C. E. Casgrain : mémoires de famille/6

La bibliothèque libre.


VI


M. Casgrain est nommé Assistant-Commissaire des Travaux-Publics — Son séjour à Montréal — Sa maladie et sa mort.


Nous étions dans l’année 1846 ; le 27 mai était née votre sœur Adèle, treizième enfant. Tout occupés, votre père et moi, des soins qu’exigeait une si grande famille, nous nous entretenions, sans cesse, des moyens qu’il nous faudrait prendre pour assurer l’avenir de chacun de vous, lorsque la Providence, dans le sein de laquelle nous déposions toutes nos sollicitudes, nous vint en aide, d’une manière tout-à-fait inattendue et qui devait amener un grand changement dans notre vie de famille.

Le 8 juillet, le Secrétaire-Provincial d’alors, l’honorable Daly proposait à M. Casgrain la charge de second-commissaire des Travaux-Publics.

Voici la lettre confidentielle qu’il lui écrivit de Montréal :

« Dear Sir,

« The office of Second Commissary for the management of Public-Works, under the law of last session is now vacant and I take the means of ascertaining how far it might be agreable to you to fill it. The honorable Mr Wm. Robinson is appointed first Commissary and it is very desirable that a gentleman of capacity and one well acquainted with the many objects requiring attention in the Eastern Section of the Province should be associated. With this view I am desirous of ascertaining your wishes for the information of the Government prior to making you an offer of the appointment officially. Should you be disposed to accept the office, I would suggest your immediately proceeding to this place, if you can do so conveniently, when any further explanation you may desire can be given. — Your early reply would oblige. »

À cette lettre, M. Casgrain fit la réponse qui suit :

« Dear Sir,

« Your favor of the 8th instant has just been handed me by this morning’s post. In conformity to your wishes, I loose no time in giving you an early answer.

« I must tell you frankly that the acceptance of office under Government would much interfere with my domestic habits, and that the strongest reasons only could induce me to do so ; such as being useful to my country and especially to this eastern Section of the Province, which, I am sorry to say, has been to much neglected.

« I will however very shortly follow this letter and by further explanations with you, see if I can accept of the office, in justice to myself and family as well as to Government. »

M. Casgrain se rendit immédiatement à Montréal, et après s’être entendu avec les différents membres du Cabinet, et après avoir consulté plusieurs amis éclairés du clergé et autres, qui le pressèrent fortement d’accepter cette charge importante, il finit par se rendre à leurs avis, et entra de suite en office.

Ses affaires domestiques l’ayant obligé de revenir à la Rivière-Ouelle, il en profita pour prendre congé de ses connaissances et de ses amis, qui voulurent bien lui présenter quelques adresses.[1]

Je laisse aux journaux du temps à vous redire l’impression que sa nomination produisit sur l’esprit du public.

Le Canadien du 17 juillet 1846 publiait d’abord ce qui suit :

« On dit que M. C. E. Casgrain, écr., de la Rivière-Ouelle, va être nommé second-Commissaire des Travaux-Publics. Il est maintenant à Montréal, ajoute-t-on, complétant les arrangements préliminaires à son entrée en office. Si cette nomination a lieu, le district de Québec, qui a été jusqu’à ce jour si horriblement négligé sous le rapport des travaux-publics, aura, nous l’espérons, dans M. Casgrain un homme qui, au besoin, fera valoir les droits de ce district.

« Depuis que nous avons écrit ce qui précède, nous avons le plaisir d’informer nos lecteurs que M. Casgrain est nommé Commissaire des Travaux-Publics. Nous félicitons la population du district de Québec sur cette nomination, qui montre de la part du chef de l’Exécutif un désir de rendre justice aux Canadiens-Français et surtout au district de Québec. Nous espérons que Lord Cathcart ne s’arrêtera pas dans une aussi belle voie. »

Le 3 août, le même journal annonçait la nomination officielle de M. Casgrain, et publiait l’adresse que lui présentèrent les MM. du Collège de Sainte-Anne.[2]

Comme vous le voyez, M. Casgrain entrait dans sa nouvelle charge fort de l’estime et de la considération de ses concitoyens, et avec le désir et la volonté d’être utile à son pays, en même temps qu’à sa famille.

