Bibliothèque historique et militaire/Essai sur les milices romaines/Chapitre XIII

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Essai sur les milices romaines
Asselin (Volume 2p. 273-305).

CHAPITRE XIII.


Guerre civile. — Suite des campagnes de Jules César. — Bataille de Pharsale.


Conquérant de la Gaule, César s’était formé, pendant huit années de combats, une armée formidable de dix légions et une excellente cavalerie que l’on fait monter à dix mille chevaux. Pompée, toutefois, pouvait disposer du reste des forces de l’empire.

La Grèce et les provinces conquises de l’Orient ; l’Afrique et l’Espagne, dont il était gouverneur, respectaient ses ordres. L’Italie, Rome presque entière se déclaraient pour lui, et il est certain qu’au moment où César passa le Rubicon, et commença la guerre avec la seule treizième légion, Pompée avait, en Italie, plus de dix légions sous les armes.

On s’imagina que César, placé, dans les Gaules, entre deux grandes armées qui l’observaient, n’oserait point attaquer l’Italie ou l’Espagne, de peur de compromettre les Gaules. Ce fut ce raisonnement spécieux qui séduisit presque tous les sénateurs.

Cependant son approche jette une telle épouvante dans Rome, que les consuls et la plupart des magistrats prennent la fuite. Toutes les villes le reçoivent avec empressement ; les troupes destinées à le combattre sortent de leurs places fortes pour venir se joindre à ses troupes ; et Pompée, qui pouvait organiser, en Italie, la défense la plus énergique, ne voit rien de mieux à faire, pour calmer cette crise, que de transporter la guerre en Grèce.

On ne reconnaît pas sans étonnement que le parti de Pompée manqua d’abord d’espions et d’avis. Si l’on avait examiné de sang-froid la marche de César, et qu’on en eût rendu un compte exact dans Rome, le sénat opposait de suite les deux légions tirées des Gaules, auxquelles Pompée pouvait joindre un nombre considérable de recrues. Ces troupes étaient suffisantes pour arrêter l’ennemi jusqu’à ce qu’on appelât d’autres légions ; et l’on se mettait alors en état de prendre l’offensive.

César n’ignorait rien des forces et des ressources de son ennemi ; mais les coups de vigueur appartiennent aux généraux du premier ordre ; eux seuls savent calculer les avantages d’un premier succès comparé aux inconvéniens de l’inaction ; ils connaissent l’effet infaillible de la surprise, osent se confier dans leur génie, et n’hésitent pas de donner quelque chose au hasard.

On voit César commencer presque toutes ses guerres avec peu de troupes, étonner son adversaire et l’éblouir par l’audace de ses entreprises. Remarquons cependant que dans cette opération, qui passe pour la plus téméraire de sa vie, sa prévoyance ne se trouvait pas en défaut, s’il avait rencontré plus de résistance en Italie.

Tandis qu’il faisait cette expédition principale avec trois vieilles légions et vingt-deux cohortes de nouvelles levées, cinq autres légions restées dans les Gaules recevaient l’ordre de marcher, à grandes journées, vers l’Espagne, afin que les lieutenans de Pompée, qui gouvernaient en son nom cette province, n’eussent pas le temps de songer à envahir les Gaules. Ainsi César, en portant d’abord la guerre dans l’Italie, n’avait rien à craindre pour ses derrières.

Après avoir soumis Rome, la Sicile et la Sardaigne, il crut devoir différer la poursuite de son adversaire et résolut de passer en Espagne. C’est qu’il ne voulait pas que les troupes de Pompée s’y fortifiassent et vinssent attaquer, en son absence, la Gaule et l’Italie. Cette campagne de César passe pour un des plus brillans exploits de sa vie militaire ; nous avons donc cru devoir la rapporter ici avec quelques détails. (An 704 de Rome ; 50 av. notre ère.)

L’Espagne fut divisée, par les Romains, en deux parties, la citérieure et l’ultérieure ; et chacune avait son gouvernement.

L’Espagne citérieure occupait tout le côté septentrional, depuis le cap de Finistère jusqu’à l’embouchure du fleuve Durius ; et du pied des Pyrénées, au cap Gata. L’Espagne ultérieure bordait, du nord au couchant, la rive du fleuve Anas, aujourd’hui la Guadiana, et s’étendait ensuite sur l’Océan où est le golfe de Carthagène. La Lusitanie appartenait à cette partie, et fut quelquefois administrée par des gouverneurs particuliers.

Scipion l’Africain avait conquis l’Espagne sur les Carthaginois ; mais elle ne fut jamais entièrement soumise aux armes de Rome. Les révoltes qui la troublaient vinrent surtout de la tyrannie des gouverneurs, et le sénat, qui semblait l’ignorer, fit des efforts extraordinaires pour se maintenir dans la possession d’un pays dont les mines fournissaient une grande partie de l’or qui roulait dans le commerce.

Cette province, d’ailleurs, se montra dans tous les temps la plus florissante de l’empire. Tout ce qui se trouvait dans la plaine et le long des côtes, offrait une riche culture ; les Romains y avaient établi plusieurs colonies qui prospérèrent et s’agrandirent considérablement.

Huit ans s’étaient écoulés depuis que le sénat décernait à Pompée le gouvernement d’Espagne et celui de l’Afrique, avec un pouvoir très-étendu ; mais comme ce général n’osait s’éloigner de Rome dans la crainte de perdre son influence sur les affaires de la république, il resta en Italie, et fit administrer la province par ses lieutenans. Trois d’entre eux, Varron, Afranius et Petreius, furent choisis par lui pour défendre l’Espagne.

Varron ne se montra pas digne de la confiance dont Pompée l’avait honoré. Il ne fit rien pour seconder les efforts de ses deux collègues : sa conduite démontre au contraire qu’il trahissait son protecteur. Si César, par honneur pour Varron, se tait sur les circonstances de cette défection, nous n’ignorons pas l’attachement qu’il lui témoigna par la suite, et les bienfaits dont il ne cessa de le combler.

Les troupes de César s’avançant vers la chaîne des Pyrénées, Afranius et Petreius, qui avaient fait de grands approvisionnemens, résolurent de rester sur la défensive, et prirent un poste très-avantageux. Afranius commandait trois légions, Petreius, deux, et ils avaient en commun cinq mille chevaux et vingt-quatre cohortes d’infanterie provinciale.

La ville d’Ilerda, ou, comme on l’appelle de nos jours, Lérida, située sur une hauteur au bord de la Sègre, domine une très-belle plaine qu’une autre rivière, nommée Cinca, borne du côté de l’Aragonais[1]. Il y avait au pied de la colline un vieux pont de pierre sur la Sègre, passage d’une grande importance pour ceux qui en étaient les maîtres ; car les débordemens du fleuve interrompaient souvent la communication avec les pays voisins.

Le poste que les généraux de Pompée prirent pour s’assurer de la ville et du pont, était sur une colline proche de Lérida, dans l’endroit où se trouve aujourd’hui le fort Garden. Ce lieu, très-sûr par son assiette, devint inattaquable au moyen de bons retranchemens.

L’ancienne Ilerda n’occupait que la hauteur sur laquelle est bâtie actuellement la citadelle. La colline qu’on voit à côté et qui forme une partie de la ville, ne présentait alors qu’une bute rase ; elle entrecoupait la plaine qui s’étend vers la montagne où était le camp.

Par cette position, les généraux de Pompée se flattèrent de rester les maîtres des deux rives de la Sègre jusqu’à son confluent à l’Èbre, dans une distance de sept petites lieues ; de conserver la communication avec ce dernier fleuve, et de tenir aussi en respect une partie des villes et des contrées que ces rivières arrosaient.

Ils détachèrent cependant quelques troupes pour occuper les gorges des Pyrénées ; mais, en faisant cette démarche, ils n’eurent d’autre dessein que de retarder l’ennemi sur son passage, afin de gagner le temps nécessaire pour affermir dans leurs intérêts les villes et les peuples, et achever le grand magasin de Lérida.

César, étant informé de ces mouvemens, avait dépêché l’ordre à Q. Fabius de quitter sur-le-champ ses quartiers près de Narbonne, et de marcher en diligence, avec trois légions qu’il avait sous ses ordres, au grand passage du col de Pertnys, connu sous le nom des Trophées de Pompée.

Q. Fabius réussit à s’en saisir après une marche rapide, et l’ennemi, qui arrivait à peine, fut débusqué, presque sans combat, de tous les postes qu’il occupait. Fabius, s’étant ainsi ouvert le passage, marcha, sans s’arrêter vers Lérida ; il fut suivi de près par deux autres légions, qui, au premier signal de la guerre, avaient quitté leur quartier d’hiver en Picardie, pour franchir les Pyrénées ; on y voyait aussi cette légion forte de six mille Gaulois transalpins, dressés et disciplinés à la romaine, et connue sous le nom d’Alauda.

Il avait, en outre, plusieurs corps d’infanterie légère, un surtout choisi parmi les habitans de cette partie des Pyrénées qui appartenait à l’Aquitaine. César le considérait comme très-précieux pour faire la guerre dans les montagnes et combattre les Espagnols que l’ennemi entretenait à sa solde.

Six mille hommes de cavalerie, la plupart Gaulois et Germains, aguerris par huit années de combats, étaient joints à cette infanterie. Le reste se composait d’une foule de gens distingués, représentant l’ordre des chevaliers dans les provinces, et dont plusieurs suivaient la fortune de César par inclination plus que par devoir.

Fabius prit son camp à une distance d’environ une lieue et demie de celui d’Afranius, assez près de la Sègre, et de manière que la petite rivière de la Noguera Ribagorsana lui restait à dos. Après s’être bien retranché dans son camp, il s’occupa des subsistances de son armée ; mais le plat pays était épuisé, et les villes voisines, accoutumées encore au nom et aux ordres de Pompée, n’osant se déclarer pour son rival, Fabius fut contraint de se procurer des vivres à la pointe de l’épée.

Au moyen de deux ponts qu’il jeta sur la Sègre, l’un près de son camp et l’autre à quatre mille pas en arrière, il s’ouvrit la communication avec la partie de la Catalogne qui est entre la Sègre et la mer, pays riche et fertile. Cependant, comme le pont de pierre d’Ilerda donnait de grandes facilités à l’armée d’Espagne d’inquiéter les excursions de Fabius, il dut faire escorter chaque détachement de fourrageurs par des troupes nombreuses. Deux légions entières, sous les ordres de Plancus, se mirent en marche pour ce service, et un corps de cavalerie les suivit.

Lorsque l’infanterie fut de l’autre côté du fleuve et que la cavalerie vint se présenter à l’entrée du passage, le pont se rompit par la violence du courant. La charpente et les débris qui flottaient jusqu’à la ville, donnèrent connaissance du sinistre, et les généraux de Pompée prirent aussitôt la résolution de couper la retraite aux troupes compromises.

Afranius s’avance en toute hâte avec quatre légions. Il aurait pris et massacré le détachement de Plancus, si cet officier ne s’était hâté de gagner une hauteur sur laquelle il prit un bon poste. Fabius fit passer aussitôt par l’autre pont deux légions pour soutenir les premières. À la vue de ce renfort, Afranius n’osa hasarder une action qui pouvait l’exposer à un combat décisif.

Deux jours après cet événement, César, escorté de neuf cents chevaux, arriva au camp de Fabius. Il reconnut la position des deux armées, fit relever le pont détruit, et aussitôt, suivant sa coutume, commença cette série d’opérations offensives qui se succédaient si rapidement, qu’elles fixaient toute l’attention de l’ennemi, et ne lui laissaient aucun loisir pour combiner un plan d’attaque. Réduisant ainsi son adversaire à s’occuper uniquement de sa défense, César inspirait à ses soldats une haute opinion de leur supériorité, opinion qui, long-temps établie, manque rarement son effet à la guerre.

César résolut de décamper de suite. L’armée se mit en marche de grand matin. Tous les bagages restaient en arriére, et six cohortes furent commandées pour la garde du vieux camp et des ponts. Les troupes, en entrant dans la plaine de Lérida, marchèrent sur trois colonnes et se dirigèrent vers le camp d’Afranius.

Peu de temps avant de s’en approcher, les trois colonnes formèrent trois lignes ; César s’avança ainsi jusqu’à la distance de trois cents pas (géométriques) du pied de la hauteur sur laquelle Afranius avait assis son camp. Il fit halte, et offrit à l’ennemi la bataille ; mais Afranius se garda bien de l’accepter.

Pour servir efficacement son parti, il devait donner le temps à Pompée de se recueillir et de venir au secours de l’Espagne. Son armée ne manquait de rien, elle se trouvait établie dans un poste inattaquable, et conservait ses communications avec les villes alliées des deux bords de la Sègre. Les troupes de César, au contraire, étaient obligées de vivre au jour la journée, et de chercher leur subsistance chez des nations avec lesquelles il n’avait encore aucune alliance.

Afranius cependant fit sortir son armée, et la rangea en bataille sur la pente de la colline, sachant bien que, malgré toute l’envie que l’ennemi manifestait pour combattre, il ne grimperait pas jusqu’à lui. César s’était présenté de bonne heure, n’ayant que deux petites lieues à faire. Tout le reste du jour, les deux armées se regardèrent sans changer de place, l’une sur la hauteur dont elle ne voulait pas descendre ; l’autre dans la plaine, très-près de cette hauteur, et n’osant la gravir.

