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Caroline de Lichtfield/II

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Caroline de Lichtfield (1786, en 2 tomes)
Arthus Bertrand, Libraire (2p. --270).
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CAROLINE
DE LICHTFIELD.




Suite du cahier de Lindorf.


« Ma fureur s’éteignit à l’instant même. Je jetai loin de moi l’arme meurtrière, et, me précipitant sur mon ami, je cherchai à arrêter avec mon mouchoir le sang qui sortoit de sa blessure. Le coup avoit donné dans le visage ; plus de la moitié d’une joue étoit emportée. Il me dit qu’il croyoit avoir le genou fracassé, mais qu’il sentoit que ses blessures n’étoient pas mortelles.

» Je m’efforçai de le relever à demi, de l’appuyer contre un arbre, et de lui donner tous les secours que le lieu permettoit. J’étois si troublé, que je ne songeois point que j’en aurois pu trouver à la ferme, dont nous n’étions pas à vingt pas. Dans ce premier moment, je ne savois même plus ce qui avoit pu causer cet affreux malheur ; toute autre idée que la sienne étoit effacée de mon esprit. Je le soutenois contre ma poitrine, et, malgré mon tremblement, je vins à bout de lui faire, avec nos deux mouchoirs, une sorte d’appareil.

» Quand j’eus fini, la mémoire me revint tout à coup. Ah Dieu ! c’est moi, c’est moi, malheureux, qui l’ai mis dans cet état affreux, disois-je en gémissant, en me cachant le visage contre terre, en poussant des cris inarticulés ! — Lindorf, me disoit le pauvre blessé, cher Lindorf, calmez-vous ; écoutez-moi. Il vous reste un moyen de réparer vos torts, de conserver mon estime, mon amitié, de les augmenter même. Oui, vous me serez plus cher que jamais, si vous me promettez, sur votre honneur, ce que je vais exiger de vous… Je ne doutai pas qu’il ne s’agît du sacrifice de mon amour ; mais l’action atroce que je venois de commettre, avoit fait une telle révolution dans mon cœur, que je n’hésitai pas un instant, et que je m’engageai par les sermens les plus forts. Eh bien, me dit le plus généreux des hommes, j’exige que cette aventure soit à jamais un secret entre vous et moi. Heureusement nous n’avons pas de témoins ; laissez-moi dire ce que je voudrai sur mon accident, et gardez-vous de me démentir. Vous l’avez juré ; et, je le répète, ce n’est qu’à cette condition que je puis vous pardonner et vous aimer encore. Un seul mot vous ôte à jamais mon amitié.

» Je voulus parler ; les sanglots m’en empêchèrent. Je ne pus que baiser sa main et la presser contre mon cœur déchiré de remords. Malgré mes soins, le sang sortoit toujours de la plaie. Il voulut, avec mon aide, essayer de se relever ; mais il s’aperçut alors que sa blessure au genou étoit plus fâcheuse qu’il ne l’avoit pensé. Le pistolet étoit chargé à double coup ; une balle s’étoit écartée ; et nous jugeâmes que l’articulation étoit cassée ; du moins il ne pouvoit absolument se soutenir, et retomba par terre. Je me détestois ; je poussois des cris de douleur ; je me prosternois aux pieds de mon ami, et c’étoit lui qui me consoloit. Allez à la ferme chercher des secours, me dit-il enfin ; vous y trouverez la preuve que je n’étois pas, comme vous avez pensé, le plus indigne des hommes. Allez ; et sur toutes choses songez à votre serment. Si vous y manquez, je ne vous revois de ma vie.

» Je courus, sans lui répondre, à la ferme. J’entre précipitamment, et ce que je vis me mit à l’instant au fait de la conduite du comte, et me fit abhorrer la mienne. Le berger Justin, très-bien habillé, étoit à côté de Louise, dont il tenoit une main dans les siennes. Elle se penchoit vers lui avec l’expression de la tendresse et du bonheur. Le vieux père Johanes, assis vis-à-vis d’eux, contemploit avec joie ce doux spectacle, ainsi que la bourse que le comte venoit de donner à Louise et que j’avois regardée comme le prix de son déshonneur. Elle étoit sur la table avec une autre tout aussi grosse. J’aperçus ce tableau d’un coup d’œil, et je puis attester que la seule impression qu’il me fit éprouver, fut d’ajouter à mes remords. Ma pâleur, le sang dont j’étois couvert les effraya. — Ô mes amis, dis-je en entrant, venez tous au secours du comte, il est ici près, blessé : venez tout de suite. — Ah ! Dieu, notre cher bienfaiteur ! s’écrièrent à la fois Louise et Justin. Nous courûmes tous en désordre où je l’avois laissé.

» La perte de son sang et la douleur l’avoient affoibli ; il étoit à peu près sans connoissance. Louise courut chercher de l’eau, du vinaigre.

» Il revint à lui, et leur dit avec peine qu’un malheureux pistolet avec lequel il avoit voulu s’amuser, en partant dans ses mains, avoit causé tout ce désastre, et que je m’étois trouvé là par hasard.