Mais avant de quitter la Rivière-Ouelle, votre père voulut consacrer ses adieux par un acte de religion. Quelque temps auparavant, la procession du Saint-Sacrement s’était rendue chez nous, et le reposoir avait été dressé dans un berceau à l’ombre des grands ormes du jardin. Pour perpétuer, comme il le disait lui-même, le souvenir de la visite que Dieu nous avait faite, votre père fit élever une croix à l’endroit où le Saint Sacrement s’était arrêté ; et la veille de notre départ, il invita M. le curé Bégin, à venir en faire la bénédiction.

Les circonstances qui accompagnèrent cette cérémonie religieuse firent sur mon esprit une impression que je n’ai jamais oubliée. Nous nous rendîmes, votre père et moi, dans le cours de l’après-midi au pied de la croix, accompagnés des enfants et de tous les domestiques. C’était par une froide et pâle journée d’octobre ; le ciel gris d’automne, les feuilles jaunies se détachant des arbres et venant joncher les allées du jardin, le vent gémissant dans les branches dépouillées, le souvenir des jours sereins que nous avions coulés dans ces lieux, les apprêts du départ ; tout me portait à la mélancolie, et remplissait mon âme d’une indicible tristesse. À la vue de cette croix que je voyais bénir chez moi, j’eus un vif pressentiment de toutes celles qui m’attendaient : elle m’en parut intuitivement le gage frappant, et pendant les prières de la bénédiction, je ne pus m’empêcher de verser d’abondantes larmes.

Il avait été d’abord convenu que je ne quitterais pas la Rivière-Ouelle de suite, mais que je prendrais le temps suffisant pour mettre ordre à nos affaires domestiques. Sur ces entrefaites votre sœur Sainte-Justine prononça ses vœux au couvent de la Congrégation de Montréal. Je m’y rendis pour la cérémonie. Pendant mon séjour dans cette ville votre père qui éprouvait de l’ennui d’être ainsi isolé de sa famille me proposa de remonter de suite avec nos enfants. Il loua une maison située sur la rue Craig en face du Champ de Mars, et le 20 octobre nous étions tous réunis à Montréal.

La multiplicité des occupations de M. Casgrain était telle, qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de la maison, et nous ne le voyions que le soir. C’est ainsi que se passa l’hiver de 1846 à 1847. Le 21 mars 1847 mourut votre petite sœur Adèle, âgée de 10 mois. Sa mort nous fut d’autant plus sensible qu’elle était le premier enfant que Dieu nous enlevait. Ce fut pour moi une des croix que j’avais entrevues au moment de laisser notre campagne.

Au commencement de l’été, les émigrés nous apportèrent le typhus ; et le gouvernement prit de suite des mesures pour recevoir et soulager les milliers d’Irlandais qui fuyaient leur patrie pour venir mourir en Canada. Le département des Travaux-Publics ordonna à cet effet la construction de vastes abris, appelés sheds à la Pointe-Saint-Charles et à la Grosse-Isle, où l’on put recueillir les nombreuses victimes de l’épidémie. Ce fut à votre père que fut dévolue la charge de faire exécuter ces travaux. Il y déploya toute l’activité que l’amour du devoir et la charité chrétienne peuvent inspirer : les journaux du temps firent l’éloge de son zèle. Toutes les Sœurs-Hospitalières de Montréal furent mises en réquisition pour soigner les malades ; elles eurent à se féliciter d’avoir un catholique à la tête du département pour prendre leurs intérêts et les soulager dans leurs travaux. Obligées d’aller d’un shed à l’autre, ces bonnes sœurs étaient forcées de chausser des bottes d’hommes, tant il y avait de boue, la saison ayant été pluvieuse. M. Casgrain fit alors ponter des sentiers pour leur commodité, s’efforçant d’ailleurs par tous les moyens en son pouvoir, de leur venir en aide.

La crainte ne le retenait pas, il visitait journellement les sheds ; il descendit aussi à la Grosse-Isle, lieu de la Quarantaine, afin de voir par lui-même à l’exécution des travaux que M. Robinson, le chef du département, de concert avec lui, y avait ordonnés. Malgré tout, la contagion l’épargna, tandis qu’un grand nombre de prêtres et de religieuses moururent victimes de leur charité.

Votre sœur Marie-Amélie naquit le 29 octobre. Immédiatement après son baptême, nous la fîmes porter par la vieille Stasie au couvent de la Congrégation, afin de la faire voir à votre sœur Sainte-Justine, qui s’empressa de la porter au Noviciat dont elle faisait partie ; et la déposant sur l’autel de la Sainte-Vierge, elle la consacra, conjointement avec ses compagnes, à la divine mère de Dieu. Cette consécration lui a porté bonheur, car elle est actuellement religieuse dans la même communauté.