César se proposa de camper sur le lieu même où il était ; et malgré la proximité du camp d’Afranius, malgré le risque qu’il courait de d’établir en présence d’un ennemi qui avait à peine quelques centaines de pas à parcourir pour le joindre, il y réussit en couvrant ses travailleurs avec une partie de l’armée qui resta sous les armes, ce que nous avons dit ailleurs. Au moyen de sa grande supériorité en cavalerie, César devint ainsi maître de la plaine fertile située entre la Sègre et la Cinca ; et ses deux ponts lui assurèrent la communication avec le pays placé par delà la rivière, comme ils lui permettaient de protéger l’arrivée des grands convois qu’il attendait.

Il se flatta d’avoir saisi une occasion favorable pour frapper un coup décisif. La butte de terre qui se trouve aujourd’hui enfermée par les fortifications dans l’enceinte de la ville, en était alors séparée. Depuis cette butte jusqu’à la hauteur du fort Garden, hauteur qu’Afranius avait occupée, on voit un terrain uni d’environ trois cents toises. César n’évalue qu’à trois mille pas (géométriques) la plaine sur laquelle s’élevait cette butte entre la ville et le camp de l’ennemi.

Afranius avait négligé ce poste, soit qu’il se crût assez à portée de le soutenir, ou peut-être de dessein prémédité, pour en faire l’amorce d’un combat dont il attendait tout l’avantage.

César conçut l’idée de s’en rendre maître, et envisagea, dans la réussite de son projet, le moyen le plus prompt de changer la face des affaires.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte, pour se convaincre que, s’établissant ainsi entre Ilerda et le camp d’Afranius, César lui coupait toute communication avec les magasins renfermés dans la ville ; qu’il lui ôtait l’usage essentiel du pont de pierre sur la Sègre, et mettait les généraux de Pompée dans la nécessité d’engager une affaire générale, ou de s’éloigner promptement.

Mais le camp de César était assis vis-à-vis de la hauteur occupée par Afranius et Petreius, et se trouvait de cette manière plus éloigné qu’eux du poste qu’il avait en vue ; aussi, malgré tous ses efforts pour cacher son véritable dessein, ne put-il prévenir son ennemi. Il se livra plusieurs combats très-rudes et très-opiniâtres, dont tout l’avantage fut du côté des troupes de Pompée. César y fit une perte considérable, et ramena ses troupes au camp.

Si cet échec fut sensible à César, il lui survint pendant ce temps un désastre dont les suites semblaient devoir entraîner la ruine entière de son armée.

Ordinairement, dans ces contrées, les rivières débordent sur la fin d’avril. Comme elles prennent leur source aux Pyrénées, la fonte des neiges, qui se fait vers le retour de la belle saison, occasionne ces débordemens. Ils sont d’autant plus considérables, que cette fonte est accompagnée de pluies et d’orages. Tous les généraux, pendant ces derniers siècles, ont toujours pris leurs précautions pour parer à cette crue soudaine des eaux ; mais il paraît assez que César ne s’y attendait pas.

Les deux ponts qu’il avait sur la Sègre se rompirent en même temps. Un orage, qui s’était élevé le jour du combat, ayant continué le lendemain, le lit des rivières ne put suffire à tout ce volume d’eaux que les pluies amenèrent ; et, encore que les ponts construits sur des chevalets eussent pu résister à la violence des torrens, ces ponts devenaient impraticables et même inaccessibles. On ne découvrait aucun vestige de bateaux sur la rivière, et nous savons que les anciens ne se servaient pas habituellement de ces ponts portatifs, ni de tout l’attirail dont nous faisons ressource dans des cas pareils.

César perdit toutes ses communications. Il se trouva enfermé entre les deux rivières, la Sègre et la Cinea, dans un espace de trente mille pas romains, qui reviennent à dix lieues. Il avait encore à dos la Noguera Ribagorsana, non guéable pendant les inondations générales.

On reconnaît ce terrain en partant de Corbins, où la Noguera tombe dans la Sègre, jusqu’au dessus de Monçon, où la Cinca fait un coude[2]. César vivait avec beaucoup de peine, malgré ses communications, quand cette disgrâce vint le resserrer dans un pays entièrement épuisé par les grands magasins de Lérida.

Mais autant sa position devenait critique, autant celle de l’ennemi était heureuse et propre à lui faire concevoir les plus hautes espérances. Afranius et Petreius avaient des vivres en abondance ; le pont de pierre sous Ilerda leur ouvrait tout le pays, situé entre la Sègre et la mer ; l’assiette admirable du camp les mettait d’ailleurs à l’abri d’y être forcé, en cas que la faim et le désespoir déterminassent César à cette tentative.

Il se passe ordinairement douze jours avant que les rivières deviennent guéables à la suite de ces grandes inondations. Peut-être les eaux séjournèrent cette année plus long-temps qu’à l’ordinaire, puisque, d’après le récit de César, on n’avait pas encore vu d’exemple d’un pareil débordement.

Dans cette situation inquiétante, il fit usage de toutes les ressources que son esprit fertile en expédiens lui put suggérer. Il tâcha surtout de construire de nouveaux ponts, et entreprit ce travail en différens endroits, malgré tous les obstacles que l’abondance des eaux et la rapidité du courant lui opposèrent. Mais on ne put dérober la connaissance de ces ouvrages à l’ennemi, qui accabla d’une pluie de traits les travailleurs.

Pendant le temps que César souffrait ainsi de la disette, les généraux de Pompée reçurent l’importante nouvelle qu’un grand convoi arrivé des Gaules s’était approché de la Sègre, au dessus de Balaguer, sans pouvoir passer la rivière.

Dans le projet qu’ils formèrent pour surprendre ce convoi, Afranius et Petreius oublièrent de tourner la troupe qui servait d’escorte, et de se saisir des passages des montagnes, afin de lui couper la retraite. Ils manquèrent donc le but principal de leur entreprise, et le fruit de cette expédition se réduisit à l’enlèvement de quelques bagages.

Bien que la fortune eût encore favorisé dans cette occasion les affaires de César, elles n’en devinrent pas beaucoup meilleures. Il resta comme bloqué dans son camp et sur le petit terrain que la rivière laissait à sa disposition ; la disette devint de jour en jour plus cruelle et plus insupportable.

L’ennemi, qui vivait dans l’abondance, se riait de cette détresse, et croyait la guerre terminée. Les rapports qu’Afranius, Petreius et les principaux officiers de cette armée en firent à leurs amis de Rome, étaient tous si exagérés, qu’on ne douta plus en Italie de la ruine du parti de César.

Mais on ne réduisait pas facilement à l’extrémité un esprit aussi ferme et aussi entreprenant. Personne n’était plus en état que lui de juger sa position critique, et il ne voulait pas attendre du temps et du ciel l’occasion de franchir les barrières que les fleuves lui opposaient.

Après bien des efforts inutiles pour construire un pont sur la Sègre, il imagina enfin un expédient qui devait le sortir de ce mauvais pas. À cinq lieues de Lérida, un peu au dessus de Balaguer, la Sègre coule entre des montagnes qui, en resserrant ses bords, rendent son cours plus rapide : ce fut vers cet endroit que César résolut de passer.

Comme il était assez éloigné du pont d’Ilerda, il crut pouvoir aisément gagner l’autre côté de la rivière avant que l’ennemi en fût informé. Les montagnes favorisaient ses manœuvres en lui servant de rideau pour cacher ses préparatifs. Les hauteurs du bord opposé de la Sègre étaient précisément celles où s’était cantonné son grand convoi, qui pouvait ainsi lui prêter main-forte dans l’exécution de son passage, ou du moins occuper les troupes légères qui observaient les bords du fleuve.

Il fit construire secrètement des barques dont il avait vu le modèle en Angleterre ; le principal mérite en était la légèreté. On les transporta pendant la nuit à environ deux mille pas (géométriques) du camp ; on les remplit d’autant de monde qu’elles en pouvaient contenir, et ces barques traversèrent sans être signalées à l’ennemi.

Ces troupes ayant occupé la hauteur la plus voisine et rendu leur poste respectable, César devint maître des deux bords de la rivière, et rien ne l’empêcha plus de construire son pont. Il acheva ce travail en dix jours, et rétablit ainsi les communications interrompues. Son premier soin fut de dissiper les troupes légères qui avaient investi les montagnes voisines où son grand convoi s’était retiré. Il le dégagea sans peine, et le fit arriver dans son camp.

La nouvelle de la victoire navale de Brutus contre les flottes de Marseille, qui se répandit sur ces entrefaites, opéra une révolution complète dans les affaires de César. Cinq nations avantageusement situées et très-capables de seconder ses vues, prirent de suite son parti. En peu de temps, ses troupes eurent des vivres en abondance, et il acquit une supériorité si décidée sur ses adversaires, que personne ne douta plus de ses succès.

Il n’en fallait pas tant pour rendre à César sa grande activité. Son premier dessein avait été de couper à son ennemi toute communication avec le pays voisin. Il revint à cette idée, et détacha la plus grande partie de la cavalerie de l’autre côté de la rivière, afin d’inquiéter les fourrageurs.

Cependant cette petite guerre ne pouvait rien produire de décisif, parce qu’elle n’empêchait pas Afranius de faire passer le pont à une bonne partie de ses troupes, pour occuper et fortifier de l’autre côté de la rivière, un poste propre à soutenir ses détachemens. Il restait encore le maître de traverser la Sègre avec toute son armée, et de gagner un autre pays avant que César fût en état de s’y opposer, la position du nouveau pont à sept mille de son camp et d’Ilerda l’obligeant de faire un détour considérable.

Afin de parer à ces inconvéniens, il lui devenait absolument nécessaire de rétablir la communication vers l’endroit où elle se trouvait avant le débordement, c’est-à-dire plus près de son propre camp que du pont de l’ennemi. Ce fut alors que César conçut l’idée de rendre la rivière guéable en la déchargeant d’une partie de ses eaux.

On fit de grandes coupures sur le bord de la Sègre, au dessus de l’endroit où l’on connaissait un gué praticable dans le temps des basses eaux. Toute l’armée se mit jour et nuit au travail, et creusa des canaux larges de trente pieds pour dériver les eaux dans des bas fonds, et leur donner ensuite la facilité de se décharger dans la basse Sègre. César ne douta pas qu’en écartant une partie de la rivière, il ne parvînt à rétablir les gués comme ils se trouvaient avant le débordement.

Le but d’un travail si extraordinaire ne resta pas inconnu aux généraux de Pompée. Ils comprirent que César, s’il parvenait à rétablir la communication, s’emparerait si bien des meilleurs postes de la rive opposée, qu’il ne leur serait plus possible de déboucher par le pont de pierre. Ils résolurent en conséquence de quitter entièrement Ilerda, de passer l’Èbre tandis qu’ils le pouvaient encore, et de transporter la guerre dans la Celtibérie.

L’intérêt de ce parti voulait que l’on arrêtât César en Espagne, afin que Pompée pût achever ses préparatifs dans la Grèce, et de réparer les pertes qu’il venait d’essuyer en Italie. Ses généraux devaient donc éviter l’occasion de livrer une bataille qui précipite toujours la décision des affaires ; et l’on ne peut douter qu’ils ne l’eussent éloignée pour long-temps s’ils avaient pénétré dans la Celtibérie, et mis un fleuve tel que l’Èbre entre eux et l’ennemi.

Pour y arriver, il ne s’agissait que de passer la Sègre et de marcher sept lieues. Mais l’exécution de ce mouvement, qui était l’affaire d’un jour et la chose la plus aisée vingt-quatre heures plus tôt, devenait actuellement très-difficile. Les circonstances de cet événement si singulier et si décisif ont de tout temps fixé l’attention des militaires, et méritent d’être rapportées avec soin.

Tandis que les soldats de César s’occupaient à creuser des canaux pour détourner une partie de la Sègre, les généraux de Pompée faisaient les préparatifs de leur départ. D’abord deux légions traversent le fleuve, et viennent occuper la hauteur qui se trouve à peu près vis-à-vis de celle où est située la ville de Lérida. Elles y prirent un camp très-fort par son assiette, et s’y retranchèrent.

César fut bientôt informé par ses espions du véritable dessein de son ennemi. On lui apprit qu’un grand nombre de bateaux était rassemblé, et que l’on s’occupait de construire un pont au confluent de la Sègre et de l’Èbre, près d’une ville nommée Octogesa et dont il ne reste plus de trace ; car Méquinensa, que l’on prend pour cette ville, est située sur les hauteurs qui sont de l’autre côté de la Sègre, et l’on ne pourrait y arriver sans passer le fleuve, comme César le dit d’Octogesa.

Si Afranius et Petreius avaient fait suivre immédiatement les deux légions par le reste de l’armée, sans que ses troupes s’arrêtassent dans le nouveau camp, on peut dire qu’il n’était pas au pouvoir de César de s’opposer à cette marche décisive.

Le gué n’était pas encore trouvé ; la nécessité de faire un détour de plus de quatorze milles en passant sur le seul pont établi au dessus de Balaguer, ne lui laissait aucune espérance d’arrêter ni même d’atteindre une armée qui n’avait que sept petites lieues à parcourir. Mais les généraux de Pompée regardèrent probablement l’entreprise de saigner la Sègre pour la rendre guéable, comme très-longue, et peut-être comme chimérique.

César n’osait se flatter d’être en état d’accomplir en ce moment son dessein. L’eau allait encore jusqu’aux épaules des fantassins qui avaient tenté le passage, et la rapidité du torrent ne semblait pas permettre à des légions entières de traverser ce fleuve au moyen d’un gué si peu sûr et si dangereux.