» Il s’agissoit de le transporter au château. Justin courut à la ferme chercher une espèce de brancard et un matelas : nous l’étendîmes dessus. Justin, dans la force de la jeunesse, animé par la reconnoissance, et n’ayant pas comme moi le poids accablant du remords, nous fut très-utile. Louise et son vieux père nous aidèrent aussi de tout leur foible pouvoir. Nous nous mîmes en marche. Pendant ce lent et pénible trajet, quelques propos de Justin et de Louise me firent comprendre qu’ils s’aimoient depuis très-long-temps, et que, ce jour-là même, le comte avoit vaincu tous les obstacles et conclu leur mariage, en donnant à Justin une ferme assez considérable dans sa terre de Walstein, sous la seule condition qu’ils se marieroient et partiroient tout de suite ; Johanes devoit y aller avec eux. Cette nouvelle et ces détails me rendoient bien criminel ; mais ma passion pour Louise étoit si bien éteinte, que j’entendis même avec une sorte de plaisir qu’elle s’éloigneroit, et que je ne la reverrois plus. Je sentois que sa seule présence auroit été pour moi un reproche continuel.

» Enfin nous arrivâmes ; et lorsque nous eûmes déposé le brancard dans la cour, et appelé des gens pour nous aider, mon premier soin fut de monter à cheval, et de courir à bride abattue chercher des chirurgiens à la ville la plus prochaine. Elle étoit à plus de trois lieues ; cependant je fis une telle diligence, que je les ramenai à l’entrée de la nuit. Je trouvai tout le château dans la consternation la plus affreuse. La manière dont mon père me reçut, en m’embrassant tendrement, en louant mon zèle, me prouva qu’il ignoroit absolument que j’eusse quelque part à ce malheur. Il étoit déjà dans un tel désespoir, que c’eût été pour lui le coup de la mort, s’il avoit appris la vérité. Cette considération, plus que mon serment, me fit garder le silence ; mais j’ose assurer qu’il en coûtoit à mon cœur, et que j’aurois voulu, dans ces premiers momens, me rendre aussi odieux à tout l’univers que je l’étois à moi-même.

» Les chirurgiens, après avoir extrait les balles et sondé les blessures du comte, déclarèrent qu’elles n’étoient pas mortelles, mais qu’il y avoit à craindre qu’il ne perdît entièrement un œil et l’usage de sa jambe, qu’ils parlèrent même de couper. Le comte, qui se méfioit un peu de leur habileté, s’y opposa fortement, et soutint avec un courage inoui, et le pansement, qui fut très-douloureux, et l’arrêt qu’on lui prononça. Je ne pus y assister ; mais dès que l’appareil fut mis, je rentrai dans sa chambre, et je jurai de n’en ressortir qu’avec lui.

» Je ne sais comment ma profonde affliction ne trahit pas notre secret. Elle étoit extrême ; mes larmes ne tarissoient point ; et la malheureuse victime de ma barbarie ne cessoit de chercher à me consoler. Il en vint jusqu’à me dire et me jurer qu’il regardoit cet évévement comme un bonheur ; que son goût et ses talens l’avoient toujours porté à l’étude plutôt qu’au militaire ; qu’il avoit obéi à son père et au roi en se vouant à cet état ; mais qu’il étoit charmé d’avoir un prétexte spécieux pour le quitter, afin de se livrer uniquement à la politique. D’ailleurs, me dit-il, je vous crois guéri de votre passion. Le remède, il est vrai, a été violent ; mais, s’il a eu son effet, je ne puis que bénir le ciel de tout ce qui s’est passé.

» Oui, sans doute, j’étois guéri ; je l’étois au point que, trois semaines environ après ce malheur, j’appris sans la moindre émotion et même avec joie, par Justin, qui venoit tous les jours savoir des nouvelles de son bienfaiteur, qu’il avoit épousé Louise, et qu’ils étoient prêts à partir pour leur nouvelle habitation. Le comte, à ce sujet, entra dans quelques détails avec moi. Par délicatesse il n’avoit pas voulu jusqu’alors m’en parler ; mais je l’en sollicitai.

» Le lendemain de la visite que vous avions faite ensemble à la ferme, effrayé de la violence de ma passion, le comte rêvoit aux moyens d’en détourner les terribles effets, lorsque son sergent lui présenta un jeune homme qu’il venoit d’engager : c’étoit le pauvre Justin. Sa bonne mine et sa profonde tristesse frappèrent et intéressèrent le comte ; il le questionna sur les motifs qui le forçoient à se faire soldat. Le naïf Justin ne chercha point à les déguiser. Passionnément amoureux de Louise depuis plusieurs années, mais n’ayant aucune espérance ; rebuté par Johanes, menacé par Fritz, il vouloit mourir, mais en brave garçon, et en combattant les ennemis de son roi. Également, disoit-il, je mourrai de douleur de voir Louise à un autre, et ce malheur ne me manqueroit pas, car son père a juré qu’elle ne seroit jamais à moi. Le comte lui demanda s’il étoit aimé autant qu’il aimoit. — Eh ! mon Dieu, sans doute, répondit-il : sans cela, l’aimerois-je comme je fais depuis si long-temps ? Pauvre chère Louise ! je l’ai vue hier pour la dernière fois de ma vie, et nous avons tant pleuré, que nous étions pour en mourir. Je me rappelai, me dit le comte, que lorsque vous me menâtes chez Louise, sa tristesse nous frappa… Mais j’espère, ajouta Justin, que, lorsque je serai parti, elle sera moins malheureuse. Son père, et surtout son frère, la maltraitent tous les jours à mon sujet ; c’est pour cela que j’ai voulu m’éloigner absolument. Je souhaite qu’elle se console ; pour moi je ne me consolerai jamais…

