, et les deux légions nouvellement levées formaient l’arrière-garde.

Lorsque le proconsul parut près du terrain ouvert qui avoisine la Sambre, il rencontra quelques détachemens de cavalerie ennemie, que la sienne eut bientôt repoussés dans les bois. Les légions arrivées les premières commencent à se retrancher, selon l’usage, sur l’emplacement choisi par les centurions détachés d’avance ; elles n’essuyèrent aucune insulte, jusqu’au moment où la colonne du bagage déboucha.

À ce signal, les Nerves se présentent en nombre de tous côtés, chassent la cavalerie qui couvrait les travailleurs, et en plusieurs endroits se battent corps à corps avec les légionnaires. Ceux-ci avaient à peine eu le temps de découvrir leurs boucliers ou de mettre leurs casques ; chacun cependant se rallia comme il put.

L’issue de cette action tumultueuse ne fut pas la même partout. Les 9e et 10e légions étaient placées sur la gauche du camp ; la 8e et la 11e, vers le côté qui faisait front à l’ennemi, formant à peu près le centre ; la 7e et la 12e, du côté opposé à la droite. L’armée romaine ne formait pas une ligne, elle occupait une circonférence ; les légions étaient isolées, sans ordre ; la cavalerie et les troupes légères fuyaient épouvantées dans la plaine.

Labienus rallia les 9e et 10e légions, attaqua la droite de l’ennemi, qui était formée par les Atrebates, les culbuta dans la Sambre, s’empara de la colline et de leur camp sur la rive gauche. Les légions du centre, après diverses vicissitudes, repoussèrent les Veromandues, les poursuivirent au-delà du fleuve. Mais les 7e et 12e légions étaient attaquées par toute la troupe nervienne ; elles furent accablées, et perdirent la plupart de leurs officiers.

Lorsque le proconsul passa de son aile droite à son aile gauche, il la trouva dans le plus grand danger. Les enseignes de la 12e légion avaient été réunies dans un même endroit, et les soldats entassés à l’entour, se gênaient l’un l’autre pour combattre. César jugea bien vite que le découragement commençait à gagner ses troupes, et que tout était perdu sans un vigoureux effort.

Il arrache le bouclier d’un soldat du dernier rang, parvient jusqu’au front de bataille, appelle ses centurions par leur nom, encourage les légionnaires, ordonne de porter les enseignes en avant, et fait ouvrir les rangs et les files, afin que chacun puisse se servir de l’épée. Sa présence suffit un moment pour tenir l’ennemi en respect.

Quand il vit que l’impétuosité nervienne était ralentie, il fit passer l’ordre aux centurions de rapprocher peu à peu les deux légions en péril, et de les adosser l’une à l’autre. Cette manœuvre qui les couvrait réciproquement les délivra de l’inquiétude d’être prises à dos.

Déjà on apercevait les deux légions de l’arrière-garde ; elles accouraient au secours de César, lorsque Labienus, qui avec l’aile gauche romaine avait repoussé les Atrebates par delà les rives de la Sambre, et s’était emparé des bagages, vit du haut de la colline ce qui se passait vers le camp romain. Aussitôt il détache la 11e légion qui accourt en toute diligence.

L’arrivée de ces troupes changea de suite les faces du combat. Les vaincus prirent l’offensive, et ce fut aux vainqueurs de se défendre. La confusion, dont les Nerves avaient si bien profité au commencement de la bataille, les atteignit à leur tour ; ces troupes furent assaillies et enveloppées. Les cavaliers de César, voulant effacer la honte de leur fuite, se portaient partout où ils pouvaient devancer les légions ; les valets eux-mêmes ramassèrent des armes et combattirent avec courage.

De quatre cents chefs qui commandaient les troupes nerviennes, il n’en resta que trois, et de soixante mille hommes dont elles étaient composées, cinq cents seulement sortirent du champ de bataille. Des vieillards, des femmes et des enfans, seuls débris de cette nation belliqueuse, députèrent près de César du fond de leurs marais, afin d’implorer sa clémence ; on ignore comment ils furent traités.

Un autre ennemi tenait encore la campagne, les Aduatikes, ces descendans des Cimbres et des Teutons, dont la présence avait jadis répandu la terreur dans la Gaule, l’Espagne, l’Italie, et qui étaient établis au-dessus du confluent de la Sambre et de la Meuse.

Ils s’avançaient pour secourir la nation nervienne, lorsqu’on leur annonça l’issue de la bataille. Les Aduatikes songèrent alors à retourner dans leur pays où, abandonnant leurs habitations ordinaires, ils se réfugièrent dans une retraite si bien couverte par des rochers, qu’on la regardait comme inaccessible.

Ce lieu, propre à les garantir des incursions des barbares de leur voisinage, était un faible asyle contre l’industrie des troupes romaines. Se croyant toutefois en sûreté, les Aduatikes raillèrent d’abord leur ennemi à cause de sa petite stature ; ils se moquèrent aussi de ses travaux.

Mais quand ils virent les tours roulantes s’approcher et dominer les obstacles derrière lesquels ils se croyaient hors d’atteinte, ils eurent recours à une ruse de guerre digne de leur grossièreté. Ils feignirent de se rendre, jetèrent une quantité prodigieuse d’armes par dessus l’enceinte, et pendant la nuit attaquèrent le camp des Romains.

César se tenait sur ses gardes. Les Aduatikes furent repoussés, perdirent quatre mille hommes, et le lendemain les vainqueurs entrèrent dans la place. Le proconsul fit vendre cette nation à l’encan pour la punir de sa perfidie. Les prisonniers étaient au nombre de cinquante-trois mille ; ce qui fait treize mille combattans, reste des vingt-neuf mille qu’ils devaient fournir dans la confédération.

Mais comment vendit-on ces cinquante-trois mille individus ? fut-ce à des marchands qui suivaient le camp et l’approvisionnaient, ou bien aux peuples de la Gaule que ces Aduatikes avaient voulu défendre ? quel prix en donna-t-on ; combien l’avarice estimait-elle un homme ? C’est ce que César ne nous apprend point. Nous savons seulement par lui que ce peuple descendait des Cimbres et des Teutons qui, cinquante années auparavant, étaient venus jusqu’au bord de l’Italie.

Il résulte de ces récits que plusieurs hordes de Germains, de Cimbres et de Teutons, s’étaient établies depuis quelques années dans la Gaule Belgique, et qu’au lieu de la dévaster, ils en avaient augmenté la population. Elle dut être bien réduite après le massacre du peuple nervien et la vente à l’enchère des Aduatikes.

Pendant cette expédition un des lieutenans de César, le jeune P. Crassus, parcourait tous les pays situés entre la Somme, la Loire et l’Océan. Les habitans de ces contrées se soumettaient sans résistance, et l’on voit même que la terreur du nom romain se répandait jusque dans la Germanie.

Pressé d’aller en Italie, César mit ses légions en quartier d’hiver chez les Carnutes, dans le pays Chartrain ; chez les Andes qui occupaient l’Anjou, et chez les Turones, dans le canton nommé aujourd’hui la Touraine. Ces peuples n’étaient ni soumis aux Romains, ni en guerre avec eux, et ne figuraient point sur la fameuse liste de confédération. C’est pourquoi l’on disait, dans le sénat de Rome, que César devait être livré aux Gaulois, qu’il attaquait sans cause.

Ainsi, dès la seconde année de son gouvernement, le proconsul avait pénétré jusqu’à la Meuse et l’Escaut ; il était maître de la frontière orientale de la Gaule jusqu’au Rhin. Quelques hordes qui erraient au-delà de ce fleuve offraient même de lui envoyer des otages ; plusieurs cantons de la Normandie et de la Bretagne, subjugués par P. Crassus, se trouvaient encore sous sa domination.

On reconnaît certainement le génie de César dans la manière dont cette campagne fut conçue et exécutée.

Le proconsul est instruit que les Belges assemblent une nombreuse armée ; il se hâte de les prévenir. Son extrême diligence lui procure l’alliance d’un peuple qui lui révèle tous les projets de ses ennemis. Grande leçon donnée par César aux généraux chargés de porter la guerre chez des peuples qu’ils ne connaissent point.

César possédait au plus haut degré le talent de choisir le lieu propre à l’assiette d’un camp, et de saisir les positions avantageuses pour combattre. Nous savons qu’en s’établissant sur la rivière de l’Aisne, ses troupes couvraient tout le pays d’où l’armée romaine tirait ses vivres et ses renforts.

Il ne s’agissait plus d’ailleurs de faire face à une armée réunie. Comme elle se trouvait composée de peuplades qui pouvaient n’avoir pas le même intérêt, il devenait de la plus grande importance de les diviser, en les menaçant sur plusieurs points à la fois. L’habile diversion exécutée par les ordres du proconsul fut une des causes de la défaite des confédérés.

Toutefois César fit encore des fautes pendant le cours de cette campagne ; car rien ne paraît plus imprudent que d’attaquer les Belges à son arrivée sur la Sambre, avant d’avoir retranché le camp. Il ne suffisait pas non plus de débarrasser les six premières légions du bagage, pour oser les engager sur un terrain étroit, entièrement couvert, où les soldats, attaqués en tête et en flanc, n’avaient aucun moyen de se porter les secours nécessaires, ni de former des lignes de batailles. Il fallait abattre les haies, ouvrir des chemins, soutenir les travailleurs par plus ou moins de troupes ; et, à mesure que le pays se débarrassait des obstacles qui le rendaient presque inaccessible, faire avancer l’armée sur trois colonnes assez rapprochées l’une de l’autre, pour qu’elles fussent en état de se soutenir mutuellement.

Avec ces précautions si naturelles, le proconsul se serait facilement épargné l’embarras d’une situation qu’il regarde comme l’une des plus critiques de sa vie ; et l’on ne doit pas mettre en doute que l’ennemi n’eût respecté ses retranchemens, si au lieu d’envoyer la cavalerie romaine, les archers et les frondeurs au-delà du fleuve, afin de poursuivre une poignée de cavaliers qui ne pouvaient mettre aucun obstacle à l’entier achèvement des ouvrages, César avait fait dégager les bords de la Sambre pour y placer ces mêmes troupes légères soutenues par une légion.

Ces réflexions naissent des faits, et les allégations de César ne les détruisent pas. Mais je passe aux remarques judicieuses de Napoléon.

« César, dans cette campagne, avait huit légions, et outre les auxiliaires attachés à chaque légion[9], il avait un grand nombre de troupes légères des îles Baléares, de Crète et d’Afrique, qui lui formaient une armée très nombreuse. Les trois cent mille hommes que les Belges lui opposèrent étaient composés de nations diverses, sans discipline et sans consistance.

« Les commentateurs ont supposé que la ville de Fisme ou de Laon, était celle que les Belges avaient voulu surprendre avant de se porter sur le camp de César. C’est une erreur ; cette ville est Bièvre ; le camp de César était au-dessus de Pont-à-Vaire ; il était campé, la droite appuyée au coude de l’Aisne, entre Pont-à-Vaire et le village de Chaudarde ; la gauche, à un petit ruisseau ; vis-à-vis de lui étaient les marais qu’on y voit encore. Galba avait sa droite du côté de Craonne, sa gauche au ruisseau de la Mielle, et le marais sur son front. Le camp de César à Pont-à-Vaire se trouvait éloigné de huit mille toises de Bièvre, de quatorze mille de Reims, de vingt-deux mille de Soissons, de seize mille de Laon, ce qui satisfait à toutes les conditions du texte des Commentaires. Les combats sur l’Aisne ont eu lieu au commencement de juillet.

« La bataille sur la Sambre a eu lieu à la fin de juillet, aux environs de Maubeuge.

« La position de Falais remplit les conditions du Commentaire. César dit que la contrevallation qu’il fit établir autour de la ville était de douze pieds de haut, ayant un fossé de dix-huit pieds de profondeur ; cela paraît être une erreur ; il faut dire dix-huit pieds de largeur, car dix-huit pieds de profondeur supposeraient une largeur de six toises ; le fossé était en cul-de-lampe, ce qui donne une excavation de neuf toises cubes. Il est probable que ce retranchement avait un fossé de seize pieds de largeur, sur neuf pieds de profondeur, cubant quatre cent quatre-vingt-six pieds par toise courante ; avec ces déblais il avait élevé une muraille et un parquet dont la crête avait dix huit pieds sur le fond du fossé.

« Il est difficile de faire des observations purement militaires sur un texte aussi bref, et sur des armées de nature aussi différente. Comment comparer une armée de ligne romaine, levée et choisie dans toute l’Italie, et dans les provinces romaines, avec des armées barbares, composées de levées en masse, braves, féroces, mais qui avaient si peu de notions de la guerre, qui ne connaissaient pas l’art de jeter un pont, de construire promptement un retranchement, ni de bâtir une tour, qui étaient tout étonnées de voir des tours s’approcher de leurs remparts ?

« On a cependant avec raison reproché à César de s’être laissé surprendre à la bataille de la Sambre, ayant tant de cavalerie et de troupes légères. Il est vrai que sa cavalerie et ses troupes légères avaient passé la Sambre ; mais du lieu où il était, il s’apercevait qu’elles étaient arrêtées à cent cinquante toises de lui, à la lisière de la forêt ; il devait donc ou tenir une partie de ses troupes sous les armes, ou attendre que ses coureurs eussent traversé la forêt et éclairé le pays. Il se justifie en disant que les bords de la Sambre étaient si escarpés qu’il se croyait en sûreté dans la position où il voulait camper. »

3.

Lorsque César partit pour l’Illyrie, Servius Galba reçut l’ordre de construire un chemin au travers des Hautes-Alpes, afin de rendre plus facile ce passage que les marchands préféraient en se rendant chez les Séquanes et chez les Celtes. On voit que les marchands de Rome se montraient aussi actifs que ses guerriers, bien que cette république ne fût pas une nation commerçante.

Servius Galba, ayant avec lui la 12e légion, alla hiverner parmi les tribus pennines, dans la contrée qu’habitaient les Nantuates, les Veragres et les Sedunes, entre la crête des Alpes et le Rhône. Il exigea des otages et des vivres, laissa deux cohortes en cantonnement chez les Nantuates, et avec le reste de sa légion s’établit dans un bourg des Veragres, nommé par les Romains Octodorus. On croit le reconnaître dans le bourg de Martigny, au pied des montagnes que traversent les voyageurs qui prennent la route du grand Saint-Bernard.

Octodorus, situé vers le milieu d’un vallon peu ouvert et complètement environné de hautes montagnes, était traversé par une rivière qui le divisait en deux parties. Dans l’une, Servius se loge avec sa troupe, et se fortifie suivant la coutume ; l’autre partie demeure aux Gaulois.

On y fut d’abord tranquille ; mais les peuples de la contrée remarquant que les services de la campagne précédente et le détachement laissé chez les Nantuates avaient beaucoup diminué le nombre des hommes de cette légion, formèrent le dessein de la surprendre et de la tailler en pièces. Ils occupèrent successivement toutes les montagnes voisines, et quand leurs forces furent réunies, fondirent sur les retranchemens des Romains.

L’action durait déjà depuis six heures, et les forces aussi bien que les traits des légionnaires commençaient à s’épuiser, lorsque le primipile P. Sext. Baculus conseilla de faire une sortie générale, et de forcer l’ennemi à combattre corps à corps. On devait supposer en effet que le soldat romain reprendrait sa supériorité ordinaire, dès qu’il pourrait faire usage de son épée.

Le premier résultat de cette résolution généreuse fut de tuer dix mille hommes à l’ennemi ; on en força bientôt vingt mille autres à la retraite, et la 12e légion se trouva entièrement dégagée. Servius Galba néanmoins ne crut pas devoir garder un poste où il avait couru de si grands périls, et alla passer le reste de l’hiver à Genève.

Il est certain que la position de Servius devenait très mauvaise, dans cette vallée si facile à environner. S’il eût établi son camp sur le penchant d’une montagne, avec la précaution d’en fortifier le sommet et les différentes issues, afin de garantir ses derrières et de se garder une retraite, les Veragres, au contraire, se plaçaient dans une situation fâcheuse en venant l’attaquer.

Ce général commit encore une faute, lorsque sa confiance dans la parole d’un peuple barbare lui fit négliger de remplir ses magasins, et de perfectionner ses retranchemens.

Les sept autres légions de César, distribuées entre la Loire et l’Océan, manquaient de vivres, comme il en fut informé pendant son séjour en Illyrie. Le proconsul reçut aussi des lettres de P. Crassus, qui commandait la 7e légion sur le territoire des Andes, près des bords de la mer ; ces lettres lui révélèrent l’existence d’une ligue nouvelle formée par les habitans de la côte, de l’embouchure de la Loire à celle de la Seine. Les Venètes, le peuple le plus puissant de ces contrées, avaient donné l’exemple de la révolte en arrêtant les officiers romains envoyés chez eux pour se procurer des provisions. Ils redemandaient leurs otages, et par cette violence espéraient forcer Crassus à les leur rendre.

En réponse César mande à Crassus de faire construire des galères sur la Loire, et d’appeler en diligence des rameurs, des pilotes, des matelots de la Gaule Narbonnaise, soumise dès long-temps aux Romains.

Les ordres du proconsul s’exécutent ponctuellement. Il arrive aussitôt que la saison le permet, et trouve sa flotte tout équipée (an 698 de Rome, 56 av. notre ère). Il apprend cependant que les Venètes et leurs alliés appellent les insulaires des Îles Britanniques, et qu’au nord des Gaules ils soulèvent les Menapes qui erraient entre les embouchures de la Meuse et de l’Escaut.

Les Venètes, situés sur l’Océan, au midi de l’Armorique (la Bretagne), à peu près dans le lieu où Vannes est bâtie aujourd’hui, faisaient quelque commerce avec ces deux peuples. Ils connurent sans doute les Phéniciens, les Carthaginois ou les habitans de Massilie, et furent initiés par eux au grand art de la navigation.

Dans le recensement que fait César des peuples de la côte, il ne nomme point cette ville de Corbilon, si célèbre au temps de P. Scipion, et qui, si elle exista réellement, n’était sans doute, comme nous l’avons dit, qu’un comptoir établi par l’une de ces trois nations commerçantes.

César, bien informé du dessein de son ennemi, et connaissant d’ailleurs le caractère bouillant et impétueux des Gaulois, résolut de les contenir sur tous les points, en leur montrant partout à la fois les forces de Rome.

Il envoie au nord oriental de la Gaule, sur les bords de la Moselle, Titus Labienus avec un corps considérable de cavalerie, et le charge de veiller sur les Trevires que leur désertion à la bataille de la Sambre avait rendus suspects. Cette démonstration doit suffire pour déconcerter les Belges, et arrêter les Germains qui projettent de passer le fleuve.

Il fait marcher au sud occidental P. Crassus avec douze cohortes et un autre grand corps de cavalerie, et lui enjoint de contenir les habitans de l’Aquitaine s’ils veulent fournir quelques secours aux confédérés.

Titurius Sabinus va se rendre avec trois légions au bord de l’Océan pour s’opposer aux Unelles, aux Curiosolites et aux Lexobes qui habitaient vers le nord de l’Armorique.

Enfin César confie sa flotte au jeune Decius Brutus, et y joint les vaisseaux gaulois qu’il avait fait prendre chez les Pictons et les Santons, habitans des côtes que l’on nomme aujourd’hui le Poitou et la Saintonge ; peuples qui n’étaient ni soumis aux Romains, ni en guerre avec eux, mais qu’apparemment la terreur rendait dociles aux ordres de César. Le proconsul se réserve l’élite des troupes de terre, et la guerre contre les Venètes, la nation la plus redoutable de ces parages, l’âme de cette confédération.

Les villes de ce peuple semblent n’avoir été que des retraites de pêcheurs. Elles se présentaient toutes bâties à l’extrémité des promontoires. On n’y pouvait parvenir que par un seul chemin, tel encore que la mer en reflux le couvrait tout entier. Si les vaisseaux pouvaient aborder à la faveur de la marée, ils restaient à sec quand elle se retirait. Ainsi ces villes paraissaient inaccessibles aux flottes et aux armées.

Leur situation donnait de l’audace aux Venètes ; ils se persuadaient que la disette des vivres entraînerait bientôt la retraite des Romains. On voit que tous les peuples de la Gaule ne connaissaient d’autre guerre que celle des Barbares, laquelle se fait par des incursions passagères.

Le génie des Romains grandissait surtout devant les obstacles. César, dès qu’il attaquait une de ces places, contenait la mer par des digues établies aux deux côtés du chemin ; il élevait une terrasse à la hauteur du mur, et entrait dans la ville. Alors les habitans montaient à la hâte sur leurs barques, emportaient leurs effets, et se réfugiaient dans une autre ville qu’on devait assiéger avec autant de difficultés et de précautions. La plus grande partie de la campagne fut consommée par cette manœuvre.

César décrit les navires des Gaulois ; mais il est difficile d’en comprendre la forme. Construits en chêne, leurs flancs étaient épais, leur proue élevée ; cependant ces vaisseaux prenaient moins d’eau que ceux des Romains, et passaient sans danger sur les écueils et les bas fonds qui remplissaient la plage. Les Gaulois attachaient les ancres avec des chaînes de fer ; leurs voiles étaient de peaux ; soit, dit César, que ces peuples manquassent de lin, ou que l’art de fabriquer la toile leur fût inconnu ; soit qu’ils en crussent le tissu trop faible pour résister à la violence des vents et des tempêtes de l’Océan.

Las de prendre de petites places désertes, et comprenant l’inutilité de tous ces siéges tant que les Venètes seraient maîtres de la mer, César attendit sa flotte qui fut retardée par les vents. Dès qu’elle parut, deux cent vingt bâtimens ennemis, bien équipés, sortirent d’un port, et vinrent au devant d’elle.

César ne nomme pas ce port, ce qui peut faire supposer que ce n’était qu’un havre sans ville un lieu de réunion. L’armée romaine du haut des rochers et des collines put contempler le combat livré très près de la côte.

Decius Brutus eut d’abord quelque désavantage ; les éperons de ses galères heurtaient en vain les vaisseaux gaulois. Les tours qu’il fit élever sur le tillac, selon l’usage des Romains, ne pouvaient encore dominer la poupe des navires de ses adversaires. Il devait craindre aussi des roches peu couvertes, sur lesquelles les Venètes passaient avec facilité.

La sagacité romaine surmonta bientôt tous ces inconvéniens. On avait préparé une arme en usage dans les siéges. Des faux attachées à de longues perches atteignent les cordages, détachent les voiles et rendent les bâtimens immobiles. Les Romains les entourent successivement, montent à l’abordage et massacrent les défenseurs.

Cette défaite entraîne la soumission générale des Venètes. On ne peut dire si la nation était nombreuse ; mais César assure que tous les vaisseaux du pays furent rassemblés pour le combat ; que la jeunesse et les hommes d’un âge viril y montèrent, ainsi que les personnes constituées en dignité.

Ce César, qui a laissé la réputation d’un homme clément, et qui le fut en effet tant de fois envers les Romains, se montra horriblement cruel dans cette circonstance. Le sénat fut mis à mort par ses ordres, et l’on vendit à l’encan tous les autres citoyens.

En rapportant ce fait, César dit qu’il voulut donner un exemple terrible, afin d’apprendre aux Barbares que l’on doit respecter le droit des gens. Mais ces Barbares n’avaient fait périr personne ; et ceux qui venaient acheter ou exiger d’eux peut-être du blé et du bétail, étaient-ils donc des ambassadeurs de qui les droits fussent en effet si inviolables ?

Cette vente d’hommes, de femmes et d’enfans, fut la seconde que César se permit dans les Gaules. Il ne dit point encore à qui l’on vendit tous ces peuples, ni quel prix on en reçut.

De telles rigueurs ne pouvaient captiver les esprits. Les Romains étaient si détestés, que les Aulerkes, les Eburovikes, les Lexoves, habitans d’une partie du pays que l’on appelle aujourd’hui le Maine et la Normandie, massacrèrent leur propre sénat qui ne voulait point déclarer la guerre à Rome. Ils se rangèrent sous les ordres de Viridovix qui grossit son armée de tous ceux que l’espérance du butin arrachait aux soins de l’agriculture.

Yiridovix vint camper à deux milles de Titurius Sabinus, et tous les jours lui présentait la bataille que celui-ci refusait ; en sorte que non seulement Viridovix et sa horde méprisaient les Romains, mais les troupes même de Titurius commençaient à blâmer sa conduite.

Ce général, jugeant par ces plaintes de la sécurité de son ennemi, et de la persuasion où il doit être que la crainte seule retient les légions dans leurs lignes, choisit un Gaulois dont il connaît l’adresse, l’engage par les promesses les plus magnifiques à jouer le rôle de transfuge, et fait prévenir Viridovix qu’il doit décamper de nuit pour marcher au secours de César en danger.