Cependant, dès qu’il eut avis du décampement, César fit passer toute sa cavalerie, lui ordonnant de marcher de suite à l’ennemi, de l’inquiéter sur ses flancs et à l’arrière-garde, de gagner même les devans, et de profiter de toutes les occasions que le terrain et le succès des attaques ferait naître, afin de le retarder dans ses mouvemens. Elle partit, et gagna par son gué l’autre bord de la rivière, presque aussi promptement que les troupes de Pompée qui défilaient sur le pont de pierre avec un grand train d’équipages.

Quand le jour parut, les légionnaires de César, instruits de ce qui s’était passé pendant la nuit, et poussés par un motif de curiosité très-ordinaire, montent en grand nombre sur les hauteurs voisines du camp pour examiner la marche de l’armée ennemie. Ils se sentirent saisis du plus vif intérêt en voyant cette armée aux prises avec leur cavalerie, entamée par elle de tous côtés, et contrainte de s’arrêter souvent pour ne pas perdre son arrière-garde.

Une scène aussi singulière présentée aux yeux de ces vieux soldats, échauffa leur courage et leur imagination. Ils souhaitèrent ardemment d’être de la partie, et bientôt la rivière, qui semblait devoir mettre un obstacle à cette noble ardeur, parut aussi guéable pour l’infanterie qu’elle l’avait été pour les cavaliers. On doit croire que César excita cette fermentation, bien qu’il parut plutôt céder au-désir de ses troupes, que de se servir de son autorité. Mais déjà les mesures les plus sages étaient prises pour que cette tentative hardie ne vînt pas échouer dans son exécution. Il fit entrer dans la rivière un grand nombre de bêtes de somme, les plaçant en dessous et au dessus du gué, afin de rompre la violence du courant. Les troupes passèrent ainsi la rivière avec facilité. Quelques fantassins furent entraînés par la rapidité des eaux, mais les cavaliers les reprirent et les sauvèrent sans peine ; de sorte qu’il ne périt pas un seul homme.

César rangeait cette infanterie en bataille à mesure qu’elle arrivait. Il la disposa sur trois lignes, et se mit ensuite en marche en formant trois colonnes. Mais il ne jugea pas à propos de suivre la route que l’ennemi voulait parcourir ; il fit un détour de près de quatre mille pas (un peu moins d’une lieue et demie), et déboucha aux environs du village de Belloc, dans la plaine qui avait à sa droite les hauteurs sur lesquelles l’ennemi se dirigeait.

Afranius et Petreius, qui jusqu’alors n’avaient combattu que la cavalerie, furent étrangement surpris de cette nouvelle apparition. Ils firent halte sur une hauteur aux environs du village de Sarroca, distant de deux lieues et demie de l’endroit d’où ils étaient partis le matin. Là, ils rangèrent leur armée en bataille, résolus d’y attendre l’ennemi.

César, dont les légions étaient extrêmement fatiguées, s’arrêta de son côté. Mais déjà les lieutenans de Pompée revenaient du premier moment de surprise, et continuaient leur marche, afin de traverser une petite plaine qui les séparait d’une autre montagne très-élevée et très-étendue, dont la rampe touche les bords de la Sègre.

L’occupation de cette montagne, sur laquelle on voit aujourd’hui le village de Carasumada, devenait pour eux d’une grande importance, et ils parvinrent à s’en rendre maîtres, malgré les efforts de César.

Celui-ci suivait, en côtoyant, la marche de l’ennemi ; et, lorsqu’il le vit prendre son camp sur la hauteur, il occupa lui-même la colline la plus proche, celle qu’Afranius venait de quitter du côté d’Alfes. Sa cavalerie se répandit dans la plaine, près du grand chemin qui mène à Octogesa, et autour des autres débouchés des montagnes.

Afranius, intéressé à passer l’Èbre au plus tôt, résolut de décamper dans la nuit même, espérant faire une bonne partie du chemin avant d’être découvert. C’était sans doute la meilleure résolution à prendre, et l’on commença vers minuit à faire défiler les troupes ; malheureusement César en fut informé par ses cavaliers.

Aussitôt il fit sonner le signal du départ avec toutes les trompettes, et ordonna de pousser le cri d’usage pour plier les tentes. Frontin prétend qu’il sut encore diriger à grand bruit des muletiers et des bêtes de charge du côté du camp ennemi. Ces démonstrations produisirent l’effet qu’il en attendait.

Une des causes qui déterminèrent les généraux de Pompée à ne pas poursuivre leur marche, fut le peu de connaissance qu’ils avaient du pays. César, qui se trouvait dans le même cas, n’en fut que plus satisfait de ce que l’ennemi se laissât prendre à sa ruse.

Le lendemain on tâcha des deux côtés de tirer des informations sur la situation des lieux et la nature du terrain placé entre les montagnes et le fleuve. Il semblait que la guerre n’avait d’autre objet que le passage de l’Èbre, et que la victoire reposait uniquement sur les moyens de l’exécuter et sur ceux de l’empêcher. Le vieux Petreius alla lui-même faire une reconnaissance ; César détacha dans ce même but un de ses bons officiers généraux, L. Decidius Saxa.

Leurs rapports furent exactement les mêmes. Ils dirent qu’après avoir passé les montagnes actuellement occupées, on trouvait un chemin commode, dans un terrain ouvert et uni, jusqu’à une distance de cinq mille pas (géométriques) ; mais que dès lors la route devenait fort embarrassée au travers des montagnes, qui continuent jusqu’au bord de l’Èbre. Ils ajoutèrent que celui qui le premier occuperait les défilés et les gorges de ces montagnes, arrêterait aisément son ennemi.

Ces détails nous présentent le terrain tel que nous le voyons encore aujourd’hui, depuis le pied de la montagne qui montre le village de Carasumada jusqu’à celui de la Grauja, où le chemin passe dans la plaine, le long de la Sègre. On reconnaît ensuite les hautes montagnes qui s’élèvent, et qui forment ici les défilés dont parlent Petreius et Saxa[3].

Informé de ces circonstances, Afranius délibéra sur l’heure du départ. Plusieurs de ses officiers étaient d’avis de se mettre de suite en route, afin de gagner les défilés avant que César fût informé de leur marche ; les autres, se fondant sur ce que ses troupes avaient jeté le cri du décampement, jugeaient qu’il ne leur était plus possible de s’éloigner en secret, la cavalerie ennemie battant la campagne et ne laissant aucun chemin libre. Ils regardaient d’ailleurs comme dangereux d’en venir aux mains pendant la nuit, surtout en guerre civile, où le soldat fait bien plus d’attention au danger qu’il court qu’à son devoir. Que si en marchant de jour on essuyait, disaient-ils, quelque perte, on était du moins certain d’arriver avec le gros de l’armée vers le poste où l’on aspirait. Le résultat de cette délibération si importante fut qu’on décamperait de jour.

Les généraux de Pompée se fièrent trop sur la bonté de leur poste. Ils s’étaient saisis de la montagne la plus élevée, dont la pente raide allait presque jusqu’au fleuve, et comme il ne restait ensuite qu’un petit espace pour le chemin d’Octogesa, ils garnirent ce défilé de troupes, et occupèrent avec la même attention tous les passages de leur droite, et surtout le front de leur position.

Il s’agissait seulement de parcourir l’espace de cinq mille pas (géométriques) pour faire le reste de la marche ; ils se flattèrent que les troupes destinées à garder les passages donneraient de l’occupation à l’ennemi avant d’être débusquées, et qu’ainsi ils auraient le temps de se saisir de ces montagnes, dont dépendait la sûreté de leur retraite, suivant ce que Petreius avait assuré. Mais la grande supériorité de génie de César devait facilement mettre en défaut des mesures assez bien prises pour embarrasser un général ordinaire.

Un mois environ s’était écoulé depuis que ce grand capitaine faisait la guerre à deux généraux habiles, et déjà il leur avait dérobé le passage d’une rivière, dans le temps où on le croyait sans ressource et réduit à l’extrémité. César venait d’étonner son ennemi plus récemment encore par l’apparition la plus inattendue de toute son infanterie ; il prépara dans ce moment une autre combinaison qui devait amener une victoire complète, et terminer la campagne.

Ce fut après de longues délibérations que les généraux de Pompée fixèrent le lendemain pour le jour du départ. César, ayant le même dessein, attendit à peine que le jour parût pour faire sortir son armée, qui campait à une petite distance.

Afranius et Petreius supposèrent d’abord que César se mettait en mouvement de si bonne heure afin d’être à portée de forcer les passages au premier signal de leur marche. Mais ils n’éprouvèrent pas une médiocre surprise quand ils virent tout à coup les légions tirer à gauche, et paraître comme aller en arrière.

Le bruit se répandit aussitôt dans le camp que César se retirait. Les soldats en sortirent en foule pour se donner ce spectacle, et n’épargnèrent pas les sarcasmes ; les chefs même s’applaudirent de n’avoir pas précipité leur départ. Cette retraite fut attribuée au manque de vivres, et à la nécessité de se procurer des approvisionnemens de toute espèce avant de continuer les opérations.

Mais quelle dut être la stupéfaction des généraux de Pompée, lorsque, suivant des yeux ces mouvemens, ils découvrirent que César, qui s’était d’abord éloigné à une certaine distance, changeait de route en tournant peu à peu sur la droite, et qu’à juger dans l’éloignement de la direction de sa marche, déjà les têtes de colonnes commençaient à dépasser leur camp.

Personne ne douta plus du dessein de César. Il voulait tourner les montagnes, gagner les devants, et prévenir ses adversaires en occupant avant eux les hauteurs et les défilés par où l’on devait nécessairement passer pour arriver à Octogesa. Afranius et Petreius commirent la faute de supposer ces chemins absolument impraticables, et de ne pas porter leur prévoyance de ce côté.

On crie aux armes ; les soldats les moins alertes s’encouragent à faire diligence. Dans cette marche accélérée, on n’osa pas même se charger des équipages, de peur de l’embarrasser. Les troupes enfilèrent la grande route entre la chaîne des montagnes de la droite et les bords de la Sègre, afin de se rendre directement à Octogesa et au pont de bateaux qu’on y avait préparé sur l’Èbre.

Les difficultés que rencontra César étaient extraordinaires ; il se plaît lui-même à les détailler avec une sorte d’intérêt que l’on remarque quand il parle d’événemens qu’il sut décider sur la supériorité seule de ses talens et de son génie. « On fut obligé, dit-il, de traverser des vallons très-profonds et très-difficiles ; des rochers escarpés que l’on rencontrait souvent barraient les chemins de telle sorte, que les soldats se passaient leurs armes de main en main, et se soulevaient les uns les autres ; mais aucun ne recula devant ce travail si rude, car il prévoyait que ce serait le dernier. » En examinant la carte, on reconnaît bien les rochers et les vallons dont parle ici César.

L’ennemi marchait alors entre les montagnes et le fleuve. César, après avoir débouché dans la plaine par Alfes, Fayes et Juniers, aurait pu tourner à droite, prendre le chemin que traverse aujourd’hui le village de Juncadella, et tomber presque au milieu de la grande route d’Octogèse ; mais il préféra gagner du terrain jusqu’aux environs du village de Lassuessues, et marcher droit à la montagne que les deux armées avaient tant d’intérêt d’atteindre. Il franchit bientôt cette montagne haute et difficile, et se trouva dans une bonne plaine, barrant le passage aux troupes d’Afranius.

Ces troupes harcelées, arrêtées dans leur marche par la cavalerie de César, qui débouchait en suivant la route de Juncadella, n’avaient pu profiter de tous les avantages que paraissait offrir un terrain uni et ouvert, et cette circonstance explique comment César, dont les embarras durent être extrêmes, parvint à tourner son ennemi et à le devancer sur une marche de cinq mille pas romains.

Mais on doit avouer aussi que la conduite des généraux de Pompée ne répondit pas à la grande réputation qu’ils s’étaient acquise. César le fait observer ; encore qu’ils eussent gagné avant lui les défilés d’Octogesa, et exécuté le passage de l’Èbre, sa marche ne leur devenait pas moins funeste ; car, laissant tous les équipages de l’armée dans le camp qu’ils venaient de quitter, ils ne devaient plus espérer de les rejoindre. La perte toujours sensible des bagages aurait aliéné les esprits, et causé de grands inconvéniens pour le reste de la campagne.

Ce qui paraît plus inconcevable, c’est de voir Petreius et Afranius rester deux jours et une nuit dans leur camp, avec la ferme persuasion que leur salut est attaché au passage de l’Èbre, et ne pas faire partir d’avance les équipages, ne fût-ce que pour se débarrasser.

Si faible que l’on suppose la résistance de l’escorte, elle aurait suffi pour contenir quelque temps la cavalerie et les légions, que les obstacles naturels arrêtaient à chaque pas. Mais la fortune se plaît à seconder les généraux habiles et entreprenans.

À peine César avait franchi les rochers et gagné ce terrain qui se trouve en avant du défilé d’Octogesa, que l’on vit l’ennemi s’avancer. César se mit promptement en bataille, sa gauche vers la rivière, à l’endroit où la Cinca tombe dans la Sègre, et sa droite du côté des montagnes. Cette manœuvre, que la disposition des lieux lui indiquait, suffit pour arrêter court son adversaire.