» Le comte fut extrêmement touché, et conçut à l’instant le généreux projet de faire le bonheur de ces deux jeunes amans, en me sauvant du plus grand des dangers. Il ne dit rien à Justin, voulant premièrement parler à Louise, et savoir d’elle la vérité. Il alla deux fois chez elle sans pouvoir la trouver seule ; enfin il guetta si bien le moment, qu’il y parvint. Il n’eut pas de peine à obtenir d’elle l’aveu de son amour pour Justin. Son cœur en étoit plein ; et depuis qu’elle le savoit engagé, elle ne faisoit que pleurer, et cherchoit de son côté l’occasion de le recommander au comte. Elle lui dit que leur inclination avoit commencé long-temps avant la mort de sa mère ; que, dès ce temps-là, elle alloit tous les jours le voir au pâturage. C’étoit pour lui donner le signal de venir le joindre, et pour l’accompagner lorsqu’elle chantoit, qu’il avoit essayé de jouer du flageolet, et qu’il y avoit si bien réussi ; c’étoit pour lui faire ses paniers, ses fuseaux, ses rouets, qu’il avoit commencé à tresser l’osier et à sculpter le bois. Elle montra au comte deux petits groupes très-joliment travaillés : l’un représentoit Justin lui-même assis à ses pieds, et tous les deux assez reconnoissables ; l’autre, mieux fait encore, offroit le jeune berger terrassant un gros loup ; car c’étoit pour elle aussi qu’il avoit donné ses premières preuves de courage, en tuant un loup qui attaquoit une des vaches de Johanes.

» Comment la tendre et reconnoissante Louise eût-elle pu refuser son cœur à celui qui l’avoit si bien mérité ? Aussi, disoit-elle au comte avec feu et sentiment, je l’aime de toute mon âme, et je l’aimerai toujours quand même je ne le verrois plus… Hélas ! nous avions un espoir, un seul espoir. Souvent je disois à Justin quand il se désoloit d’être aussi pauvre : Console-toi, mon bon ami ; laisse seulement revenir notre jeune maître ; il parlera à mon père, et j’ai dans le cœur qu’il nous mariera. Il est bien revenu, mais… Elle s’arrêta… — Mais ! achevez… — Mais je vois bien, dit-elle, en baissant les yeux et rougissant, qu’il n’y a rien à faire. Je serois même bien fâchée qu’il sût que j’aime Justin, car mon frère m’assure qu’il le tueroit tout de suite. Au reste, à présent que Justin sera loin, cela m’est bien égal ; je veux le lui dire la première fois, et s’il veut tuer quelqu’un, ce ne sera plus que moi…

» Le comte la rassura. Il lui promit qu’elle seroit bientôt heureuse ; que Justin étoit à lui actuellement ; qu’il en pouvoit disposer, et qu’il vouloit en faire l’époux de Louise. À peine pouvoit-elle croire ce qu’elle entendoit, et cet espoir lui paroissoit un songe ; mais il lui dit que le soir même elle le verroit réalisé, qu’il alloit parler à Justin, et qu’ensuite il parleroit à Johanes…

» C’est ce jour même, mon cher Lindorf, me dit le comte, c’est lorsque, après être convenu de tout avec le jeune paysan, après avoir joui du doux spectacle de la joie la plus vive et la plus pure, je venois le proposer pour gendre à Johanes, que je vous trouvai aux genoux de sa fille. La pauvre Louise, qui savoit ce que je venois faire chez elle, qui m’attendoit avec toute l’impatience de l’amour, fut troublée à l’excès d’être surprise avec vous. J’avoue que je le fus aussi, au point de ne pouvoir vous le cacher, et ce fut-là peut-être le commencement de vos soupçons. J’en avois presque aussi, moi, sur Louise. Nous avoit-elle trompés Justin et moi ? Étoit-elle d’accord avec vous ? Voilà ce que je brûlois de savoir, et votre réponse ne m’éclaircit qu’à demi. Elle me confirma seulement dans l’idée que vous couriez le plus grand danger, et qu’il falloit, à tout prix, vous arracher l’objet d’une passion à laquelle vous étiez résolu de tout sacrifier.

» Je hasardai, vous vous le rappelez, une demi-confidence sur Justin, imaginant que peut-être votre amour s’augmentoit de l’idée qu’il étoit partagé. Si vous l’aviez reçue avec plus de modération, je l’aurois faite entière ; mais votre égarement m’effraya. Je vis votre raison près de vous abandonner ; vos mouvemens, votre regard, avoient quelque chose de convulsif, qui me fit frémir. Je vis que ce n’étoit pas le moment de frapper les grands coups ; j’en avois même trop dit, et je n’avois fait qu’attiser le feu.

» Je cherchai donc à vous calmer, à vous ramener. Je vous promis de prendre des informations. Par là j’espérois gagner du temps, donner à Louise celui de s’éloigner avec son époux, et prévenir vos projets de mariage ou d’enlèvement.

» Voulant donc presser cette union, j’allai dès le lendemain matin chez Johanes, après vous en avoir averti, uniquement, je l’avoue, pour que vous ne vinssiez pas troubler notre entretien. Je ne vis Louise qu’un instant ; mais ce fut assez pour me convaincre du tort que je lui avois fait la veille, en la soupçonnant d’intelligence avec vous. Cette idée l’avoit tourmentée elle-même toute la nuit : mais son inquiétude, sa douleur, sa naïveté ne me laissèrent pas le moindre doute.