À cette nouvelle les Gaulois n’ont plus qu’une idée, celle de forcer le camp romain. Il était situé sur une hauteur qui s’élevait par une pente douce d’environ mille pas (géométriques). Les Gaulois s’y portent à la course pour ne pas laisser aux légionnaires le temps de prendre leurs armes et de se former, et ils arrivent hors d’haleine, accablés par les fascines qu’ils portaient pour combler le fossé.

Les Romains qui les attendaient sortirent en bon ordre, les attaquèrent et les mirent en fuite. La déroute fut complète ; toutes les villes de la Basse-Normandie se soumirent selon l’usage. Ce qui fait dire à César que si le Gaulois est vif, et s’il entreprend facilement la guerre, son esprit paraît incapable de supporter l’adversité.

Sur ces entrefaites P. Crassus arrivait dans l’Aquitaine, non sans avoir renforcé ses troupes de nombreux auxiliaires. Il marcha contre les Sotiates, qui assemblèrent de leur côté des forces considérables, surtout en cavalerie, et attaquèrent dans sa marche les troupes de Crassus. Ils furent repoussés par la cavalerie romaine ; mais elle ne sut pas s’arrêter à temps, et l’infanterie sotiate, embusquée dans un vallon, vint former une seconde attaque.

Crassus qui n’avait rien prévu, allait peut-être entraîner la perte de ses troupes, lorsque les Sotiates, emportés par cette valeur bouillante qui néglige toute espèce de discipline, se jetèrent sur l’ennemi, les plus lestes paraissant les premiers, mais sans ordre, sans plan concerté.

Les Romains, mieux instruits de ce qui décide la victoire, eurent le temps de former leurs lignes, et cette multitude abandonnée aux élans de son courage, dut nécessairement succomber. Ce résultat ne peut disculper Crassus d’avoir laissé ses turmes poursuivre les cavaliers sotiates ; il ne devait pas ignorer que si la principale force de son ennemi consistait en cavalerie, il avait cependant une infanterie nombreuse, et sans doute peu éloignée, quoiqu’elle ne se fût pas montrée dans le premier combat.

Crassus mit le siége devant Lectoure, capitale des Sotiates, et trouva une résistance à laquelle il ne s’était pas attendu. Pour réussir dans la réduction de cette ville, il ne fallut rien moins que la vigilance toujours soutenue des Romains.

Ce fut pendant cette guerre que les Vocates et les Tarusates (habitans de Bazas et de Tulle) appelèrent à leur secours plusieurs officiers espagnols formés dans leur jeunesse par un grand capitaine. P. Crassus vint les attaquer ; mais les élèves de Sertorius conduisaient la guerre autrement que des chefs barbares.

Ils font retrancher les Aquitains, coupent les vivres à Crassus, et l’obligent de venir les combattre dans leurs lignes, pour éviter de mourir de faim. La bonne fortune des Romains leur fit trouver un point mal gardé (car aucune discipline ne régnait parmi ces hordes) ; les retranchemens furent forcés, et les trois quarts des Aquitains périrent.

La Gaule effrayée redevint tranquille une seconde fois. Les seules nations qui fussent encore en armes étaient les habitans des bords de l’Escaut et de la Meuse, pays couvert alors de marécages.

César marcha rapidement dans le dessein de l’asservir avant l’hiver. Ces peuplades plutôt errantes que domiciliées, s’enfoncèrent dans les marais et dans les bois. César fit abattre les arbres, ayant soin pour éviter toute surprise d’en couvrir ses flancs à mesure qu’il avançait. Cependant les intempéries de la saison le forcèrent à mettre ses troupes en quartier d’hiver chez les Aulerces, chez les Lexoves et sur les rives méridionales de la Seine, dans le voisinage de l’Océan.

Cette troisième campagne était peu susceptible d’observations militaires, et Napoléon se contente d’examiner la conduite politique du proconsul.

« On ne peut, dit-il, que détester la conduite que tint César contre le sénat de Vannes. Ces peuples ne s’étaient point révoltés ; ils avaient fourni des otages, avaient promis de vivre tranquilles ; mais ils étaient en possession de toute leur liberté et de tous leurs droits. Ils avaient donné lieu à César de leur faire la guerre, sans doute ; mais non de violer le droit des gens à leur égard, et d’abuser de la victoire d’une manière aussi atroce. Cette conduite n’était pas juste ; elle était encore moins politique. Ces moyens ne remplissent jamais leur but ; ils exaspèrent et révoltent les nations. La punition de quelques chefs est tout ce que là justice et la politique permettent : c’est une règle importante de bien traiter les prisonniers. Les Anglais ont violé cette règle de politique et de morale, en mettant les prisonniers français sur des pontons, ce qui les a rendus odieux sur tout le continent.

« La Bretagne, cette province si grande et si difficile, se soumit sans faire des efforts proportionnés à sa puissance. Il en est de même de l’Aquitaine et de la Basse-Normandie. Cela tient à des causes qu’il n’est pas possible d’apprécier ou de déterminer exactement, quoiqu’il soit facile de voir que la principale était dans l’esprit d’isolement et de localité qui caractérisait les peuples des Gaules. À cette époque ils n’avaient aucun esprit national, ni même de province ; ils étaient dominés par un esprit de ville. C’est le même esprit qui depuis a forgé les fers de l’Italie. Rien n’est plus opposé à l’esprit national, aux idées générales de liberté, que l’esprit particulier de famille ou de bourgade. De ce morcellement il résultait aussi que les Gaulois n’avaient aucune armée de ligne entretenue, exercée, et dès-lors aucun art ni aucune science militaire. Aussi, si la gloire de César n’était fondée que sur la conquête des Gaules, elle serait problématique. Toute nation qui perdrait de vue l’importance d’une armée de ligne perpétuellement sur pied, et qui se confierait à des levées ou des armées nationales, éprouverait le sort des Gaules, mais sans même avoir la gloire d’opposer la même résistance, qui a été l’effet de la barbarie d’alors et du terrain, couvert de forêts, de marais, de fondrières, sans chemin ; ce qui le rendait difficile pour les conquêtes, et facile pour la défense. »

4.

Les Ménapes se voyaient à peine délivrés de la présence des troupes romaines, que les Usipètes et les Tenchthères passent le Rhin assez près de son embouchure, et viennent ravager leur pays. Ils étaient chassés de la Germanie par les mêmes Suèves, qui deux années auparavant avaient abandonné les bords du fleuve, après la défaite d’Arioviste.

Ces Suèves, s’il faut en croire César, formaient la nation la plus considérable et la plus belliqueuse de toute la Germanie. Voici les détails qu’il donne sur sa puissance :

Ils étaient divisés en cent cantons ; chacun fournissait mille hommes tous les ans pour faire des courses ; les autres restaient dans leur pays et cultivaient la terre. L’année suivante ceux qui avaient fait des incursions labouraient les champs, et ceux qui avaient labouré entraient en campagne.

Chaque canton pouvait donc mettre sur pied deux mille guerriers, et possédait par conséquent huit mille âmes de population. Pour les cent cantons, c’étaient huit cent mille. Sans compter les étrangers et les esclaves, la seule ville de Rome avait plus de citoyens dans ses murs.

Ces huit cent mille individus occupaient un terrain immense, et regardaient comme très glorieux d’être entourés de déserts. Une solitude de six cent mille pas romains (environ deux cents de nos lieues) les séparait en quelques endroits des autres habitations humaines.

Ils erraient dans leur pays ; le sol n’était point partagé entre les familles ; on en cultivait chaque année une très petite portion que l’on abandonnait l’année suivante pour en labourer une autre.

Ces cantons ou bourgs (pagi) se trouvaient vraisemblablement formés par l’assemblage des chariots, comme on le voit encore dans quelques villes tartares ; ce n’était qu’un composé de hordes errantes.

Si l’on veut avoir des idées justes, il faut prendre garde à la manière dont César emploie les mots. Senatus ne veut pas dire un sénat tel que celui de Rome, mais une assemblée de plusieurs hommes puissans. Regnum ne signifie souvent que domination ; Rex, un homme qui gouverne, même par hasard, n’importe à quelles conditions, et non pas un souverain puissant, héréditaire ou élu par le vœu du peuple. Les commentateurs et les traducteurs confondent toutes les idées, en rendant ces mots par le sens qu’ils ont aujourd’hui.

Ces écrivains, d’ailleurs si estimables, ont fait une faute plus grossière encore, en mettant des noms de ville partout où César a désigné des noms de peuples. Ils persuadent qu’il ne s’agit que d’une enceinte de murailles, quand il est question de tout un pays.

La Gaule Celtique, la Belgique, et l’Aquitaine contenaient si peu de villes que César n’en nomme pas vingt-huit ou vingt-neuf ; mais elles comptaient un bien plus grand nombre de peuplades indépendantes, chez lesquelles on suppose des villes, parce que depuis on en a bâties dans les contrées où ces hordes habitaient.

La Germanie ne possédait pas encore une seule ville ; on n’en trouve même que plusieurs siècles après. Cependant les traducteurs et quelques historiens, cherchant à rendre les noms anciens par des désignations modernes, mettent hardiment le nom d’une cité connue à la place d’une peuplade barbare. Ensuite des Bénédictins et des érudits plus modernes représentent la Gaule et la Germanie comme plus riches et plus peuplées que la France ; et c’est ainsi que l’on abuse trop souvent ses lecteurs.

Les Suèves, au rapport même de César, faisaient peu d’usage du blé. Le lait, la chair des troupeaux et le gibier étaient presque leur unique aliment.

S’ils permettaient à quelques marchands de pénétrer dans leurs déserts, ce n’était pas pour en acheter des futilités, mais pour vendre des peaux, des bestiaux, des esclaves, ou le butin qu’ils faisaient dans leurs courses. On doit supposer que ces marchands leur donnaient des armes en échange, comme les nôtres en fournissent encore aujourd’hui à quelques sauvages qui sont incapables d’en fabriquer.

La force des Suèves consistait dans leur cavalerie, ce que l’on remarque toujours chez les Barbares. Ils s’élançaient quelquefois de leurs chevaux à terre pour combattre, et y remontaient d’un seul saut. Couverts pour tout vêtement de quelques peaux mal taillées, leur corps demeurait presque nu malgré la rigueur du climat. Ils vivaient dans une entière indépendance, ne soumettaient point leurs enfans à une discipline réglée, et n’en exigeaient aucun devoir.

À l’occident le territoire des Suèves confinait avec celui des Ubes, dont la peuplade fut autrefois aussi puissante que pouvait l’être une horde de Germanie. Les Ubes voyaient leurs mœurs s’adoucir en communiquant avec les Gaulois ; mais ils étaient devenus tributaires des Suèves.

Les Usipètes et les Tenchthères semblaient plus maltraités par eux. Obligés de quitter leur terre natale, ils erraient depuis trois ans dans la Germanie, lorsqu’ils arrivèrent au bord du Rhin.

Les Ménapes, que César avait été chercher jusque dans leurs marais à la fin de la campagne précédente, habitaient les rives de ce fleuve. Ceux qui se trouvaient sur la droite, n’osant résister à cette multitude guerrière, se hâtent de quitter leurs établissemens, rassemblent toutes leurs barques, traversent sur la rive gauche, et se préparent à défendre le passage du fleuve de concert avec ceux qui habitaient de ce côté.

Après plusieurs tentatives inutiles pour se procurer des barques, les Usipètes et les Tenchthères ont recours à la ruse. Ils feignent d’abandonner absolument leur projet, semblent vouloir reprendre la route qu’ils ont suivie, et s’éloignent ainsi du Rhin pendant trois jours. Les Ménapes, impatiens de retourner chez eux, se croyant aussi hors de tout danger, repassent sur la rive droite du fleuve, et négligent de faire observer leur ennemi.

Mais celui-ci apprenant par ses espions cette conduite imprudente, revient tout à coup sur ses pas. Sa cavalerie fait dans une seule nuit le chemin qu’elle avait parcouru en trois jours, tombe sur les Ménapes, les taille en pièces, saisit leurs bateaux, et passe le fleuve. Telle est l’incursion à laquelle le proconsul résolut de s’opposer (an 699 de Rome, 55 av. notre ère).

Des députés vinrent de la part de ces barbares, et lui racontèrent les malheurs que les Suèves leur avaient causés. Ils le supplièrent d’assigner à la nation quelques terres où ils pussent fixer leur résidence.

César répond à ces envoyés, comme si tous les états de la Gaule lui eussent appartenus, que ce pays n’a point de terres vacantes ; que si les émigrans repassent le Rhin, il conserve dans la Germanie des alliés qui leur permettront d’y vivre en toute sécurité.

On aurait pu leur distribuer cependant une partie du territoire des Nerves, dont César venait d’exterminer presque entièrement la race ; le pays habité par les Aduatikes, ou bien encore celui des Venètes vendus comme esclaves. On voit au reste qu’après avoir fermé la Grèce et l’Italie aux peuplades errantes du nord, les Romains leur interdisaient l’entrée des Gaules : c’est toujours le même système.

Déjà plusieurs peuplades gauloises députaient vers ces Germains pour les inviter à quitter les bords du fleuve où ils paraissaient vouloir se fixer. On leur promettait de puissans secours, et enhardis par ces espérances, les Usipètes et les Tenchthères avaient pénétré sur le territoire de Trèves.

Le proconsul assembla les principaux de la Gaule. Sa conduite fut celle qu’on devait attendre d’un général qui connaissait toutes les ressources d’une politique adroite. Feignant de ne point connaître les trames secrètes des Gaulois, César les rassure contre le danger qui les menace, les anime, et les engage à rester unis pour repousser avec plus de succès l’ennemi commun. Il emploie la douceur, l’éloquence la plus persuasive, et finit par leur demander un corps de cavalerie. Ces troupes peuvent lui rendre de grands services, et répondent de la fidélité qu’on lui jure.

Les Germains en général méprisaient les Gaulois. Ceux qui firent cette incursion ne comptaient pas rencontrer une opposition formidable. Ils avaient divisé leurs forces, et envoyèrent leur cavalerie au-delà de la Meuse pour balayer les parties basses du pays et se procurer des vivres.

Les députés, surpris de la réponse de César, demandèrent une trève de trois jours, afin de rendre compte de leur mission. César, craignant qu’ils ne cherchassent à l’amuser pour gagner du temps et réunir leurs forces, refusa cette proposition et poursuivit sa marche.

Arrivé à douze milles de leur camp, il rencontra de nouveau les députés qui le prièrent de ne pas s’avancer plus loin, ou du moins d’interdire les hostilités pendant trois jours à la cavalerie qui formait l’avant-garde de son armée ; ils ajoutèrent que durant cet intervalle ils recevraient une réponse, et sauraient si la ligne proposée par les Romains était praticable, s’il n’y avait pas danger pour eux à repasser le Rhin.

On doit croire que César accorda la suspension d’armes qu’on lui demandait. Il dit aux députés qu’il avait besoin d’eau, et se voyait obligé de faire encore quatre milles ; mais il promit de ne pas s’avancer plus loin et de faire prévenir son avant-garde.

Ou cet ordre fut sans effet, ou bien il ne parvint pas à ces troupes. L’avant-garde composée de cinq mille cavaliers gaulois livra un combat à huit cents hommes ; car le gros corps de cavalerie des Usipètes et des Tenchthères n’était pas arrivé. Il y eut de singulier dans cette affaire que les cinq mille cavaliers furent complètement battus.

Les chefs des Germains qui se croyaient en sûreté sortirent de leur camp, se rendirent en foule à celui de César pour protester de leurs intentions pacifiques, et se justifier d’une méprise qu’ils rejetaient sur les troupes gauloises. Ce fut un malheur pour eux de s’être confiés à la sauvegarde de César.

Et soit qu’il eut résolu de punir un acte de trahison par une trahison semblable, soit que ces barbares dont il ne pouvait méconnaître la bravoure lui offrissent en effet une trop belle occasion de terminer la guerre d’un seul coup ; César, après avoir fait arrêter tous ces chefs, forme son armée sur trois colonnes, place la cavalerie qu’il croyait encore effrayée à la queue de son infanterie, et parcourant avec rapidité le terrain qui le séparait de ses adversaires, tombe à l’improviste sur leur camp.

Cette apparition subite devait occasionner un effroyable désordre parmi cette multitude privée de ses chefs, et s’offrant pour ainsi dire sans aucun moyen de défense. Ceux qui eurent le temps de courir aux armes, firent quelque résistance ; les autres, poursuivis jusqu’au confluent de la Meuse et du Rhin, périrent par le fer ou dans les eaux. Ce massacre ne coûta pas un soldat à César, qui put exterminer entièrement un peuple dont le nombre s’élevait à quatre cent trente-trois mille individus.

La cavalerie des Germains ne fut point comprise dans le massacre, et ce fut un prétexte pour César d’aller la chercher au-delà du Rhin. Il passa le fleuve, non sur des barques et par surprise, comme les Germains avaient coutume de le faire, mais d’une manière plus sûre, et plus digne de sa haute réputation militaire.

Par ses ordres, on enfonça deux pilotis en amont à deux pieds l’un de l’autre, et deux en aval à quarante pieds des premiers. Ces pilotis avaient un pied et demi d’équarrissage ; on les réunit par une poutre qui formait le chapeau et présentait un équarrissage de deux pieds. On fit autant de piles que l’exigeait la largeur de la rivière ; des madriers et des fascines consolidèrent le tablier du pont.

Cet ouvrage fut terminé en dix jours. César plaça ses postes aux deux bords, et s’avança ensuite dans les parties de la Germanie qui avoisinent le fleuve. Sous prétexte que ces cantons avaient donné asile à un corps de cavalerie ennemie, il y porta la flamme et le fer.

Les Sicambres, qui avaient en effet donné asile à quelques Tenchthères, s’enfuirent au loin ; d’autres peuplades envoyèrent des députés et des otages à César. Tout paraissant ou soumis ou désert, il va chez les Ubes, qui dès long-temps imploraient sa protection contre les Suèves.

Il apprit d’eux que ces Barbares, au bruit de sa marche, avaient envoyé leurs familles dans le fond des bois, et s’étaient tous rassemblés vers le centre de leur pays pour lui livrer bataille.

Sentant qu’un échec exposerait son armée à une ruine entière, sans qu’il lui fût possible de tirer un grand avantage du succès, César résolut de quitter ce pays humide, fangeux, couvert de bois, et qui ne valait pas la peine d’être conquis. Il rassure les Ubes, et dix-huit jours après avoir passé le Rhin, retourne vers son pont, le passe, le fait abattre et rentre dans la Gaule.

César avait vaincu dans cette campagne l’armée nombreuse des Usipètes et des Tenchthères ; il venait de franchir un fleuve difficile, et d’insulter sur leur propre territoire les nations les plus belliqueuses de la Germanie. Bien que la saison se présentât déjà fort avancée, il résolut de former encore une expédition.

Les Bretons avaient toujours donné quelques secours aux Gaulois contre Rome, dont ils ne connaissaient guère que le nom. Il n’en fallut pas davantage pour déterminer César à porter la guerre dans leur île.

Elle n’était connue que des marchands, et elle l’était si mal, que César ne put tirer aucun renseignement de ceux qu’il interrogea. Il envoya une galère en reconnaissance sous les ordres de Volusenus.

Quelques petits peuples de la Bretagne s’intimident et députent à César. Il les charge de préparer les esprits en sa faveur, et les fait reconduire par un Gaulois nommé Commius, qu’il avait nommé roi des Atrébates (Artésiens), et qui jouissait, on ne sait à quel titre, de beaucoup d’autorité chez les Bretons.

Sur les instructions de Volusenus, qui employa cinq jours à visiter les côtes, César rassembla dans un havre, entre Calais et Boulogne, quatre-vingts bâtimens de transport et un grand nombre de galères. Le reste de ses vaisseaux était retenu par les vents contraires dans une baie peu éloignée ; il y envoya sa cavalerie et s’embarqua en personne avec la septième et la dixième légions.

Il arrive heureusement sur la côte de Bretagne. Toutefois, les rochers qui se trouvaient devant lui étaient escarpés, et les collines couvertes d’une multitude innombrable de fantassins, de cavaliers et même de charriots avec lesquels les naturels du pays avaient coutume de combattre. Les obstacles naturels rendaient le débarquement impossible ; il profita d’un vent favorable qui le porta environ huit milles plus au nord, et il aborda sur un rivage uni.

Les Bretons qui avaient suivi la flotte romaine se rangèrent en bataille ; mais ils furent battus, et dès que César devint maître de la côte, ils envoyèrent leur soumission. Une circonstance cependant vint les déterminer à reprendre les armes.

Quatre jours après le débarquement de l’infanterie romaine, la seconde division de la flotte qui portait la cavalerie se montra ; mais, avant d’atteindre le rivage, elle fut dispersée par une tempête. L’autre division qui avait apporté les légions, et qui se trouvait échouée sur la côte, devint également le jouet des flots ; car on était au temps des hautes marées de la pleine lune, phénomène que ne connaissaient pas les peuples d’Italie. La plupart des bâtimens furent mis en pièces ou éprouvèrent de grands dommages.

À la vue de ces désastres, les Bretons révoquent leur soumission, mettent des troupes nombreuses en campagne, et surprennent la 7e légion pendant qu’elle était au fourrage. César accourut avec la 10e, et fut assez heureux pour tirer l’autre du péril.

Malgré le manque de cavalerie, les Romains étant vainqueurs sur tous les points où l’on voulait leur opposer de la résistance, les Bretons se virent bientôt contraints de se livrer de nouveau à la merci du vainqueur. Les vaisseaux de César étaient en si mauvais état, qu’il ne crut pas devoir attendre les grosses mers de l’équinoxe ; il reprit la route du continent, et mit ses troupes en quartier d’hiver chez les Belges.

Dans l’examen que l’on voudrait faire de la conduite de César pendant cette campagne, il n’est pas aisé de démêler si la trève fut rompue par les troupes romaines ou par les Germains ; quoiqu’il paraisse difficile d’admettre que huit cents cavaliers aient osé en attaquer cinq mille, appuyés sur une infanterie formidable.

Détruire dans une bataille près de quatre cent mille individus, est un fait d’armes que l’homme de guerre ne comprend plus aujourd’hui, et qui se retrouve assez fréquemment dans l’histoire militaire de ces époques. Mais César craignait-il donc de se voir arrêter dans ses projets de conquêtes, en épargnant les femmes, les vieillards et les enfans ? Disons qu’il fut généralement blâmé à Rome.

L’incursion au-delà du Rhin représente assez une promenade militaire ; mais le pont sur le fleuve est un ouvrage digne de César. On reconnaît que les méthodes des anciens différaient peu des nôtres ; cependant comme ils chargeaient leurs armées le moins que possible de bagages, et qu’ils n’eurent jamais d’équipages de pont, ils étaient obligés de construire avec des matériaux rassemblés sur les lieux, et par conséquent variaient leurs moyens suivant les circonstances. Aussi voyons-nous qu’ils se servaient également de ponts de chevalets et de pilotis, ou de ponts de radeaux.

Afin d’affermir les bateaux contre le courant, on faisait descendre de la proue une corbeille d’osier faite en forme de pyramide et remplie de pierres choisies ; on employait aussi des sacs pleins de sable et même des ancres de fer. La difficulté que l’on devait éprouver quelquefois pour construire des bateaux ou des chevalets, et le temps qu’il fallait perdre, engagèrent plusieurs généraux à se servir d’outres remplies d’air.

Dans les passages de vive force, non seulement les derniers bateaux des ponts étaient garnis de tours et d’archers ; mais on établissait sur le bord du fleuve que l’on occupait, des batteries de machines, ou quand la rivière était large, on portait des batteries flottantes sur des radeaux.

Nous avons dit que le passage du Rhin fut une promenade militaire. On voudrait qualifier ainsi l’expédition du proconsul au-delà de l’Océan. Les dangers que courut la flotte pouvaient le placer dans la position la plus fâcheuse ; car il n’avait point formé de magasins pour hiverner dans la Bretagne. César dut s’estimer heureux de sortir de ce mauvais pas.

« Est à remarquer, dit Rohan, que commencer une guerre en automne sans utilité apparente, en un pays point connu, n’y ayant aucune intelligence, et avoir à passer l’Océan, est une entreprise bien digne de l’invincible courage de César, mais non de sa prudence accoutumée. »

Eh ! que pouvaient après tout l’Océan déchaîné, ou toutes les mers en furie, contre les vaisseaux romains ! Ne portaient-ils pas César et sa fortune ?

Voyons comment Napoléon juge cette campagne. On lit dans ce chapitre des enseignemens développés à propos du pont que Napoléon fit jeter en 1809 sur le Danube. Tout ce que dit ce grand homme sur le passage des rivières, offre un puissant intérêt, et doit trouver sa place ailleurs.