À la fin de novembre, M. Casgrain descendit au chemin du Lac Témiscouata, pour y faire entreprendre certains travaux ordonnés par le gouvernement. Il eut à endurer beaucoup de fatigue et de froid, et à son retour à Montréal, il se plaignit de douleurs dans le côté gauche, qui furent suivies d’une inflammation de poumons. Néanmoins il continua de vaquer à ses occupations jusqu’au 13 décembre. Ce jour-là, à son retour de l’église, où il s’était rendu pour communier, il avoua qu’il ne se sentait plus capable de se rendre à son bureau. Mais courageux jusqu’à la fin, il essaya de s’occuper pendant quelques jours encore des affaires de son département, en faisant venir chez lui les employés du bureau ; et de son lit il leur indiquait ce qu’il y avait à faire, et signait même les documents. Enfin la maladie augmentant, et les symptômes devenant de plus en plus alarmants, il fut contraint de cesser de s’occuper d’affaires. Cependant il y en avait une à laquelle il tenait beaucoup, et qu’il voulait mener à bonne fin ; car ce fut alors qu’il fit venir auprès de son lit John, que nous avions fait monter de la Rivière-Ouelle depuis peu, et lui demanda de réciter à son intention le Souvenez-vous qu’il avait fait traduire en anglais depuis longtemps pour lui. Quelques jours après, (c’était un dimanche,) il me pria de lui laisser John seul pour garde-malade. Je me rendis à vêpres et à mon retour je retrouvai votre père le visage rayonnant de joie. Il me dit que John avait consenti à se faire catholique, ajoutant qu’il fallait envoyer chercher dès le lendemain un prêtre pour le catéchiser. John fut trouvé suffisamment instruit, de sorte que peu de jours après, à la grande joie de votre père, il fit son abjuration, et fut baptisé dans la chapelle privée de Mgr de Montréal.

Cependant la maladie faisait toujours des progrès ; nous intéressâmes alors toutes les communautés religieuses pour demander le recouvrement de sa santé. Il fit lui-même un vœu, et s’adressa à la vénérable sœur Marguerite Bourgeois en qui il avait une confiance très-grande, et les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame lui envoyèrent le cœur de leur sainte fondatrice, qu’elles conservent en leur communauté.

Une des conditions de ce vœu fut que la petite Marie-Amélie changerait de nom pour prendre celui de Marguerite, qu’elle a porté depuis lors. En entrant au noviciat, elle a pris pour nom de religion celui de Sœur Marie-Marguerite.

Toutefois votre père recommandait de ne pas demander la santé, mais bien l’accomplissement de la volonté de Dieu, disant qu’il s’était toujours si bien trouvé de s’être entièrement abandonné à la Providence qu’il ne voulait demander rien autre chose.

Telles étaient sa patience et sa résignation qu’il édifiait les sœurs de la charité qui le veillaient : il leur demandait souvent de prier avec lui. Il se confessait tous les jours, et à ce sujet quelqu’un lui ayant demandé ce qu’il pouvait avoir à dire :

« Dans mes longues nuits d’insomnie, répondit-il, j’ai bien le temps de repasser toute ma vie, et de trouver matière à confession. »

M. Robinson, son collègue, venait souvent lui rendre visite ; et à la vue du crucifix, de la statue de la Sainte-Vierge et autres objets de piété dont votre père était entouré, il paraissait impressionné. « Les catholiques, disait-il, ont beaucoup plus de consolations dans leur religion, que nous autres protestants, n’en avons dans la nôtre. »

Votre père reçut le Saint-Viatique à deux reprises et demanda lui-même l’Extrême-Onction. Les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame apprenant son état, députèrent deux d’entre elles pour le prier de les bénir, ainsi que toute leur communauté. C’est alors que parut sa profonde humilité ; il se croyait indigne d’une telle mission. Cependant, se rendant à leur demande, il implora le Ciel de répandre ses faveurs les plus spéciales sur ce saint institut.

La divine Providence, qui conduit toutes choses, voulut amener, au lit de mort de votre père, le juge Panet qui était son meilleur ami, ainsi que votre bon oncle Pierre Casgrain qu’il aimait beaucoup.