» Elle me quitta. Je restai seul avec son père. Je lui parlai d’abord de mes recrues ; j’en avois la liste, que je lui lus. Au nom de Justin, je vis la joie se répandre sur sa physionomie. — Comment, dit-il, ce coquin s’est engagé ? Que le ciel en soit loué ; nous en voilà débarrassés ! — Comment, Johanes ! ce coquin ? Mais je ne veux point d’un coquin dans ma compagnie, et je vais lui rendre son engagement. — Gardez-vous-en bien, monseigneur, avec le respect que je vous dois. Quand je dis coquin, ce n’est pas que ce ne soit le plus honnête garçon du village, et brave comme le roi : ça vous tue un loup comme rien ; jugez ce qu’il fera d’un homme. Vous n’aurez pas un meilleur soldat ; mais s’il faut tout vous dire, ajouta-t-il en baissant la voix, ne s’étoit-il pas mis dans la tête d’être amoureux de ma Louise, et la petite sotte ne vouloit-elle pas l’épouser bon gré mal gré ! un garçon qui n’a pas le sou, élevé par charité ! J’aurois mieux aimé, je crois, la tuer, que de la lui donner. Mais, Dieu soit loué ! le voilà parti, ou peu s’en faut ; et j’espère que nous n’entendrons plus parler de lui. C’est dommage pourtant ! Il avoit bien soin de nos troupeaux ; il a sauvé ma vache avec un courage… Sans ce diable d’amour… — Et ne pensez-vous point à marier Louise pour la consoler du départ de Justin ? — Plût au ciel qu’elle le fût déjà ! ça ne donne que du tourment. À présent que me voilà tranquille d’un côté, je vais avoir des inquiétudes de l’autre. Je vois bien aussi que notre jeune baron rôde autour d’elle. Tant qu’elle avoit son Justin, elle n’étoit que trop bien gardée ; mais à présent je ne sais trop ce qui en arrivera. Je ne peux pas défendre ma maison à mon jeune maître, comme je l’avois défendue à Justin. On a ses affaires ; on ne peut pas toujours être là. Je mourrois content si je la voyois bien établie ; mais il n’y a pas d’apparence. Dans ce village, ils sont tous pauvres ; et Louise n’est pas riche. — Eh bien, Johanes, si vous le voulez, je la marierai, moi, à un de mes fermiers, jeune, honnête homme, et fort à son aise. Il possède en propre dans ma terre de Walstein, à quelques journées d’ici, une métairie qui est, je crois, plus considérable que celle-ci ; et, comme je l’aime beaucoup, je lui donnerai, en le mariant, une bourse de cinquante ducats, et autant à votre fille pour les frais de la noce, et pour commencer le ménage. Voyez si ce parti vous convient ; ce sera une affaire faite. Johanes, tout émerveillé, vouloit se prosterner devant moi. — Ô monseigneur, si je le veux ! J’en pleure de joie et de reconnoissance ; toute ma crainte est que lui ne veuille pas de Louise ; et s’il alloit savoir cette amourette de Justin… — Ne craignez rien ; il n’en sera pas jaloux. Justin est son meilleur ami ; et plus Louise l’aimera, plus il sera content. Le bon Johanes ouvroit de grands yeux et n’y comprenoit rien. Il fallut lui expliquer la chose. Il n’en revenoit pas d’étonnement ; mais il confirma son consentement avec d’autant plus de joie, qu’il faisoit le bonheur de sa fille.

» Ma seule condition fut qu’ils iroient tout de suite habiter ma ferme. Il n’y mit aucun obstacle ; il se proposa même de suivre ses enfans, et de s’établir avec eux. Je le chargeai du soin d’apprendre le tout à Louise, et je le laissai pour courir au village. Je remis à Justin son engagement de soldat, l’acte de donation de la ferme, et la bourse de cinquante ducats que j’avois promise, et je me hâtai de revenir auprès de vous. Votre air, tantôt rêveur, tantôt agité, quelques mots entrecoupés, l’absence de Fritz, qui avoit disparu depuis la veille, tout me fit craindre que vous n’eussiez concerté ensemble quelques projets dont l’exécution seroit peut-être plus prompte que je ne le pensois. Je résolus donc de hâter, autant que possible, le mariage et le départ de nos jeunes gens, et ce fut dans cette idée que je retournai encore à la ferme. Je voulois mettre cette condition à mes bienfaits, et donner à Louise le présent de noces que je lui destinois… Vous savez le reste, cher Lindorf, et comment vous fûtes abusé par une fausse apparence. Louise avoit été tout le jour au village, chez une parente, peut-être pour éviter une nouvelle visite de votre part. Son père, impatient de lui apprendre son bonheur, l’étoit allé chercher : ils avoient rencontré l’heureux Justin, qui venoit chez eux ; il leur montra son trésor. Le petit garçon que j’avois envoyé chercher Louise, lui disant dans ce moment que je l’attendois chez elle, elle n’écouta que le premier mouvement de sa joie, courut à perte d’haleine, et me témoigna sa reconnoissance de manière à vous faire une illusion cruelle.

» Oui, je me mets à votre place dans ce terrible moment ; jugez donc si je vous pardonne. Un peu plus de confiance de ma part, un peu moins de vivacité de la vôtre, et ce malheur n’arrivoit jamais. Au reste, je vous le répète, mon cher Lindorf, il ne seroit réel pour moi que si vous aviez été soupçonné.

» Ce récit me fut fait à plusieurs reprises, et toujours en excitant chez moi un renouvellement de douleur et de remords déchirans. Je racontai à mon tour au comte, à quel point l’indigne Fritz avoit contribué à mon égarement. Depuis le jour fatal, je ne l’avois pas revu ; il étoit disparu du château. J’appris de son père qu’il s’étoit fait soldat, et je n’en ai plus entendu parler.