« Les deux incursions que tenta César étaient toutes les deux prématurées, et ne réussirent ni l’une ni l’autre. Sa conduite envers les peuples de Berg et de Zutphen (les Usipètes et les Tenchtères) est contre le droit des gens. C’est en vain qu’il cherche dans ses Mémoires à colorer l’injustice de sa conduite. Aussi Caton le lui reprochait-il hautement. Cette victoire contre les peuples de Zutphen a été du reste peu glorieuse ; car quand même ceux-ci eussent passé le Rhin effectivement au nombre de quatre cent cinquante mille âmes, cela ne leur donnerait pas plus de quatre-vingt mille combattans, incapables de tenir tête à huit légions soutenues par des troupes auxiliaires et gauloises qui avaient tant d’intérêt à défendre leur territoire.

« Plutarque vante son pont du Rhin qui lui paraît un prodige ; c’est un ouvrage qui n’a rien d’extraordinaire et que toute armée moderne eût pu faire aussi facilement. Il ne voulut pas passer sur un pont de bateaux, parce qu’il craignait la perfidie des Gaulois, et que ce pont ne vînt à se rompre. Il en construisit un sur pilotis en dix jours ; il le pouvait faire en peu de temps. Le Rhin à Cologne a trois cents toises ; c’était dans la saison de l’année où il est le plus bas ; probablement qu’il n’en avait pas alors deux cent cinquante. Ce pont pouvait avoir cinquante travées qui, à cinq pilotis par travée, font deux cent cinquante pilotis avec six sonnettes ; il a pu les enfoncer en six jours, c’est l’opération la plus difficile ; le placement des chapeaux et la construction du tablier sont des ouvrages qui se font en même temps ; ils sont d’une nature bien plus facile. Au lieu de mettre ces cinq pilotis comme il les a placés, il eût été préférable de les planter tous les cinq à la suite les uns des autres, à trois pieds de distance, en les couronnant tous par un chapeau de dix-huit à vingt pieds de long. Cette manière a l’avantage que si un des pilotis est emporté, les quatre autres résistent et soutiennent les travées.

« C’est ainsi que l’ingénieur comte Bertrand l’a fait en 1809 sur le Danube, à deux lieues au-dessous de Vienne, vis-à-vis de l’île de Lobau. Le Danube est une toute autre rivière que le Rhin. Ce premier fleuve de l’Europe a là cinq cents toises de large, vingt-huit pieds de profondeur. Le Rhin à Cologne, dans le moment où César le passa, n’avait pas quinze pieds de profondeur.

« César échoua dans son incursion en Allemagne, puisqu’il n’obtint pas que la cavalerie de l’armée vaincue lui fut remise, pas plus qu’un acte de soumission des Suèves, qui au contraire le bravèrent. Il échoua également dans son incursion en Angleterre. Deux légions n’étaient plus suffisantes, il lui en eût fallu au moins quatre, et il n’avait pas de cavalerie, arme qui était indispensable dans un pays comme l’Angleterre. Il n’avait pas fait assez de préparatifs pour une expédition de cette importance : elle tourna à sa confusion, et on considéra comme un effet de sa bonne fortune qu’il s’en était retiré sans perte. »

5.

Les dangers que César avait courus lors de sa première descente en Bretagne devaient l’éclairer sur les précautions à prendre pour une seconde expédition. Par ses ordres on construisit un grand nombre de vaisseaux, dont il prescrivit la grandeur et la forme ; vaisseaux propres à transporter des hommes, des chevaux, du bagage ; garnis de voiles et de rameurs.

Le proconsul fut étonné des travaux immenses qui s’exécutèrent dans un seul hiver, et attribua ces incroyables résultats à l’affection de ses troupes. Les chemins, les vaisseaux, les arcs de triomphe, tout ce qui servait aux conquêtes de Rome ou pouvait en rehausser la grandeur, était fait par les soldats de la République, et n’en était que mieux fait.

L’ordre fut donné aux légions de se réunir vers le port d’Itius, qui serait Boulogne suivant les uns et Calais suivant d’autres. Ducange et d’Anville indiquent Whissant où le détroit paraît encore plus resserré.

Tandis que les troupes se rendent au lieu indiqué, César, qui ne veut pas perdre un moment, traverse la Gaule, et arrive sur les bords de la Moselle dans le pays trévirien (an 700 de Rome ; 54 av. notre ère). Deux chefs s’y disputaient l’autorité. Indutiomar cherchait l’appui des Germains ; Cingetorix mendiait celui de Rome.

À l’approche du proconsul, Cingetorix se rendit auprès de lui. Indutiomar s’enfonça dans la vaste forêt des Ardennes ; presque tous les habitans du pays en âge de porter les armes s’y réfugièrent aussi ; mais ceux que César appelle les nobles abandonnèrent Indutiomar. Il fut contraint d’amener deux cents otages, de livrer son propre fils et une partie de sa famille ; ce qui ne le rendit pas plus soumis.

Parlant toujours en maître, César recommande aux Trévires de prendre Cingetorix pour chef. On lui obéit, et le proconsul vole à ses vaisseaux.

Il avait résolu d’amener en Bretagne la cavalerie de toute la Gaule, et de se faire accompagner par ceux qui exerçaient quelque autorité dans les assemblées. Avec de l’adresse, César les attira près de lui.

Ce Dumnorix qui, chez les Ædues, s’était élevé contre César, dès le temps qu’il repoussait les Helvètes, reçut ainsi l’ordre de le suivre. Il s’excusa d’abord, et crut ensuite qu’il pourrait s’échapper à la faveur du désordre inséparable de ces grands préparatifs.

Il s’évade en effet avec la cavalerie æduenne. César qui l’observait suspend l’embarquement, fait poursuivre le fugitif, et ordonne de le ramener mort ou en vie. On l’atteignit au bout de quelques heures. Il mit l’épée à la main en criant qu’il était libre ; mais on ne discuta pas ses droits. Dumnorix périt, et ceux qui l’accompagnaient sans oser le défendre, se laissèrent ramener à César. Tel fut le sort du premier défenseur de l’indépendance de la Gaule.

On continua l’embarquement jusqu’au coucher du soleil. Le vent se montrant favorable, César appareilla le soir même, et le lendemain vers midi sa flotte entra dans une baie commode, peu éloignée du lieu où elle avait abordé l’année précédente.

Les Bretons s’étaient rassemblés, afin de s’opposer de nouveau à la descente des Romains. Toutefois, intimidés à la vue de forces aussi considérables, ils s’éloignèrent de la côte. César croyant avoir trouvé une rade sûre mit à l’ancre ses vaisseaux.

L’île était occupée par des hordes différentes. Celles de la côte, de race belge, portaient encore les noms des peuples du continent dont elles étaient sorties ; les habitans du centre de l’île passaient pour en être originaires. Les Bretons n’ensemençaient point les terres, se nourrissaient de lait, de la chair de leurs troupeaux ; ils se vêtissaient avec des fourrures, se peignaient le corps, et laissaient croître leurs cheveux et leurs moustaches.

Une seule femme se livrait à dix ou douze hommes, surtout quand ils étaient frères ou parens : c’était un bien de famille. Il ne faut pas conclure de là qu’il y eut chez les Bretons moins de femmes que d’hommes ; mais seulement que l’on n’y possédait point les femmes avec les cérémonies du mariage, et que ces insulaires n’avaient pas encore compris qu’une femme ne doit appartenir qu’à un seul homme.

Les Bretons, dit César, donnent le nom de ville à un bois ceint d’un fossé capable d’arrêter l’incursion d’un ennemi. Telle a été l’origine de toutes les cités dans l’enfance des peuples.

On reconnaît par ces mœurs et par celles des Suèves que les Bretons et les Germains n’avaient pas encore quitté la vie nomade. Si les Gaulois sortaient de la Barbarie, ils le devaient aux Grecs, aux Phéniciens, aux Carthaginois, et surtout aux Romains qui les instruisirent après les avoir vaincus.

Ces insulaires, qui ne possédaient point de femmes en particulier, avaient déjà des rois, c’est-à-dire des chefs. César protégeait le fils de l’un d’eux, et le fit reconnaître pour souverain dans une partie de l’île ; mais ce ne fut pas sans de grandes difficultés.

Le proconsul venait de forcer un de leurs postes, quand on vint lui annoncer qu’une tempête élevée la nuit précédente avait causé des dommages considérables à sa flotte. Il quitta la poursuite de l’ennemi, et voulant prévenir désormais de semblables accidens, enferma ses vaisseaux dans l’enceinte du camp établi sur la côte[10]. Cette opération difficile employa dix jours et même dix nuits ; car les ténèbres n’interrompaient point les travaux.

Il paraît que les habitans de l’île de Bretagne, divisés par peuplades, se trouvaient fort désunis quand César y débarqua ; qu’ils profitèrent du répit que leur procurait le désastre de la flotte romaine pour se rapprocher, et qu’ayant oublié les querelles particulières, ils se réunirent sous Cassivellaunus, un de leurs chefs.

Il entra en campagne avec une armée considérable par son infanterie, sa cavalerie et ses chariots de guerre, pesantes machines, que les Bretons manœuvraient avec autant d’adresse que les Gaulois. Cassivellaunus connaissait tous les bois de son pays ; il harcela les Romains et leur fit beaucoup de mal dans cette guerre de chicane.

Cependant César parvint à intimider son ennemi à la suite d’une attaque dans laquelle Cassivellaunus avait espéré surprendre toute la cavalerie romaine. Les troupes bretonnes se débandèrent, et leur chef n’osa plus tenir la campagne.

Le proconsul profita de ce moment de terreur pour hâter sa marche, et arriva sur les bords de la Tamise, après avoir parcouru quatre-vingts milles depuis le lieu de son débarquement.

Le seul point qui fut guéable se trouvait défendu par une rangée de pieux épointés ; le rivage avait encore une palissade gardée par des troupes nombreuses. César ne craignit pas d’aborder ces obstacles, et les Romains, ayant de l’eau jusqu’aux épaules, forcèrent le passage.

Les connaissances de Cassivellaunus sur la guerre étaient certainement très-inférieures à celles de César, et les Bretons, malgré tout leur courage, ne pouvaient se comparer aux soldats légionnaires ; cependant, par un de ces coups hardis dont la réussite est presque toujours certaine, l’armée romaine tout entière fut sur le point d’être détruite.

Cassivellaunus avait imaginé de laisser César poursuivre ses succès dans l’intérieur du pays, et de fondre sur le camp retranché de la côte, qui renfermait les bagages et la flotte des Romains. Si ce chef breton eût été seulement un peu secondé dans cette diversion très-bien conçue d’ailleurs, César, sans subsistances et sans bagages, ne trouvait pas un seul vaisseau pour retourner dans les Gaules.

La défection de presque tous ses compatriotes ayant forcé Cassivellaunus à mettre bas les armes, César se hâta de quitter une contrée où il ne pouvait former aucun établissement.

À son retour, le proconsul tint l’assemblée des Gaules dans Samarobrive, ville bâtie sur les bords de la Somme, qui s’appelait alors Samara.

On a demandé si c’est Amiens, ou Saint-Quentin, ou même Cambray, bien que cette dernière ville ne soit point sur la Somme. Il eût mieux valu rechercher par qui fut composée l’assemblée qui s’y tint ; s’il n’y parut que des chefs Belges, ou si ceux des Celtes s’y trouvèrent ; si les Aquitains éloignés de Samarobrive y envoyèrent des députés ; si Galba, roi des Suessions, qui combattit César, et Commius qui régnait par ses ordres, et Divitiac, dont il avait fait massacrer le frère, et Indutiomar et Cingetorix, qui se disputaient l’autorité chez les Trévires, se trouvèrent à ce rendez-vous, et furent présidés par César ? Il n’en dit rien dans ses Mémoires ; il ne parle même pas des objets dont on s’occupa. Voyons donc les événemens qui suivirent.

On était en automne ; la moisson n’offrait point d’abondance ; César, afin de trouver plus aisément les moyens de nourrir ses troupes, étendit beaucoup ses quartiers d’hiver.

Il envoya Labiénus avec une légion chez les Rèmes, vers les confins des Trévires ; et Titurius Sabinus, à la tête d’une autre légion renforcée de cinq cohortes, alla maintenir les Éburons établis dans l’angle qu’on trouve au-dessus du confluent de la Meuse et du Rhin, aujourd’hui le territoire de Liége et de Maestrecht. Quintus Cicero occupa le pays Nervien, qui forme le Hainaut. Les autres légions étaient réparties chez les Morins ; en Belgique, près de Térouanne ; et chez les Essues dans l’Armorique.

César paraît s’être trompé quand il dit qu’excepté la légion commandée par Roscius dans l’Armorique où tout semblait tranquille, le cantonnement de ses troupes se trouvait renfermé dans une étendue d’environ trente-cinq lieues.

Depuis l’endroit où Térouanne était située, jusqu’à Liége ; de Liége à Reims ; et de Reims à Térouanne, on trouve près de cinquante lieues sur chaque côté du triangle. Mais quand cette étendue de terrain, occupée par les légions, se présenterait telle que le dit César, la distance devenait trop considérable pour qu’elles pussent se porter un assez prompt secours.

Il ne pouvait l’ignorer : Ambiorix et Cativulke, qui partageaient le souverain commandement chez les Éburons, n’attendaient qu’une occasion de faire éclater la révolte. Le proconsul aurait dû mettre un renfort à portée de secourir les troupes qu’il envoyait chez ce peuple ; il les croyait si bien en danger, qu’il joignit à la légion commandée par Titurius Sabinus cinq cohortes sous les ordres de L. Arunculeius Cotta.

Les Éburons voyant ces postes dispersés résolurent de réunir une armée considérable, et supposèrent qu’avec un peu de vigueur et de diligence ils parviendraient à les emporter. Ambiorix, surtout bien plus jeune que son collègue, brûlait de mettre ce plan de campagne à exécution, en attaquant de suite le camp de Titurius ; car chaque légion, suivant l’usage constant des Romains, hivernait dans un camp retranché.

Les pertes éprouvées par les Gaulois à cette tentative ôtant tout espoir de réussir, Ambiorix imagine un autre expédient. Il montre beaucoup d’égards pour les troupes romaines, et demande qu’on lui fournisse l’occasion de communiquer une affaire de la plus haute importance à leur général.

On a formé, dit-il, le dessein de détruire ce corps d’armée, et une horde nombreuse de Germains vient de passer le fleuve pour contribuer au massacre. Ambiorix ajoute que, malgré toutes ses remontrances, il a été obligé de céder ; mais qu’il éprouve en secret de l’affection pour Rome, et engage Sabinus à se bien tenir sur ses gardes, ou plutôt à se rapprocher de la légion la plus voisine, avant l’arrivée des Germains, et pendant qu’il conserve encore assez de crédit sur ses compatriotes pour les empêcher d’inquiéter cette marche.

À peine ces étranges paroles sont rapportées à Sabinus, qu’il assemble un conseil de guerre, et se résout, malgré l’avis de Cotta et les représentations d’un grand nombre d’officiers, à évacuer son poste pour se rendre aux quartiers de Quintus Cicero, éloigné de cinquante milles.

On ne conçoit pas que Titurius, qui depuis long-temps faisait la guerre, se soit laissé prendre aux paroles d’un ennemi battu, qui, sans déposer les armes, vient se justifier de sa conduite. Le camp romain, bien couvert, pouvait offrir une longue résistance ; les vivres n’y manquaient pas ; il devenait trop évident qu’Ambiorix voulait tenter par surprise ce qu’il n’avait pu exécuter à forces ouvertes.

Titurius Sabinus sortit de ses retranchemens sur une seule colonne (longissimo agmine) ; disposition vicieuse dans une telle circonstance, et embarrassée d’ailleurs par un nombre prodigieux de bagages. Mais ce général était si aveuglé, que loin de songer à prendre un ordre de marche qui pût le garantir d’une surprise, il n’eut même pas l’instinct de faire observer son ennemi.

Instruit de cette résolution par le désordre qui régnait au camp, Ambiorix se mit en embuscade dans une forêt voisine que devait traverser l’armée romaine, et parut en même temps sur ses flancs et sur ses derrières.

Titurius, étonné d’abord, reconnaît enfin le piége. Toutefois, comme il fallait faire une disposition, la grande étendue de la colonne ne permettant pas que l’on pût veiller sur tous les points, on résolut d’abandonner le bagage, de serrer les cohortes, et de se former en rond[11].

César dit que cet ordre, assez convenable dans la circonstance, découragea cependant le soldat ; il dut augmenter aussi l’ardeur des ennemis, qui jugèrent que la crainte et le désespoir pouvaient seuls dicter une détermination semblable.

Il est certain que cette disposition, si l’on accorde qu’elle doive être utile dans la défensive, n’offrait guère de ressources pour sortir de ce mauvais pas. Une troupe formée en rond ne peut se mouvoir sans se rompre ; les Romains s’ôtaient donc ainsi toute possibilité de manœuvrer. Or, il fallait bien, ou que Sabinus continuât sa route vers les quartiers de son collègue, ou qu’il tachât de rentrer dans son propre camp.

La résolution d’abandonner les bagages avait sans doute été prise dans l’espoir que les Gaulois se débanderaient pour piller ; et Sabinus, tout frappé de vertige qu’il était, n’eut sûrement pas manqué de faire payer cher à ces Barbares une faute qui sauva tant de fois des armées disciplinées. Sans cette conjecture, les bagages se seraient tout naturellement placés au milieu du rond.

Quoi qu’il en soit, les Gaulois, contre l’ordinaire, se conduisirent avec beaucoup de prudence ; les chefs parvinrent à leur faire comprendre que tout ce butin ne pouvait leur échapper après la victoire ; on ne vit pas un seul homme quitter son rang.

Les Romains, n’attendant plus de salut que de leur courage, se battirent avec une vigueur surnaturelle. Partout où les cohortes donnaient, il se faisait un carnage effrayant. Ambiorix, qui s’aperçut que ses troupes ralentissaient l’attaque, leur donna ordre de lancer les traits à une certaine distance, et de se retirer à l’approche des Romains. Comme les Gaulois étaient armés à la légère et fort exercés dans cette manière de combattre, Ambiorix supposa que les légionnaires, gênés dans leur marche, ne les joindraient pas facilement.

Ainsi, quand une cohorte s’avançait pour charger, les Gaulois fuyaient au plus vite, et dans leur retraite faisaient pleuvoir une grêle de traits. Mais aussitôt que le corps détaché se retirait pour reprendre son ordre de bataille, il était enveloppé et criblé sur ses flancs découverts.

On reconnaît ici les défauts de la disposition circulaire, qui ne permet que des attaques successives. Un ordre à deux fronts eût bien mieux valu ; il donnait la facilité de former une attaque de vive force, soutenue par la cavalerie, et l’armée romaine avançait alors à mesure qu’elle balayait le terrain.

Malgré tout le désavantage de leur position, les Romains faisaient payer cher à l’ennemi le plus léger avantage. Le combat, commence à la pointe du jour, s’était continué sans relâche jusqu’à deux heures de l’après midi, lorsque Cotta, qui n’avait cessé d’encourager les soldats par son exemple, fut blessé d’un coup de fronde au visage. Ce malheur découragea les cohortes, déjà privées de plusieurs officiers.

Titurius, troublé, crut qu’il obtiendrait une capitulation honorable d’Ambiorix, et lui envoya proposer de cesser le carnage ; il fut même assez téméraire pour se rendre sans précautions avec quelques tribuns et des centurions auprès de ce Barbare, qui accepta une conférence, et ordonna de massacrer les chefs romains.

Aussitôt, jetant des cris de victoire, les Gaulois se précipitent sur les cohortes et les mettent en désordre. Cotta périt les armes à la main avec la plus grande partie de ses soldats ; d’autres, ayant pu retourner au camp que l’on ne devait pas quitter, s’y maintinrent quelque temps, et préférèrent se tuer que de se rendre. Un petit nombre survécut à cette défaite, et se rendit, à travers mille périls, auprès de Labienus.

On a dit qu’il n’est pas toujours aisé d’expliquer la différence qu’il y a d’un homme à lui-même, suivant les circonstances où il se trouve. Titurius Sabinus en offre un exemple frappant. Comment reconnaître dans ce chef faible et crédule, toujours enclin à prendre le parti le plus mauvais, le lieutenant de César, qui, l’année précédente, avait montré tant de force d’âme et d’intelligence ? Qu’on relise la conduite de Titurius contre Viridovix.

Après cette victoire, Ambiorix part avec sa cavalerie pour se rendre chez les Aduatikes voisins de ses états, et marche jour et nuit, ayant ordonné à son infanterie de le suivre. Il annonce ses succès, et fait soulever tous les peuples qui habitaient aux bords de la Meuse et de l’Escaut.

Ambiorix arriva si subitement près des quartiers de Quintus Cicero, qu’il put intercepter les fourrageurs, et que le général romain eut à peine le temps de border les retranchemens avec ses troupes.

Après plusieurs tentatives inutiles, Ambiorix voulut recourir à l’artifice qu’il avait si heureusement employé contre Titurius. Mais Cicéron ne se montra pas aussi crédule ; et bien qu’il ignorât la défaite de son collègue, il résolut de demeurer dans son camp, et d’instruire César le plus tôt possible du danger où il se trouvait.

En attendant l’effet de ses divers messages, il s’occupa surtout de perfectionner ses lignes. En une seule nuit cent vingt tours furent construites, au moyen du bois dont on avait fait provision pour les retranchemens. On prépara encore dans ce peu de temps des armes de longueur, et des palissades ; on assembla des claies et des mantelets pour le parapet ; enfin on éleva les tours en y ajoutant des étages.

Les Gaulois, voyant un siége à former, et n’ayant aucune espèce de connaissance dans cette partie de la guerre, obligèrent les prisonniers romains et peut-être aussi quelques transfuges à diriger leurs travaux. Afin d’isoler le camp de Cicéron, ils creusèrent un fossé de quinze pieds de profondeur, élevant ensuite un parapet de onze pieds[12].

Ces Barbares ne possédaient pas d’instrumens pour remuer la terre ; ils la fouillaient avec leurs épées, et la transportaient dans les pans de leurs saies. Cette seule circonstance suffit pour faire connaître l’état misérable de l’agriculture, et de tous les arts, dans le nord de la Gaule.

S’il faut en croire César, les assaillans étaient en si grand nombre qu’ils ne mirent pas plus de trois heures à terminer cette circonvallation qui formait près de quinze mille pas géométriques. On sent qu’il y a erreur chez les copistes, ou inadvertance de la part du grand écrivain.

En effet, ce n’est pas la quantité de monde qui accélère la confection d’un ouvrage, mais bien l’ordre observé parmi les travailleurs. On admettra toujours difficilement que ces Gaulois, qui n’avaient d’autres outils que leurs épées pour couper la terre, et pas une seule voiture pour la transporter, aient pu terminer en trois heures, ces retranchemens de cinq lieues de tour.

Le septième jour du siége, un vent terrible s’étant élevé, Ambiorix fit lancer des dards enflammés et des boulets d’argile rougis au feu, sur le chaume qui couvrait les baraques du camp. L’incendie se manifesta bientôt, et les Barbares en profitèrent pour tenter une escalade. Jamais les soldats romains ne se montrèrent plus dignes que dans cette occasion, dit César.

Tandis que Quintus Cicero déployait toute son habileté, tout son grand courage, un Gaulois fut assez heureux pour porter ses lettres au proconsul. Plusieurs avaient échoué dans cette entreprise, et au moment où celui-ci plus heureux, parvint jusqu’à Samarobriva, César, qui ne savait rien de ces événemens, se disposait à passer en Italie.

Sa douleur fut violente. Il jura de ne plus couper ni sa barbe ni ses cheveux, que le meurtre de ses deux lieutenans, et le désastre de leurs cohortes ne fussent pleinement vengés.

Selon son usage, comptant plus sur la promptitude et la rapidité de ses mouvemens que sur le nombre de ses troupes, il rassemble à la hâte trois légions, en laisse une à Samarobriva, lui confie la garde de ses munitions et de ses bagages, et avec les deux autres légions qui ne présentaient pas un effectif de plus de sept mille hommes, il part en toute hâte au secours de Cicéron.

Il dirige ensuite un courrier vers Labienus, et lui donne l’ordre de faire avancer ses forces sur la Meuse ; enfin il instruit Cicéron de sa marche, et l’exhorte à persister dans sa courageuse défense. Labienus, environné d’ennemis, fut hors d’état de changer de position ; mais le cavalier gaulois qui portait le message pour les assiégés attacha sa dépêche à son javelot, et le lança dans le camp romain, suivant les instructions qu’il avait reçues.

Le trait se ficha dans une tour, et ce fut le troisième jour seulement que l’on recueillit la lettre. Il était temps ; le danger de Cicéron n’avait fait que s’accroître depuis l’envoi de la dépêche. Il assembla sa légion, qui fit éclater les transports de sa joie. Mais déjà, dans la plaine brillaient les feux incendiaires du proconsul.

Averti par cet indice, les Gaulois abandonnent la ligne de circonvallation, se portent avec toutes leurs forces au-devant de César, et s’établissent en deçà dans un large vallon que traversait un ruisseau.