L’embarras et la confusion des généraux de Pompée étaient extrêmes : n’osant risquer de forcer le passage avec des troupes qui se sentaient l’ennemi à dos et en face, ils occupèrent de suite une hauteur sur leur gauche, vis-à-vis celle qui appuyait la droite de César ; là, cherchant à tirer tout le parti possible de leur situation, ils crurent pouvoir mettre en défaut la vigilance de leur ennemi.

Ce nouveau poste était placé à l’opposite de la montagne la plus élevée de ces environs, et ne s’en trouvait séparé que par une petite plaine. D’autres hauteurs continuaient depuis cette montagne jusqu’au bord de l’Èbre, dans une distance de quatre mille pas romains, et formaient ces passages si difficiles dont parlèrent Petreius et Saxa. Le temps avait manqué à César pour porter son attention de ce côté.

Il est évident que si les généraux de Pompée parvenaient à se rendre maîtres de ces gorges, ils gagnaient le flanc de l’ennemi, et poursuivaient leur marche par les hauteurs jusqu’à leur pont d’Octogesa. Ils se flattèrent aussi de se mettre de cette manière à l’abri des insultes de la cavalerie ennemie, et d’avoir la supériorité du terrain lorsqu’il faudrait résister aux légions. Quatre cohortes furent donc détachées.

Ce plan ne devenait pas d’une exécution trop difficile, si l’on avait pu passer la plaine à l’insu de la redoutable cavalerie de César ; mais à peine on s’aperçut de la marche des quatre cohortes, que cette cavalerie, fondant sur elles au milieu de leur course, les enveloppa sans peine et les sabra en présence des deux armées.

Si les légions de César avaient formé l’attaque dans ce moment, nul doute que tout l’avantage ne fût pour elles. Mais César entrevit la possibilité de forcer ses adversaires à lui céder l’Espagne, sans en venir à une bataille ; et le devoir d’un général, dit-il, est de vaincre l’ennemi autant par son habileté que par ses armes. D’ailleurs, César était touché du malheur de ses concitoyens, et peut-être aussi en redoutait-il le dernier effort du désespoir.

Ayant donc pris son parti, malgré toutes les représentations, il se contenta d’établir des postes dans les montagnes sur sa droite, et campa, selon sa coutume, aussi près de l’ennemi qu’il était possible. L’armée d’Afranius se trouvait ainsi enfermée entre la Sègre, qu’elle ne pouvait passer faute de bateaux et de bois pour faire un pont, et entre les coteaux, au delà desquels se trouvait la grande plaine que la cavalerie de César rendait inaccessible.

Afranius et Petreius durent renoncer à l’idée de porter la guerre dans la Celtibérie ; ils ne pouvaient non plus se maintenir sur les lieux qu’ils occupaient ; on résolut donc de retourner vers Ilerda, où l’on avait laissé des vivres. Toute la conduite de César tendait à disposer en sa faveur les soldats de Pompée, afin de les préparer insensiblement à écouter des propositions. La plupart de ses officiers, instruits de ses vues, concoururent à le seconder, et crurent trouver une occasion favorable dans l’absence des deux chefs, Afranius et Petreius, qui s’occupaient d’un retranchement tiré de leur camp jusqu’au fleuve.

Tout allait se terminer au gré de César, lorsque Petreius, instruit de ce qui se passait, quitte ses travaux, revient au camp, arme ses domestiques, y joint une cohorte espagnole avec quelque cavalerie barbare, interrompt les entretiens, et passe au fil de l’épée tous les soldats du parti opposé qui se laissent surprendre. César, dont la politique était bien plus adroite, fit faire une perquisition exacte des soldats de ce général qui étaient venus dans son camp, et les lui renvoya sains et saufs.

Si Petreius, par sa fermeté, eut l’art de rappeler les siens à leur devoir, il ne pouvait changer la triste position des affaires. On voit même qu’en se décidant à soutenir la défensive dans un pays dont les habitans ne leur étaient plus dévoués, et contre un ennemi qui, par sa grande supériorité en cavalerie, gênait tous leurs mouvemens, les généraux de Pompée se défiaient des troupes, et n’osaient les éprouver dans une bataille.

Résolus de retourner à Ilerda, ils auraient pu prendre la route par laquelle ils étaient venus, c’est-à-dire le chemin qui se dessine entre les hauteurs et la rivière ; mais, se rappelant le mal que la cavalerie leur avait fait en plaine, ils se déterminèrent à marcher par les montagnes qu’interrompent parfois des vallons et des fragmens de plaine, jusqu’à la hauteur placée vis-à-vis de celle où est la ville de Lérida.

Ils se flattèrent de mettre ainsi leur marche à l’abri des insultes de la cavalerie et de conserver la supériorité du terrain sur l’infanterie. La crainte que César les devançât de nouveau, ne dut plus les inquiéter, puisqu’en leur coupant le chemin d’Ilerda, il leur ouvrait nécessairement celui d’Octogèse.

On forma l’arrière-garde d’un certain nombre de cohortes choisies, et l’armée commença son mouvement au point du jour. César la fit suivre aussitôt par sa cavalerie. Ses légions côtoyèrent le pied des hauteurs.

Malgré tout leur désir d’accélérer cette marche, les généraux de Pompée n’avancèrent que lentement. Chaque fois qu’ils passaient d’une montagne à une autre, il leur fallait occuper les sommets avec une grande partie des troupes, se ranger en bataille et charger en masse la cavalerie pour l’écarter avant de descendre. Afin de se débarrasser pendant quelque temps de cette cavalerie si importune, Afranius et Petreius employèrent une ruse qui, cette fois, trompa César.

Toute l’armée fit halte par leurs ordres, et se mit à remuer la terre, comme si l’on eût choisi ce terrain pour asseoir le camp. César, fidèle à son dessein de ne pas décider les affaires par une bataille, et croyant que les généraux de Pompée pensaient à s’établir sur ces lieux, se hâta de camper lui-même. Il fit dresser ses tentes et envoya de grands détachemens d’infanterie avec presque toute sa cavalerie, dans les environs, pour y amasser des vivres et du fourrage.

Dès que l’ennemi s’aperçut de ces arrangemens, et surtout de l’absence de la cavalerie, il quitta sur-le-champ le travail de ses lignes, et se mit en marche vers les onze heures du matin. Il se flattait d’atteindre, cette fois, en sûreté, le terme de sa carrière.

Mais César ne fut pas déconcerté, et, du moment qu’il reconnut la ruse, il décampa aussi avec ses légions et suivit les tracer d’Afranius, sans se soucier des tentes qui restèrent dressées sous la garde de quelques cohortes. Il dépêcha en même temps les ordres les plus précis aux chefs de la cavalerie qui devaient se remettre aux trousses de l’ennemi.

Les deux armées marchèrent ainsi sur la montagne où Afranius et Petreius avaient fait placer leur camp. Elles se suivaient à une petite distance, sans se faire aucun mal. Cependant la cavalerie de César fut bientôt de retour et inquiéta de nouveau l’arrière-garde, surtout en descendant, lorsque la tête et le gros de l’armée se trouvèrent engagés sur la pente, les dernières cohortes soutenant seules tout l’effort de l’ennemi. La perte qu’on essuya dans cette occasion, fut considérable.

Au bas de cette montagne, du côté de Lérida, le terrain s’élargit et découvre une petite plaine, entre la rivière et une autre montagne, là précisément où César avait campé le premier jour de son passage de la Sègre aux environs d’Alfes. Le dessein de l’ennemi était de continuer sa retraite sur la grande route qui, passant par cette plaine, l’aurait mené droit au pont de pierre d’Ilerda. Les combats livrés à l’arrière-garde devinrent plus sérieux et l’obligèrent de suspendre sa marche.

Poussés alors par leur mauvaise fortune, Afranius et Petreius prirent le parti de quitter la plaine et d’engager l’armée dans le terrain difficile et montagneux qui se présentait sur leur droite. Ils espéraient se soustraire aux insultes de la cavalerie et à la nécessité de combattre. Mais, n’ayant pas eu le temps de faire des reconnaissances, et marchant au hasard, ils se virent bientôt dans l’impossibilité de poursuivre leur route.

La cavalerie de César les tourna par la plaine et leur barra aussitôt toutes les issues. Ils se trouvèrent encore, comme dans la situation précédente, éloignés de la rivière, et par conséquent dans l’impossibilité d’abreuver les hommes et les chevaux. Cependant, comme le jour commençait à baisser, ils prirent le parti d’asseoir leur camp et se retranchèrent.

Voyant l’ennemi concourir à la réussite de son projet par sa mauvaise conduite, César donna ordre à sa cavalerie de ne plus l’inquiéter. Il choisit pour son camp un terrain spacieux et commode, qu’il avait rencontré un peu au dessus de celui des généraux de Pompée, et se saisit de tous les postes environnans.

Afranius et Petreius, ne pouvant rester dans cette position, trouvèrent le moyen de changer leur camp et de lui donner une assiette plus sûre. Le terrain que César occupait était assez étendu pour souffrir l’emplacement d’un camp semblable ; ils résolurent de s’y porter, autant pour l’obliger de réunir toutes ses forces, dont une partie inquiétait leurs derrières, que pour se débarrasser du coupe-gorge où ils s’étaient enfournés.

À la nuit, ils quittèrent leur position, et, parvenus à une certaine distance de l’emplacement choisi, commencèrent à faire travailler toutes les troupes, afin de former l’enceinte d’un nouveau camp. Mais, au lieu de perfectionner la face qui faisait front contre l’ennemi, ainsi que celle de derrière, ils s’appliquèrent plus à prolonger les lignes des flancs et à s’avancer avec ces deux branches droit contre le camp de César[4].

Ils étaient encore occupés à ce travail, lorsque le jour parut. On y employa le reste de la journée ; enfin ces ouvrages, étant conduits à une distance de deux mille pieds de ceux de l’ennemi, reçurent la perfection requise et formèrent un second camp.

César fait honneur aux généraux de Pompée de ce travail hardi et bien imaginé, qui les tirait d’un mauvais pas ; mais il remarque qu’ils s’étaient éloignés de la rivière, et n’avaient guéri un mal que par un autre plus grand encore. Afranius et Petreius en firent la triste expérience dès la première nuit de leur séjour dans le nouveau camp.

Aussitôt César conçut le projet de resserrer son ennemi par une ligne environnante, dont le contour embrassât toutes les issues praticables. Cette ligne sortait de la droite de son propre camp, et s’étendait autour du flanc gauche et des derrières d’Afranius, jusque vers le point où est aujourd’hui le village de Sarroca. La rivière formait pour ainsi dire la corde de l’arc figuré par le contour de la ligne ; bien que César ne la continuât pas d’abord de ce côté, sa cavalerie occupant la petite plaine située entre la Sègre et les deux camps, et rendant l’accès du fleuve difficile.

Deux jours employés à ce travail avancèrent tellement l’ouvrage, que l’ennemi, qui d’abord n’en avait pas pénétré le motif, s’effraya et résolut de mettre tout en œuvre pour en arrêter le progrès. Les généraux de Pompée ne pouvaient plus s’exposer aux risques qu’ils avaient courus les jours précédens ; ils prirent la résolution d’offrir la bataille.

Le signal fut donné à toute l’armée de sortir des retranchemens. César, qui ne voulait pas que sa politique fût regardée comme l’effet de la timidité ou du manque de confiance dans ses troupes, ne balança pas un moment à se mettre aussi en bataille, après avoir rassemblé sa cavalerie et rappelé ses travailleurs.

L’armée d’Espagne était composée de cinq vieilles légions, d’un grand nombre de troupes nationales, et d’une cavalerie mal disciplinée, intimidée même, fort inférieure, eu égard au nombre, à celle de César. L’infanterie légionnaire de cette armée fut mise sur deux lignes, et les Espagnols formèrent la troisième. César ne dit rien du poste que la cavalerie occupa dans cet ordre de bataille ; il est vraisemblable qu’Afranius n’osa pas la mettre en ligne, ni l’opposer à l’autre cavalerie, de peur qu’étant renversée, ses flancs ne demeurassent découverts. Cette raison lui fit étendre considérablement le front de son infanterie, comme on le voit par la disposition de toutes ses légions sur deux lignes. Il n’est pas douteux non plus qu’Afranius n’ait employé un certain nombre de ses cohortes à garantir les flancs de l’armée ; car ses ailes étaient en l’air et sans aucune protection.

On ne voit rien d’extraordinaire dans cet ordre de bataille, si ce n’est la formation d’une troisième ligne avec des troupes légères. Dans l’ancienne milice, on y mettait les plus vieux soldats de l’armée, et vers les derniers temps de la république, lorsque les triaires n’existaient plus, on se ménageait de bons corps de réserve, au moyen d’un certain nombre de cohortes tirées de chaque légion. Afranius s’écarta de cette maxime, et semble ici ne s’être occupé que d’assurer son front et ses deux flancs. On reconnaît encore qu’il voulait mettre son infanterie légère et sa cavalerie à l’abri du premier choc de la redoutable cavalerie de son adversaire, et qu’il espérait trouver l’occasion de les utiliser pendant l’action pour le tourner.

César rangea son armée d’une manière bien différente. Toute son infanterie pesante, composée également de cinq légions, fut mise sur trois lignes, dont la première présenta vingt cohortes de front ; la seconde et la troisième n’en avaient chacune que quinze.

Il y eut, selon cette disposition, quatre cohortes de chaque légion dans la première ligne, trois dans la seconde, et trois dans la troisième ; de sorte que les dix cohortes d’une légion étaient immédiatement placées les unes derrière les autres. Les intervalles de la seconde et de la troisième ligne se trouvaient plus grands que sur le front ; César y plaça tout ce qu’il avait de gens de trait, ses archers et ses frondeurs. La cavalerie, partagée en deux parties égales, se porta aux ailes.