» Dès le lendemain de cet affreux événement, mon père crut devoir aller lui-même à la cour l’apprendre au roi, et laissant le comte à mes soins, il fit ce triste voyage. Le roi fut véritablement touché de cette nouvelle. Il envoya sur-le-champ ses chirurgiens à Ronebourg, et dit à mon père qu’il y viendroit lui-même, dès que le blessé seroit hors de tout danger.

» Les chirurgiens confirmèrent ce qu’avoient dit les précédens ; seulement ils se flattèrent que la blessure du genou ne seroit pas aussi fâcheuse qu’on l’avoit craint, et que le comte en seroit quitte pour boiter. J’avois fait tendre un lit dans sa chambre. Le jour, la nuit, je ne le quittois pas un instant, et je m’efforçois, par les soins les plus assidus, de lui prouver tout l’excès de mon repentir. Il y paroissoit aussi sensible que si ce n’avoit pas été moi qui l’eusse mis dans le cas de les recevoir.

» Je lui fis des lectures pour le distraire, dès qu’il fut en état de les soutenir. Jusqu’alors ma légèreté, mon extrême vivacité, et cette funeste passion pour Louise, m’avoient empêché d’étudier. J’appris à connoître tout le charme de ce genre d’occupation, qui remplit le cœur et l’âme, en même temps qu’il orne l’esprit. Il me fut aisé de m’apercevoir que, dans le choix des livres qu’il me demandoit, son but étoit plutôt de m’instruire et de m’y faire prendre goût, que de s’amuser lui-même.

» Ces lectures étoient suivies de réflexions justes et profondes, qui étoient pour moi des traits de lumière. Le plus souvent il tournoit la conversation sur les devoirs d’un militaire. Il me les peignoit avec force. Il me prouvoit combien ils étoient compatibles avec les mœurs et le véritable honneur, et à quel point le vrai courage pouvoit s’allier avec l’humanité et la sensibilité… Homme excellent ! si j’ai quelques vertus, c’est à lui que je les dois. Il m’a fait ce que je suis, et ces deux mois de retraite avec lui formèrent plus mon caractère, mon jugement, avancèrent plus mes connoissances, que n’avoit fait toute mon éducation précédente. »

(Ici, en marge du cahier, se trouvoit écrite d’une encre récente, la réflexion suivante que Lindorf venoit d’y ajouter.)


« Ô Caroline ! voilà l’homme auquel vous êtes unie ; voilà celui auquel dans ce moment, sans doute, vous êtes fière d’appartenir, et que vous jurez de rendre heureux. Quel que soit l’excès de son bonheur, il en est digne ; et si je lui rends Caroline, tous mes torts sont réparés. »


Nous n’avons point voulu interrompre cette intéressante narration par le détail de tout ce qu’elle fit éprouver à Caroline. Nous laissons à chaque lecteur le soin d’en juger d’après son propre cœur, et de marquer comme il le voudra les endroits où le cahier fut posé et repris, et où il tomba des mains de l’épouse du comte ; ceux où le cœur battoit plus ou moins fort ; celui où un cri s’échappa. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne fut pas lu jusqu’ici sans interruption, et qu’à cette page un mouvement prompt et involontaire lui fit saisir la petite boîte. Elle l’entr’ouvrit seulement ; et la refermant tout de suite avec une sorte de crainte respectueuse, comme si ses regards l’avoient profanée, elle la posa tout près d’elle et reprit le cahier.

« Au bout d’un mois, le roi sachant que son favori pourroit le voir, vint à Ronebourg avec peu de suite. Je lui fus présenté pour la première fois. Il me témoigna de la bienveillance, et m’assura de sa protection ; mais combien je fus confus intérieurement quand je l’entendis me faire des complimens sur les preuves d’amitié que je donnois au comte dans cette triste occasion, et sur les soins assidus que je lui rendois !… Ah ! sans mon père… je crois que, tombant à ses pieds, je lui aurois avoué combien je les méritois peu, et à quel point j’étois coupable. Lorsqu’on eut prévenu le comte, le roi passa dans sa chambre avec mon père et moi. Après quelques momens ils désirèrent d’être seuls ; et nous sortîmes. Long-temps après mon père fut rappelé, et je ne tardai pas à l’être aussi. Quand je rentrai, je le trouvai aux genoux du roi, dont il baisoit la main. Venez, mon fils, me dit-il, venez vous jeter avec moi aux pieds du meilleur des maîtres, et remercier le plus généreux des amis… Le comte remet sa compagnie aux gardes, et, à sa prière, Sa Majesté veut bien vous l’accorder… Méritez un si grand bienfait en imitant, s’il est possible, votre prédécesseur… Ah ! c’étoit aux genoux du comte que j’aurois voulu me jeter et mourir de ma confusion. J’en fis même la démonstration. Mon père, qui crut que la joie m’égaroit, me retourna du côté du roi, qui me releva avec bonté, en me confirmant ce que mon père m’avoit dit, et en m’exhortant comme lui à imiter le comte… L’imiter ! dis-je en m’approchant de lui, en me baissant sur la main qu’il me tendoit ; est-il un mortel qui puisse approcher de tant de vertus ?… Et moi !… Il m’arrêta par un regard, en pressant sa main sur ma bouche… Ah, mon ami, mon bienfaiteur, mon dieu tutélaire ! si dans ce moment-là tu parvins à modérer le transport de ma vénération, de ma reconnoissance, laisse-moi du moins l’exhaler sur ce papier ; laisse mon cœur se pénétrer de tes vertus, et de l’obligation qu’elles m’imposent de me rendre digne de toi ! En vain de ce lit de douleur où te retient ma barbarie, tu voudrois m’empêcher de me la retracer ; en vain tu me cries : « Arrête, cher Lindorf, si je pouvois aller jusqu’à toi, ce seroit pour déchirer, pour anéantir cet inutile souvenir, que je voudrois, au contraire, effacer de ta mémoire comme il le sera de la mienne… » L’effacer de ma mémoire… Non, Walstein, non : tant que j’existerai, mon crime y restera gravé en traits ineffaçables… Cet écrit subsistera. Je m’impose la loi de le relire une fois tous les ans. Mes enfans le liront aussi ; ils apprendront de toi à me pardonner : mais ils verront à quels excès peuvent entraîner les passions non réprimées. »

(Le cahier de Lindorf finissoit ici. Le but qu’il s’étoit proposé en le remettant à Caroline lui avoit fait ajouter la note qui suit.)