César avait à peine sept mille hommes. Sa diligence lui devenant inutile, puisqu’il savait Cicéron hors de péril, il résolut de se poster le plus avantageusement possible, et de forcer son ennemi à venir l’attaquer dans cette forte position. Il était alors séparé des Gaulois par le ruisseau et le vallon ; ce terrain lui parut susceptible d’une bonne défense ; il y posa son camp et le fit retrancher solidement.

Il usa même d’artifice, et supposa qu’il parviendrait à dérober une partie de ses forces, en resserrant les intervalles de son camp, de manière que ses deux légions parvinssent à n’occuper que l’espace déterminé communément pour une seule.

Dans tous les engagement partiels, qui précèdent assez ordinairement une action plus décisive, les troupes de César semblaient résister à peine ; sa cavalerie fuyait presque en désordre devant la cavalerie gauloise ; tout dans le camp présentait le spectacle de la crainte et de la confusion.

Le proconsul voulait ainsi persuader à son ennemi qu’il évitait de le combattre, et le rendre assez imprudent pour le décider à gravir la montagne sur laquelle était assis le camp romain. Si les Gaulois commettaient cette faute, ils en faisaient une autre ; car ils laissaient derrière eux un ruisseau qui embarrassait leur retraite en cas de revers.

L’événement justifia les calculs de César. Les Gaulois, aveuglés par leur supériorité numérique, imaginent qu’ils n’ont rien à craindre, sinon la fuite d’adversaires qui n’osent même pas se mesurer avec eux ; ils passent le ravin, se rangent en bataille, et, voyant que les Romains ne sortent pas de leurs lignes, s’avancent en désordre jusqu’au pied des retranchemens avec l’intention de les forcer.

César attendait en silence le moment favorable. À peine il donne le signal, que ses troupes sortent par toutes les portes. Les Gaulois, épouvantés de cette attaque soudaine, plient, et sont bientôt culbutés.

L’armée romaine ne trouva plus d’obstacles, et opéra dans la soirée même sa jonction avec Quintus Cicero. À peine un dixième des soldats de ce général était sans blessure. Le proconsul put juger par là des dangers que cette légion avait courus.

Les habitans de l’Armorique venaient aussi de prendre les armes à la nouvelle de la victoire d’Ambiorix ; ils se dispersèrent après sa déroute.

Pendant ce temps, Indutiomar, chef des Trévires et beau-père de Cingetorix, soulevait son pays, et invitait les Germains à se jeter sur la Gaule. Mais la défaite d’Arioviste et celles des Tenchthères les avaient tellement effrayés, qu’aucun peuple de la Germanie n’osa se liguer avec lui.

Le proconsul résolut de ne point quitter la Gaule pendant cette fermentation. Il prit ses quartiers d’hiver près de Samarobrive, sur la Somme, convoqua les principaux de la Gaule, et parvint à leur persuader qu’il surveillait toutes leurs démarches.

Indutiomar tenait aussi des assemblées, et en présida une en armes. Quand on fait une telle convocation, dit César, tout homme en âge de combattre est obligé de s’y rendre, armé. Ces assemblées se réunissaient au commencement de la guerre, et celui qui arrivait le dernier était mis à mort aux yeux de la nation. Coutume qui n’a pu exister que chez un peuple plongé dans la plus excessive barbarie.

Le chef gaulois fit déclarer ennemi de l’état Cingetorix, son gendre et le protégé de César. Ses biens furent saisis et vendus. Indutiomar assura qu’il était ligué avec les Carnutes et les Sénons ; ce qui prouve que ces peuplades n’assistaient point à cette assemblée. On y résolut d’attaquer la légion de Labienus.

Elle campait sur les frontières treviriennes ; Indutiomar y marcha en personne. Labienus, instruit de ce projet par Cingetorix, se préparait à cette attaque. Il manda aux Rèmes de lui envoyer autant de cavalerie qu’ils pouvaient en réunir à l’instant même, la fit entrer de nuit, et la cacha dans ses retranchemens.

Indutiomar parut bientôt, et Labienus, pendant plusieurs jours, se contenta de repousser légèrement les attaques impétueuses de ses troupes. Mais un soir, comme elles se retiraient avec moins de précautions encore que de coutume, toute la cavalerie fut lancée à leurs trousses, et reçut l’ordre de ne s’attacher qu’au seul chef trévirien.

Les Gaulois se dispersèrent. Indutiomar, moins prompt à fuir, fut arrêté au passage d’une rivière, et massacré, suivant les intentions de Labienus. Ainsi périt le second défenseur de la Gaule.

Si l’on excepte l’expédition de Bretagne qui offre à peu près un résultat, le reste de cette campagne est pour ainsi dire plus à la gloire de Quintus Cicero et de T. Labienus qu’à celle de César.

La grande étendue qu’occupaient les quartiers romains dut engager Ambiorix à les attaquer ; ce qu’il n’aurait certainement pas osé faire, si chaque corps s’était trouvé à portée de se préter un prompt secours. Quand César envoya Titurius Sabinus avec une légion chez les Éburons, il crut devoir y joindre cinq cohortes, sans doute dans la persuasion où il était que ce quartier voisin des Trévires et des Germains, se trouvait le plus exposé. Il devait donc mettre une autre légion près de Titurius, tant pour le renforcer que pour établir des communications faciles entre ce lieutenant, Labienus et Quintus Cicero. Il est vrai que la légion commandée par Cicéron se trouvait plus rapprochée de Sabinus que de toutes les autres ; mais elle était encore trop éloignée comme l’événement le prouva.

Quintus Cicero campait à près de cinquante milles de Titurius, et Labienus en était éloigné de plus du double. Les Gaulois environnèrent Titurius si exactement qu’il ne lui fut pas possible d’en prévenir ses collègues. C’est que du temps de César on pouvait livrer une bataille, sans qu’on en fût informé, à la distance de quatre ou cinq milles ; tandis qu’aujourd’hui le feu de la mousqueterie et du canon décèle à dix lieues les combattans.

Toutefois la diligence que César apporta pour marcher au secours de Cicéron ; la précision avec laquelle il adressa ses ordres à ses lieutenans ; la position avantageuse qu’il sut choisir en face de son ennemi, et les moyens dont il se servit afin d’enfler son orgueil et d’endormir sa prévoyance ; ces combinaisons montrent un général qui sait mettre à profit les circonstances et le terrain, qui connaît d’ailleurs parfaitement le caractère de la nation qu’il vient combattre.

Les fautes de César se présentent ici avec une telle évidence que Napoléon n’a pas cru devoir en parler dans ses observations sur cette campagne. Mais il y traite un point d’art militaire qui n’est pas sans importance ; c’est la question si intéressante des camps retranchés. Depuis long-temps cet usage ne subsiste plus dans les armées modernes, quoique plusieurs grands capitaines aient essayé de le renouveler. La dissertation de Napoléon prouve quelles études profondes il avait faites sur la science militaire des anciens.

« La seconde expédition de César en Angleterre n’a pas eu, dit-il, une issue plus heureuse que la première, puisqu’il n’y a laissé aucune garnison ni aucun établissement, et que les Romains n’en ont pas été plus maîtres après qu’avant.

« Le massacre des légions de Sabinus est le premier échec considérable que César ait reçu en Gaule.

« Cicéron a défendu pendant plus d’un mois avec 5 000 hommes, contre une armée dix fois plus forte, un camp retranché qu’il occupait depuis quinze jours : serait-il possible aujourd’hui d’obtenir un pareil résultat ?

« Les bras de nos soldats ont autant de force et de vigueur que ceux des anciens Romains ; nos outils de pionniers sont les mêmes ; nous avons un agent de plus, la poudre. Nous pouvons donc élever des remparts, creuser des fossés, couper des bois, bâtir des tours en aussi peu de temps et aussi bien qu’eux ; mais les armes offensives des modernes ont une toute autre puissance, et agissent d’une manière toute différente que les armes offensives des anciens.

« Les Romains doivent la constance de leurs succès à la méthode dont ils ne se sont jamais départis, de se camper tous les jours dans un camp fortifié, de ne jamais donner bataille sans avoir derrière eux un camp retranché pour leur servir de retraite et renfermer leurs magasins, leurs bagages et leurs blessés. La nature des armes dans ce siècle était telle, que dans ces camps ils étaient non seulement à l’abri des insultes d’une armée égale, mais même d’une armée supérieure ; ils étaient les maîtres de combattre ou d’attendre une occasion favorable. Marius est assailli par une nuée de Cimbres et de Teutons ; il s’enferme dans son camp, y demeure jusqu’au jour, où l’occasion se présente favorable ; il sort alors précédé par la victoire. César arrive près du camp de Cicéron ; les Gaulois abandonnent celui-ci, et marchent à la rencontre du premier : ils sont quatre fois plus nombreux. César prend position en peu d’heures, retranche son camp, y essuie patiemment les insultes et les provocations d’un ennemi qu’il ne veut pas combattre encore ; mais l’occasion ne tarde pas à se présenter belle ; il sort alors par toutes les portes ; les Gaulois sont vaincus.

« Pourquoi donc une règle si sage, si féconde en résultats, a-t-elle été abandonnée par les généraux modernes ? Parce que les armes offensives ont changé de nature. Les armes de main étaient les armes principales des anciens ; c’est avec sa courte épée que le légionnaire a vaincu le monde ; c’est avec la pique macédonienne qu’Alexandre a conquis l’Asie. L’arme principale des modernes est l’arme de jet, le fusil, cette arme supérieure à tout ce que les hommes ont jamais inventé. Aucune arme défensive ne peut en parer l’effet ; les boucliers, les cottes de mailles, les cuirasses, reconnus impuissans, ont été abandonnés. Avec cette redoutable machine, un soldat peut, en un quart d’heure, blesser ou tuer soixante hommes ; il ne manque jamais de cartouches, parce qu’elles ne pèsent que six gros ; la balle atteint à cinq cents toises ; elle est dangereuse à cent vingt toises, très meurtrière à quatre-vingt-dix toises.

« De ce que l’arme principale des anciens était l’épée ou la pique, leur formation habituelle a été l’ordre profond. La légion et la phalange, dans quelque situation qu’elles fussent attaquées, soit de front, soit par le flanc droit ou par le flanc gauche, faisaient face partout sans aucun désavantage : elles ont pu camper sur des surfaces de peu d’étendue, afin d’avoir moins de peine à en fortifier les pourtours, et pouvoir se garder avec le plus petit détachement. Une armée consulaire renforcée par des troupes légères et des auxiliaires, forte de vingt-quatre mille hommes d’infanterie, de dix-huit cents chevaux, en tout près de trente mille hommes, campait dans un carré de trois cent trente toises de côté, ayant treize cent quarante-quatre toises de pourtour ou vingt-un hommes par toise ; chaque homme portant trois pieux, ou soixante-trois pieux par toise courante. La surface du camp était de onze mille toises carrées ; trois toises et demie par homme, en ne comptant que les deux tiers des hommes, parce que au travail cela donnait quatorze travailleurs par toise courante : en travaillant chacun trente minutes au plus, ils fortifiaient leur camp et le mettaient hors d’insulte.

« De ce que l’arme principale des modernes est l’arme de jet, leur ordre habituel a du être l’ordre mince, qui seul leur permet de mettre en jeu toutes leurs machines de jet. Ces armes atteignant à des distances très-grandes, les modernes tirent leur principal avantage de la position qu’ils occupent : s’ils dominent, s’ils enfilent, s’ils prolongent l’armée ennemie, elles font d’autant plus d’effet. Une armée moderne doit donc éviter d’être débordée, enveloppée, cernée ; elle doit occuper un camp ayant un front aussi étendu que sa ligne de bataille elle-même ; que si elle occupait une surface carrée et un front insuffisant à son déploiement, elle serait cernée par une armée de force égale, et exposée à tout le feu de ses machines de jet, qui convergeraient sur elle, et atteindraient sur tous les points du camp, sans qu’elle pût répondre à un feu si redoutable qu’avec une petite partie du sien. Dans cette position, elle serait insultée, malgré ses retranchemens, par une armée égale en force, même par une armée inférieure. Le camp moderne ne peut être défendu que par l’armée elle-même, et, en l’absence de celle-ci, il ne saurait être gardé par un simple détachement.

« L’armée de Miltiade à Marathon, ni celle d’Alexandre à Arbelles, ni celle de César à Pharsale, ne pourraient maintenir leur champ de bataille contre une année moderne d’égale force ; celle-ci, ayant un ordre de bataille étendu, déborderait les deux ailes de l’armée grecque ou romaine ; ses fusiliers porteraient à la fois la mort sur son front et sur ses deux flancs ; car les armés à la légère, sentant l’insuffisance de leurs flèches et de leurs frondes, abandonneraient la partie pour se réfugier derrière les pesamment armés, qui alors, l’épée où la pique à la main, s’avanceraient au pas de charge pour se prendre corps à corps avec les fusiliers ; mais arrivés à cent vingt toises, ils seraient accueillis, par trois côtés, par un feu de ligne qui porterait le désordre, et affaiblirait tellement ces braves et intrépides légionnaires, qu’ils ne soutiendraient pas la charge de quelques bataillons en colonne serrée, qui marcheraient alors à eux la baïonnette au bout du fusil. Si sur le champ de bataille il se trouve un bois, une montagne, comment la légion ou la phalange pourrait-elle résister à cette nuée de fusiliers qui s’y seront placés ? Dans les plaines rases même, il y a des villages, des maisons, des fermes, des cimetières, des murs, des fossés, des haies ; et s’il n’y en a pas, il ne faudra pas un grand effort de génie pour créer des obstacles et arrêter la légion ou la phalange sous le feu meurtrier qui ne tarde point à la détruire. On n’a point fait mention des soixante ou quatre-vingts bouches à feu qui composent l’artillerie de l’armée moderne, qui prolongeront les légions ou phalanges de la droite à la gauche, de la gauche à la droite, du front à la queue, vomiront la mort à cinq cents toises de distance. Les soldats d’Alexandre, de César, les héros de la liberté d’Athènes et de Rome fuiront en désordre, abandonneront leur champ de bataille à ces demi-dieux armés de la foudre de Jupiter. Si les Romains furent presque constamment battus par les Parthes, c’est que les Parthes étaient tous armés d’une arme de jet supérieure à celle des armés à la légère de l’armée romaine, de sorte que les boucliers des légions ne la pouvaient parer. Les légionnaires, armés de leur courte épée, succombaient sous une grêle de traits à laquelle ils ne pouvaient rien opposer, puisqu’ils n’étaient armés que de javelots (pilum). Aussi depuis ces expériences funestes, les Romains donnèrent cinq javelots (hastes), traits de trois pieds de long, à chaque légionnaire qui les plaçait dans le creux de son bouclier.

« Une armée consulaire renfermée dans son camp, attaquée par une armée moderne d’égale force, en serait chassée sans assaut et sans en venir à l’arme blanche ; il ne serait pas nécessaire de combler ses fossés, d’escalader ses remparts : environnée de tous côtés par l’armée assaillante, prolongée, enveloppée, enfilée par les feux, le camp serait l’égout de tous les coups, de toutes les balles, de tous les boulets : l’incendie, la dévastation et la mort ouvriraient les portes et feraient tomber les retranchemens. Une armée moderne, placée dans un camp romain, pourrait d’abord sans doute faire jouer toute son artillerie ; mais quoique égale à l’artillerie de l’assiégeant, elle serait prise en rouage et promptement réduite au silence ; une partie seule de l’infanterie pourrait se servir de ses fusils ; mais elle tirerait sur une ligne moins étendue, et serait bien loin de produire un effet équivalent au mal qu’elle recevrait. Le feu du centre à la circonférence est nul ; celui de la circonférence au centre est irrésistible.

« Une armée moderne, de force égale à une armée consulaire, aurait vingt-six bataillons de huit cent quarante hommes, formant vingt-deux mille huit cent quarante hommes d’infanterie ; quarante-deux escadrons de cavalerie, formant cinq mille quarante hommes ; quatre-vingt-dix pièces d’artillerie servies par deux mille cinq cents hommes. L’ordre de bataille moderne étant plus étendu, exige une plus grande quantité de cavalerie pour appuyer les ailes, éclairer le front. Cette armée en bataille, rangée sur trois lignes, dont la première serait égale aux deux autres réunies, occuperait un front de quinze cents toises sur cinq cents toises de profondeur ; le camp aurait un pourtour de quatre mille cinq cents toises, c’est-à-dire triple de l’armée consulaire ; elle n’aurait que sept hommes par toise d’enceinte, mais elle aurait vingt-cinq toises carrées par homme ; l’armée tout entière serait nécessaire pour le garder. Une étendue aussi considérable se trouvera difficilement sans qu’elle soit dominée à portée de canon par une hauteur. La réunion de la plus grande partie de l’artillerie de l’armée assiégeante sur ce point d’attaque détruirait promptement les ouvrages de campagne qui forment le camp. Toutes ces considérations ont décidé les généraux modernes à renoncer au système des camps retranchés, pour y suppléer par celui des positions naturelles bien choisies.

« Un camp romain était placé indépendamment des localités : toutes étaient bonnes pour des armées dont toute la force consistait dans les armes blanches ; il ne fallait ni coup d’œil, ni génie militaire pour bien camper ; au lieu que le choix des positions, la manière de les occuper et de placer les différentes armes, en profitant des circonstances du terrain, est un art qui fait une partie du génie du capitaine moderne.

« La tactique des armées modernes est fondée sur deux principes : 1o Quelles préférer, avant tout, l’avantage d’occuper des positions qui dominent, prolongent, enfilent, les lignes ennemies, à l’avantage d’être couvert par un fossé, un parapet, ou toute autre pièce de fortification de campagne.

« La nature des armes décide de la composition des armées, des places de campagne, des marches, des positions, du campement, des ordres de bataille, du tracé et des profils des places fortes ; ce qui met une opposition constante entre le système de guerre des anciens et celui des modernes. Les armes anciennes voulaient l’ordre profond ; les modernes, l’ordre mince : les unes des places fortes saillantes ayant des tours et des murailles élevées ; les autres, des places rasantes, couvertes par des glacis de terre qui masquent la maçonnerie : les premières, des camps resserrés, où les hommes, les animaux et les magasins étaient réunis comme dans une ville ; les autres, des positions étendues.

« Si on disait aujourd’hui à un général : Vous aurez comme Cicéron, sous vos ordres, cinq mille hommes, seize pièces de canon, cinq mille outils de pionniers, cinq mille sacs à terre ; vous serez à portée d’une forêt, dans un terrain ordinaire ; dans quinze jours vous serez attaqué par une armée de soixante mille hommes, ayant cent vingt pièces de canon ; vous ne serez secouru que quatre-vingts ou quatre-vingt-seize heures après avoir été attaqué ; quels sont les ouvrages, quel sont les tracés, quels sont les profils que l’art lui prescrit ? L’art de l’ingénieur a-t-il des secrets qui puissent satisfaire à ce problème ? »

6.

La mort d’Indutiomar n’assurait pas la tranquillité des Gaules. Le proconsul comprit, au contraire, que son exemple et celui d’Ambiorix allaient ranimer toutes les espérances ; il s’occupa donc d’augmenter ses troupes, et se fortifia de trois légions. Ces secours demandés par César furent accordés du consentement unanime du sénat ; car Rome n’eut garde de tomber dans la fausse politique de Carthage.

Au reste, César ne s’était pas trompé dans ses prévisions ; des complots se tramaient sur tous les points de la Gaule ; les parens d’Indutiomar appelaient les Germains à leur secours. (An 701 de Rome, 53 avant notre ère.)

Un général aussi vigilant que se montre César ne pouvait laisser réunir ses ennemis, et rendre ainsi la guerre plus difficile. Sans attendre le retour de la saison militaire, il prend quatre légions, et va fondre à l’improviste sur les malheureux Nerves qui avaient fait cause commune avec les Éburons. Tout le pays fut en proie à ses ravages.

Cette expédition terminée, le proconsul revient sur ses pas et assemble les états de la Gaule. Il ne dit pas dans quel lieu ; ne nomme aucun des peuples, ni des chefs qui s’y trouvèrent. Nous savons seulement que les Sénons, les Carnutes (ceux de Chartres) et les Trévires ne s’y rendirent pas. Cette circonstance semble indiquer que tous les autres y envoyèrent leurs députés.

Irrité de l’absence de ces trois peuples, et la regardant comme un commencement de révolte, César transfère l’assemblée à Lutèce, pour se rapprocher des Carnutes et des Sénons.

Lutèce, le chef-lieu, la cité du peuple parisien, était contenue tout entière dans une très-petite île située entre deux bras de la Seine ; on s’y renfermait au temps des incursions. Un large marais qui s’étendait vers le nord entre la rivière et plusieurs collines ; de grands prés, très-humides, qui, au sud-ouest, bordaient la rivière, servaient encore à défendre cette position.

Tandis que l’assemblée des Gaules se rend à Lutèce par l’ordre de César, il passe chez les Sénons, les surprend ; mais ce peuple lui demande grâce. Les Sénons se font protéger auprès de lui par les Ædues, alliés des Romains. César exige cent otages qu’il confie aux Ædues. Les Carnutes effrayés supplient les Rèmes d’intercéder pour eux, et César les soumet aux mêmes conditions.

Le proconsul aurait bien voulu porter d’abord la guerre chez les Trévires, qui paraissaient encore plus animés que les autres Gaulois ; il jugea toutefois plus avantageux de commencer par soumettre les Sénons et les Carnutes, déjà très-puissans par eux-mêmes, et dont la position au centre des Gaules devenait encore favorable pour se procurer des alliés. D’ailleurs il connaissait le danger de laisser derrière lui de tels ennemis.

Les Sénons et les Carnutes étant contenus, César revint à Lutèce présider l’assemblée des Gaules ; il en exigea de la cavalerie, et repartit aussitôt pour attaquer Ambiorix et Cativulke, qui seuls paraissaient encore vouloir lui résister. Commius, roi des Atrebates, et Cavarinus, rétabli chez les Sénons, régnaient, malgré ces peuples, par l’ordre du proconsul. Ils l’accompagnèrent avec un corps de cavalerie.

César prévoyait qu’Ambiorix éviterait de le combattre ; il ne marcha donc pas de suite contre lui. Avant même d’attaquer son pays, il voulut priver le chef de tout asile. Sous l’escorte de deux légions, il envoya les bagages de l’armée à Labienus, qui se trouvait dans le pays de Trèves, et avec les cinq autres, il parut chez les Ménapes, qui, à son approche, se retirèrent dans des bois et dans des marais.

Les Romains entrent dans ce pays par trois endroits à la fois, enlèvent les bestiaux, les hommes même restés dans la campagne, et, par leurs dévastations, forcent les habitans à demander la paix. Après avoir reçu deux des otages, et l’assurance qu’ils ne donneraient point d’asile à Ambiorix, César laisse Commius dans cette contrée marécageuse pour contraindre les Ménapes à tenir leurs promesses. Il marche alors contre les Trévires.

Cette partie de la Gaule lui tenait à cœur, moins pour la subjuguer que pour assouvir sa vengeance contre Ambiorix, et lui ôter toute espérance de retraite. César désirait ardemment atteindre ce chef des Éburons ; mais l’entreprise n’était pas facile, parce que Ambiorix, trop faible pour lui résister ouvertement, venait de former des alliances, et que, chassé de son propre territoire, il avait ailleurs une retraite assurée.

César savait également qu’il se refuserait d’en venir aux mains, même joint à ses alliés. Ainsi, pour lui ôter tout moyen d’échapper, le proconsul commence par attaquer les Ménapes ; ceux-ci vaincus, il marche contre les Trévires, les soumet encore, et enjoint à ces deux peuples de ne point recevoir chez eux le fugitif.

En l’absence de César, les Trévires avaient déjà éprouvé un échec considérable contre un de ses lieutenans. Ils venaient de rassembler des troupes nombreuses et devaient attaquer Labienus qui, avec une seule légion, hivernait sur leurs frontières, lorsque, arrivés à deux jours de marche du camp romain, ils apprennent que ce général a reçu un renfort de deux légions. Elles arrivaient envoyées par César avec les bagages.

Étonnés de cette nouvelle, ils s’arrêtent et décident d’établir leur camp a quinze milles de celui des Romains. Les Trévires se flattaient d’attendre ainsi tranquillement les secours qu’on leur avait promis de la Germanie ; mais Labienus pénétra leur dessein, et, connaissant leur ignorance dans la guerre, imagina un moyen pour les entraîner à combattre avant l’arrivée du renfort.

Il laisse cinq cohortes à la garde de son camp, prend les vingt-cinq autres avec de la cavalerie, vient se poster à mille pas (géométriques) des Trévires, et fait fortifier sa position.

Une rivière coulait entre les deux armées, et le passage en était difficile. Labienus n’avait aucune envie de le tenter, et encore moins espérait-il que les Trévires, qui attendaient les Germains de jour en jour, commissent une telle imprudence en face de l’armée romaine. Il fallait cependant engager l’ennemi à chercher le combat.