La distance d’un camp à l’autre ne mesurait que deux mille pieds, et ce fut pourtant sur ce terrain d’une si petite étendue que chacun se mit en bataille, à la tête des retranchemens. Si l’on déduit la place que chaque armée occupait avec ses trois lignes, il ne reste qu’environ sept cents pieds entre les deux fronts, à peine autant qu’il en fallait pour se mettre en mouvement et aller au choc.

Quelque resserrée que fut cette distance, on était de part et d’autre bien résolu de ne la pas fanchir : Afranius, malgré sa détresse, n’osant quitter la protection de son camp, de peur d’être enveloppé par la terrible cavalerie de son adversaire ; César, parce qu’il voyait ses ennemis aux abois, sur le point de lui céder l’Espagne sans s’exposer à une mêlée qui ne pouvait qu’affaiblir ses troupes, et dont le résultat le plus avantageux ne devait pas amener une victoire complète, à cause de l’asile qu’offraient les retranchemens.

Les deux armées restèrent ainsi à s’examiner jusqu’au soir, et rentrèrent. Afranius tira cet avantage de sa manœuvre, qu’il empêcha le travail des lignes pour ce jour-là ; mais, d’autre part, cette démonstration suivie de si peu d’effet rassura César, qui pouvait tout craindre d’un ennemi réduit à la dernière extrémité.

Le lendemain, on recommença le travail, et bientôt il ne resta de libre aux généraux de Pompée que le seul passage qui conduisait à la rivière, passage gardé par la cavalerie de César, ce qui obligeait presque toute l’armée de se mettre en mouvement pour faire de l’eau. Cependant Afranius et Petreius furent sur le point de trouver leur salut dans cette circonstance même.

Nulle part la Sègre n’a des gués plus commodes ni plus sûre que dans ces environ, surtout lorsque les grandes eaux sont écoulées. Malheureusement les généraux de Pompée n’en étaient pas assez bien instruits, et crurent devoir s’en assurer par la sonde. Cette démarche trahit leur dessein.

Dès le moment que César en eut connaissance, non-seulement il renforça tous les postes établis en deçà de la rivière, mais il la fit aussi passer à la plus grande partie de sa cavalerie et à un corps d’infanterie légère de Germains ; de sorte qu’il fallut abandonner l’entreprise.

Après tant d’essais inutiles, il ne restait aucune chance aux généraux de Pompée. Privés d’eau, sans bois, sans vivres, sans fourrage, n’ayant pas même, avec des esprits découragés, la ressource de quelque coup de désespoir, Afranius et Petreius furent contraints d’en venir au point où César avait résolu de les amener.

Voyons quelle fut sa conduite : « Je ne demande que la paix, dit-il. Pourvu que ceux qui se sont déclarés contre moi sortent de la province, et s’engagent à ne plus rester au service de mes ennemis, je les laisse libres de se retirer. Je ne force personne à s’imposer l’obligation d’agir pour moi. Je regarde comme mes amis tous ceux qui se contenteront de ne me faire aucune injure. Quiconque en ce moment se trouve en mon pouvoir ne sera soumis qu’à ces conditions pour être libre. »

Les articles de cette capitulation devenaient faciles à régler. Mais plusieurs d’entre ceux qui composaient l’armée vaincue, quoique citoyens romains, avaient été enrôlés dans la province d’Espagne, dont ils étaient natifs ou colons ; d’autres, transportés de l’Italie, désiraient revoir leur patrie. Il fut décidé que les premiers seraient licenciés sur-le-champ, tandis que les autres marcheraient ensemble jusque sur les bords du Var, où on leur rendrait la liberté.

César se chargea de fournir des provisions pour cette route. Il voulut même que l’on rendît tout ce qui appartenait aux troupes d’Afranius ; et, pour engager les siens à la restitution, il paya le prix des effets au dessus de la valeur réelle.

Par cette mesure si bien combinée, César, allégeait son bagage, faisait à ses troupes une gratification, sans que l’on pût lui imputer pour motif le dessein de les corrompre, et cet acte de générosité lui gagnait les cœurs de ses anciens ennemis. Aussi l’armée vaincue porta devant lui ses plaintes contre ses propres officiers, et appela de leurs jugemens à César.

Un tiers à peu près de l’armée qui s’était rendue se détacha de ses enseignes pour demeurer en Espagne. Le reste passa les Pyrénées, précédé et suivi par deux divisions de l’armée de César. Aux termes de la capitulation, on conduisit ces troupes sur les frontières de la Gaule Cisalpine.

Varron occupait encore la partie occidentale de l’Espagne ; et César, soit pour effectuer une jonction concentrée entre eux, ou peut-être pour le forcer à se rendre, envoya deux légions sous les ordres de Q. Cassius qu’il suivit bientôt lui-même, escorté de six cents chevaux. Au bruit de son arrivée, les naturels du pays se déclarèrent pour le vainqueur.

Une des légions postée à Gades (Cadix) marcha en bon ordre, enseignes déployées, à la rencontre de César, et lui offrit ses services. Varron le rendit maître de toutes les forces qu’il possédait sur terre et sur mer. César tint à Cordoue une assemblée générale pour toute la province ; il remercia les peuples d’avoir favorisé son parti, et les déchargea des impôts établis sous l’autorité de Pompée.

Chaque conquête donnait à César des flottes, des soldats pour garder ses nouvelles acquisitions, et ne le mettait pas dans la nécessité de morceler des forces dont il avait besoin pour continuer la guerre. Il laissa sous le commandement de Q. Cassius cinq légions, composées principalement de troupes levées par Varron, et s’embarqua lui-même sur une flotte équipée pour ses ennemis. Nous savons qu’il se rendit par mer à Tarraco (Tarragone), de là par terre à Narbonne, et ensuite à Marseille, où sa présence termina les opérations du siége.

Après la reddition de cette ville, César revint à Rome et y fut nommé dictateur. Il ne garda cette dignité que onze jours, et, ayant été élu consul, s’associa P. Servilius Isauricus. César fit plusieurs règlemens, tous favorables au peuple, et partit pour Brindes, dont il s’était rendu maître la campagne précédente. Il avait donné rendez-vous à douze légions et à toute sa cavalerie ; mais ses cadres n’étaient pas complets, et formaient à peine quarante mille hommes ; sa flotte ne pouvait en embarquer que vingt mille et environ six cents chevaux.

Pompée disposait de forces bien plus considérables. Outre onze légions, toutes au grand complet, en comptant les deux que lui amenait de Syrie Métellus Scipion, il avait en troupes alliées mille archers, trois mille six cents frondeurs, sept mille chevaux, et différens corps de troupes tirées de la Thrace, de la Macédoine et de la Thessalie. Mais ce qui lui donnait sur César un avantage important, c’était le nombre de ses vaisseaux.

César ne fut point intimidé par cette inégalité de forces ; il mit à la voile avec sept légions, et aborda le lendemain sur les côtes d’Épire. Il arrivait, que l’ennemi n’était pas informé de son départ.

Tandis que ses vaisseaux faisaient route pour Brindes, afin de ramener un second transport, Oricum se déclara contre Pompée, et ouvrit ses portes à César. Apollonie ne le traita pas moins favorablement ; bientôt toute l’Épire suivit cet exemple.

Pompée était alors en Macédoine. Craignant de perdre Dyrrachium, qui renfermait tous ses approvisionnemens, il y dirigea ses troupes à grandes journées. César, prévenu, ralentit sa marche et s’établit en deçà de l’Apsus, afin d’attendre dans cette position le reste de son armée qui était en Italie. Pompée vint camper vis-à-vis de lui, sur l’autre bord du fleuve. Ces deux adversaires restèrent là dans une sorte d’inaction.

Cependant plusieurs mois s’étaient écoulés sans que César eût reçu son second embarquement. Marc-Antoine, qui le commandait, hésitait avec raison de se mettre en mer sans une flotte qui pût le protéger ; il retardait toujours, jusqu’à ce qu’enfin, déterminé par l’ordre exprès de César, il quitta le rivage. Le vent l’ayant forcé de s’approcher de Dyrrachium, il fut aperçu par la flotte de Pompée, qui sortit du port pour lui donner la chasse ; mais bientôt le vent changea, et les galères sorties de Dyrrachium vinrent se briser sur la côte, tandis que les vaisseaux d’Antoine y trouvèrent leur salut.

Le débarquement effectué, Antoine dépêcha vers César pour lui annoncer l’arrivée de quatre légions et de huit cents hommes de cavalerie. Pompée, qui reçut cet avis presque en même temps, craignit d’être enfermé entre deux armées. César ayant décampé pour faire sa jonction avec son lieutenant, Pompée se mit en mouvement afin de le prévenir.

Il avait l’avantage d’un chemin plus court, et devait empêcher cette jonction, sans la trahison de quelques gens de son armée qui avertirent Antoine que l’ennemi, bien posté, l’attendait au passage. Pompée, voyant son opération manquée, se retira vers Asparagium, place forte éloignée de Dyrrachium d’un jour de marche environ.

Avec un renfort aussi considérable, César ne fut plus inquiet sur les moyens de conserver ses possessions le long de la mer. Comme les flottes nombreuses de ses ennemis lui ôtaient l’avantage de recevoir par eau des approvisionnemens réguliers, il s’occupa d’étendre ses quartiers dans les terres, et de couvrir une assez grande étendue de pays pour en tirer ses subsistances. Dans cette vue, il retira d’Oricum la légion qui s’y trouvait cantonnée, et prit ses précautions pour mettre sa marine à couvert de toute surprise du côté de la mer.

Cependant Pompée occupait toujours un terrain bien précieux pour lui, n’étant éloigné que d’un jour de marche du port de Dyrrachium, où il avait établi ses magasins et ses arsenaux. Déterminé à traîner la guerre en longueur, et plein de confiance dans les avantages que lui donnaient tant de ressources de mer et de terre, il voulait attendre que César eût épuisé le pays, et se flattait de réduire son ennemi sans risquer une affaire générale.

De son côté, César, qui jugeait bien sa situation, s’avança sur Pompée, emporta une place assez forte qui le couvrait de front, et vint camper en sa présence. Le lendemain, il rangea son armée dans la plaine qui séparait les deux camps, soit pour engager une action générale, soit pour se faire gloire de braver son ennemi.

Mais Pompée parut insensible à cette insulte ; César, d’ailleurs moins assuré de jour en jour d’approvisionnemens et de renforts, projeta un mouvement qui devait forcer son adversaire à combattre ou à perdre toutes les ressources qu’il avait dans la ville et dans le port de Dyrrachium.

Il s’agissait de faire un grand détour, et de dérober son dessein à la vigilance de Pompée. César décampa de jour, et dirigea sa marche en s’éloignant de Dyrrachium, de manière à faire croire qu’il se retirait parce qu’il manquait de vivres ; mais il changea de direction pendant la nuit, et revint à grands pas vers la ville.

Averti de ce changement, Pompée n’eut pas de peine à reconnaître l’intention de son ennemi ; et comme il se trouvait plus près que lui de Dyrrachium, il espéra le prévenir par une marche rapide. Mais, malgré les fatigues du jour précédent, César engagea ses soldats à continuer leur route toute la nuit, et se trouva maître du seul chemin qui menait à la ville, lorsque l’avant-garde de Pompée parut sur les hauteurs.

Il est étonnant qu’un général aussi consommé dans la guerre ait pu se méprendre un seul instant sur les véritables projets de César. Pompée occupait Asparagium ; mais il tirait de Dyrrachium ses vivres et tout ce qui était nécessaire à ses troupes.

Ce général maître de la mer, César ne pouvait former par là aucune entreprise ; il devait donc tourner ses vues du côté de la terre, afin d’intercepter ainsi les communications de Dyrrachium vers Asparagium, communications plus certaines que par mer. César manifestait assez le dessein de se camper entre Pompée et sa place d’armes.

On n’est pas moins surpris de voir ce général, instruit par ses coureurs de la route que prend César, remettre au lendemain son départ, au lieu de disputer de vitesse avec son adversaire. César, plus actif, et qui sait combien les momens sont précieux à la guerre, encourage ses troupes à surmonter la fatigue, prévient Pompée, et lui coupe le chemin de Dyrrachium.

Séparé de ses magasins et de ses arsenaux, Pompée se hâta de prendre possession du promontoire de Petra, qui couvrait une petite baie peu éloignée de la ville, et y fit aborder ses vaisseaux de transport et les bateaux chargés de provisions que renfermait Dyrrachium. Il voyait bien que César cherchait une affaire générale, mais il crut pouvoir l’éviter au moyen d’une défensive savante, qui le menaçait de le tenir longtemps encore en échec. César alors, dont la position devenait pressante, entreprit de lui fermer entièrement la campagne.

« C’était, dit-il, une façon extraordinaire de faire la guerre, tant par le grand nombre de forts que par la vaste étendue des lignes. La coutume, ajoute-t-il, est de n’enfermer un ennemi que dans le cas où on le voit inférieur en nombre, troublé par quelque perte, ou qu’on veut l’affamer ; mais ici César investissait une armée plus nombreuse que la sienne, n’ayant éprouvé aucun désavantage, et abondamment pourvue de toutes choses, tandis que lui manquait au contraire de tout. »

César commença par occuper plusieurs monticules voisins du camp de Pompée, sur lesquels il fit élever des forts[5]. Il joignit ces forts par des lignes de communication conduites à travers les vallons, comme il le pratiqua sous Alise ; et bientôt il fut en état de former une chaîne de redoutes, une vraie contrevallation.