Voyant les plus jeunes des enfants autour de son lit, il exprima son inquiétude au sujet de leur avenir ; mais élevant aussitôt les yeux au ciel, il ajouta : « Je vous laisse entre les mains d’un bon père, qui vous protégera. » Puis vous bénissant tous, il demanda pour vous, non pas la graisse de la terre, mais la rosée du ciel. Ensuite, il m’exprima son désir que je revinsse me fixer à la Rivière-Ouelle, ce dont je lui donnai l’assurance. Ayant fait venir tous les domestiques, il leur demanda pardon, et leur recommanda de retourner dans notre campagne, et de demeurer avec moi. La nuit du 28 au 29 fut très-pénible, il avait le délire. Sur le matin, sa respiration devint difficile ; et à l’arrivée de son confesseur, M. Saint-Pierre, sur les neuf heures, il demanda les prières des agonisants, auxquelles il répondit distinctement. Après lui avoir appliqué les dernières indulgences, M. Saint-Pierre allait se retirer, lorsque votre père le rappela, pour lui demander une dernière bénédiction.

Toute la famille éplorée, ainsi que les domestiques, entouraient son lit. S’adressant à John, il lui dit : « Celui qui ramène une âme à Dieu peut espérer que ses péchés lui seront pardonnés, Good bye, John, we will meet in heaven. » Peu de temps après, il répétait ces consolantes paroles : « Ma confiance en Dieu est telle qu’il n’y a pas de place pour la crainte. »

Le moment que j’avais tant redouté arrivait pour moi. Pendant les vingt-trois ans de notre union, je n’avais jamais eu de sécurité. Sa faible santé me causait de continuelles alarmes. Si je le voyais mieux portant, je me rassurais, mais dès qu’il devenait malade, toutes mes craintes se réveillaient. J’avais trop souvent mesuré d’avance, pour ne pas comprendre dans toute son étendue, l’abîme qui s’ouvrait devant moi. Rester seule, avec treize enfants, la plupart en bas âge, privée de celui qui avait toujours été mon guide et mon soutien, me semblait impossible. Agenouillée à côté de lui, j’attendais que Dieu terminât ses souffrances, et je lui demandais de recevoir son âme dans son infinie miséricorde. Tous les assistants joignaient leurs prières aux miennes. Je n’avais jamais vu ses yeux briller d’un éclat si vif et si expressif qu’au moment d’expirer. Sa vue s’obscurcissant, il dit à plusieurs reprises : bonsoir, bonsoir, et ajoutant : bonsoir tout le monde, avec un accent inexprimable, et articulant quelques mots de prières que je ne compris pas, il rendit sa belle âme à son Créateur à 11½ heures du matin, mardi 29 février 1848.

Je me tairai sur les impressions que j’éprouvai alors. Il y a des douleurs qu’aucunes consolations humaines ne peuvent alléger ; Dieu seul peut soutenir une âme dans de pareilles circonstances. Je terminerai en citant quelques-unes des lettres que je reçus alors et qui achèveront de vous faire connaître ce que fut votre père.

Lettre de M. le Grand-Vicaire Cazeau :

« Ma bonne cousine, Mme Panet a eu la bonté de me faire part hier au soir de la fâcheuse nouvelle qui venait de lui être transmise par le télégraphe. Je m’empresse de vous exprimer combien je m’associe à votre trop juste douleur, et je suis heureux de vous offrir en même temps les sympathies de Nos Seigneurs de Québec et de Sidyme qui avaient la plus haute estime pour votre bon mari et qui regrettent beaucoup de le voir enlevé si tôt à son intéressante famille, ainsi qu’au pays auquel il rendait de si importants services.

« Le cher défunt a mené une vie trop sainte pour ne l’avoir pas couronnée par une sainte mort. La Sainte-Vierge qu’il a toujours si bien servie l’aura sans doute présenté à son divin Fils, comme un de ses bien-aimés. Il est difficile de pouvoir penser à lui, sans être persuadé que déjà il est au nombre des habitants du ciel. Toutefois, nous ne manquerons pas d’offrir nos faibles prières au ciel, pour qu’il daigne lui accorder sa récompense, dans le cas où il n’en aurait pas encore pris possession. Dans ce but, trois messes privilégiées ont été dites ce matin par autant de personnages de l’Archevêché.