Afin d’y parvenir, Labienus feint de redouter des forces aussi considérables ; il dit en plein conseil que, les Germains arrivant, on ne doit pas s’exposer aux chances d’une bataille, et qu’il prend la résolution de décamper vers le point du jour.

En déclarant ainsi hautement son dessein, Labienus supposait que, parmi les Gaulois auxiliaires de l’armée romaine, il s’en trouverait quelques-uns très-empressés de porter cette nouvelle aux Trévires. À la nuit, il assemble les tribuns et les principaux officiers, leur découvre ses vrais projets, et recommande de faire beaucoup de bruit en décampant.

L’arrière-garde était à peine sortie de ses lignes, que les Gaulois, se croyant sûrs de la victoire, s’encouragent les uns les autres et passent la rivière.

Labienus, les voyant arrivés sur le terrain qu’il avait choisi, ordonne aussitôt à ses troupes de faire face en arrière, renvoie ses bagages sous l’escorte de quelques Turmes vers une hauteur peu éloignée, et, rangeant le reste de sa cavalerie aux ailes de son infanterie, donne le signal du combat.

Les Gaulois, surpris de se voir attaquer par un ennemi qu’ils croyaient effrayé de leur présence, ne supportèrent pas même le premier choc. Labienus les fit poursuivre par sa cavalerie, qui en massacra un grand nombre et ramena beaucoup de prisonniers.

La conduite de Labienus montre un général qui a bien étudié le caractère bouillant de son ennemi, et sait en profiter avec adresse. Nous ne devons toutefois pas omettre la réflexion de Rohan sur ce fait d’armes : « Je ne conseillerais jamais, dit-il, de tenter un tel stratagème avec de nouveaux soldats, qui, le plus souvent, s’effraient quand on vient à eux en courant et sans ordre ; ce qui, au contraire, assure ceux qui sont expérimentés au combat. » Cette remarque est d’une grande justesse.

Quelques hordes germaniques, qui s’étaient avancées pour secourir les Trévires, se retirèrent en apprenant leur défaite ; les parens d’Indutiomar s’enfuirent ; son ennemi, Cingetorix, redevint chef de ce peuple.

Le proconsul se décide alors à passer le Rhin pour châtier les Germains, et surtout pour fermer leur pays à l’ennemi qu’il poursuit sans relâche. César construisit un pont sur le fleuve, au-dessus de l’endroit où il l’avait traversé, et entra pour la seconde fois dans la Germanie.

Il apprit des Ubes, fidèles alliés de Rome, que les Suèves avaient voulu secourir les Trévires, mais qu’au premier bruit de son entrée en Germanie, ils s’étaient rassemblés en armes au bord de la Forêt-Noire, où ils attendaient qu’on vînt les attaquer.

César dit que la crainte de manquer de vivres en parcourant des pays habités par des Barbares qui ne cultivaient point la terre, l’empêcha de les aller chercher. Il revint dans la Gaule, rompit une partie du pont sur le Rhin, et plaça douze cohortes bien retranchées autour de ce qui en restait.

Il traversa la forêt des Ardennes pour arriver chez les Éburons. Un de ses détachemens fut prêt d’enlever Ambiorix. Sa maison était située dans les bois, comme celle de presque tous les habitans des Gaules, et cette situation le sauva : les bois couvrirent sa fuite ; on pilla tous ses effets.

César divisa son armée en trois corps. Tout le bagage fut porté par ses ordres dans le poste où Titurius et Cotta hivernaient avant leur défaite. Les fortifications qui les avaient si bien garantis de l’attaque des Barbares, étaient conservées dans leur entier. La quatorzième légion, qui faisait partie des trois légions que César venait de lever en Italie, resta sous les ordres de Quintus Cicero pour la garde de ce camp.

César prévint son lieutenant qu’il reviendrait dans sept jours. Le même rendez-vous fut donné à Labienus qui, avec trois légions, marchait vers l’Océan, dans les parties rapprochées du territoire des Ménapes ; et à Trebonius, chargé de dévaster le pays voisin des Udualikes avec un pareil nombre de légions.

Les Éburons, que le proconsul continuait de poursuivre, n’avaient ni troupes à opposer, ni villes, ni citadelles. Des bois, de vastes marécages, étaient leur seule défense. Ils s’y réfugièrent et dressèrent des embûches aux Romains. Les légions ne pouvaient y pénétrer en corps, et les détachemens périssaient frappés par des ennemis dispersés, et en quelque sorte invisibles.

Voulant, comme il le dit lui-même, exterminer et leur nom et leur race, mais désirant surtout épargner le sang de ses soldats, César imagina d’inviter tous les Barbares du voisinage à piller et massacrer cette nation fugitive. L’amour du brigandage en amena une foule prodigieuse : les champs, les cabanes, tout fut dévasté ; mais il résulta de cette invitation abominable un événement que César ne prévit pas, malgré sa grande sagacité.

Les Sicambres, ayant appris que l’on ravageait une contrée de la Gaule avec la permission des Romains, voulurent avoir part au pillage. Ils passèrent le Rhin au nombre de deux mille, et se jetèrent sur le bétail, dont tous les Barbares sont très-avides. Des captifs leur apprirent que César avait laissé ses bagages dans un camp, sous la garde de peu de soldats, et, bien que les Sicambres fussent venus pour dépouiller les ennemis des Romains, ils résolurent aussitôt de piller les Romains eux-mêmes, puisque l’occasion se présentait si belle. Un heureux hasard venait encore à leur secours.

Quintus Cicero, qui, suivant l’ordre de César, devait retenir, avec le plus grand soin, ses soldats dans le camp, crut pouvoir détacher cinq cohortes pour couper du blé à quelque distance. Neuf légions et une cavalerie nombreuse se trouvaient dans les environs ; Quintus Cicero se crut à l’abri d’une surprise.

Ce fut pendant l’absence des cinq cohortes, et lorsque la plus profonde sécurité régnait parmi les troupes romaines, que les Sicambres se présentèrent au pied des retranchemens. Ils avaient accompli leur marche avec tant de promptitude, et s’étaient si bien couverts par l’épaisseur des forêts, qu’ils purent enlever tous les vendeurs et toutes les marchandises placées aux portes du camp. Les Sicambres auraient forcé le camp même, sans leur incapacité extrême et la grande habileté des Romains.

Mais ils se tournèrent contre les cohortes occupées au fourrage, fondirent sur elles de toutes parts, et leur tuèrent beaucoup de monde. Quelques braves parvinrent à culbuter l’ennemi et regagnèrent le camp. La cavalerie romaine arriva la nuit qui suivit cette attaque, et, le lendemain, César parut en personne avec toutes ses légions. Les Sicambres repassèrent le fleuve ; ils avaient vengé les Éburons, et apprenaient à César qu’il est toujours dangereux d’éveiller la cupidité de l’homme.

Jamais on ne put prendre Ambiorix ; ses malheureux concitoyens furent seuls les victimes des Romains et de la barbarie des autres Gaulois. Cativulke, l’autre chef des Éburons, étant trop vieux pour s’enfuir, s’empoisonna avec de l’if, dont ces peuples savaient extraire un suc mortel.

César, ayant ainsi triomphé des Sénons, des Carnutes, des Trévires et des Éburons, tint une assemblée générale de la Gaule, à Durocortorum, sur le territoire des Rèmes. Il fit reprendre le procès des Sénons et des Carnutes, et condamna lui-même à mort Acco, l’instigateur des troubles. Plusieurs Gaulois s’enfuirent épouvantés ; César leur interdit le feu et l’eau, c’est-à-dire tout asile et tout moyen de subsister.

Il avoue avec une sorte d’ingénuité que l’on ne doit pas être surpris du soulèvement des Gaulois ; qu’il paraissait affreux pour des peuples qui avaient surpassé les autres en valeur, de perdre ainsi leur réputation guerrière, et de plier honteusement sous le joug des Romains.

Par cette réflexion César semble se condamner lui-même, et blâmer comme homme la sévérité qu’il exerçait comme conquérant. Mais l’enthousiasme pour la gloire de la patrie empêchait les Romains d’avoir de l’humanité.

Napoléon ne fait aucune remarque militaire sur cette sixième campagne ; et il est vrai que César s’y montre tellement avare de détails, que l’on peut craindre de ne pas le suivre avec toute l’exactitude qu’exigent de semblables investigations.

Il semble cependant que, si César se fût informé de la nature du pays situé au delà du Rhin, et surtout du caractère des peuples qui l’habitaient, caractère bien différent de celui des Gaulois, il semble, dis-je, qu’il n’aurait pas tenté cette seconde expédition dans la Germanie ; car elle lui fit perdre beaucoup de temps et n’aboutit à rien. S’il se trompa dans ses conjectures, il eut au moins la sagesse de le reconnaître, et de repasser en Gaule, où il employa plus utilement ses légions.

Toutes les opérations de cette campagne paraissent à la vérité n’avoir eu d’autre but que de se saisir de la personne d’Ambiorix ; mais nous n’en devons pas moins admirer l’habileté avec laquelle César conduisit la guerre. Il n’avait pas attendu le retour du printemps pour agir, et comprit très-bien que, s’il pouvait surprendre quelques-uns de ses ennemis et les mettre hors d’état de faire une diversion dangereuse, il viendrait aisément à bout des autres. On ne peut qu’admirer l’activité de César et cette pénétration étonnante qui lui indiquait toujours le meilleur parti à prendre et le plus important.

« Le second passage du Rhin qu’effectua César n’a pas eu plus de résultat que le premier, dit Napoléon ; il ne laissa aucune trace en Allemagne ; il n’osa pas même établir une forteresse en forme de tête de pont. Tout ce qu’il raconte de ces pays, les idées obscures qu’il en a, font connaître à quel degré de barbarie était encore alors réduite cette partie du monde, aujourd’hui si civilisée. Il n’a également sur l’Angleterre que des notions fort obscures. »

7.

Le meurtre de Dumnorix, la mort d’Indutiomar, l’emprisonnement de Cativulke, la fuite d’Ambiorix, le supplice d’Acco, la vente des Aduatikes et des Venètes, le massacre des Nerves et des Éburons, intimidèrent moins les Gaulois qu’ils ne leur inspirèrent de haine pour le nom romain. César, qui n’était pas né sévère, aurait dû le prévoir.

Il nous apprend lui-même que, pendant son absence, les chefs de la Gaule s’assemblèrent dans les bois. C’était autant l’effet de l’usage que celui de la crainte. Ils s’indignent d’être exposés à de tels outrages, jurent sur leurs enseignes de rester fidèles à la cause commune, et de mourir avant de perdre la liberté.

Les Carnutes, que le désir de venger Acco animait plus que les autres, se rangèrent sous la conduite de Cotuat et de Conetodum ; ils donnèrent le signal de la révolution, en massacrant dans Genabum (Orléans) tous les marchands romains. (An 702 de Rome ; 52 avant notre ère.)

En même temps, le jeune Vercingetorix faisait soulever les Arvernes (Auvergnats). Il était fils de Celtillus, qui eut le gouvernement de la Gaule, et périt coupable de conspiration contre la liberté de son pays. Si César, qui nous apprend ce fait, ne s’est point trompé, il faut que les Gaulois de la Celtique, après l’horrible incursion des Cimbres, aient pris la résolution de se réunir quelque temps sous un chef pour devenir plus forts.

Le fils de Celtillus, moins ambitieux que son père, voulut recourir à la force des armes. Son oncle Gobanitio et les principaux du pays s’opposèrent à son projet et le chassèrent de Gergovie. Quelques écrivains prennent cette ville pour celle de Clermont, d’autres indiquent Saint-Flour ; d’Anville croit la reconnaître dans un monceau de ruines à deux lieues au sud de Clermont.

Le jeune Vercingetorix, banni de sa ville natale, y rentra par une faction. Il chassa son oncle et ceux qui l’avaient secondé, et engagea dans son parti les Sénons, les Parises, les Pictons, les Cadurkes, les Turons, les Aulerkes, les Lemovikes et les Andes. Tous ces peupies habitaient de la Dordogne à la Seine. Ceux qui se trouvaient au nord de l’Océan entrèrent dans cette ligue, et tous reconnurent pour chef Vercingetorix. Il se fit donner des otages et des troupes.

Le Cadurke Lucterius devait faire soulever les peuples Gaulois voisins de la province romaine, et tenter ensuite une irruption contre cette province même. Ses projets furent déconcertés par le proconsul qui accourut d’Italie, commença par visiter la Gaule Narbonnaise, et la mit hors d’insulte. Elle confinait aux Arvernes, et César résolut de pénétrer dans le pays même du chef de cette nouvelle confédération.

La neige couvrait encore les montagnes ; mais rien n’arrêtait le soldat romain. César se fraie un chemin au travers des Alpes maritimes, et arrive sur les bords du Rhône. Sa présence suffit pour rassurer les Romains et contenir les Gaulois. Sans perdre de temps, le proconsul franchit la chaîne des Cévennes, que les habitans regardaient comme un mur impénétrable, et paraît dans l’Arvernie.

Il y laisse son armée sous la conduite de Brutus, court à Vienne au bord du Rhône, remonte jour et nuit le long de ce fleuve et de la Saône, traverse le pays des Ædues, et arrive chez les Lingons (ceux de Langres), où il avait deux légions.

De là, César mande à celles qui résidaient chez les Belges de venir le joindre. L’ignorance et l’imprévoyance des Gaulois sont telles, que le proconsul fait cette longue route sans être ni suivi ni attaqué par les troupes de Vercingetorix.

Ce général de la Gaule assiégeait inutilement une faible et petite ville bâtie par les Boïes que César avait faits prisonniers en repoussant les Helvètes, et que les Ædues établirent sur les bords de l’Allier. Cette ville, nommée par César Gergovie (Moulins) ne doit pas être confondue avec la capitale des Arvernes dont nous venons de parler. Les Boïes, suivant la fortune des Ædues, ne voulaient point se rendre à Vercingetorix.

Tandis qu’il perdait ainsi des momens précieux, César, toujours actif, passait du pays des Lingons, voisins de la Saône, dans celui des Sénons sur l’Yonne ; il laissait deux légions avec tous ses bagages dans leur ville d’Agendicum (Sens), enlevait Vellaudunum (Château-Landon, ou Beaune, dans le Gâtinais), et investissait Genabum (Orléans) au bord de la Loire.

Prévoyant que les habitans de cette ville chercheraient à s’enfuir pendant la nuit, il place deux cohortes à l’extrémité du pont ; elles massacrent les fuyards, tandis que les Romains entrent dans la ville et la réduisent en cendres. César passe la Loire sur ce pont encore chargé de cadavres ; il arrive chez les Bituriges, emporte Noviodunum (Nouan-le-Fuzelier, ou Neuvi-sur-Baranjon), place importante, et force Vercingetorix à se retirer. Il vole sur les bords de l’Eure, et met le siége devant Avaricum (Bourges), qui était alors la ville la mieux bâtie de toute la Gaule.

La rapidité de sa marche, et la reddition consécutive de ces trois places, firent prendre à Vercingetorix et aux autres chefs de la confédération le parti désespéré de brûler leurs propres villes et de dévaster le pays pour exterminer les Romains par la famine, puisqu’on ne pouvait les vaincre par les armes.

Cette résolution terrible réussissait infailliblement, si les Gaulois l’eussent exécutée avec autant d’intelligence que de courage. Plus de vingt villes furent brûlées en un seul jour chez les Bituriges : on ne voyait de toutes parts que le feu et la fumée des incendies.

On voulut détruire ainsi Avaricum ; mais tous les Gaulois prièrent Vercingetorix de l’épargner. On la croyait d’ailleurs imprenable. Elle était entourée par deux petites rivières et par un marais. On n’y pouvait arriver que par un chemin étroit, ce qui peut faire juger de ce qu’était cette ville, si magnifique, que tous les Gaulois demandèrent grâce pour elle. Vercingetorix consentit avec peine qu’on essayât de la défendre.

Posté à quelques lieues de l’armée de César, ce chef gaulois inquiéta beaucoup les Romains. Ils manquèrent de blé, ne se nourrirent pendant quelque temps que de la chair d’un peu de bétail, amené difficilement. César proposa même à ses légions de lever le siége, si elles souffraient trop ; mais elles n’y consentirent pas, et jamais il ne leur échappa un seul mot indigne de la vertu romaine. C’est le témoignage que rend leur général.

César remarque, à l’occasion de ce siége, que les Gaulois étaient très-industrieux ; qu’ils avaient surtout le talent de bien imiter, et confectionnèrent très-adroitement des machines à l’instar de celles des Romains, S’ils avaient aussi bien copié leur discipline, ils n’eussent pas été vaincus par eux.

En vingt-cinq jours, les Romains élevèrent une terrasse de trois cent trente pieds de base sur quatre-vingts de haut, qui dominait les murailles de la ville. Vercingetorix y jeta par les marais un renfort de dix mille hommes, et, avec sa cavalerie, s’avança pour seconder la sortie des assiégés. César crut l’occasion favorable pour forcer le camp gaulois. Il s’y porta ; mais le camp était trop bien fortifié par l’art et la nature ; le proconsul retourna dans ses lignes sans avoir rien fait.

Peu après, César donna l’assaut et entra dans la place. Tout fut mis à feu et à sang. De quarante mille individus qu’Avaricum renfermait, à peine huit cents se réfugièrent auprès de Vercingetorix, qui semblait prévoir cette catastrophe. Teutomar, roi des Nitiobriges, dont le père avait été déclaré l’ami des Romains, vint aussi le joindre. Il lui amena un gros corps de cavalerie levé dans ses états et dans l’Aquitaine. Des archers et des frondeurs grossirent ce renfort.

Les Ædues étaient presque le seul peuple qui ne se fût point déclaré contre César. Une division élevée chez eux contraignit le proconsul à suspendre le cours de ses victoires.

Deux jeunes gens, Cotus et Convictolitans, s’y disputaient la place de premier magistrat. Cette place était annuelle ; elle se conférait par élection. L’usage ne permettait point qu’elle fût remplie par deux personnes de la même famille ; deux parens ne pouvaient même pas assister au conseil national, que César appela sénat. Si l’on avait pu montrer des lois écrites, César les eût consultées et citées ; mais il se contente d’interroger quelques personnes, et de s’en rapporter à leurs avis.

Il crut devoir se déclarer pour Convictolitans. Mais la loi ou l’usage était peu sûr et peu reconnu, puisque la nation entière se divisait entre les deux contendans.

Le proconsul demande aux Ædues toute leur cavalerie, dix mille hommes d’infanterie, et distribue ces troupes en différens postes pour s’assurer des vivres. Il envoie Labienus avec quatre légions contre les Sénons et le Parises ; lui-même, avec les autres, se rend chez les Arvernes et assiége Gergovie, la patrie de Vercingetorix. Mais ce jeune homme, par ses talens et son grand courage, force César à lever le siége.

Tandis que les Romains campaient sous ces murs, Convictolitans, ce protégé de César, soulevait contre lui les Ædues, jusqu’alors si fidèles. Époredorix et Virdumar, quittant l’armée du proconsul se rendent à Noviodunum (Nevers), au confluent de la Loire et de la Nièvre, passent au fil de l’épée un détachement légionnaire, ainsi que les marchands romains qu’ils rencontrent, mettent le feu à la ville, et enlèvent tous les otages que ces peuples de la Gaule avaient donnés à César.

Le soulèvement devint plus général. César était entouré d’ennemis au bord de la Loire, et son lieutenant Labienus n’avait pas moins à craindre sur les rives de la Seine. Ce général fit preuve d’une grande habileté.

Les nouvelles qu’il recevait de toutes parts ne lui permettant plus de songer à étendre ses conquêtes, il jugea qu’il devait ramener le plus tôt possible ses troupes vers Agendicum. Cependant Labienus ne voulut pas faire sa retraite sans essayer de prendre sur les Gaulois quelque avantage.

Étant près de Lutèce, il assemble sur le soir ses officiers, et, après les avoir exhortés à exécuter ses ordres avec diligence, il distribue aux cavaliers les bateaux qu’il avait pris à Melodunum (Melun) ; il recommande de partir après la première veille, de descendre la rivière sans bruit l’espace de quatre milles et de l’attendre.

Cinq cohortes d’une légion restent à la garde du camp, les cinq autres reçoivent l’ordre de remonter le fleuve vers minuit avec tous les bagages, et de faire grand bruit dans leur marche ; enfin Labienus part lui-même, peu de temps après, avec trois légions, et se rend en silence à l’endroit où ses cavaliers doivent l’attendre avec leurs bateaux.

Son plan était d’engager les Gaulois à diviser leurs forces, et ces peuples en effet, s’imaginant que les Romains troublés par la révolte des Ædues, avaient séparé les légions pour mieux assurer leur fuite, ne manquent pas de donner dans le piége. Une première bande resta vis-à-vis le camp où Labienus avait laissé cinq cohortes ; une seconde descendit la Seine pour suivre les bateaux qui filaient vers Metiosedium (Meudon) ; la troisième division de l’armée gauloise remonta le fleuve afin d’observer Labienus.

La diligence de ce général pour passer la Seine avec les bateaux conduits par ses cavaliers fut admirable. L’ennemi trouva les Romains prêts à combattre quand il se présenta devant eux. Labienus attaque cette division, la bat malgré sa vigoureuse résistance, et ce succès entraîne la déroute des Gaulois restés vis-à-vis du camp romain. Après cet exploit, Labienus rejoignit César, qui avait aussi passé la Loire et marchait au-devant de son lieutenant.

L’assemblée générale de la Gaule se tenait à Bibracte (Autun) chez les Ædues, et déclarait Vercingetorix général de toutes les forces réunies des peuples confédérés.

Vercingetorix demande quinze mille cavaliers, veut que l’on brûle les habitations, que la contrée soit dévastée, et qu’on se borne à enlever les convois de César. Il prend aussi dix mille hommes d’infanterie, les envoie chez les Allobroges pour les engager à s’unir contre l’ennemi commun. Enfin, il ordonne que les Arvernes et les Gabales attaquent la province romaine.

Ce plan assez vaste fut mal exécuté. Le proconsul, ne pouvant tirer des secours de l’Italie ni de la Gaule Narbonnaise, fit venir de la Germanie quelques cavaliers. Ils arrivèrent en si mauvais état, qu’on fut obligé de leur fournir des chevaux. Mais cette cavalerie n’aurait pas dû pénétrer jusqu’aux Romains.

Dans ce péril, César crut devoir se rapprocher de la province romaine. Sa marche parut une fuite. Vercingetorix, craignant que l’ennemi ne lui échappât, manqua lui-même à son plan, et osa former une attaque. Ses troupes sans discipline et sans expérience ne purent tenir contre les légions. On fit un prodigieux carnage ; Crotus, Cavarillus, Époredorix, tous trois chefs æduens, furent faits prisonniers.

Vercingetorix se porta vers Alesia (Alise), capitale des Mandubes, située sur le sommet d’un mamelon escarpé[13]. Alesia, par sa position, devait passer chez les Gaulois pour une place imprenable, et Vercingetorix, qui tant de fois avait ordonné de brûler les villes, crut qu’il pourrait protéger celle-ci avec quatre-vingt mille hommes d’infanterie et quinze mille cavaliers.

À son arrivée, il se posta sur la montagne sous les murs de la ville, du côté de l’orient, et se couvrit d’un fossé et d’un rempart revêtu d’un mur de pierres sèches de six pieds de hauteur.

César, l’ayant suivi de près, se trouva le lendemain en vue d’Alesia. Il reconnut d’abord que le poste de Vercingétorix était hors d’insulte ; mais il ne crut pas impossible d’enfermer son ennemi sur cette montagne, en l’entourant de bonnes lignes, et de le forcer ainsi ou à décamper à temps, ou à subir les suites d’une disette inévitable.

César, en exposant les circonstances de cette grande entreprise, décrit avec beaucoup de clarté l’assiette des lieux, et toute la disposition du local. « La ville même, dit-il, était située sur le haut d’un coteau fort élevé, de sorte que César crut ne pouvoir l’emporter autrement que par un siége en forme. Au pied du coteau coulait de chaque côté une rivière ; il y avait devant la ville une plaine d’environ trois mille pas (géométriques) de long ; tout le reste était environné de coteaux peu éloignés de la place et aussi élevés que celui sur lequel elle était assise. »

En jetant les yeux sur la carte, on reconnaîtra dans le mont Auxois, où est aujourd’hui Alise, près de Sainte-Reine, le coteau élevé dont parle César. Les deux petites rivières qui coulent selon la direction indiquée dans le texte, sont la Loze et l’Ozerain. Les hauteurs que César désigne comme entourant en partie la montagne d’Alesia marquent, du côté du nord, celles qu’on rencontre entre Menestreux-le-Pitois et Bussy-le-Grand ; du côté de l’orient, on les reconnaît dans la hauteur qui est près de Darcey, et dans le mont Pevenelle ; vers le midi, se présente le mont Druaux, près de Flavigny ; enfin, entre cette dernière montagne et celle de Menestreux-le-Pitois, du côté de l’occident, on voit cette plaine que César évalue à trois mille pas romains.