Voulant déconcerter cette entreprise audacieuse, Pompée s’empara de quelques hauteurs à son tour, les fortifia, les unit de même par des forts ; et plus César s’occupait de resserrer ses ouvrages, plus son adversaire cherchait à étendre les siens. Les deux armées sous les armes combattaient en détail et se disputaient le terrain favorable. Quand on était repoussé d’une hauteur, on se jetait sur une autre, sans interrompre la ligne, qui ne faisait que changer de direction.

Cette campagne mémorable, ouverte le 4 janvier (an 706 de Rome ; 48 avant notre ère), à l’époque du débarquement de César sur les côtes de l’Épire, se prolongeait depuis plusieurs années. Les deux partis avaient essuyé de grandes fatigues. L’armée de César, manquant de pain, était forcée de substituer à cet aliment une espèce de racine bouillie, toutefois l’espérance d’une riche moisson qui mûrissait à sa vue dans les champs d’alentour, la consolait de ses privations. Non-seulement elle poussa les lignes avec beaucoup d’activité, mais elle s’attacha encore à détourner le cours de toutes les sources, de tous les ruisseaux qui arrosaient le terrain couvert par le camp ennemi.

Les soldats de Pompée trouvaient un grand avantage dans l’abondance du blé qui leur arrivait des différentes côtes dont ils étaient les maîtres ; cependant ils souffraient de la disette d’eau et des fourrages ; ils perdirent beaucoup de chevaux, et les hommes furent exposés à de terrible maladies, en demeurant emprisonnés sur le même sol.

Pompée semblait l’emporter sur son ennemi par la supériorité du nombre et l’étendue des lignes qu’il mettait César dans la nécessité de former ou de défendre ; avantage dont il profita de manière à justifier la haute idée qu’on avait de ses talens militaires. Sans hasarder une action générale, il repoussa souvent César loin des hauteur qu’il tentait d’occuper, le fatigua sans cesse, et lui donna même de vives alarmes en attaquant ses ouvrages terminés.

On reconnaît par la lecture des Commentaires que, dans le cours de ces opérations, les deux armées changèrent plusieurs fois l’emplacement de leurs campemens principaux et le local de quelques postes séparés. César compte jusqu’à six combats remarquables livrés dans un seul jour sur les lignes de contrevallation de la plaine ou sous les murs de Dyrrachium ; et il est vraisemblable que ces événemens furent le plus souvent favorables à Pompée, qui n’avait que la corde à défendre, pendant que son adversaire étendait ses mouvemens sur l’arc entier.

L’enceinte de Pompée était soutenue par vingt-quatre forts, dans une étendue de quinze mille pas romains ; celle de César, qui l’enfermait, en avait vingt-deux mille (environ six lieues), et au moins autant de forts que Pompée. Les deux grands camps étaient en face l’un de l’autre. On en comptait encore deux, chacun d’une légion, et plusieurs petits de quelques cohortes, distribués sur la circonférence, pour être à portée de se soutenir partout.

Les travaux aboutissaient au rivage, circonstance qui seule devait détourner César de son projet, puisqu’il n’avait pas un vaisseau, pas une barque pour opposer aux forces maritimes de son adversaire ; mais, uniquement attentif à chercher l’occasion d’une bataille, l’espérance de la trouver, même avec ces désavantages, lui suffisait.

Tandis que le soin d’écarter Pompée de ses magasins le retenait avec la plus grande partie de ses forces sur le point le plus près de Dyrrachium, il s’occupait à fortifier l’extrémité opposée, pour ne pas être surpris sur ses derrières. Il joignait aussi ses retranchemens par le travers ou sur le flanc, afin d’être en sûreté du côté de la mer.

Les travaux n’étaient pas terminés, que Pompée prit des mesures vigoureuses pour forcer César de ce côté-là ; il fit embarquer pendant la nuit un corps de troupe considérable, et commença l’attaque. Elle produisit tous les effets d’une véritable surprise. Les gens de Pompée tombèrent avec le plus grand succès sur la 9e légion, qui appuyait la droite de César. Sans l’arrivée d’Antoine, qui parut à la tête de douze cohortes, la déroute eût été complète.

L’alarme portée jusqu’à César par des feux allumés sur la hauteur le fit accourir à cet endroit. Il prit autant de cohortes qu’il put en trouver sur sa route ; mais il arriva trop tard. Pompée avait déjà forcé les défenses, et brusquement sorti de sa position gênante, il commençait à asseoir son camp sur un terrain libre. Là, sans perdre sa communication avec la mer, il était à portée de se pourvoir facilement d’eau et de fourrages ; ressources précieuses, dont son armée avait un extrême besoin.

Loin de recueillir le fruit qu’il semblait attendre d’un travail de plusieurs mois, César se trouva exposé au reproche d’avoir enfanté des projets chimériques, et d’employer témérairement, vis-à-vis du plus grand capitaine du siècle, des artifices qui ne pouvaient réussir que contre des barbares, ou arrêter tout au plus des généraux de médiocre capacité.

Cependant il ne parut pas que cet événement eut fait sur César une impression profonde, ni que la confiance de ses troupes en fut diminuée. Il se présenta de nouveau à l’ennemi, qui venait de changer de position, et dressa ses tentes, toujours déterminé à continuer sur le même plan ses opérations offensives. Il s’ensuivit une action dont le résultat devient évident, quoique le texte des Commentaires soit trop défectueux pour en constater facilement le détail.

On voit que les deux armées avaient déjà changé remplacement choisi après la dernière action ; que Pompée s’était emparé des fortifications abandonnées par son adversaire, mais avec la précaution d’y joindre un second retranchement, afin d’embrasser un terrain plus vaste nécessaire à une armée nombreuse. Ce camp était couvert d’un côté par un bois, et s’appuyait de l’autre sur une rivière.

Dans cette position, Pompée avait tiré une ligne qui communiquait au fleuve, pour s’assurer le libre accès de l’eau ; toutefois, après cette précaution, il ne jugea pas à propos de rester où il s’était établi, et se mit en marche. Il avait déjà parcouru environ la moitié d’un mille, lorsqu’il s’avisa, sans qu’il soit dit pourquoi, de renvoyer une légion reprendre possession du camp qu’il venait de quitter.

César, sur ces entrefaites, fortifiait son nouveau poste. Il n’eut pas plus tôt reconnu la destination de ce détachement, qu’il crut pouvoir saisir cette occasion de recouvrer ce que la dernière action lui avait fait perdre de sa gloire ; il donna ordre de continuer les travaux afin d’amuser l’ennemi, tandis que lui-même, à la tête de vingt-trois cohortes en deux divisions, marcha le long du bois qui le cachait, et s’avança jusqu’à ce camp délaissé qu’il s’agissait de reprendre.

Il s’y jeta brusquement, et rencontra l’ennemi déjà en possession des lignes extérieures. Il le chargea jusque dans l’intérieur des retranchemens, où il en fit un grand carnage ; mais la seconde division qui devait attaquer sur des points différens, prit pour les fortifications du camp la ligne de communication qui couvrait les approches de la rivière, et, avant de reconnaître son erreur, parcourra une grande étendue de cette ligne.

Enfin, on remarqua qu’elle n’était point défendue. L’infanterie la passa d’abord, et fut bientôt suivie de toute la cavalerie ; mais la durée de la première méprise laissa le temps nécessaire à Pompée pour venir au secours de ses troupes.

Dès qu’il parut, la cavalerie de César, qui se trouvait embarrassée entre la ligne de communication, les retranchemens du camp et la rivière, se retira précipitamment. L’infanterie, en suivant cet exemple, tomba dans le plus grand désordre. Cette partie du détachement de Pompée que César avait battue au commencement de l’action, se voyant si près d’être secourue, se rallia sur les derrières ; et le corps commandé par César en personne, observant la retraite tumultueuse de son autre division, se crut sur le point d’être enfermée dans les travaux de l’ennemi, et prit la fuite.

Dans ce désordre extrême, l’effroi fit oublier la présence de César, si imposante, si efficace en d’autres occasions. Un porte-enseigne qu’il s’efforça d’arrêter en retenant son étendard, lâcha prise et continua de courir ; un cavalier dont il saisit la bride du cheval, vida la selle et s’enfuit à pied. La déroute fut complète.

Mais si les fossés et les ouvrages au milieu desquels l’action s’engagea, gênaient les fuyards, ils n’offraient pas moins d’obstacles pour ceux qui les poursuivaient. Pompée ne s’attendait pas à une si prompte victoire ; il se persuada que cette armée en désordre cherchait à l’attirer dans quelque embuscade ; car il concevait une haute opinion de la valeur et de la discipline des troupes de César.

Elles avaient mérité cette réputation ; mais, à la guerre, la peur se communique comme la bravoure. S’il pouvait exister une armée qui fût exempte de ces mouvemens de faiblesse, cette armée, bien conduite, deviendrait invincible, puisque le prestige qui environne le général habile et trouble si souvent son adversaire n’existerait plus.

Pompée en subit ici l’influence, bien qu’il semble pourtant qu’un capitaine aussi expérimenté dût savoir distinguer une retraite simulée d’une déroute réelle : il fit ce jour-là une faute impardonnable. César, qui paraît toujours plus enclin à exagérer les bévues de son ennemi qu’à reconnaître ses avantages, déclare avoir perdu environ mille combattans et plus de trente enseignes. Il dit surtout que l’excessive prudence de Pompée sauva seule son armée.

La conduite personnelle de César fut un aveu de sa défaite. Il abandonna sur le champ les lignes de Dyrrachium et tous les postes extérieurs.

On ne voit pas moins clairement que Pompée perdit le moment décisif, ou ne connut son avantage qu’après qu’il n’était plus temps de le rendre complet. Il reçut cependant de ses soldats, avec les salutations ordinaires du triomphe, le titre d’imperator, et les peuples revinrent en sa faveur à cet ancien préjugé, qui le faisait regarder comme le plus grand général qui eût encore paru.

L’entreprise de César dans cette campagne singulière de Dyrrachium n’est pas à imiter. Il avoue lui-même qu’elle faussait les règles, et expose très-nettement tous les cas où l’on peut entreprendre d’enfermer son ennemi. L’armée de Pompée n’était dans aucun de ces cas, et César ne conçut cette opération que pour donner de l’éclat à ses armes ; c’est du moins ce qu’il nous dit.

Mais on ne fait jamais de faute impunément en présence d’un ennemi attentif. Pompée, communiquant à tous ses postes en ligne droite, devait avoir un avantage trop marqué sur César, qui de son grand camp ne pouvait aller aux siens que par la circonférence ; aussi, quand César nous raconte que Pompée prit la détermination de forcer ses lignes, d’après l’avis de deux Gaulois déserteurs qui lui en découvrirent les parties faibles, il cherche à nous donner le change ; on sent qu’il craint notre jugement.

« Si l’on demandait, dit le judicieux Puységur, pourquoi César a été battu près de Dyrrachium, je dirais que c’est pour agir contre les principes ; tandis qu’on le voit, à Pharsale, attaquer dans une plaine une armée de moitié plus forte que la sienne, et dont la cavalerie est de sept mille chevaux contre mille, et qu’il trouve dans la science les ressources pour faire remporter la victoire. »

Le coup porté à César dans une situation si critique pouvait raisonnablement paraître décisif. Il avait abandonné ses lignes, et ses soldats, inférieurs en nombre, affaiblis encore par le dernier combat, déchus même de leur propre estime, ne pouvaient, suivant toute apparence, tenir de long-temps la campagne contre un adversaire si redoutable par sa réputation et sa supériorité.

Cependant César ne fut point accablé. Il savait quelles ressources lui offrait une armée instruite par une longue expérience à compter sur sa propre valeur et sur son général ; il ne voulut voir dans leur consternation que des marques d’indignation et de rage, et, au lieu de flétrir les cœurs par des reproches honteux, il sut préparer avec art les plus douces consolations.

« Si la fortune, dit-il, nous est contraire pour la première fois, c’est à nous de réparer nos pertes avec autant d’ardeur que de fermeté. Les difficultés ne servent qu’à exciter la bravoure et à réveiller le courage : vous le savez par l’expérience que vous en avez déjà faite. Tous ceux d’entre vous qui se sont trouvés à Gergovie doivent se souvenir de ce que peuvent la persévérance et une valeur opiniâtre. »

Toutefois, ne pouvant se dissimuler que plusieurs des siens avaient donné un exemple infâme, il chassa quelques enseignes auxquels il imputa l’erreur des troupes, qui doivent toujours suivre leurs drapeaux. Les légions, mornes et consternées, éprouvèrent la plus vive impatience de réparer leur faute.

Les officiers conseillèrent à César de profiter de cette heureuse disposition des troupes pour terminer la querelle sur les lieux mêmes qui venaient d’être témoins de leur disgrâce ; mais César ne voulait pas mettre sa fortune au hasard d’un accès de courage ; il attendait de chacun de ses soldats une confiance raisonnée de soi-même, et non pas un mouvement de fureur excité par le désespoir.

César avait beaucoup de blessés et de malades. Ne possédant derrière lui aucun poste pour couvrir sa communication avec le pays, il craignit de manquer bientôt de vivres, et résolut de décamper. À la nuit, il envoya en avant les malades et les blessés avec tous ses bagages, et défendit de faire halte avant d’atteindre Apollonie, éloignée de trente milles.