« Je souhaite, ma bonne cousine, que le Seigneur vous donne tout le courage dont vous avez besoin au milieu de votre affliction, et je demeure avec tout le respect et l’amitié possible votre dévoué parent.

« C. F. Cazeau, Ptre.
« Québec, 1er mars 1848. »

Votre frère Philippe, qui avait accompagné le convoi, m’écrivit de la Rivière-Ouelle la lettre suivante :

« Rivière-Ouelle, 10 mars 1848.
« Ma bien chère maman,

« Vous dirai-je avec quelle consolation, quelle satisfaction, nous avons transporté les restes mortels de mon cher père à sa dernière demeure ! Vous n’avez pas, malgré l’estime générale dont vous savez qu’il jouissait, une idée de ce que l’on ressent, depuis Montréal jusqu’ici. La sensation, dans nos endroits est très-profonde. Puissent les détails que je vais vous donner adoucir la rigueur de vos peines ! Je commence notre itinéraire ; je veux être concis.

« Jeudi, le 2, vers les dix heures et demie, après le service chanté à l’église paroissiale ; nous étions en route par un beau temps et des chemins à glace jusqu’à Berthier, et escortés par de nombreux amis jusqu’à la sortie du faubourg, parmi lesquels était M. Chamard, qui vous a suivi jusqu’à Berthier. Là, les bonnes dames religieuses avaient préparé dans leur couvent une chambre de réception décorée de deuil blanc. Sainte-Justine nous a appris ces détails.[3] J’abrège.

« Malgré les offres réitérés de M. le curé Gagnon de chanter un Libéra, le lendemain, nous sommes partis vers les six heures du matin pour nous rendre chez le cousin Gagnon, à la Rivière-du-Loup qui a fait sonner les glas à l’arrivée du corps. Après une courte visite d’une heure, nous partîmes par de mauvais chemins et nous arrivâmes aux Trois-Rivières, vers les trois heures de l’après-midi, et là nous déposâmes le corps dans la chapelle du couvent des Ursulines, où il fut de nouveau veillé par les religieuses.

« Je me garde de faire aucune réflexion sur ces heureuses circonstances, j’admire et je me console. Les chemins étaient si mauvais que nous partîmes tard le lendemain pour attendre qu’on les ouvrit. Néanmoins nous nous rendîmes à Lotbinière après une heureuse traversée, à Saint-Pierre les Becquets, sur les huit heures du soir. Le curé Faucher nous reçut de la manière la plus polie, fit déposer le corps dans l’église, nous donna son cheval pour aider le nôtre dans notre journée du lendemain, et nous parvînmes à Saint-Antoine de Tilly pendant la grand’messe. Aussitôt que M. le curé Béland, compagnon de classe de mon cher père, apprit notre arrivée, il ordonna qu’on chanta un libera et fit transporter le corps dans l’église immédiatement après la grand’messe. Nous fûmes invités à dîner chez lui. Nous atteignîmes enfin la Pointe-Lévis le soir à bonne heure. M. le curé Déziel nous permit de faire reposer le corps dans l’église. Lundi, le jour suivant, MM. Vital et Laurent Têtu nous visitèrent accompagnés de M. J. T. Taschereau partis pour nous suivre jusqu’à la Rivière-Ouelle. Nous partîmes vers neuf heures et arrivâmes chez Fraser. Là M. Taschereau nous devança pour prévenir mon oncle Eugène de notre arrivée. Nous couchâmes chez mon oncle Têtu, qui était absent ainsi que ma tante nous attendant à la Rivière-Ouelle. Nous arrivâmes le lendemain vers onze heures chez mon oncle Eugène, accompagnés de plusieurs voitures venues à notre rencontre. On chanta un libera. Nous partîmes aussitôt après et arrivâmes chez M. Dupuis vers trois heures de l’après-midi. Nous rencontrâmes là plusieurs voitures de la Rivière-Ouelle qui nous suivirent jusqu’à Sainte-Anne, où il nous fallut arrêter pour chanter un libera. La levée du corps se fît au collége, d’où l’on se rendit à l’église. Beaucoup de personnes me parurent très-affectées. Une foule de voitures se mirent à suivre le corps jusqu’à la Rivière-Ouelle où il fut déposé, au son des glas, dans le salon chez mon oncle Pierre Casgrain. On ouvrit le cercueil, tout était en bon ordre. Un très-grand nombre de personnes vinrent prier et veiller près du corps jusqu’à jeudi matin, où l’on referma le cercueil. Je le vis alors pour la dernière fois, ce bien-aimé père ! je le contemplai longtemps. Il n’était pas changé. Chose singulière, ses lèvres étaient très-colorées et son teint quoique pâle n’était pas livide. Je l’embrassai pour la dernière fois. Il y eut un magnifique service. M. Bourret officia. Un nombre considérable d’écoliers chantèrent ; une foule immense assista aux funérailles. Le corps fut inhumé sous le banc seigneurial, près de celui de mon grand-père. MM. les curés Bourret, Gauvreau, Hébert, Quertier, Pouliot, Routhier, et d’autres messieurs du clergé nous firent visite dans l’après-midi et me chargèrent de saluts pour vous. Vous avez de nombreux amis ici qui partagent votre douleur et la nôtre…