« Le comte, malgré qui j’écrivois ce que vous venez de lire, ne voulut pas même en entendre la lecture ; et pour le contenter, je fus obligé de lui dire que je l’avois brûlé ; mais je le conservois avec soin, et j’en rends grâces à la Providence.

» À présent, Caroline, vous connoissez tous les détails du premier de mes crimes.

» Je vais employer les momens qui me restent, à vous apprendre par quelle fatalité je fus entraîné à celui que je me reproche plus encore, et achever de vous faire connoître le seul homme digne de vous.

» Passez au second cahier, daté de Risberg. Je vais l’écrire sans interruption… Grand Dieu ! quelle pénible tâche !… Ô Caroline ! plaignez au moins le coupable, mais bien malheureux Lindorf. »


Caroline, le cœur oppressé, les yeux inondés de larmes, pouvoit à peine lire. Cependant un intérêt si vif, si pressant l’animoit, qu’elle n’y put résister. Elle essuya ses yeux, et prit en soupirant le second cahier.




IIe CAHIER DE LINDORF.




De Risberg.


« Dès que le comte fut assez bien remis pour soutenir le voyage, nous partîmes ensemble pour Berlin.

» Je pris possession de ma compagnie, que je trouvai dans le meilleur état possible ; et lui se livra dans son cabinet à des études profondes et suivies, qui, jointes au peu d’exercice qu’il prenoit, altérèrent sa santé. Il maigrit beaucoup ; et son application continuelle lui donna cette courbure dans la taille qui vous aura sans doute frappée. Mais il n’avoit plus la moindre prétention à la figure ; et l’étude étoit devenue chez lui une véritable passion.

» Il se livroit entièrement à la politique. Par un travail assidu, il se mit en état, en deux ou trois années, d’entreprendre les négociations les plus difficiles, et de remplir avec le plus grand succès le poste brillant qu’il occupe encore aujourd’hui.

» Dès notre arrivée à Berlin, il m’avoit présenté chez sa tante, madame la baronne de Zastrow, celle chez qui la jeune comtesse Matilde demeuroit depuis sa naissance. Veuve depuis quelques années et n’ayant pas d’enfans, elle regardoit cette nièce comme sa fille et son unique héritière. Le comte chérissoit aussi sa petite sœur, pour laquelle il avoit les soins du père le plus tendre. Il m’en parloit souvent à Ronebourg, et ne me cachoit point qu’il verroit avec plaisir que je m’attachasse à elle, et qu’un lien de plus vînt cimenter notre amitié. Je trouvai Matilde charmante ; mais elle avoit à peine treize ans. Ce n’étoit encore qu’une fort aimable enfant, avec qui je jouois avec plaisir, mais qui ne m’inspiroit pas ce que m’avoit inspiré Louise. Cependant, comme mon cœur étoit alors parfaitement libre, et que la maison de la baronne de Zastrow étoit fort agréable, j’y allois régulièrement tous les jours, et j’y étois reçu comme l’intime ami du comte.

» Matilde, surtout, m’accabloit d’amitiés ; elle m’appeloit son frère ; elle me disoit en riant qu’elle ne voyoit presque plus le sien depuis qu’il étoit devenu si laid et si savant, et que c’étoit à moi à le remplacer. Je me prêtois à ce badinage ; je la nommois aussi ma sœur, ma chère petite sœur, et je me conduisois avec elle comme si elle l’eût été.

» Quoiqu’elle fût très-jolie et qu’elle se formât tous les jours, elle ne m’inspiroit point encore d’autres sentimens que celui d’une amitié vraiment fraternelle. Son genre de beauté, séduisant peut-être pour tout autre, n’étoit précisément pas celui que je préférois. Ce n’étoient ni les traits réguliers et frappans de Louise, ni cette physionomie enchanteresse, ce regard céleste qui va chercher le sentiment jusqu’au fond de l’âme, cette bouche si naïve, ce son de voix si touchant… Ah, Caroline ! un mot de plus, et ce cahier ne vous parviendroit jamais. Laissez-moi m’occuper du comte, ne voir que lui, ne penser qu’à lui, me pénétrer de cette sublime idée, et oublier tout le reste… Où en étois-je ?… Je vous parlois, je crois, de la jeune comtesse Matilde. Vous ne devez pas l’avoir vue ; elle étoit à Dresde lorsque vous étiez à Berlin ; et même elle y est encore, madame de Zastrow y ayant fixé son domicile… Elle ne ressemble point à son frère, tel du moins qu’il étoit avant mon malheur. Matilde n’est pas grande. Le caractère de sa physionomie est la gaîté et la vivacité. Tout est proportionné chez elle à sa petite taille : c’est un petit nez retroussé, de petits yeux bleus, fins et rapprochés, une petite bouche de rose toujours prête à rire, un petit minois chiffonné, la plus jolie petite main, et le plus joli petit pied possible ; enfin toutes les grâces de l’enfance. Sa petite figure ronde et mutine excitoit le plaisir et la joie, mais jamais un tendre sentiment. Elle paroissoit elle-même incapable d’en ressentir, en sorte qu’on badinoit avec elle sans y voir aucun danger ni pour elle ni pour soi-même…