À trois heures du matin, le gros de l’armée sortit du camp par différentes portes, et, dans un profond silence, prit la même direction. Deux légions qui formaient l’arrière-garde partirent au bruit d’une marche ordinaire après un délai suffisant, pour faire supposer à l’ennemi que l’avant-garde commençait seulement à se mouvoir. Ainsi l’armée entière, se trouvant en marche sans le moindre embarras, n’eut pas de peine à gagner beaucoup d’avance sur Pompée.

Aussitôt que ce général eut connaissance de la retraite, il s’élança sur les traces de César, dont sa cavalerie atteignit l’arrière-garde au passage du fleuve Genusus. Les cavaliers de César, placés dans les rangs de son infanterie, se trouvèrent prêts à recevoir ceux de Pompée, qui, sans causer aucun désordre, furent spectateurs du passage du fleuve.

Après une marche ordinaire. César prit possession des lignes d’Asparagium, qu’il avait occupées auparavant ; mais il n’avait pas l’intention de garder ce poste. Il fit sortir sa cavalerie par la porte prétorienne, placée en face de l’ennemi ; cette troupe s’éloigna comme si elle voulait fourrager, fit le tour du camp, et rentra par la porte décumane.

Trompé par ces apparences, Pompée en conclut que César fermait sa marche et bornait là l’emploi du jour. À son exemple, il dressa ses tentes dans les lignes où il s’était lui-même renfermé autrefois, et laissa courir ses soldats au bois et au fourrage ; il permit à un grand nombre de retourner à Dyrrachium chercher leur bagage qu’ils y avaient laissé, dans la précipitation avec laquelle on avait décampé le matin.

César, qui n’attendait que le moment où cette halte aurait produit son effet, remit ses troupes en marche vers le midi, et leur fit faire encore huit milles ce même jour, sans prendre haleine ; tandis que celles de Pompée, établies dans leur camp, n’étaient pas en état de suivre son pas. César garda le même ordre pendant quelques jours, se faisant précéder de quelques heures par ses bagages. Pompée, qui avait inutilement fatigué ses troupes en essayant de regagner le terrain perdu dans la première marche, se vit forcé d’y renoncer.

César s’occupa du logement des blessés et des malades dans Apollonie, du paiement de ce qui était échu pour la dépense de son armée, et des mesures qu’il avait à prendre pour la sûreté des places dont il était le maître sur la côte. Une de ses cohortes se trouvait déjà dans Lyssus ; il en laissa trois à Oricum, quatre à Apollonie, et continua sa route de là vers le midi.

Son dessein était de pénétrer promptement en Thessalie, et d’occuper, pour la subsistance de ses troupes, autant de pays qu’il pourrait le faire dans cette fertile contrée ; il jugeait très-bien que, si Pompée se laissait entraîner à sa poursuite loin de ses magasins et des ressources que lui fournissait la mer, le sort de leurs armes se remettrait en équilibre.

Pompée ne pouvait non plus tenter de reprendre Oricum et les autres villes maritimes, sans exposer Scipion à être attaqué séparément à la tête du corps qu’il commandait dans la partie orientale de la Macédoine. Que si Pompée passait en Italie pendant que tous les esprits restaient encore frappés du succès éclatant qu’il venait d’obtenir, César était résolu à le suivre le long des côtes de la Dalmatie.

Il semble que le meilleur parti que Pompée eût à prendre, était de porter la guerre en Italie, et d’opposer ainsi de nouvelles difficultés à son rival. L’avantage de rentrer dans Rome en vainqueur ne laissait aucun doute sur l’issue d’une pareille lutte. Cette question fut agitée dans le conseil.

Cependant on craignit d’abandonner le théâtre actuel de la guerre, pays plein de ressources, capable de ranimer promptement les forces de César, qui se servirait ainsi de la partie occidentale de l’empire pour s’affermir dans la partie orientale. Elle avait suffi à Sylla pour se rendre maître de l’Italie et de Rome ; Pompée lui-même était sur le point d’en fournir un exemple plus récent.

Une considération l’emporta sur toutes les autres ; ce fut la sûreté de Scipion. Elle exigeait la présence de Pompée en Macédoine. En retirant son armée, il le sacrifiait avec les troupes nouvellement arrivées d’Asie.

Tels furent les motifs qui engagèrent les deux généraux à marcher en Thessalie, où ils avaient différens corps de leur armée qu’il fallait sauver. Ils calculèrent leurs mouvements respectifs manière à soutenir leurs divisions, et empêcher celles de l’ennemi de les rejoindre.

La marche de César vers Apollonie l’avait écarté de sa route ; et comme il avait l’air de fuir après une défaite, cette idée lui nuisait beaucoup dans le pays qu’il traversait. On avait arrêté les porteurs de ses dépêches pour Cn. Domitius Calvinus, qu’il ne faut pas confondre avec L. Domitius Ænobarbus, tenant pour le parti de Pompée. Tandis que les deux armées s’avançaient, Cn. Domitius avait fait quelques mouvemens en Macédoine pour se procurer des vivres, et, s’étant trouvé sur la route de Pompée avec les deux légions qu’il commandait, eut peine à lui échapper.

Arrivé assez heureusement pour sauver Cn. Domitius, César le joignit au passage des montagnes qui séparent la Macédoine de la Thessalie, et continua de marcher vers Gomphi. Cette place ne voulut point le recevoir : il escalada les murs, livra la ville au pillage, et, afin d’en faire un exemple de terreur pour celles qui oseraient retarder sa marche, fit passer tous les habitans au fil de l’épée. Métropolis, épouvantée par le sort de Gomphi, lui ouvrit ses portes dès qu’il parut.

De là jusqu’à Larisse, où Scipion, qui était redescendu le long de l’Haliacmon, avait amené une armée considérable, le pays se présentait ouvert, et l’on reçut partout sans difficulté César et ses détachemens. Après avoir passé les petites rivières qui se jettent dans le Pénée, il se posta sur les bords de l’Énipée, qui arrose le district de Pharsale.

Ici, César dominait sur de vastes plaines chargées de fourrage et de moissons mûrissantes ; une contrée fertile s’étendait au loin derrière lui, et, ses forces venaient de s’accroître non-seulement par la jonction de Cn. Domitius, mais probablement encore par la légion que Longinus commandait en Italie. César se trouvait avec une armée de dix légions, en état de renouveler ses opérations offensives.

Pompée dirigea ses vues vers le même quartier ; mais il n’y était point encore arrivé, quoique sa marche fût plus directe et que la dernière action l’eût fait accueillir favorablement sur tous les lieux qu’il avait à traverser. Il fut joint par Scipion, qui de Larisse vint à sa rencontre, et ils prirent ensemble leur poste sur une hauteur voisine de Pharsale, en face de celui de l’ennemi, à la distance de trente stades.

Malgré toutes les démonstrations de César, les deux généraux s’étant établis assez longtemps dans cette position pour épuiser tout ce que les plaines des environs avaient pu produire de blé et de fourrage, César prit la résolution de quitter son poste et d’en chercher un autre plus favorable.

Il espérait aussi fatiguer son ennemi par des marches continuelles, et le contraindre à recevoir enfin cette bataille offerte inutilement depuis son arrivée. Le jour fixe pour son départ était venu ; on pliait les tentes ; déjà même l’avant-garde défilait par la porte décumane ; César crut remarquer que les légions de son adversaire, qui toujours se rangeaient devant les relranchemens lorsqu’il sortait pour les braver, s’étaient avancées plus loin que de coutume. Il arrêta ses troupes, et dit aussitôt d’une voix haute et intelligible : « Voici le moment que nous avons tant désiré ; voyons comment nous ferons notre devoir. »

Assurément il était de l’intérêt de Pompée d’éviter une bataille, et d’attendre les suites de la détresse à laquelle l’armée de César ne pouvait manquer de se trouver réduite vers les approches de l’hiver. Mais les délais, si souvent nécessaires dans le cours d’une campagne, exigent des troupes un courage à toute épreuve, comme ils veulent une grande habileté dans le général. Combien de chefs ont les qualités reconnues pour livrer une bataille, sans cette dextérité propre à faire éluder l’action qu’on offre sans cesse ! combien de troupes peuvent posséder cette sorte de courage passif qui anime au combat, et manquent de cette constance raisonnée qui oblige maintes fois de supporter l’inaction en présence de l’ennemi !

On doit supposer dans Pompée, au degré le plus éminent, tout ce qu’exigeaient les devoirs de sa place ; mais il traînait à sa suite nombre de sénateurs et de citoyens de la première classe, qui, ne se croyant pas inférieurs à lui par leurs talens pour l’administration civile et politique, avaient peine à lui rester soumis dans la subordination militaire. Ils comparaient sa conduite à celle d’Agamemnon entouré des autres rois de la Grèce, et l’accusaient de prolonger la guerre pour jouir plus longtemps du droit de les commander.

Nourris dans le luxe, impatiens de revoir leurs maisons de campagne, avides des honneurs et des dignités qu’ils regardaient comme la récompense des services rendus par eux à l’état durant cette guerre, ils tournèrent en ridicule les sages mesures de leur général ; ils affectèrent de ne pouvoir réprimer leur courage, et ne voulaient que mettre fin à l’incertitude et aux pénibles longueurs d’une campagne qu’ils n’avaient pas la fermeté de soutenir. Les troupes, entraînées par ces grands exemples, blâmaient hautement Pompée, et l’accusaient d’un excès de prudence.

Fatigué de ces clameurs, il se crut obligé d’accélérer la décision des affaires, bien que cette voie lui parût la plus désavantageuse ; encore ne la regarda-t-il probablement pas comme très-dangereuse pour lui. Ses soldats de ligne surpassaient de beaucoup en nombre ceux de César ; cette supériorité devenait encore plus sensible du côté de la cavalerie et des troupes légères. Toutefois, malgré ces avantages apparens, on ne peut mettre en doute que Pompée n’eût évité la bataille sans l’indiscipline de ses troupes.

Les deux armées se trouvaient en présence dans la plaine de Pharsale, entre la rivière de l’Énipée et les montagnes de Gomphe[6]. Par leur position, la droite de Pompée appuyait à la rivière, dont les bords étaient marécageux ; aussi n’y jeta-t-il que six cents chevaux, mettant tout le reste de sa cavalerie à son aile gauche, dans le dessein d’investir César de ce côté. Il avait sept mille chevaux, quarante-cinq mille hommes d’infanterie divisés en cent dix cohortes, et deux de vétérans qui l’étaient venus joindre volontairement ; il laissa de plus sept cohortes à la garde du camp. Les troupes auxiliaires qui suivaient son parti n’étaient guère moins nombreuses ; Pompée comptait donc environ quatre-vingt-dix mille hommes sous les armes.

César ne pouvait lui opposer que quarante-trois mille hommes, dont mille cavaliers et vingt-deux mille soldats romains. Il avait un autre désavantage : le champ de bataille où allaient combattre les deux armées offrait une plaine rase très-favorable à la nombreuse cavalerie de Pompée ; mais telle était l’ardeur des troupes de César, qu’elles le conjurèrent de donner sans délai le signal de la vengeance.

Il divisa immédiatement son armée en trois parties, donna le commandement du centre à Cn. Domitius, celui de l’aile gauche à Antoine, et la droite à P. Sylla ; et comme sa gauche était appuyée à la rivière, il porta sur sa droite toute sa cavalerie, qui ne consistait qu’en mille chevaux, Deux cohortes restèrent à la garde de son camp. L’infanterie de l’une et l’autre armée était rangée sur trois lignes, les cohortes de Pompée sur dix de hauteur, celles de César sur huit, à cause de leur faiblesse.

César, n’ayant que quatre-vingts cohortes (incomplètes) de soldats romains, dut en placer au moins quarante à la première ligne, vingt-quatre à la seconde, et seize à la troisième. Chaque ligne était formée d’une partie des légions, c’est-à-dire que chaque légion entrait dans les trois lignes ; la dernière n’était qu’une réserve, et se diminuait selon le besoin que le général pouvait avoir de troupes, pour les employer ailleurs.

Entre deux armées égales, et rangées selon la méthode ordinaire, la valeur des troupes et souvent le hasard décident du succès ; mais quand on prend la résolution de combattre un nombre supérieur, c’est que l’on compte sur les ressources de l’art. Il consiste surtout, nous l’avons dit, à faire agir un plus grand nombre contre un moindre, ou à porter le fort d’une troupe contre quelque partie faible de la troupe ennemie, avant qu’elle ait pu juger de ce dessein. Le point principal est donc de dérober ses dispositions, de sorte que votre adversaire ne puisse les apercevoir qu’au moment où il n’est plus en son pouvoir de s’en garantir. Voilà ce que César sut exécuter glorieusement dans cette journée mémorable.

Après avoir reconnu l’ordre de bataille de Pompée, César, jugeant que son aile droite ne pouvait éviter d’être tournée, imagina sur-le-champ de tirer six cohortes de sa troisième ligne pour les opposer à la cavalerie ennemie, et suppléer à la faiblesse de la sienne. Il instruisit ces cohortes de ce qu’elles devaient faire, et leur montra que d’elles seules dépendait la victoire. Elles se placèrent derrière son aile droite, de manière à n’être point aperçues et demeurèrent dans ce poste jusqu’au moment du signal. Cette manœuvre s’exécuta promptement, ce qui prouve que les armées étaient déjà proches.