Lettre de M. le Grand-Vicaire Gauvreau :

Collége de Sainte-Anne, 6 mars 1848.

Madame,

Permettez à un ami de mêler ses larmes à celles que vous versez avec tant de raison sur la perte de celui qui avait toute votre affection. Je ne suis pas le seul à partager votre douleur, tout ce qu’il y a d’honnête, de bien né dans nos paroisses ici semble avoir perdu un frère, un ami, un bienfaiteur ; le passage de cette dépouille mortelle, son inhumation dans le tombeau de sa famille, préoccupe tout le monde, tous s’y intéressent, tous voudront jeter quelques grains de poussière sur ce cadavre vivifié naguère par une âme si chrétienne, si noble, si généreuse, si bienfaisante. Que ceci serve, Madame, à soulager votre cœur affligé.

Mais vous cherchez ailleurs votre consolation ; vous avez élevé vos yeux vers le souverain maître de toutes choses, vous vous êtes dit que tout lui appartient et qu’en vous ôtant un époux si cher, il n’a fait que reprendre son bien ; que le trouvant mûr pour le ciel, il a voulu le délivrer des misères de cette vie et hâter la récompense ; et, à l’exemple du saint homme Job, vous avez dit : le Seigneur me l’a ôté, que son saint nom soit béni ; et ainsi votre foi vous a consolé.

Vous voilà seule à la tête d’une nombreuse famille, pourrez-vous suffire ? Oui, avec le secours de Dieu, qui tient ses yeux constamment fixés sur la veuve et sur les orphelins et qui n’abandonne jamais ceux qui espèrent en lui. Oh ! oui, c’est bien lui seul qui pourra vous consoler efficacement ! N’est-ce pas à lui que vous avez renvoyé tant de fois des âmes affligées ? Pourrez-vous manquer de confiance vous-même !

Marie au pied de la croix, voilà aussi, madame, votre modèle et votre soutien ; c’est à elle que je vous recommande et que je continuerai de vous recommander. Messieurs mes confrères partagent les sentiments que je viens de vous exprimer. Ils me chargent, Madame, de vous présenter leurs respectueux saluts et leurs souhaits de courage et de résignation à la sainte volonté de Dieu.

J’ai l’honneur d’être, Madame, avec une parfaite considération, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
C. Gauvreau, Ptre.
Lettre de M. l’abbé F. Pilote.

Collége de Sainte-Anne, 8 mars 1848.

Madame,

Je ne suis point le premier qui vient apporter à votre douleur quelques paroles de consolation. Bien d’autres avant ce jour ont tâché d’adoucir l’amertume de votre chagrin. Le coup terrible dont vous venez d’être frappée ne vous a point abattue, j’espère. Vous avez envisagé dans cette cruelle séparation l’accomplissement de la sainte volonté de Dieu. D’ailleurs, les circonstances de cette mort sont si extraordinairement édifiantes, qu’elles ont de quoi consoler même le cœur d’une épouse laissée comme vous à la tête d’une si nombreuse famille. La séparation n’est qu’apparente. Les cœurs sont demeurés unis, quoique d’une manière un peu différente, c’est-à-dire plus parfaite. Du bienheureux séjour où ses vertus l’ont placé par la souveraine miséricorde de Dieu, il obtiendra pour sa chère famille les grâces et les bénédictions du ciel pour la faire prospérer.