Son armée comptait dix légions. Deux restées en arrière pour la garde des bagages, ne tardèrent pas à rejoindre. La cavalerie que César avait recrutée chez les Germains était aussi très-nombreuse. Appien d’Alexandrie la fait monter à dix mille hommes.

Le proconsul, ayant formé le dessein d’enfermer l’ennemi, commença par s’établir sur les hauteurs qui étaient peu éloignées de la ville. Deux légions placées sous les ordres d’Antistius Reginus et de Caninius Rebilus occupaient la montagne de Menestreux-le-Pitois ; il y en avait d’autres sur la hauteur entre Sauvigny et Darcey, sur le mont Pevenelle et sur le mont Druaux. Les camps de ces légions étaient fortifiés chacun séparément.

Cette disposition terminée, César ébaucha le premier plan de l’enceinte qu’il voulait embrasser par ses ouvrages, et d’abord marqua vingt-trois redoutes autour de la montagne que les troupes de Vercingetorix avaient occupée.

À peine César commençait les travaux, que Vercingetorix descendit avec sa cavalerie dans la plaine située entre le mont Druaux et celui où se trouve Menestreux-le-Pitois. Il se livra un combat très-opiniâtre pendant lequel César fit avancer une partie des légions pour soutenir ses gens. Les cavaliers germains décidèrent l’action ; les Gaulois furent repoussés en désordre.

Les redoutes étant établies, le proconsul se régla ensuite selon la nature du terrain, et tira d’un fort à l’autre des lignes de communication. Il s’occupa aussi d’ajouter de bons retranchemens, autant que l’assiette des lieux le permettait.

Mais l’exécution de cette entreprise n’était ni prompte ni aisée ; on avait à travailler sur un terrain difficile, entrecoupé par des hauteurs et des vallons. L’étendue que l’armée romaine embrassait avec les redoutes était de plus de onze mille pas (géométriques) de circonférence. Il fallait en même temps qu’une partie des troupes restât toujours sous les armes pour faire face aux Gaulois campés encore sous les murs de la ville ; et il se passa bien du temps avant d’avoir pu rassembler dans les environs tous les matériaux nécessaires.

Vercingetorix, voyant de sa montagne les travaux de César, et ne laissant pas d’en approfondir le but, n’osa toutefois décamper en présence des légions, de peur d’être défait sans ressources. Il résolut de rester à son poste, et d’encourager ses compatriotes à le secourir.

Il renvoya sa cavalerie, dont la subsistance l’embarrassait, et la chargea de représenter aux peuples de la Gaule la situation critique de ses affaires, et la nécessité de le dégager au plus vite, ne possédant des vivres que pour trente jours. Les Romains n’avaient pas à beaucoup près achevé les lignes de communication entre les redoutes ; cette cavalerie gauloise, forte de quinze mille chevaux, se sauva sans peine.

Après le départ de ses cavaliers, Vercingetorix quitta ses retranchemens et s’enferma dans la place ; mais César, averti par les prisonniers et les transfuges du plan et des espérances de ce général, conçut dans toute son étendue la grandeur de l’entreprise où il se trouvait engagé, et jugea indispensable de faire de nouveaux ouvrages.

Il dit qu’ayant embrassé avec sa ligne un terrain de près de onze mille pas (environ huit mille trois cents toises) de circonférence, on pouvait difficilement la garnir de troupes, bien qu’il devînt pourtant indispensable de le faire dans le voisinage de ces quatre-vingt mille Gaulois qui le gênaient par de fréquentes sorties.

Il imagina donc de creuser, du côté de la ville, un fossé à fond de cuve, de vingt pieds de profondeur, et d’autant de pieds de largeur. La terre qu’on en tira servit sans doute à mettre le soldat à couvert des traits.

Ce fossé perdu avait pour objet de former autour du poste de l’ennemi une enceinte moins grande et moins difficile à garder que celle de la ligne marquée par les redoutes ; c’était encore un moyen de donner toute sécurité aux travailleurs de cette ligne, car ils se sentaient protégés par un premier rempart.

Cependant toutes les éditions des Commentaires déterminent la distance entre ce fossé et la ligne à quatre cents pieds ou quatre-vingts pas romains ; c’est-à-dire trois cent soixante-trois pieds, ou environ soixante toises. Mais comme un fossé tiré, dans tout son contour, à une petite distance de la ligne même, n’en aurait différé par son développement que d’environ cent pas, il est certain qu’il eût toujours fallu employer un grand nombre de troupes à sa défense, ce que César voulait éviter ; ce simple avant-fossé à soixante toises de la ligne n’aurait pu d’ailleurs empêcher les Gaulois de tirer sur les soldats occupés aux grands travaux.

Ces considérations doivent faire admettre que l’espace entre la ligne et le fossé perdu était de quatre cents pas (géométriques), au lieu de quatre cents pieds, et qu’étant par conséquent trop éloigné du rempart de la contrevallation pour en être protégé, on s’était servi des terres de déblai pour élever une espèce de rempart, que les troupes bordèrent dans son enceinte.

César fit excaver à pic ce fossé, lui donnant vingt pieds de profondeur sur autant de largeur, de sorte qu’il devint plus profond et plus large que les fossés qui entouraient les lignes ; mais, n’étant pas de la même étendue, on put le défendre avec moins de troupes. Cette enceinte n’était que provisoire, César ne jugea pas à propos de lui donner une grande solidité. Les événemens prouvent qu’elle se trouvait entièrement abandonnée quand les Gaulois attaquèrent les deux lignes de contrevallation et de circonvallation.

Le texte serait donc altéré, et indiquerait quatre cents pieds au lieu de quatre cents pas : méprise de copiste assez commune, lorsqu’ils avaient des chiffres ou des mesures à exprimer par des lettres initiales. L’ancien traducteur grec des Commentaires qui précède toutes les éditions, et suit son auteur sur un manuscrit très-authentique, détermine la distance entre ce fossé et la ligne de contrevallation, à trois stades, ou trois cent soixante-quinze pieds romains.

Ainsi, le proconsul, quand il vint avec son armée en présence du poste inattaquable de Vercingetorix, commença par camper sur les hauteurs, établissant ses redoutes dans les endroits les plus convenables autour de la montagne d’Alise. César joignit ces forts par des lignes de communication pour former le blocus ; mais, aussitôt qu’il fut averti du départ de la cavalerie gauloise et du plan de Vercingetorix, il dut prendre d’autres mesures, et creusa ce fossé plus près de la place, afin de resserrer son ennemi et de se procurer les moyens de travailler aux grands ouvrages qu’il projetait.

C’était d’abord cette première ligne de contrevallation qu’il avait embrassée par des redoutes, et sur laquelle il traça deux fossés de quinze pieds de largeur avec une égale profondeur. Le fossé intérieur fut rempli des eaux que l’on tira des deux petites rivières qui serpentaient autour d’Alise ; derrière ce retranchement on éleva un terre-plein de douze pieds, auquel on ajouta un parapet avec ses embrasures ; et l’on planta sur la berne, entre le rempart et le parapet, des troncs d’arbres branchus qui sortaient en dehors. Le rempart était flanqué, dans toute son étendue, de tours distantes l’une de l’autre de quatre-vingts pas géométriques ou romains.

Mais il fallait encore se garder contre les ennemis du dehors, et la ligne de circonvallation que César fit confectionner, et à laquelle il ne donne pas moins de quatorze mille pas géométriques (près de cinq lieues) dans sa circonférence, fut faite comme l’autre, avec les mêmes obstacles.

Ayant terminé ses deux lignes du côté de la ville et de la campagne, César voulut leur donner plus de défense en rendant les approches d’une extrême difficulté. Ce fut alors qu’il imagina cette triple barrière dont le plan et l’exécution révèlent si bien son génie. Ces travaux sous Alise excitèrent un tel enthousiasme dans Rome, qu’on y disait qu’un mortel oserait à peine les entreprendre, mais qu’un dieu seul pouvait les terminer.

César traça un fossé de cinq pieds de profondeur devant l’une et l’autre ligne, et il y fit planter cinq rangs de troncs d’arbres ou de fortes branches aiguisées à la tête, et liées ensemble par le bas ; ensuite, en avant de ce premier obstacle, on creusa huit rangs de puits de trois pieds de profondeur, rangés en quinconce, et distans l’un de l’autre de trois pieds. Dans chacun de ces puits qui se rétrécissaient insensiblement, on enterra des pieux ronds de la grosseur de la cuisse, brûlés et aiguisés par le bout, et qui ne sortaient du fond qu’à la hauteur de quatre doigts ; le tronc fut couvert d’herbes et de broussailles pour cacher le piége ; enfin, au-devant de ce formidable appareil, César sema une immense quantité de chausse-trapes, hameçons de fer, attachés à un gros bâton de la longueur d’un pied, qui se fichait jusqu’aux aiguillons.

Il y avait autour du mont Auxois des hauteurs et des vallons d’un accès et d’un passage très-difficiles ; les travaux dûrent s’en ressentir. Mais malgré ces obstacles, et encore que la ligne de circonvallation présentât un développement de près de cinq lieues, César dit qu’il était venu à bout de la mettre en état de résister à l’armée de secours. Cette ligne avait son fossé de cinq pieds rempli d’arbres, ses huit rangs de puits en échiquier, ses chausse-trapes, en un mot, la triple barrière que César avait cru devoir ajouter à sa ligne de contrevallation dirigée sur Vercingetorix.

Ce travail prodigieux ne prit qu’environ quarante jours. L’armée de César se montait à près de quatre-vingt mille hommes ; elle était composée de dix légions, de quatre mille cavaliers, et de troupes auxiliaires. Sa confiance dans ses légions était si grande, qu’il disait souvent qu’avec elles, il pourrait bouleverser le ciel. Il se fit une si terrible consommation de bois sous Alise, que, les forêts des environs ne suffisant plus, on fut obligé d’aller se pourvoir au loin.

Sur ces entrefaites, les Gaulois assemblaient une forte armée dont ils donnèrent le commandement à quatre généraux. Le plus estimé était Commius l’Atrebate, jusqu’alors allié des Romains. Mais César le dit lui-même : ni l’amitié, ni le souvenir des bienfaits ne purent l’empêcher de servir sa patrie. L’amour de l’indépendance, et le désir de la recouvrer tout entière, avaient saisi les esprits. Il fallait renoncer à la qualité d’homme libre, ou s’unir avec le plus grand nombre contre les Romains.

Quelque diligence qu’on fit, ces troupes ne purent marcher au secours d’Alesia, au temps marqué par Vercingetorix. Ce délai jeta le désespoir dans l’âme des assiégés, qui, ne sachant pas ce qui se décidait en leur faveur et manquant déjà de vivres, délibéraient sur les partis les plus violens. On résolut de faire sortir toutes les bouches inutiles ; mais César ne les admit point dans ses lignes.

L’armée auxiliaire se montra enfin ; elle était forte de deux cent quarante mille hommes d’infanterie, et de huit mille cavaliers. Ces troupes arrivèrent devant les retranchemens, cinq semaines environ après le départ de la cavalerie de Vercingetorix.

Elles occupèrent d’abord les hauteurs du mont Auxois, près de Mussy-la-Fosse, et qui s’étendent jusqu’à Lantily et Grignon. César nomme cette montagne Collis exterior, pour la distinguer des hauteurs dont la ligne de circonvallation embrassait au moins une partie, et qui étaient plus près d’Alesia. On lit dans plusieurs éditions, que ces montagnes étaient à une distance de cinq cents pas géométriques des retranchemens romains ; mais les meilleurs manuscrits marquent mille pas, et le traducteur grec indique huit stades.

Le lendemain, toute la cavalerie des Gaulois se présenta en bataille devant cette partie de la circonvallation qui passait par la plaine, dans le terrain uni que la Brenne traverse entre Mussy-la-Fosse et Menestreux-le-Pitois, et où les deux légions de Caninius et d’Antistius étaient campées. Différens corps d’archers et de troupes légères s’étaient avancés avec la cavalerie, afin de la seconder pendant le combat. L’infanterie se posta sur la montagne, et se cacha autant que le terrain le permit.

La joie des Gaulois enfermés dans Alise était extrême. Du haut de la montagne, ils distinguaient le puissant secours de ces braves compatriotes, et ne songeaient qu’au moyen d’appuyer partout leurs efforts.

De son côté, César veillait sur les mesures que la prudence lui suggérait de prendre. Les cohortes marchèrent aux postes qui leur étaient assignés ; mais d’abord il tira de ses lignes toute sa cavalerie, et la lança contre celle des Gaulois qui semblait le défier.

Le combat qui se donna en cette occasion fut des plus opiniâtres, et dura depuis midi jusqu’au soir, sans qu’on eût, de part et d’autre, de grands avantages. Les escadrons germains, se réunissant à la fin pour charger ensemble, décidèrent la victoire en faveur de César.

Les Gaulois vaincus ne se découragèrent pas. On s’occupa de faire des fascines, des échelles ; on ajusta de longues faux et des crocs pour détruire et arracher les palissades et les défenses du parapet. Enfin, la nuit suivante, toute l’armée gauloise sortit du camp, et dirigea ses plus grands efforts contre cette partie de la circonvallation qui passait par la plaine, vis-à-vis la montagne qu’ils avaient occupée.

Excité par les cris de ses concitoyens, Vercingetorix tenta de même une sortie et s’efforça d’entamer la contrevallation aux endroits où elle ne passait pas par les montagnes. On fit des deux côtés des efforts inutiles contre les travaux des Romains, travaux qui n’étaient nulle part plus redoutables que dans la plaine.

Les troupes de secours, rebutées du mauvais succès de leur tentative, quittèrent l’entreprise au point du jour, et Vercingetorix, ayant long-temps lutté contre cette triple barrière que nous avons décrite, ne s’opiniâtra pas non plus de son côté.

Le mauvais succès de ces assauts fit remarquer aux Gaulois qu’ils avaient attaqué les retranchemens des Romains précisément aux endroits où ils étaient les plus forts. On envoya donc quelques gens du pays avec les chefs les plus entendus, afin de reconnaître les lignes dans toute leur circonférence.

Il leur parut probable qu’une enceinte d’une aussi grande étendue, tracée sur un terrain tellement inégal, devait présenter des points faibles, et il s’en trouvait un en effet, vers le nord, à la montagne où était assis le camp des deux légions commandées par Antistius et Caninius.

Voici comment César décrit cet endroit : « Du côté du septentrion, se voyait une colline que l’on n’avait point renfermée dans les lignes à cause de sa vaste étendue, de sorte que nos gens étaient dans la nécessité d’asseoir leur camp sur un terrain presque entièrement désavantageux, qui formait la pente douce de cette colline. »

La carte montre que la montagne située entre Menestreux-le-Pitois et Bussy-le-Grand, se trouve trop vaste et trop éloignée du mont Auxois pour qu’il fût possible de faire passer les retranchemens par son sommet. La ligne de circonvallation qui bordait de ce côté le camp des deux légions n’ayant pu être conduite que par la pente de cette montagne, il en résultait que l’ennemi, en s’emparant des hauteurs, devait commander les postes placés au-dessous, et qu’il jouirait de l’avantage de porter son attaque de haut en bas ; avantage qui serait très-important dans notre manière de faire la guerre, et qui le devenait encore plus chez les anciens.

Sur l’avis d’une pareille découverte, Vergasillaunus fut détaché à la tête de soixante mille Gaulois pour tenter l’attaque de ce côté. Vergasillaunus partit à l’entrée de la nuit, et, au point du jour, se trouva près de la montagne. Il n’y a point de doute que le vallon près d’Éringe ne fût celui où il cacha ses troupes. Ce général monta la hauteur, et l’attaque commença selon qu’on en était convenu.

Commius et tous les autres généraux se présentèrent en bataille devant leur camp, vis-à-vis des retranchemens de la plaine ; ce fut là où toute la cavalerie gauloise se déploya. Vercingetorix, devinant le dessein de ses compatriotes par leurs mouvemens, ne tarda pas non plus à descendre de sa montagne avec ses troupes, pourvues de tout ce qui était nécessaire pour donner l’assaut.

Le plus fort de l’attaque porta d’abord du côté de la hauteur où Vergasillaunus avait mené ses troupes, l’élite de l’armée. La supériorité du terrain, secondant leur extrême valeur, facilitait encore les moyens de couvrir de fascines les piéges et les puits, de combler en peu de temps le fossé.

Les efforts de Vergasillaunus pour franchir le rempart avaient tout le succès possible ; les Romains, pressés sans relâche, commençaient à plier de ce côté ; César, qui voit le péril, envoie à leur secours Labienus avec six cohortes, et ce général reçoit l’ordre de faire une sortie, s’il ne se sent pas en état de défendre la ligne.

Cependant Vercingetorix, qui avait renoncé à l’espérance de forcer les retranchemens de la plaine, s’avise aussi d’attaquer la contrevallation aux endroits où elle passait par les hauteurs. Il grimpe la colline assez escarpée entre Savoigny et Darcey, que César indique par les mots prærupta loca, marche à l’assaut en désespéré, et attache déjà les palissades pour escalader le parapet.

Le proconsul, averti de ce nouveau danger, détache d’abord le jeune Brutus avec six cohortes et un de ses lieutenans, Fabius, avec sept autres. Il paraît lui-même conduisant de nouvelles troupes, et à peine parvient-il à rétablir le combat.

Quittant bientôt ce poste pour voler au secours de Labienus, il fit sortir des lignes une grande partie de la cavalerie et lui ordonna de prendre à dos les Gaulois, qui, sous la conduite de Vergasillaunus, faisaient des prodiges de valeur. En jetant les yeux sur la carte, on verra que ce fut par le vallon situé près de Savoigny, que cette cavalerie déboucha pour gagner la hauteur du côté de Bussy-le-Grand, et tourner les Gaulois.

Labienus, qui s’était soutenu avec une peine extrême contre les efforts de Vergasillaunus, réussit enfin d’attirer successivement à son poste trente-huit cohortes, auxquelles l’inaction de Commius permit d’abandonner les retranchemens de la plaine. Rassuré par ce renfort, Labienus prit le parti de sortir de ses lignes et de se présenter aux Gaulois, l’épée à la main.

Le combat fut sanglant et opiniâtre. Le proconsul y survint en personne avec de nouveaux renforts. Toutefois ce fut sa cavalerie qui décida l’affaire en se jettant sur les derrières de Vergasillaunus. César devint maître alors de porter toutes ses forces contre Vercingetorix.

Ce chef intrépide fit des prodiges de valeur ; mais, ayant remarqué la défaite de Vergasillaunus et l’inaction des autres chefs, il fut contraint de songer à la retraite. Assemblant alors ses troupes, il leur dit que ce n’était point pour ses propres intérêts qu’il avait pris les armes, mais uniquement pour la liberté de tous les Gaulois. Il déclara qu’on pouvait disposer de sa personne si, pour obtenir de meilleures conditions, on voulait le livrer mort ou vif.

Les assiégés se rendirent ; ils furent vendus pour l’esclavage. César ne dit rien du sort qu’il réservait au brave Vercingetorix ; mais nous savons d’ailleurs qu’il déshonora sa victoire en attachant au char de triomphe un héros dont il aurait dû respecter le malheur.

Les Romains obtinrent ce grand succès autant par la mauvaise conduite des Gaulois que par la bonté de leurs lignes. Commius, à la tête de cent quatre-vingt mille hommes, reste simple spectateur des combats, et ne tente rien pour faire diversion. S’il avait formé du côté du mont Druaux, près de Flavigny, une attaque semblable à celle de Vergasillaunus, et s’il eût employé une autre partie de ses troupes à donner l’assaut aux retranchemens de la plaine, César n’aurait pu réunir toutes ses forces, et pliait peut-être sous le grand courage et la résolution de Vergasillaunus et de Vercingetorix.

Lorsque les cavaliers gaulois quittèrent Alesia, on convoqua de suite une assemblée. Il y fut résolu que l’on obligerait chaque peuple à fournir un certain nombre de combattans. Deux cent quarante mille hommes furent levés ainsi chez quarante peuples en un mois à peu près. Certes, l’activité romaine n’aurait pas eu plus d’effet.

Quelques-uns habitaient à cent cinquante lieues d’Alesia, et la Gaule manquait de routes. César nous donne la liste de ces quarante peuples qui formèrent l’armée de secours, et le contingent que chacun d’eux fournit. Il y a plusieurs remarques à faire sur ce passage de César.

D’abord cette confédération se présente comme la plus nombreuse que l’on ait tentée contre lui dans les Gaules ; elle n’était que de quarante peuples, et ils ne rassemblèrent que deux cent quarante mille hommes ; tandis que les quinze peuples de la Belgique, qui, cinq années auparavant, conçurent une autre ligue, avaient pu mettre sous les armes trois cent huit mille combattans.

On doit noter aussi que, de ces quinze peuples, huit seulement se retrouvent dans la liste de César. Les Ménapes, les Veromandues, les Aduatikes, les Condruses, les Éburons, les Gérèses, les Pémanes n’y paraissent point. Les Trévires, qui firent si souvent la guerre aux Romains, n’entrent point dans cette conjuration. Les Lingons et les Rèmes ne s’y montrent pas non plus.

Enfin, César, dans ses Commentaires, nomme environ quatre-vingts peuples de la Gaule. Dans ce nombre, il y en avait plusieurs de l’Allobrogie, d’autres de la Gaule Narbonnaise, qui n’était plus libre ; et nous ne sommes pas sûrs que César ait cité tous les peuples indépendans que la Gaule contenait.

Ces deux listes ne peuvent donc nous donner une idée juste de sa population, dont nous parlerons plus bas. On voit seulement que le plus grand effort que la Gaule ait pu faire, fut de mettre trois cent mille hommes sous les armes ; car, aux deux cent quarante mille qu’elle leva pour secourir Alise, on doit joindre les quatre-vingt mille qui s’y trouvaient renfermés.

Nous avons dit que Rome rassembla jadis deux cent quarante-six mille soldats d’élite contre les incursions des Gaulois ; que plus de cinq cent mille citoyens enregistrés se tenaient tout prêts à se mettre en marche ; que l’on en comptait même huit cent mille en âge de défendre la patrie. Cette ville se trouvait donc alors plus peuplée que la Celtique et la Belgique ne semblent l’être du temps de César.

Si minime que paraisse cette population, les Romains cependant n’eurent garde de mépriser un pareil voisinage ; car aucun peuple du monde ne se montra jamais plus brave que les Gaulois. Les Romains tenaient à leurs enseignes par serment ; chaque Gaulois s’attachait au chef qu’il avait choisi. Mais entre ces chefs la discorde était fréquente. Les divisions qu’elle faisait naître, et le défaut de discipline, indiquent la cause des revers que nos ancêtres éprouvèrent dans tous les temps. Le succès en tout genre appartient moins à l’impétuosité qu’à la constance.

On peut demander encore comment ces Nerves, exterminés cinq années auparavant, purent fournir alors cinq mille hommes ; et ces Venètes, vendus à l’encan, d’où en tirèrent-ils six mille ? Les Aduatikes, réduits comme eux à l’esclavage ; les Éburons, que César fit piller et massacrer, ne donnent plus du moins aucun signe d’existence. Enfin, par quels moyens César se procura-t-il cette liste, et quelle garantie eut-il de son exactitude ?

Cette armée de deux cent quarante mille hommes se trouvait commandée par quatre chefs. Commius, l’un d’eux, ne put résister au mouvement patriotique qui soulevait toute la Gaule, bien qu’il dût sa fortune à César. Labienus en eut connaissance, et tenta de le faire assassiner. Cette action était-elle d’une bonne politique, et capable de ramener les déserteurs au parti des Romains ?

On nomme pour les autres chefs Vergasillaunus, Arverne, parent du brave Vercingetorix ; Virdumar, Ædue, et un Époredorix : car on ne peut dire si c’est celui que César fit prisonnier. À ces quatre chefs on ajouta un conseil de députés des quarante peuples.

Cette nombreuse armée n’avait que huit mille hommes de cavalerie, quoique Vercingetorix en eût renvoyé quinze mille en se jetant dans la place. César dit, dans une autre occasion, que la cavalerie de toute la Gaule ne montait pas à quatre mille hommes ; cependant tous les auteurs conviennent que les Gaulois aimaient à combattre à cheval, et que leur cavalerie était supérieure à leur infanterie. Voilà encore bien des contradictions.

Les Ædues et les Arvernes implorèrent la clémence de César, et le proconsul persuadé qu’en gagnant ces deux nations on soumettrait toutes les autres, leur rendit vingt mille de leurs concitoyens. Mais il avait alors plus de prisonniers que de soldats, puisque, malgré cette restitution, il put encore donner à chaque homme de son armée un captif pour esclave.

Il distribua ses troupes pour les quartiers d’hiver, et prit les siens chez les Ædues, si long-temps fidèles alliés des Romains. C’est à cette grande victoire que finissent les Commentaires.