» Cependant, insensiblement elle perdit beaucoup de cette gaîté folâtre qui la caractérisoit. Elle rioit encore ; mais le plus souvent c’étoit un rire forcé, bientôt suivi d’un soupir. Elle cessa peu à peu de me donner le nom de frère, et de m’en accorder les priviléges. Quand je voulois l’embrasser, elle reculoit en rougissant ; et quand je l’appelois ma chère petite sœur, elle me répondoit par un grave monsieur, qu’elle sembloit même avoir de la peine à prononcer.

» Le comte s’aperçut plus tôt que moi de ce changement. Ou je suis bien trompé, me disoit-il quelquefois, ou le cœur de notre jeune étourdie commence à être bien d’accord avec mon projet. Et le vôtre, mon cher Lindorf, où en est-il ? Pourrai-je bientôt vous appeler mon frère ?

» J’étois trop vrai pour cacher au comte que je n’en étois encore qu’à la tranquille amitié ; mais certainement, lui disois-je, mon cœur épuisé n’est plus capable d’aimer autrement… (Ah, Caroline, combien je m’abusois !) et puisque la charmante Matilde ne le ranime pas, c’est fini pour la vie. Dans quelle erreur vous êtes ! me répondit-il : à vingt-trois ans vous vous croyez blasé sur l’amour ; et vous ne le connoissez pas encore ! Votre passion pour Louise étoit plutôt une effervescence des sens qu’un véritable sentiment. Son excès même en étoit la preuve, et je n’en veux pas d’autre que l’enlèvement que vous méditiez. Mon ami, quand un amant préfère son propre bonheur, son propre intérêt à celui de l’objet aimé, croyez que son cœur est foiblement touché. Je souhaite que ce soit ma sœur qui vous fasse sentir la différence de ce que vous avez éprouvé, au véritable amour. Elle est assez jeune pour attendre cette heureuse époque ; peut-être même est-ce sa grande jeunesse qui la retarde. Vous ne voyez encore qu’une enfant ; mais cette enfant commence à devenir sensible. Il n’y a de là qu’un pas à l’intérêt plus vif qu’elle va vous inspirer.

» J’embrassai le comte en l’assurant que déjà j’aimois assez Matilde pour m’occuper avec plaisir du temps où je l’aimerois davantage, et où je pourrois donner le nom de frère au meilleur des amis. Mais que j’avois encore de torts à effacer, à faire oublier ! Que sa charmante sœur méritoit un cœur tout à elle, qui pût sentir tout le prix du sien !

» Peu de temps après cette conversation, il fut nommé à l’ambassade de Russie. Nos adieux furent tendres et m’affectèrent beaucoup. Depuis mon crime (car je ne puis donner un autre nom à ce malheur), je ne fixois jamais le comte sans un renouvellement de douleur et de remords. Cette physionomie si belle, cette démarche si noble, ce regard qui exprimoit tant de choses, me revenoient sans cesse à l’esprit. Pour lui, il ne paroissoit rien regretter, et lorsqu’il me voyoit attacher en soupirant mes regards sur ses cicatrices, quelquefois même me prosterner à ses pieds par un mouvement involontaire : Bon jeune homme, me disoit-il en me relevant, et me serrant dans ses bras, un ami tel que tu le seras toujours pour moi, un cœur comme le tien mérite bien d’être acheté par la perte d’un œil. Peut-être si j’avois une maîtresse, serois-je moins philosophe ; mais, tel que je suis, je ne désespère point de trouver une femme assez raisonnable pour m’aimer. C’est l’amour qui fut la cause de mon malheur, c’est à lui à le réparer !… Ah ! sans doute il le réparera. Le ciel est juste, il t’a donné Caroline, et je serai seul malheureux.

» Avant de me séparer du comte, je le suppliai de me donner son portrait tel qu’il étoit lorsqu’il vint à Ronebourg. Je savois que ce portrait existoit ; je voulois l’avoir pour me retracer plus fortement encore, et ma faute, et sa générosité. Il me le refusa absolument. Non, mon cher ami, me dit-il, vous n’aurez mon portrait ni d’une manière ni d’une autre. Oubliez et ma figure passée, et ma figure actuelle, comme je les oublie moi-même ; ne pensez qu’à mon cœur : il vous est attaché pour la vie, et sera toujours de même. Je n’insistai pas, parce que je le vis décidé, et qu’il me restoit une ressource.

» La jeune comtesse Matilde possédoit un portrait de son frère en médaillon ; mais depuis son accident elle ne le portoit plus du tout, et lui-même, je crois, l’avoit oublié. Elle me l’avoit montré une fois ; je l’avois trouvé parfait. J’obtins d’elle, sans beaucoup de peine et sous le sceau du secret, de m’en laisser prendre une copie : c’est celle que je joins ici, Caroline, et que je vous prie d’accepter. Vous êtes la seule personne au monde à qui j’en puisse faire le sacrifice ; mais je sais que vous en sentirez le prix. Regardez-le souvent, et pensez en le regardant que la belle âme qui animoit ces beaux traits existe encore, et plus pure et plus belle. Oui, le changement même de ses traits lui donne un nouveau lustre, et ce n’est pas pour votre époux que ces cicatrices doivent vous donner de l’horreur… Mais, Caroline, si vous en éprouvez pour son malheureux assassin, pensez à ses remords, à son repentir, à tout ce qu’il doit souffrir en vous faisant un tel aveu, en vous conjurant d’en aimer un autre, en s’éloignant de vous pour toujours. Une telle expiation doit suffire pour effacer mon crime, et m’obtenir un généreux pardon.