J’ai offert le saint sacrifice de la messe pour lui dimanche dernier. Je continuerai longtemps mes pieux memento, quoique je sois bien persuadé qu’il n’en a plus besoin. J’ai entendu dire à plusieurs prêtres qu’ils le regardaient comme un saint, et qu’ils garderaient volontiers de ses reliques. Vous ne sauriez vous faire une idée des regrets et du deuil que cette mort a jetés dans tout notre quartier. Nous voyons accomplies à la lettre ces paroles du Psalmiste : « In memoria æterna erit justus, » la mémoire du juste sera éternelle.

Mardi, à trois heures P. M., M. Pierre accompagné de Philippe, a eu la complaisance d’arrêter un peu au Collége, pour nous donner la consolation de payer au défunt un dernier tribut de reconnaissance, dans l’endroit même où il se plaisait tant à nous visiter.

Le corps, après avoir été déposé dans le Collége, en attendant les préparatifs nécessaires, a été ensuite porté processionnellement par les élèves même en uniforme de deuil à l’église paroissiale où nous lui avons chanté un libéra en musique ; à la suite duquel le convoi s’est immédiatement acheminé vers la Rivière-Ouelle où il a dû arriver avant la fin du jour.

Voilà, madame, les détails que j’ai cru devoir vous donner, espérant qu’ils pourront contribuer, quoique faiblement sans doute, à adoucir l’amertume de votre douleur.

Veuillez me croire, avec respect, votre très-humble et obéissant serviteur,

F. Pilote, Ptre.

Les deux extraits suivants du Canadien et du Journal de Québec vous feront connaître l’impression que produisit sur le public le décès de votre père.

Extrait du Canadien :

« Le télégraphe nous a annoncé hier après-midi la mort de l’honorable Charles Eusèbe Casgrain, un des commissaires du Bureau des Travaux Publics. Cet événement malheureux a eu lieu à Montréal hier après-midi. Nous disons événement malheureux, parce qu’en effet la mort de M. Casgrain est un de ces malheurs dont les effets se feront longtemps sentir. M. Casgrain était âgé d’environ 48 ans, et avait été admis au barreau de Québec, où il pratiqua pendant peu de temps. Sa mauvaise santé le força de se retirer à la campagne (à la Rivière-Ouelle), où il se livra à un genre d’occupations plus en harmonie avec ses goûts et sa santé : celui de l’agriculture, dans laquelle il sut faire son profit et donner à ses voisins des leçons très-utiles. En 1830, M. Casgrain eut l’honneur d’être élu par le populeux comté de Kamouraska pour le représenter en Parlement, mandat dont il s’acquitta à la satisfaction générale. Pendant son séjour à la campagne, il n’a cessé d’être l’objet de l’estime et de l’amitié de tous ceux qui eurent le bonheur de le connaître et qui surent apprécier ses excellentes qualités. Il rendait à ses nombreux amis de la campagne des services immenses par les conseils qu’il savait leur distribuer, et de mille autres manières. Entouré de l’estime et de l’affection de tous ceux qui le connaissaient, il jouissait à la Rivière-Ouelle d’un bonheur domestique sans exemple, lorsqu’en 1846, il quitta cette paroisse pour se rendre à Montréal et accepter une charge publique dans les bureaux des Travaux Publics : charge qu’il aurait refusé s’il eût consulté ses goûts, ses dispositions et sa santé, mais qu’il ne put décliner, lorsque tout un public comme celui de Québec, auquel il paraissait être si utile, le sollicitait de l’accepter. Les services qu’il a rendus au district de Québec et au pays en général dans sa charge, sont à la connaissance de tous, et sont une preuve de l’énergie de son caractère et de l’activité qu’il savait déployer lorsqu’il s’agissait du service public malgré la faiblesse de sa santé et ses souffrances constantes. Sa mort a été, dans l’opinion de beaucoup de personnes, avancée de plusieurs années par les fatigues que lui causèrent les nombreux voyages et déplacements que nécessitait sa charge. M. Casgrain laisse une veuve inconsolable de la perte d’un si digne époux et treize enfants encore en bas âge pour la plupart. »

Extrait du Journal de Québec :

« Monsieur le rédacteur,

« Les nombreux amis de l’honorable C. E. Casgrain apprendront, sans doute avec plaisir, quelques détails sur ses obsèques qui ont eu lieu ce matin à la Rivière-Ouelle.