César ne les écrivit vraisemblablement que dans sa vieillesse, et périt avant de les avoir achevés. Ils furent terminés par un des compagnons de sa gloire ; mais déjà du temps de Suétone on était incertain si le continuateur se nommait Hirtius.

Nous avons donné, autant que nous l’avons pu, une idée exacte des travaux entrepris et exécutés sous Alise ; travaux prodigieux, qui doivent être un sujet éternel d’admiration. Les nombreux traducteurs de César, il faut bien le dire, n’ont rien compris à ces détails militaires, et confondent perpétuellement les deux lignes de contrevallation et de circonvallation.

Napoléon, qui avait plusieurs fois visité les lieux, ne s’est pas attaché à les décrire, et semble plutôt envisager le résultat des opérations. On conçoit cependant combien de tels renseignemens devenaient précieux sous la plume de ce grand homme. Nous continuerons de le citer comme nous l’avons fait à la fin des guerres précédentes. On verra que ses observations, par leur grande justesse, font naître encore bien des doutes à côté de ceux que nous avons exprimés.

« Dans cette campagne, dit-il, César a donné plusieurs batailles, et fait trois grands siéges, dont deux lui ont réussi ; c’est la première fois qu’il a eu à combattre les Gaulois réunis. Leur résolution, le talent de leur général Vercingetorix, la force de leur armée, tout rend cette campagne glorieuse pour les Romains. Ils avaient dix légions, ce qui, avec la cavalerie, les auxiliaires, les Allemands, les troupes légères, devait faire une armée de quatre-vingt mille hommes. La conduite des habitans de Bourges, celle de l’armée de secours, la conduite des Clermontois, celle des habitans d’Alise, font connaître à la fois la résolution, le courage des Gaulois, et leur impuissance par le manque d’ordre, de discipline et de conduite militaire.

« Mais est-il vrai que Vercingetorix s’était renfermé avec quatre-vingt mille hommes dans la ville, qui était d’une médiocre étendue ? Lorsqu’il renvoie sa cavalerie, pourquoi ne pas renvoyer les trois quarts de son infanterie ? Vingt mille hommes étaient plus que suffisans pour renforcer la garnison d’Alise, qui est un mamelon élevé qui a trois mille toises de pourtour, et qui contenait d’ailleurs une population nombreuse et aguerrie. Il n’y avait dans la place des vivres que pour trente jours ; comment donc enfermer tant d’hommes inutiles à la défense, mais qui devaient hâter la reddition ? Alise était une place forte par sa position ; elle n’avait à craindre que la famine. Si, au lieu de quatre-vingt mille hommes, Vercingetorix n’eût eu que vingt mille hommes, il eût eu pour cent vingt jours de vivres, tandis que soixante mille hommes tenant la campagne eussent inquiété les assiégeans : il fallait plus de cinquante jours pour réunir une nouvelle armée gauloise, et pour qu’elle pût arriver au secours de la place. Enfin, si Vercingetorix eût eu quatre-vingt mille hommes, peut-on croire qu’il se fût enfermé dans les murs de la ville ? Il eût tenu les dehors à mi-côte, et fût resté campé, se couvrant de retranchemens, prêt à déboucher et à attaquer César. L’armée de secours était, dit César, de deux cent quarante mille hommes ; elle ne campe pas, ne manœuvre pas comme une année si supérieure à celle de l’ennemi, mais comme une armée égale. Après deux attaques, elle détache soixante mille hommes pour attaquer la hauteur du nord : ce détachement échoue, ce qui ne devait pas obliger l’armée à se retirer en désordre.

« Les ouvrages de César étaient considérables ; l’armée eut quarante jours pour les construire, et les armes offensives des Gaulois étaient impuissantes pour détruire de pareils obstacles. Un pareil problème pourrait-il être résolu aujourd’hui ? Cent mille hommes pourraient-ils bloquer une place par des lignes de contrevallation, et se mettre en sûreté contre les attaques de cent mille hommes derrière sa circonvallation ? »

8.

Les Gaulois vaincus, mais non soumis, voulurent encore tenter le sort des armes. Leur conduite cette fois fut plus sage, et montre que l’expérience commençait à modifier un caractère bouillant et présomptueux.

Ils résolurent de former autant d’armées qu’il y avait chez eux de nations différentes, pensant que, s’ils parvenaient à remporter quelque avantage sur un point plus faible, ils diminueraient la confiance des légions romaines, et ranimeraient, au contraire, le courage de tant de peuples impatiens du joug.

Ce nouveau plan eût mis César en péril sans aucun doute, s’il s’était trouvé parmi les Gaulois assez de chefs habiles pour conduire ces corps isolés ; mais il fallait attaquer les Romains le même jour dans les différentes parties de la Gaule occupées, et pouvait-on l’espérer chefs qui ne savaient pas même s’entendre dans le conseil.

Leurs projets, connus de César avant d’être arrêtés, furent prévenus partout, malgré la saison rigoureuse. Il fondit à l’improviste sur les campagnes, surprit les habitans, fit de nombreux prisonniers, et anéantit encore tant d’espérances. (An 703 de Rome ; 51 avant notre ère.)

À peine revenu à Bibracte, le proconsul apprit que les malheureux Gaulois, au lieu de chercher à réparer leurs pertes par la concorde, formaient de nouvelles factions et se faisaient la guerre entre eux. Les Carnutes venaient d’attaquer les Bituriges, et ceux-ci, trop faibles pour se défendre, imploraient le secours de ces mêmes Romains qu’ils avaient voulu exterminer.

Aussitôt César vole chez les Carnutes, qui s’enfuient à son approche. Il se rend ensuite à Genabum, et campe au milieu des ruines de cette ville, brûlée par ses ordres dans la dernière campagne. Les habitans du pays s’étant dispersés, César les fit poursuivre par sa cavalerie.

Les Bellovakes, le peuple le plus puissant de la Gaule Belgique, et quelques autres nations du voisinage, s’étaient rangés sous les ordres de Commius et de Correus ; ils voulaient faire la guerre aux Sénons, pour les punir d’avoir embrassé le parti des Rèmes. César l’apprend et arrive chez les Bellovakes ; mais déjà les femmes, les enfans, le bagage, s’étaient cachés au fond des forêts.

Les hommes se campèrent sur une montagne environnée de marais, et toutes les manœuvres de César pour les décider à quitter leur position furent inutiles.

Le proconsul passa les marais, et plaça son camp à une portée de trait de ses ennemis. Il se couvrit de deux fossés à fond de cuve, de quinze pieds de profondeur, et d’un rempart de douze pieds de haut, surmonté d’un parapet, et défendu par un grand nombre de tours à trois étages.

Cinq cents cavaliers germains, conduits par Commius, entrèrent dans le camp des Gaulois, et augmentèrent leur confiance. Tous les jours des escarmouches avaient lieu entre les deux armées, sans rien changer à la situation des affaires ; enfin la cavalerie des Rèmes fut défaite par les Bellovakes, et périt presque entièrement.

Sur ces entrefaites, trois légions de renfort que César avait demandées arrivèrent sous les ordres de Trebonius. Les Bellovakes craignirent alors un siége semblable à celui d’Alise ; ils évacuèrent leur position, et en prirent une plus éloignée. César, qui avait sept légions, n’osa pas cependant attaquer des troupes qui se conduisaient avec tant de prudence.

Cette guerre pouvait changer de nature, lorsque Correus, ayant voulu tendre une embuscade aux fourrageurs romains, fut trahi par les espions que César entretenait probablement près de lui, et ce chef périt avec sept mille hommes d’élite. César eut bon marché du reste.

Du pays des Bellovakes, le proconsul passa dans celui des Éburons. Il revint ravager les états d’Ambiorix, et exterminer ceux qui avaient pu échapper à son premier massacre. Il voulait, dit Hirtius, que ce malheureux prince devînt l’horreur de ses sujets, s’il lui en restait encore. Mais de telles dévastations font détester ceux qui les commettent, et l’on en plaint ordinairement les victimes.

La discorde régnait toujours entre les Gaulois. Dumnacus, un chef des Andes, assiégeait Duracius dans Lemovicum (Poitiers). Deux lieutenans de César, C. Caninius et C. Fabius, arrivèrent successivement. Dumnacus fut défait, et obligé de s’enfuir à l’extrémité des Gaules.

Cependant Drappès et Lucterius avaient toujours le projet d’attaquer la province romaine, sans autre objet, sans doute, après tant de défaites, que de la piller et de venger leur pays ; mais, atteints par Caninius, ils se jetèrent dans Uxellodunum, ville du Quercy, qui n’existe plus aujourd’hui. Les Romains formèrent le siége de la place. Drappès et Lucterius en sortirent pour la mieux défendre. Lucterius fut mis en fuite dans un combat ; Drappès resta prisonnier dans un autre.

César, pendant ce siége, visitait les différens peuples de la Gaule, cherchant à se concilier les uns, à épouvanter les autres, désirant les contenir tous. Il était chez les Carnutes quand il voulut qu’on lui livrât le moteur de cette guerre. César le fit battre de verges et décapiter. Ce fut le second chef gaulois qui périt par la hache du proconsul.

Après cette exécution, il se rendit sous les murs d’Uxellodunum. La place était forte et défendue par des hommes intrépides qui avaient des vivres pour long-temps ; mais César fit couper les canaux d’une fontaine qui seule donnait de l’eau à la ville, et obligea les habitans de se rendre à discrétion.

Afin d’épouvanter par un exemple terrible les autres peuples enclins à la révolte, César fit trancher les mains à tous ceux qui s’étaient défendus, et les renvoya dans leurs pays. Rigueur abominable que rien ne peut justifier ; car ces hommes avaient fait ce que tous les Romains et César lui-même eussent certainement tenté contre des étrangers envahissant l’Italie.

Labienus soumettait de nouveau les Trévires. Commius, poursuivi dans un combat, blessa dangereusement ce Volusenus par qui Labienus avait voulu le faire assassiner ; mais, toujours sur le point de tomber entre les mains de ses ennemis implacables, il fit proposer à Marc-Antoine, l’ami de César, de vivre dans la retraite, si l’on voulait lui garantir sa tranquillité. On accepta ses offres, qui rendirent la paix à la Belgique : déjà la Celtique et l’Armorique étaient soumises.

Des murs d’Uxellodunum, César passa dans l’Aquitaine, où il ne trouva point de résistance. Il prit des ôtages, et revint à Narbonne.

Toutes les Gaules étant asservies, il ne s’agissait plus que de les contenir. César disposa ses dix légions de manière à veiller facilement sur tous les points du territoire.

Il en plaça quatre dans la Gaule Belgique ; deux chez les Ædues, à qui sa faveur donnait un grand crédit ; deux chez les Turones, entre les confins des Carnutes et ceux de l’Armorique, pour contenir toute la contrée jusqu’à l’Océan ; les deux dernières furent postées sur la frontière des Pictons et des Arvernes. Lui-même prit ses quartiers d’hiver à Nemetocenne chez les Bellovakes. Cette ville, que plusieurs savans prennent pour Arras, ne peut être que Nancel dans le Soissonnais, si toutefois Nemetocenne a laissé quelques traces.

César, guerrier si terrible, juge si sévère, quand on voulait se soustraire à son obéissance, était, pour qui consentait à se soumettre, le chef le plus caressant et le maître le plus doux. On le voit traiter les villes avec de grands honneurs ; il gagne les princes par des présens magnifiques, et surtout évite de charger les peuples d’un impôt trop lourd. On ne doit donc pas être surpris que les Gaules fatiguées de tant de combats inutiles, se décident enfin à subir sa domination.

Il employa neuf années à subjuguer des peuples qui n’avaient pu chasser de chez eux les Cimbres et les Germains.

Les Gaulois paraissent avoir opposé plus de résistance à César qu’à ces Barbares, dont les incursions n’étaient que des fléaux passagers. Ils commencèrent à se réunir contre lui dès la seconde campagne, aussitôt qu’ils apprirent que César voulait les assujettir ; mais, trop divisés entre eux, ils ne parvinrent à former une confédération générale qu’à la septième campagne, et alors il était trop tard.

Dans cette lutte sanglante, plusieurs Gaulois perdirent généreusement la vie. Tels furent Dumnorix, Indutiomar, Cingetorix, Camulogène, Correus et Saladus. Acco et Guturvatus périrent livrés au supplice ; Cativulke s’empoisonna ; Commius fut près d’être assassiné ; Époredorix, Cavarillus, Vergasillaunus, Drappès restèrent prisonniers, ainsi que Vercingetorix, et sans doute furent comme lui traînés en triomphe dans Rome. Puisque l’histoire a conservé les noms de ces hommes célèbres par leur grand courage, et qui combattirent pour la cause la plus juste, nous devons les respecter.

« De tous les généraux qui avaient conduit les Gaulois, pendant ces huit campagnes, et les avaient commandés dans la défense de leur liberté, deux seulement, dit Napoléon, survécurent à la guerre : Commius, seigneur d’Arvas, d’abord allié intime et ami de César, qui seconda tous ses projets en Gaule et en Angleterre, et qui devint un implacable ennemi lorsqu’il fut convaincu que les Romains en voulaient à la liberté de son pays ; mais, désarmé, il continua à vivre éloigné de la vue de tout Romain. Le second est Ambiorix, chef du pays de Liége, qui avait commandé les Belges, massacré les légions de Sabinus, assiégé le camp de Cicéron, et depuis soutenu constamment la guerre : il mourut ignoré, mais libre.

« Dans cette campagne, ajoute Napoléon, César n’éprouva de résistance que de la part des Beauvoisins ; c’est qu’effectivement ces peuples n’avaient pas eu, ou n’avaient pris que peu de part à la guerre de Vercingetorix. Ils n’eurent que deux mille hommes devant Alise. Ils opposèrent plus de résistance, parce qu’ils mirent plus d’habileté et de prudence que n’avaient encore fait les Gaulois ; mais les autres Gaulois n’en ont fait aucune en Berri comme à Chartres ; tous sont frappés de terreur et cèdent.

« La garnison de Cahors (Uxellodunum) était formée du reste des armées gauloises. Le parti que prit César, de faire couper la main à tous les soldats, était bien atroce. Il fut clément dans la guerre civile envers les siens, mais cruel et souvent féroce contre les Gaulois. »

9.

À peine le printemps permettait de voyager, que César partit pour l’Italie (an 704 de Rome ; 50 avant notre ère). Il parcourut la Gaule Cisalpine, et fut reçu partout au milieu des acclamations. Le temps de son gouvernement allait finir. Les peuples penchaient pour lui, le sénat pour Pompée ; César voulait le consulat. Afin d’intimider ses ennemis, il retourne en diligence à Nemetocenne, rassemble ses légions sur les bords du Rhin dans le pays des Trévires, et revient avec une armée aux extrémités de son gouvernement sur les confins de l’Italie. Ce fut là que, consultant les amis qu’il avait à Rome, il délibéra s’il passerait le Rubicon en simple citoyen ou en conquérant des Gaules.

Ambiorix, ni Indutiomar, ni aucun des chefs qu’il venait de combattre, n’avaient fui devant César avec autant de promptitude que Pompée. Ce vainqueur de Mithridate, appuyé du sénat et d’un parti nombreux, ne put se maintenir dans cette Italie où jadis Annibal, dénué d’amis et de secours, avait fait trembler Rome pendant dix-sept années.

Maître de l’Italie, César ne suit point son adversaire dans la Grèce. Il veut d’abord s’assurer de l’Occident. Il revient dans les Gaules, les traverse, et va chercher en Espagne les lieutenans de Pompée.

Marseille, cette ville si riche et jusqu’alors si paisible, sous prétexte de rester neutre dans les disputes de Rome, ose fermer ses portes à César ; tandis qu’elle y reçoit Domitius Énobarbus, que le sénat et Pompée avaient nommé gouverneur de la Gaule, et qui prétendait succéder à César.

Trebonius, avec trois légions, met le siége devant cette ville, et le même D. Brutus qui avait détruit les flottes de l’Armorique vient bloquer son port. César mande auprès de lui les chefs de la Gaule, lève des troupes dans l’Aquitaine, les conduit en Espagne ; mais, voulant s’assurer de la foi de ses légions pendant la guerre civile, il emprunte de l’argent des tribuns et des centurions, et le distribue en présent aux simples soldats.

Ainsi, dit-il, l’argent prêté devenait un gage pour répondre de la fidélité des chefs, tandis que les largesses étaient un appât qui attachait le cœur du soldat. Peu de généraux ont usé d’une politique plus profonde et plus sûre.

L’Espagne fut plutôt conquise que l’on ne prit Marseille. Cette ville, bâtie sur la Méditerranée, qui environnait trois parties de son enceinte, ne devenait accessible que par un seul côté, et l’art y déployait toutes ses ressources pour ajouter à la fortification naturelle.

Ses murs étaient construits à grands frais et munis avec cette surabondance d’une ville commerçante, riche et libre. Son port, excellent d’ailleurs, se trouvait défendu par une flotte nombreuse qui s’augmenta lors du péril. Ces forces maritimes pouvaient tenir tête à celles dont César disposait dans ces parages, et Brutus, qui voulait inquiéter et presser la ville, n’y fit que d’inutiles efforts.

Trebonius projeta deux attaques, l’une contre le mur qui aboutissait au port, et l’autre vers le côté méridional, le long du grand chemin à la grève. La principale attaque, dirigée par Trebonius en personne, devait se faire au moyen d’une terrasse de quatre-vingts pieds de hauteur[14].

Au siége de Bourges, on vit une jetée de cette espèce qui avait trois cents pieds de largeur. Il est probable que celle de Massilie ne présentait pas un front moindre. Cet ouvrage immense fut poussé selon les règles de l’art, et avec toute la diligence possible. On mit en œuvre des mantelets et des galeries pour couvrir les travailleurs.

Mais on avait affaire à un ennemi qui depuis long-temps s’occupait de sa défense. Les arsenaux étaient fournis de toutes sortes d’armes et de machines de siége. Plusieurs catapultes tiraient avec la plus grande roideur des poutrelles longues de douze pieds, grosses à proportion, et ferrées comme des pilotis.

Quelque précaution que l’on eût prise pour les galeries en les couvrant de quatre rangs de fascines couchées l’une sur l’autre, ces énormes traits les perçaient toutes, et allaient encore s’enfoncer fort avant dans la terre. Trebonius fut obligé d’ajouter de grosses poutres d’un pied d’épaisseur, afin de garantir les travailleurs qui appointaient les matériaux nécessaires pour la construction de la terrasse.

Il mit encore à la tête de l’ouvrage une tortue solide, sorte de galerie longue de soixante pieds, composée de grosses poutres, couverte et armée de tout ce qui pouvait résister au feu et aux pierres. Trebonius l’employa pour préparer et niveler le terrain que la jetée devait couvrir.

Malgré ces mesures extraordinaires, l’ouvrage n’avança pas beaucoup. Il semblait impraticable d’atteindre la hauteur qu’exigeaient les défenses de la ville. Les Massiliens d’ailleurs ne s’en tinrent pas au jeu de leurs machines, qui continuait jour et nuit sans aucun relâche : ils portèrent le fer et le feu dans les travaux par des sorties réitérées ; et, s’ils étaient souvent contraints à une retraite précipitée, plus souvent encore ils ruinaient quelque partie considérable de l’ouvrage des assiégeants.

Du côté de la flotte, la guerre ne se fit pas avec moins de vigueur. Nasidius, que Pompée envoyait avec seize navires au secours de Massilie, avait passé heureusement le détroit de Sicile en présence d’une escadre qui croisait pour César. Il se dirigea vers Domitius, et lui fit connaître son arrivée ainsi qu’au sénat de la ville, le sollicitant d’armer tous les vaisseaux disponibles, et de les joindre aux siens pour tenter un nouveau combat.

Les Massiliens se prêtèrent à ses vues, firent des efforts extraordinaires, et sortirent du port. Les trois escadres unies formaient une belle flotte avec laquelle on attaqua Brutus. Mais les Massiliens furent abandonnés dans l’action par les Romains, qui, n’ayant pas le même intérêt que les alliés à délivrer la ville, esquivèrent le combat et se retirèrent sains et saufs en Espagne. Les vaisseaux, contraints de rentrer dans le port, furent poursuivis et maltraités par Brutus, qui en prit quatre et en détruisit cinq.

Ce malheur ne découragea pas les assiégés. Par leur résolution opiniâtre à continuer les sorties, la terrasse avança lentement. Maîtres du haut des murs, ils commandaient tout le terrain situé entre la ville et les lignes romaines, de sorte que les légions n’osaient aller recevoir l’assaillant par-delà leurs ouvrages, ni le poursuivre après l’avoir repoussé.

Le dépit de ces sorties fréquentes et ruineuses détermina les officiers qui commandaient la droite de l’attaque à tenter de l’établir plus près de l’enceinte de la place, dans un poste indépendant des travaux. Ils poussèrent les galeries en avant, vis-à-vis d’une tour de la ville, et, sous la protection des mantelets, y bâtirent un mur de briques de cinq pieds d’épaisseur.

Il en eut trente de front ; on lui donna bientôt des flancs d’une dimension égale ; ce qui formait un carré propre à couvrir un corps d’élite, dont la destination fut de prendre en flanc les gens de la sortie. Ce poste pouvait encore protéger le grand ouvrage. Mais ce n’était qu’une faible ressource, et la supériorité des défenses sur les travaux de l’attaque ne promettait rien de décisif au général romain.

Un habile architecte lui représenta que, si cet ouvrage de briques, construit par les soldats uniquement pour se loger ou s’épauler, pouvait être porté à la hauteur d’une tour, Massilie serait bientôt prise. On en convint ; toutefois la proximité des murailles de la ville, le grand appareil des machines que les assiégés ne manqueraient pas de faire jouer, l’embarras de soutenir les travailleurs, vu l’éloignement des autres ouvrages, ces considérations formaient des obstacles peut-être insurmontables. Cependant, on ne recula pas devant les difficultés.

Elles furent grandes, et César, qui trouve l’entreprise admirable, se plaît à nous en donner le détail.

« Les légionnaires, dit-il, qui travaillaient sur la droite aux ouvrages, se voyant exposés aux fréquentes sorties des assiégeans, remarquèrent qu’il serait avantageux d’élever une tour de briques pour s’en faire une espèce de fort ou d’asile, au lieu d’une petite enceinte placée sous les murs de la ville, et dont ils s’étaient contentés jusqu’alors contre les incursions soudaines des assiégés. Ce poste leur servait de refuge quand ils étaient accablés par le nombre, et ils en sortaient pour repousser ou poursuivre l’ennemi. Cette petite enceinte comptait trente pieds sur chaque face, l’épaisseur de ses murs portait cinq pieds. Dans la suite, comme l’expérience est toujours un bon maître, lorsqu’on y joint l’industrie, on reconnut qu’en l’élevant à la hauteur d’une tour, on en tirerait de grands avantages, et voici comment ce projet fut exécuté.

« Cette tour étant poussée à la hauteur du premier étage, on engagea les bouts des poutres dans l’épaisseur de la maçonnerie, pour les mettre à l’abri des matières combustibles de la place ; puis on continua de murer au-dessus de ce plancher, tant que la protection des mantelets et des galeries le permit. On posa ensuite sur la maçonnerie, à peu de distance de l’aplomb des revêtemens intérieurs, deux solives en croix, afin d’y suspendre le plancher qui devait servir de couverture à la tour ; et sur ces solives on mit des poutres qui se croisaient en ligne droite, et qu’on réunissait ensemble à l’aide de madriers.

« Les poutres, un peu plus longues que la largeur totale de la tour, étaient saillantes au-delà de l’aplomb des revêtemens extérieurs, afin qu’on pût y attacher des rideaux pour mettre à l’abri les ouvriers qui maçonnaient sous le toit.

« Cette plate-forme, destinée à surmonter la tour, fut garantie du feu par des briques et de la terre glaise. On jeta encore des matelas par-dessus, afin que les traits et les pierres lancées par les machines n’endommageassent pas le plancher.

« Les rideaux dont on se servit pour mantelets flottans, étaient faits de câbles d’ancre ; ils avaient quatre pieds de largeur, et descendaient jusqu’au pied de la maçonnerie. On mit trois rangs de ces rideaux sur les trois faces de la tour qui étaient vues et battues de la place, et on les suspendit à ces poutres saillantes qui formaient un avant-toit au pourtour de l’édifice. On avait déjà remarqué en d’autres occasions qu’il n’y avait que cette espèce de nattes suspendues qui fussent impénétrables aux traits et aux autres armes offensives.

« Cette partie de la tour étant ainsi conduite et mise à l’abri de toutes les batteries de l’assiégé, on transporta ailleurs les mantelets dont on avait fait usage, et, au moyen de la mécanique, on commença par soulever en entier cette plate-forme au-dessus du premier étage, jusqu’à la hauteur où les rideaux suspendus pouvaient mettre les maçons à couvert. Sous cet abri, ils travaillaient aux murs sans rien craindre de la place ; tandis que, en haussant la plate-forme au fur et à mesure que s’élevait la maçonnerie, on se ménageait un nouvel espace pour bâtir.