Les deux premières lignes s’étant ébranlées pour charger, la cavalerie ne fit aucune résistance. César n’avait pas compté qu’elle pût soutenir de front le choc de celle de Pompée ; ainsi, lorsque celle-ci vint fondre sur elle avec tous ses archers et ses frondeurs, elle ne l’attendit pas, céda du terrain, et vint se reformer à la droite des six cohortes, qui pendant ce temps avaient pris une position oblique, faisant front sur le flanc.

Dans cette situation, non-seulement les six cohortes arrêtèrent la cavalerie, qui se croyait déjà victorieuse, et qui étendait ses turmes pour envelopper l’infanterie, mais elles allèrent au-devant de l’ennemi, et le chargèrent avec vigueur. Les cavaliers plièrent et prirent honteusement la fuite ; leurs frondeurs et leurs archers, abandonnés, furent tous passés au fil de l’épée.

La cavalerie de César, postée à la droite des cohortes, où elle s’était repliée, chargeait en même temps que ces corps ; elle se mit à la poursuite de la cavalerie battue, qui se sauva jusqu’aux montagnes. Les six cohortes tournèrent en même temps sur le flanc gauche de l’infanterie de Pompée, et César fit avancer sa troisième ligne, qui jusque-là était restée sur son terrain. L’ennemi, attaqué par des troupes fraîches, pris en flanc et à dos, ne put résister plus long-temps et se débanda de toutes parts.

On ne reconnaît plus ici le grand Pompée ; la tête lui tourne, et son génie l’abandonne. Pendant que son infanterie est encore entière, il quitte le champ de bataille, se dirige vers ses retranchemens, passe par la porte prétorienne, et dit aux gardes de tenir leurs armes prêtes, et de s’attendre à tout ce qu’il y a de plus funeste : « Je fais la ronde, ajoute-t-il, et visite les postes. » Il se retire dans sa tente, s’assied sans dire un seul mot, jusqu’à ce qu’on lui annonce que les ennemis escaladent ses défenses. Alors, comme s’il fût revenu d’un engourdissement profond, il s’écrie : « Quoi ! jusque dans mon camp ! » Il quitte les marques de sa dignité, et s’enfuit à toute bride. Son armée perdit quinze mille hommes, outre vingt-quatre mille prisonniers, huit aigles et cent quatre-vingts enseignes. César n’eut à regretter qu’environ deux cents soldats, et trente centurions.

Pompée, enivré de sa puissance et des flatteries de ses courtisans, se regardait déjà comme maître de Rome. Au lieu de voir dans César un ennemi rusé et dangereux, il le traite en général médiocre ; il se confie trop dans la supériorité de ses forces, et, séduit par une confiance aveugle, néglige les précautions les plus communes.

On reproche à Pompée, comme faute, de n’avoir pas mené son aile droite à la charge assez promptement, ce qui lui fit perdre un temps précieux ; mais il paraît assez qu’il était entièrement occupé de ce que ferait sa cavalerie, avec laquelle il espérait, sans aucun autre secours, défaire son ennemi. Il s’en était vanté quelques jours avant dans le conseil, où il avait dit qu’au moyen de cette supériorité, il envelopperait la droite de César, et le mettrait en déroute avant qu’on eût tiré l’épée.

Il est évident que c’était son objet capital, et que la grande confiance qu’il y avait mise lui fit négliger tout autre moyen de vaincre. Pompée devait penser néanmoins que César, ayant tout à craindre pour sa droite, prendrait des mesures vigoureuse, capables de paralyser l’effort de l’ennemi sur ce côté ; il eût donc agi prudemment s’il se fût ménagé une autre ressource. Mille chevaux d’élite en réserve, et huit ou dix cohortes prêtes à garantir son flanc découvert après la fuite de sa cavalerie, arrêtaient tout court les six cohortes de César, et son infanterie ne se serait point débandée.

Elle ne commença réellement à plier que lorsqu’elle se vit prise en flanc et à dos. On ne comprend rien à l’inaction de sa droite, où Pompée semblait avoir quelque dessein en y plaçant la légion de Cilicie et les cohortes espagnoles commandées par Afranius, qui composaient sa meilleure infanterie. Avec les six cents chevaux qui flanquaient cette droite, il pouvait tenter la fortune, et tout n’était pas désespéré.

Plutarque prétend que les six cohortes avaient ordre de porter la pointe de leur pilum au visage, et que les cavaliers de Pompée, qui étaient la plupart des jeunes gens de Rome efféminés, ne purent soutenir ce genre d’escrime qui les défigurait ; mais Plutarque se trompe ici comme dans mainte autre circonstance, et c’est une grande erreur de dire que les sept mille chevaux de Pompée étaient composés de jeunes chevaliers romains.

La cavalerie légionnaire n’existait plus à cette époque ; celle de Pompée réunissait des Thraces, des Grecs, et diverses nations d’Asie dont Appien fait une énumération emphatique. Les jeunes Romains qui se trouvaient dans cette armée, sans doute en assez grand nombre, y servaient comme volontaires, et marchaient probablement sans étendard à la suite du général. César ne dit rien de cette particularité dont parle Plutarque.

L’usage des Romains était de faire entendre le cri du combat, et de charger en courant, les files et les rangs assez ouverts, pour la facilité de la course et le jet du pilum. Lorsque les troupes étaient bien exercées, elles conservaient exactement leurs rangs, et arrivaient alignées sur l’ennemi. Pompée connaissait comme César l’avantage d’aller à la charge, de profiter de cette ardeur qui s’enflamme par la rapidité de la course, étourdit le lâche, l’entraîne, et rend le choc impétueux ; cependant il donna ordre à ses soldats de rester à leur poste, et de s’appuyer les uns sur les autres, pour mieux soutenir le choc de l’ennemi.

Sur ce fait, César a beaucoup blâmé Pompée, mais il ne nous dit rien des motifs qui obligèrent ce général de prendre une détermination si contraire à toutes les règles de la tactique romaine. Nous allons cependant les faire connaître ; car la maxime de César ne fût jamais de rabaisser la valeur, le nombre ou la bonne contenance de ses ennemis.

Pompée, considérant l’ordonnance des deux armées qui attendaient le moment du signal, aperçut beaucoup de flottement, d’agitation et de désordre dans les rangs de son infanterie ; cette circonstance lui fit craindre que, si elle allait au-devant de l’ennemi, elle ne se rompît dès le premier instant, et il préféra lui faire recevoir la charge de pied ferme. Toutefois, ce ne fut pas là absolument la cause de sa déroute.

César dit que les soldats de Pompée reçurent très-bien les siens ; qu’ils jetèrent comme eux le pilum, et mirent aussi l’épée à la main. Mais on peut juger par ce fait même de la différence qu’il y avait entre les deux armées pour la discipline et l’expérience. Pompée n’ose laisser ébranler ses troupes, et ordonne de s’appuyer et de se soutenir mutuellement ; tandis que les soldats de César, qui, par l’inaction de ceux de Pompée, doivent fournir le double de la course ordinaire, ne se troublent point, s’arrêtent d’eux-mêmes à la moitié de leur carrière, afin de reprendre haleine, et arrivent en ordre sur l’ennemi.

On trouve dans le récit de la bataille de Pharsale, tel que nous le donne César, une réticence d’un autre genre. Sa gauche était appuyée à la petite rivière de l’Énipée, et les écrivains militaires qui en ont parlé disent tous qu’elle formait des marais impraticables. César ne nomme pas cette rivière ; il dit : rivus quidam, « un ruisseau, » mais en parlant de la droite de Pompée, comme si seule elle avait été protégée par un accident particulier du terrain. Il est pourtant de toute évidence que César appuya sa gauche à la rivière, et que la certitude de n’être pas tourné sur ce point lui permit de s’occuper uniquement de sa droite, d’y porter sa cavalerie, de la renforcer enfin en toute sécurité.

La bataille de Pharsale devint décisive pour la fortune de César. Elle le fut, parce que ce grand homme avait tout arrangé et tout prévu avant d’arriver à cette péripétie. Il fallait qu’il frappât un coup de vigueur ; mais il ne devait le faire qu’avec la certitude du succès. D’abord il veut connaître l’esprit de ses troupes ; il les consulte, leur dit que Cornificius doit lui amener deux légions ; qu’il vient d’autre part quinze cohortes ; il demande à ses soldats s’ils préfèrent les attendre, ou avoir seuls l’honneur de la victoire. Tous lui crient de ne point différer et d’imaginer quelque ruse pour attirer l’ennemi au combat. Avec des troupes qui mettent une pareille confiance dans leur général et en elles-mêmes, César devait chercher la bataille ; il le fit, la gagna, et fut maître du monde. C’est dans ce cas qu’une bataille est le comble de l’art.

Nous avons présenté avec conscience, sinon avec talent, les faits d’armes les plus curieux de l’histoire militaire chez les Romains. Nous croyons n’avoir fait aucune omission qui porte sur la science proprement dite ; nous terminerons donc ici ce travail si intéressant. Ce qui resterait à examiner des guerres de César nous apprendrait peu de chose sous le rapport de l’art, et chacun pourra suivre les événemens dans ses Commentaires ; car nous avons mis nos lecteurs à même de les mieux comprendre que nos plus forts traducteurs de l’Université. À Dieu ne plaise qu’un seul d’entre ces hommes si laborieux et si estimables trouvent dans nos paroles le moindre sentiment d’amertume ; mais Salluste et César, qu’ils sont forcés d’expliquer tous les jours, parlent un langage dont les élémens ne s’enseignent point dans les colléges : il n’est donc pas étonnant qu’on les ait quelquefois accusés d’obscurité.

Revenant sur la suite des campagnes de César, ce que nous en disons doit s’appliquer à la guerre d’Alexandrie, et surtout à celle de Pont, et l’on sait que les succès de ce grand capitaine y furent si vifs, qu’il peignit au sénat dans trois mots, veni, vidi, vici, la rapidité de sa victoire. On ne peut disconvenir toutefois qu’il ne lui restât encore de grands obstacles à vaincre en Afrique, où le parti de Pompée, à la tête duquel se trouvaient Afranius, Scipion et Labienus, devint assez puissant pour lui susciter une guerre des plus difficiles. Celle qu’il soutint ensuite en Espagne contre les enfans de Pompée, pour être moins savante, ne lui offrit pas moins de danger.

On ne lit point l’histoire de ces guerres, sans s’étonner que Labienus ait pu abandonner César ; Labienus, celui de tous ses lieutenans qui occupa le plus de part dans sa confiance, le compagnon de ses travaux, l’instrument actif de ses victoires. César ne dit rien de cette défection singulière ; nulle part il ne se plaint de Labienus, et, s’il en parle, c’est avec la tranquillité d’un historien indifférent.

Hirtius nous apprend que Pompée sollicita vivement Labienus de se joindre à lui ; mais on doit croire qu’il connaissait déjà ses dispositions secrètes. Dion s’explique d’ailleurs d’une manière beaucoup plus claire sur ce sujet : Labienus, dit-il, enflé de la gloire qu’il s’était acquise et des grandes richesses qu’il avait amassées, voulut s’égaler à son général ; ses manières hautes donnèrent de l’ombrage à César, qui ne lui montra plus la même amitié ; Labienus ne put supporter ce changement et l’abandonna.

Ainsi, ce ne fut point son amour pour la république qui fit adopter à Labienus le parti de Pompée, comme le prétend Plutarque ; et Cicéron n’eut pas moins de tort de lui prodiguer les noms de grand homme, d’excellent citoyen. Labienus ne se montra ni l’un ni l’autre ; il n’était qu’ingrat et jaloux. Ce lieutenant, qui s’était couvert de gloire sous César, ne fit plus rien que de faible et de honteux, dès qu’il abandonna ses enseignes ; ce qui fit dire à César qu’il avait non-seulement changé de fortune, mais de cœur.

Cette maladie du bien public servit toujours de prétexte aux ambitieux. Il n’est que trop clair que Pompée lui-même aspirait au même degré d’autorité que Sylla avait eu autrefois, et qu’il comptait, en introduisant l’anarchie dans la république, se frayer une route à la monarchie.

On doit louer la conduite modérée de César, lorsqu’il envoya deux de ses légions à son rival, bien qu’il n’ignorât pas qu’on les lui demandait pour l’affaiblir et s’en servir contre lui-même. Maître de Rome, il engagea les sénateurs à ne rien négliger, afin d’obtenir un accommodement ; il proposa une conférence, s’offrant de congédier ses troupes, si Pompée voulait se retirer dans son gouvernement d’Espagne. Ce parti plaisait à Cicéron, qui le regardait comme le seul moyen d’éviter la guerre civile.

Il est vrai que César vainqueur prit les mesures les plus efficaces pour conserver l’autorité souveraine ; soit qu’il craignît la vengeance de ses ennemis, ou plutôt parce qu’il croyait les Romains trop corrompus pour vivre tranquillement sous l’empire des lois de leurs ancêtres. S’il eût usé de sa puissance pour rendre la liberté à la république, au sénat son autorité, aux lois leur ancienne vigueur, il aurait acquis un droit éternel à la reconnaissance et à la vénération de ses concitoyens ; il évitait sans nul doute le coup fatal qui trancha le cours de sa vie si glorieuse. Mais cette mort prouva combien César avait jugé sainement son époque. Le tyran disparut un moment de Rome ; la tyrannie subsista.




  1. Voyez l’Atlas.
  2. Voyez l’Atlas.
  3. Voyez l’Atlas.
  4. Voyez l’Atlas.
  5. Voyez l’Atlas.
  6. Voyez l’Atlas.