« M. Casgrain avait témoigné en mourant, à Montréal, le 29 février dernier, le désir d’être enterré à la Rivière-Ouelle, sa paroisse natale. Sa famille s’est religieusement conformée à ce désir, et malgré les difficultés du transport à une distance de 85 lieues, dans cette saison de l’année, par des chemins impraticables, le convoi funèbre constamment dirigé par M. P. Casgrain, seigneur de la Rivière-Ouelle, frère du défunt, a pu arriver heureusement au manoir seigneurial mardi soir. Les MM. du Collége de Sainte-Anne, pleins de respect pour la mémoire du défunt, et inspirés d’ailleurs par la reconnaissance des services sans nombre qu’ils en ont reçus, avaient fait connaître d’avance leur désir de lui rendre le dernier hommage, dans le lieu même où il se plaisait tant à les visiter pendant sa vie. En conséquence, le convoi funèbre à peine arrivé au Collège, mardi à 3 heures P. M., le corps fut reçu par les élèves et porté par six d’entre eux en uniforme de deuil dans l’une des salles. Quelques minutes après, les prières du rituel étant récitées, le corps fut porté processionnellement à l’Église paroissiale où un grand concours s’était déjà fait. Après le libera chanté en musique par la communauté, le corps fut de nouveau déposé dans la voiture funèbre et reprit sa marche pour la Rivière-Ouelle, où il a pu arriver avant la chute du jour. La cérémonie du lendemain, mercredi des cendres, a fait remettre à aujourd’hui celles des obsèques. L’Église n’a pu contenir l’immense concours des paroissiens de la Rivière-Ouelle et des paroisses voisines. MM. les curés depuis l’Islet jusqu’à Saint-André inclusivement partageant la douleur commune, sont venus, par leur assistance empressée, témoigner de leur estime toute particulière et de leur haute considération pour la mémoire du défunt.

Un chœur, composé de soixante élèves et régents du Collége de Sainte-Anne, a parfaitement chanté en musique toute la messe et le libera. Mais ce qui rehaussait bien davantage le deuil de cette triste, cérémonie était la douleur profonde partagée, par tous les cœurs, et peinte sur tous les visages. La vue surtout de ce nombreux cortége de pauvres en pleurs qui a accompagné le cercueil jusqu’à sa dernière demeure, avait quelque chose de bien touchant, de bien expressif en faveur de celui qui en était l’objet. Quand M. Casgrain aurait jusqu’à un certain point réussi pendant sa vie, à dérober à ses amis la connaissance de ce qu’il versait habituellement dans le sein des pauvres, les larmes de ceux-ci, après sa mort, étaient bien propres à révéler les secrets de son ardente charité. Dans cette nombreuse assistance, il y avait très-peu de personnes qui ne pussent se rappeler avec bonheur d’avoir reçu du défunt quelque service. La maison de M. Casgrain était toujours ouverte à tous ceux qui croyaient avoir besoin de ses conseils. La connaissance du droit qu’il avait acquise par une étude spéciale jointe à un désintéressement parfait donnait un grand poids à ses avis. Il fut toujours le conseiller de l’ordre et de la paix.

« Mais il est une autre sorte de mérite bien supérieur à tout ce que l’on vient de dire et qui rendra toujours la mémoire de M. Casgrain infiniment chère à tous les hommes religieux. Aux qualités aimables qui distinguent l’homme du monde accompli, il joignait celles non moins précieuses qui font le vrai chrétien, chrétien pratiquant. Ce qui par le temps qui court vaut bien certes l’honneur d’une remarque.

« Tel est, M. le rédacteur, l’exposé de ce dont je viens d’être témoin. Il y aurait sans doute beaucoup de choses à dire de ce citoyen remarquable ; mais les pompeux éloges de la presse n’ajouteraient rien à son mérite, ni aux regrets qu’il a laissés. Puissent les hommes placés comme lui à la tête de la société laisser au-delà de la tombe de tels souvenirs de vertus solides et de tels regrets dans le cœur de tous les honnêtes gens ! »

Mes chers enfants, ma tâche est maintenant terminée. Puisse ce travail que je n’ai entrepris que pour votre utilité et pour la plus grande gloire de Dieu produire les fruits que j’en ai espérés ! Puisse cette lecture vous inspirer le désir de marcher sur les traces de votre vénéré père, et de devenir, comme lui, de fervents chrétiens et de bons citoyens.



  1. Voir ces adresses à la fin de l’ouvrage.
  2. Voir à la fin du volume l’adresse du Collège de Sainte-Anne et la réponse de M. Casgrain.
  3. Votre sœur Sainte-Justine était alors au couvent de Berthier.