« Le travail étant poussé à la hauteur d’un second étage, on engagea, comme auparavant, les poutres du plancher dans l’épaisseur de la muraille, et on se servit de la même manœuvre pour faire monter en entier la plateforme et les rideaux qui s’y trouvaient suspendus. Ce fut ainsi que sans perte et sans danger, on éleva cette tour de briques jusqu’à la hauteur de six étages. On y ménagea des embrasures dans les endroits convenables à l’emplacement des machines. »

Telle est la reproduction fidèle de ce passage des Commentaires, manqué par tous les traducteurs.

Mais déjà les accidens du siége commençaient à changer de face. Les Romains, à couvert dans leur citadelle, se trouvèrent en état de protéger les grands travaux de la terrasse, et ils dominaient pleinement sur la tour de la ville qui les écrasait auparavant. Ce dernier avantage procura encore aux assiégeans les moyens de protéger la construction d’une galerie pour l’approche du bélier.

César l’appelle musculus, et lui donne soixante pieds de longueur. Elle était composée de deux pièces de bois, avec des montans et un toit recouvert de briques maçonnées. Par-dessus on mit encore des cuirs pour empêcher l’eau de tremper le mortier ; le tout fut garanti par des matelassons. Cet ouvrage fini sous la protection de la tour, et à la faveur des mantelets, on le roula sur de grands cylindres dont les anciens faisaient usage pour tirer leurs vaisseaux à terre ou pour les lancer à l’eau.

Le trajet que cette lourde masse avait à faire pour arriver à la tour de la ville qui était opposée, ne se trouva pas grand, vu sa longueur de soixante pieds. On couvrit d’ailleurs soigneusement les manœuvres, et l’on parvint ainsi à établir une communication couverte depuis la tour de briques jusqu’au mur des assiégés.

La soudaine apparition de cette machine effraya les Massiliens. Ils craignirent avec raison qu’elle n’engendrât tout l’appareil nécessaire pour renverser leurs murailles. Ils firent rouler du haut des remparts, de grosses pierres et d’autres masses dont la pesanteur, augmentée par l’impulsion, aurait ruiné les mantelets ordinaires ; mais la galerie était à l’épreuve des fardeaux les plus pesans.

Ils eurent recours aux feux d’artifice, et lancèrent des barils enflammés remplis de poix noire, de résine et de soufre. Ce fut encore sans effet ; car, tombant sur le comble, ils roulaient de droite et de gauche, et les soldats les éloignaient avec des fourches.

Tant d’efforts inutiles de la part des assiégés devaient épuiser à la longue leurs moyens de défense, et donner aux assiégeans, toute la sécurité possible, pour fracasser le mur. Les Romains employèrent de gros béliers pointus connus sous le nom de tarrières, et l’on arracha les grandes pierres avec le corbeau démolisseur.

Les Massiliens découragés regardèrent le sac de la ville comme inévitable, et résolurent de tenter un accommodement. Ils sortirent en grand nombre sans armes, la tête ceinte de bandeaux blancs en signe de paix, et ils supplièrent le général romain de leur accorder une trêve jusqu’à l’arrivée de César, promettant de se rendre à lui.

Trebonius avait reçu l’ordre d’épargner la ville, et surtout d’éviter l’assaut. Il se laissa donc aisément fléchir, malgré les murmures du soldat, que l’espérance du pillage aidait à supporter patiemment la fatigue.

La trêve était conclue. On détacha peu de monde pour la garde des ouvrages. Trebonius paraissait sans défiance ; les armes des légionnaires restaient couvertes ; on n’attendait rien moins qu’une perfidie de la part des vaincus. Cependant quelques jours s’étaient à peine écoulés, que les Massiliens résolurent de mettre à profit une pareille incurie, et, choisissant l’heure de midi à laquelle le soldat se livrait au repos, se jetèrent tout à coup sur les ouvrages.

Ils défirent aisément les gardes ; puis, tirant parti du vent qui soufflait avec violence, eurent recours à l’incendie avant qu’on pût prendre des mesures pour s’y opposer. Le feu se communiqua. La grande terrasse, les tours avec leurs machines, les tortues, les galeries, les mantelets, tout brûla, et l’ouvrage de plusieurs mois ne présenta plus que des cendres.

Les Romains, revenus de leur surprise, sortirent bien du camp ; mais il était trop tard. Les Massiliens se retiraient, et on n’osa les poursuivre, sans la protection des machines qui défendaient leurs murs. Ils purent même encore brûler la fameuse galerie avec la tour de briques.

Le lendemain, le même vent continuait, et les assiégés tentèrent de mettre le feu aux ouvrages de la petite attaque, qui étaient beaucoup moins avancés. Les Romains, cette fois, se tenaient sur leurs gardes et les repoussèrent vigoureusement.

Le soldat reprocha ce malheur à l’excès de bonté du général ; mais il n’en témoigna que plus vivement le désir de recommencer les travaux, afin de punir une pareille perfidie. Le bois manquait ; tout le pays était épuisé par la construction de la terrasse, des tours et des galeries ; on n’en trouvait même plus pour continuer les ouvrages de l’autre attaque. Le génie de Trebonius et l’ardeur du soldat suppléèrent à tout par un travail digne d’admiration.

Trebonius fit tirer deux murs de briques qui enfermaient le terrain couvert par la terrasse ruinée. Ces murs présentaient six pieds d’épaisseur, et le travail en fut entrepris en plusieurs endroits sous la protection des galerie d’approche. La diligence et l’adresse du soldat étaient si grandes, qu’en peu de temps, ces murailles atteignirent la longueur déterminée, et s’élevèrent environ à la hauteur des galeries.

On couvrit le front de l’espace qui séparait les deux murs de tout l’appareil des mantelets et des galeries qui se trouvaient dans le camp, et on en protégea ensuite l’élévation par des mantelets flottans, suspendus à des mâts.

Les deux flancs étant garantis par ce mur, on éleva, de distance en distance, de grands et larges piliers. On employa le carreau et la pierre que l’on trouvait en abondance dans les environs. Ces piliers, joints par de grosses poutres et des madriers, avec lesquels on fit l’entablement, servirent de base à l’énorme masse de pierres, de terre, de fascines et de décombres de l’ancienne terrasse ; car on s’en servit pour élever cette construction à la hauteur projetée. Ainsi, il y eut un souterrain à colonnade, et le soldat, en s’y logeant et en y pratiquant des ouvertures de distance en distance, pouvait défendre l’ouvrage, sans avoir besoin de galeries qui manquaient depuis l’incendie.

Les Massiliens se virent donc menacés d’une nouvelle plate-forme qui, bien qu’incapable de porter des tours, devait pourtant favoriser l’approche du bélier. La disette des vivres, et une maladie contagieuse qui régnait parmi les habitans, devaient les réduire au désespoir. Ils proposèrent de nouveau de se rendre.

Heureusement pour eux, César venait d’arriver au camp, Il ne voulait pas qu’on lui reprochât la ruine de cette ville célèbre et reçut ses propositions. César enleva les armes, les vaisseaux, et les trésors dont il avait besoin ; mais il laissa les lois, les usages et les formes républicaines d’un gouvernement qu’il n’avait nul intérêt à changer. Ces conditions parurent encore plus douces que le vaincu n’avait lieu de les attendre.

La prise de Marseille fut le dernier exploit de César dans les Gaules. Il en partit pour aller vaincre Pompée en Grèce, Ptolémée en Égypte, le fils de Mithridate dans l’Asie-Mineure, Caton, en Afrique, et les enfans de Pompée dans cette même Espagne d’où il avait chassé les lieutenans de leur père.

Ces victoires remportées par César sur les Romains, dans toutes les parties du monde connu en ce temps, ne lui prirent que cinq années. Il en avait passé neuf à soumettre les deux tiers de la Gaule, depuis les Cévennes jusqu’à l’embouchure du Rhin qui se jetait alors dans l’Océan germanique.




Si la population d’un peuple fait sa force et prouve sa prospérité, il doit être utile de connaître la population de la Gaule avant la conquête des Romains.

Jamais César n’indiqua d’une manière positive le nombre des Gaulois qu’il eut à combattre, et encore moins combien il en tua. Nous ne savons rien de précis non plus sur les villes et les nations qu’il parvint à soumettre. Mais Plutarque, cent quarante ou cent cinquante ans après lui, osa faire un tel calcul, et, avec ce défaut d’examen qui lui est ordinaire, avança que César avait eu en tête plusieurs fois trois millions d’hommes armés.

Plutarque ajoute que César tua un million d’individus, et fit aussi un million de prisonniers ; qu’il emporta huit cents villes, et soumit trois cents nations. Toutes ces exagérations sont démenties par les Commentaires. César y parle de quatre-vingts peuples, nomme vingt-huit villes, et nous avons vu qu’il ne rencontra jamais plus de trois cents mille combattans.

Plusieurs savans modernes, cherchant à évaluer la population des Gaules, ont, par vanité, par gloire de leurs ancêtres, préféré le calcul du philosophe grec, qui n’approcha jamais de nos frontières, au témoignage du héros qui occupa le pays pendant neuf années. Ces savans ont fortifié leur sentiment par les récits de quelques anciens auteurs.

Diodore de Sicile écrivait sous Auguste, trente ou quarante ans après la mort de César. Il dit que les plus fortes nations de la Gaule pouvaient être composées de deux cent mille individus, et les plus faibles, de cinquante mille. Mais Diodore ne spécifie point le nombre de ces nations, et César n’avait compté que quatre-vingts peuples.

On voit par les listes de ce grand homme de guerre, qu’il n’existait dans la Gaule que deux seules nations en état de fournir cinquante mille guerriers ; ce qui porte, en effet, pour chacune la population à deux cent mille âmes. C’est donc pour les deux peuples quatre cent mille. Ces mêmes listes nous montrent aussi que beaucoup d’autres nations ne pouvaient fournir au-delà de quatre à cinq mille combattans.

Pour ne rien contester à Diodore, supposons que, sur ces quatre-vingts peuples comptés par César, les soixante et dix-huit qui n’avaient pas chacun deux cent mille individus en produisissent cinquante mille. Ce serait pour la population de tous, trois millions neuf cent mille ; lesquels joints aux quatre cent mille des deux peuples qui pouvaient armer cinquante mille hommes, ne donnent encore que quatre millions trois cent mille habitans.

Flavius Josèphe et Appien, plus éloignés de la Gaule, n’écrivirent que deux cents ans après la conquête, lorsque le nombre des villes et celui des habitans de la campagne s’étaient déjà beaucoup multipliés. Le premier prétend que les Gaules contenaient trois cent quinze nations et près de douze cents villes ; elles auraient eu quatre cents peuples et huit cents villes, suivant le second.

Ces mots vagues de peuples et de villes n’indiquent rien de positif pour la population. Il n’est même pas certain que ces auteurs ne comprissent, sous la dénomination de Gaule, cette grande partie de l’Italie qu’on appelait alors la Cisalpine. Mais, en supposant toujours que chacune de ces douze cents villes prétendues, citées par Josèphe, eussent été peuplées de deux mille âmes, on ne trouverait encore que deux millions quatre cent mille habitans dans les villes.

Ce calcul devient même exagéré. Lutèce n’était pas une des moindres cités de la Gaule ; et cependant, elle ne pouvait contenir alors deux mille individus. On ne doit pas juger son étendue par la superficie que le terrain présente aujourd’hui, puisqu’on a réuni plusieurs petites îles ; d’ailleurs les habitations n’avaient point d’étages, et ne se trouvaient pas contiguës.

Ainsi, quoiqu’il devienne certain que ces douze cents villes n’étaient que des villages, il faudrait encore supposer à peu près autant de gens dispersés dans les campagnes, pour atteindre au nombre d’habitans qu’indique l’évaluation des divers écrivains comparée à celle de Jules César.

Un homme beaucoup plus instruit, à cet égard, que Plutarque, Diodore, et que César même ; un homme longtemps chargé de l’administration de la Gaule, qui en avait entrepris le cadastre, et connaissait tous les dénombremens faits par les Romains depuis Auguste jusqu’à lui ; Julien, d’abord gouverneur du pays, et ensuite empereur, Julien le Sage dit formellement que Jules César prit dans les Gaules trois cents villes, et non huit cents ; qu’il vainquit deux millions d’hommes, et non pas qu’il les tua. Le calcul de Julien ne contredit pas les Commentaires ; il confirme, au contraire, l’exactitude des faits qu’on y trouve.

Il paraît que l’usage était alors de donner des armes à tous ceux qui étaient en état de les porter, de faire un grand effort, de livrer la bataille, et de renvoyer les troupes immédiatement après, soit qu’elles eussent vaincu, soit qu’elles fussent défaites.

En comparant les deux listes de César, en séparant de l’une les peuples qu’on retrouve dans l’autre, on voit que la Gaule mit cinq cent mille hommes sous les armes. Si l’on prend ce nombre pour le quart de la population, on trouvera que la Celtique et la Belgique pouvaient compter deux millions d’habitans. Il n’est pas vraisemblable qu’elles en eussent davantage.

La Gaule Narbonnaise se présente comme bien plus peuplée que la Celtique et la Belgique ; l’Aquitaine, au rapport de Strabon, contemporain d’Auguste, était presque entièrement déserte. On ne se tromperait donc pas beaucoup si l’on évaluait à cinq ou six millions le nombre des habitans contenus dans les quatre Gaules situées entre la Méditerranée, le Rhin, l’Océan et les Alpes. Nous parlons toujours ici de l’époque où César fut envoyé dans les Gaules en qualité de proconsul.

On donnait le nom de druides aux prêtres du pays. Ces druides passaient pour très-savans parmi les Gaulois, les Germains et les Bretons. Cependant ils n’écrivaient ni l’histoire ni le dogme. Ils perpétuaient les faits héroïques, enseignaient les mystères sacrés par la tradition et par les hymnes transmis de vive voix. Mais les druides ne se fient pas ainsi à leur mémoire pour les affaires particulières ; ils les écrivent dans leur propre langue avec des caractères grecs. Ces caractères venaient des Massiliens ; plus tard, ceux des Romains prévalurent. Ce sont ceux dont nous nous servons.

Les Gaulois formaient leur année de mois lunaires, ainsi que tous les peuples qui ne sont pas assez instruits pour calculer le cours du soleil. L’habitude de supputer le temps au moyen des lunaisons établit chez eux l’usage de compter par nuits. Le mois commençait, non quand la lune reparaît en croissant, mais six jours après, lorsque le quart de son disque est éclairé.

À tous les arts connus des peuples nomades, tels que ceux de fabriquer des tentes, des chars, des vêtemens, des armes, les Gaulois joignaient déjà l’art de l’agriculture et celui de fortifier des places. Ils se servaient de gros arbres couchés de manière qu’une des extrémités du tronc formât l’extérieur et l’autre l’intérieur du rempart. Ces arbres étant attachés par des poutres transversales, le bélier ne pouvait les renverser, et le revêtement de terre les rendait inaccessibles au feu.

Cassiodore nous apprend que la monnaie des Gaulois était de cuir. Ils eurent souvent occasion de piller des monnaies d’or et d’argent, et cherchèrent sans doute à les imiter. Peut-être firent-ils fondre par quelques prisonniers grecs ou romains, ces petites médailles de cuivre et d’argent que l’on trouve quelquefois, et dont les figures paraissent plus informes que ne l’étaient les dessins des sauvages de l’Amérique, avant que ces peuples connussent les Européens.

Le revers de presque toutes ces médailles représente un cheval ou un cochon ; d’autres fois on peut y reconnaître un cavalier. Le nom d’Ambiorix se lit sur quelques-unes, et d’abord on les regarda comme frappées dans les états du chef des Éburons, que César poursuivit sans relâche ; mais le nom se trouvant gravé en caractères romains, et les Gaulois n’ayant fait usage de ces caractères que long-temps après la conquête, il faut bien convenir que les médailles sont postérieures à cet Ambiorix.

Depuis deux cents ans que l’on recueille tout ce qui existe de nos propres antiquités, on n’a découvert aucun monument d’une époque antérieure. Il n’en existe pas, dit le comte de Caylus, qui ne soit purement romain ou copié d’après les Romains. Les Gaulois, ajoute-t-il, n’avaient de connaissances acquises que celles que rapportaient leurs troupes employées au service des nations étrangères.

On doit reproduire ces paroles avec d’autant plus de soin, que nos historiens confondent les temps, lorsqu’ils nous parlent des arts de la Gaule. Ils citent Pline, Strahon, Lucien, Ammien Marcellin, tous postérieurs à la conquête de Jules César, pour nous apprendre l’état des arts avant cette conquête.

Le fameux temple de Montmorillon, qu’on a cru si longtemps un ouvrage des Gaulois, ne s’est trouvé, à l’examen, qu’un hôpital bâti, dans le onzième ou le douzième siècle, par les pèlerins qui revenaient de la Palestine.

Je ne doute pas que depuis leur assujettissement, les Gaulois n’aient fondé des temples, dressé des autels et érigé des statues à leurs dieux. Don Martin et le comte de Caylus ont fait graver plusieurs statues de divinités gauloises retrouvées enfouies dans la terre ; toutes portent l’empreinte des divinités romaines ; elles n’en sont même qu’une grossière imitation.

Ce qui reste de monumens purement gaulois, se réduit à une pierre informe placée sur le chemin de Poitiers, vers Bourges ; on doit y joindre quelques pierres énormes dans le Bas-Poitou, et d’autres en Basse-Bretagne, qui dessinent une espèce d’enceinte de cinquante pieds de long. On en retrouve encore dans ce même pays ; elles ressemblent à des pierres mortuaires que l’on n’aurait pas su tailler.

Le premier des monumens dont nous parlons, ne permet pas d’asseoir la moindre conjecture. Mais les pierres du Bas-Poitou présentent des quartiers de rocher si énormes, qu’on admet difficilement que les hommes soient parvenus à les transporter dans ce lieu. Peut-être y furent-elles jetées par quelque révolution du globe, comme le supposent des géologues.

Dans la Gaule Narbonnaise, on a trouvé des statues, des tombeaux et d’autres monumens antérieurs à Jules César. Nous savons que long-temps avant lui, cette partie de la Gaule fut soumise aux Romains et policée par les Grecs. Ces monumens deviennent encore une preuve que si l’on n’en rencontre point dans le reste de la Gaule, il n’y en a jamais eu.

On a même déterré des statues égyptiennes dans la Gaule Narbonnaise. Alexandrie faisait un grand commerce avec Marseille, et les marchands de l’Égypte avaient apporté sur les bords du Rhône des statues d’Isis et d’Anubis, comme les nôtres montrèrent des crucifix et des images de la Vierge sur les rives du Gange.

Il avait même pénétré dans les Gaules quelque chose de la religion des Mages, comme on le voit par les armoiries de l’ancienne Lutèce, qui ne sont autre chose que le vaisseau d’Isis. Ce vaisseau affecte une forme particulière, et l’on reconnaît certainement celui que montait la déesse pour aller à la recherche de son époux Osiris, mis à mort par Typhon ; allégorie ingénieuse que les druides devaient connaître.

Mais nous savons positivement par Tacite que nos ancêtres adoraient Isis. Elle était la déesse tutélaire de Lutèce, où elle avait des temples ; et l’on joignait toujours à son culte le vaisseau qui peint si bien son existence aventureuse, et semblait en quelque sorte la figurer aux yeux. Ce fut donc un symbole sous lequel les Parises rendirent hommage à la divinité protectrice de leur ville. Tous les historiens se sont mépris sur l’origine de ces armoiries.

Plusieurs écrivains de l’antiquité se plaisent à nous présenter les Gaulois comme des peuples industrieux. On ne peut douter qu’ils n’eussent de l’esprit et le germe de tous les talens ; mais l’esprit a besoin de culture, et l’acharnement des guerres soutenues par ces petites nations, étouffait chez elles le goût des arts au lieu de le développer.

Pline et ceux qui attribuent aux Gaulois l’invention de mettre des roues à la charrue, d’appliquer du plomb blanc sur le cuivre pour l’étamer, ne disent pas si l’on en est redevable aux Gaulois Cisalpins, déjà très-avancés dans la civilisation, du temps de ces auteurs, ou bien aux habitans de la Gaule Narbonnaise, policée, plusieurs siècles avant la conquête, par les Phocéens, fondateurs de Marseille.

Nous pensons qu’une critique éclairée devrait distinguer les lieux et les temps ; ne pas prendre des pierres informes pour des monumens de génie ; et cesser de confondre les petites nations nomades des Gaulois, connues seulement par des excursions de Barbares, avec la prétendue grande nation des Celtes qu’on ne connaît point du tout, malgré les écrits de tant de savans qui travaillent au milieu du vide le plus absolu, et cherchent des preuves dans des siècles et des pays où personne ne connaissait les moyens de transmettre les faits et la pensée.

Ils sont réduits à citer des auteurs grecs et latins qui, nés plus tard et loin de la Gaule, n’en parlent qu’au hasard, et disent ne rien connaître de ces peuples vers les siècles antérieurs. Mais combien de savans sont assez instruits pour avouer qu’ils ignorent quelque chose ?

Tous les auteurs grecs ou romains qui font mention des Gaulois, les traitent de Barbares, et ne leur attribuent que les mœurs des sauvages, jusqu’à l’époque du passage d’Annibal en Italie et les conquêtes des Romains dans la Gaule Transalpine. La manière dont César les dépeint, abandonnant leurs villes (oppida, et non urbes) hommes, femmes, fuyant dans les bois, indique des mœurs presque sauvages. Les habitans de l’Asie-Mineure, de l’Afrique, de la Grèce, de l’Égypte, ne laissaient pas ainsi leurs villes à l’approche des légions romaines.

Diodore de Sicile, qui écrivit peu de temps après la mort de Jules César, prête aux Gaulois les mêmes mœurs, quoique déjà la Gaule Narbonnaise fût assez civilisée, et que les Gaulois, plus septentrionaux, commençassent à se policer. Au reste, comme cet auteur étend les Gaules jusqu’à la Scythie, il semble comprendre sous ce nom la Germanie et les peuples du nord.

Il dit que les Gaulois ne prenaient point leurs repas assis sur des sièges, mais couchés sur des peaux de loup et de chien. On sent bien que cet usage est celui d’un peuple qui ne sait pas fabriquer des meubles. Diodore ajoute qu’ils étaient servis à table par leurs enfans de l’un et de l’autre sexe. Cette coutume se conserva long-temps chez nos aïeux, et on la retrouve dans l’habitude qu’avait la haute noblesse, de se faire entourer par les enfans de ses vassaux admis auprès d’elle sous le nom de pages.

Don Martin, don Brezillac, et des historiens postérieurs, prétendent que les Grecs et les Romains, en faisant de nos ancêtres un portrait hideux, et leur attribuant une ignorance aussi profonde, les ont calomniés, parce que les Gaulois parvinrent à les battre plusieurs fois ; mais les Grecs et les Romains ont été vaincus par bien d’autres peuples.

Les Perses brûlèrent la ville d’Athènes, et les Athéniens n’ont jamais regardé les Perses comme des sauvages. On les voit mépriser leurs mœurs molles et magnifiques ; les cités de l’Asie semblent aux Grecs corrompues par le faste ; mais nous savons par eux qu’elles étaient riches, vastes et peuplées.

Les Romains parlent ainsi des Perses. Ils vantent également les arts, les lois, les richesses de la Grèce, bien que Pyrrhus ait paru en vainqueur jusque sous les murs de Rome. Ils ne rendent pas moins de justice au commerce immense et à l’industrie des Carthaginois, malgré les victoires d’Annibal, qui leur tua tant de consuls.

Jamais il ne tomba dans la tête d’un Grec ou d’un Romain, de traiter les Perses et les Carthaginois comme des sauvages. Ils leur ont dit beaucoup d’autres injures ; mais ils ne niaient pas leur civilisation.




  1. Voyez l’Atlas.
  2. Voyez l’Atlas.
  3. Voy. l’Atlas.
  4. Voyez l’Atlas.
  5. Voyez l’Atlas.
  6. Les faits ne contredisent point ce passage des Mémoires de César.
  7. Voyez l’Atlas.
  8. Voyez l’Atlas.
  9. Du temps de l’ancienne milice, les légions romaines comptaient double, à cause du nombre égal de légions alliées qui les accompagnaient. Cette organisation n’existait plus lors de la guerre des Gaules. Pendant cette seconde campagne la légion de César comptait de cinq à six mille hommes ; pour les huit, c’est environ quarante-cinq mille légionnaires secondés par quatre mille cavaliers, et par un nombre bien plus considérable de troupes légères. Napoléon peut donc dire avec raison que l’armée de César était très nombreuse.
  10. Voyez l’Atlas.
  11. Voyez l’Atlas.
  12. Voy. l’Atlas.
  13. Voyez l’Atlas.
  14. Voyez l’Atlas.