» Le comte, en me quittant, m’avoit promis de m’écrire aussi souvent que ses occupations pourroient le lui permettre. Tout entier aux devoirs de son état, il lui restoit peu de temps à donner à des correspondances de plaisir ou d’amitié. Cependant, quelque temps après son arrivée à Saint-Pétersbourg, je reçus de lui les lettres que je joins à ce paquet. Lisez-les, Caroline, vous les trouverez numérotées dans leur ordre : votre époux s’y peint lui-même, mieux que je ne pourrois le faire… »

Caroline prit les lettres, chercha le No I, et l’ouvrit promptement. L’écriture lui rappela d’abord ce petit billet au crayon, le seul qu’elle eût reçu de sa vie, dont l’impression avoit été si vive et si courte : elle sentit aussi l’aiguillon déchirant du remords. Pendant quelques momens ses larmes l’empêchèrent de rien distinguer ; enfin elle put lire. La lettre étoit datée de Pétersbourg, d’un an environ avant son mariage ; elle contenoit ce qui suit :


Lettre du comte de Walstein au baron de Lindorf.


Saint-Pétersbourg, 7, 17…


No I.


« Une lettre que je reçus hier de Matilde m’a confirmé ce que je soupçonnois déjà depuis long-temps. Vous êtes aimé, mon cher Lindorf. Cette âme pure et naïve, étonnée elle-même du nouveau sentiment qui l’agite, n’a pas su le cacher aux yeux clairvoyans de l’amitié fraternelle. Chaque phrase, chaque mot de sa lettre décèlent son secret, et je ne crois pas la trahir en le confiant à son époux… Oui, son époux, cher Lindorf… En vain votre délicatesse s’en défendroit plus long-temps ; elle doit céder à tout ce que je vais vous dire, ou plutôt vous répéter. J’ai beaucoup réfléchi à notre dernière conversation. Parce que vous n’aimez pas encore ma sœur avec ces transports, cette ardeur dévorante que vous ressentiez pour Louise, vous ne vous croyez pas digne d’elle, et vous en concluez que vous n’aimerez jamais ! Cependant vous avouez, et je le crois, que vous avez la plus tendre amitié pour Matilde, et qu’elle est même en ce moment, non-seulement la femme que vous préférez, mais la seule qui vous intéresse… Ah ! mon cher ami, que faut-il de plus pour le bonheur ? Un sentiment si doux laisse-t-il quelque chose à désirer ? Et quand vous y joindrez encore la reconnoissance de tous ceux qu’elle aura pour vous, craignez-vous de ne pas l’aimer assez pour la rendre la plus heureuse des femmes ? Ah ! je crois son bonheur bien plus assuré que par une passion violente, qui se consume bientôt dans ses propres flammes, et ne laisse que du vide et des regrets. Depuis que je m’occupe de cette union, qui seroit, je l’avoue, un des plus grands plaisirs de ma vie, j’ai étudié avec plus de soin que vous ne le pensez le caractère de Matilde et le vôtre. Chaque remarque que j’ai faite m’a confirmé dans mon idée, et convaincu que vous étiez nés l’un pour l’autre… Sans être belle comme Louise, ou comme beaucoup d’autres femmes, ma sœur a dans la figure ce je ne sais quoi qui plaît tous les jours davantage, parce qu’il développe toujours quelque grâce nouvelle, quelque agrément de plus, et qu’il consiste dans le jeu varié d’une physionomie animée, plus que dans la régularité des traits, qui finit toujours par fatiguer. Vous me direz peut-être qu’elle n’est pas sensible, et que vous l’êtes à l’excès.

» Je vais bien vous surprendre, mon cher Lindorf, et peut-être vous fâcher ; mais je crois… oui, en vérité, je crois Matilde pour le moins aussi sensible que mon jeune ami. Sous cette apparente légèreté de l’enfance, j’ai su démêler l’âme la plus tendre, la plus capable de s’attacher fortement. Déjà, vous le voyez, la petite insensible a fort bien su vous apprécier. Elle saura vous aimer ; jamais vous n’aurez à vous plaindre de son cœur. Son esprit a tout ce qu’il faut aussi pour plaire au vôtre et pour vous fixer. Son aimable vivacité, sa gaîté soutenue, ses talens vous préserveront de l’ennui, le plus cruel fléau du bonheur conjugal. Sa bonté, sa douceur, adouciront cette fougue naturelle qui vous emporte si souvent malgré vous-même au-delà des bornes de la modération, et dont au reste vous m’avez paru bien corrigé…

» Je vous entends, mon cher Lindorf ; je sais d’avance ce que vous allez me dire : Voilà la certitude de mon bonheur, il est vrai ; mais celui de Matilde… Va, mon ami, je te le dis encore, je n’en suis pas en peine ; et quand je te presse d’épouser ma sœur, crois que je connois bien tout ce qu’elle peut attendre du cœur le plus excellent, et du caractère le plus sûr que je connoisse. Oui, sans doute, Matilde seroit heureuse ; j’ose te défier de me démentir là-dessus. D’ailleurs elle t’aime : ainsi plus de bonheur pour elle sans Lindorf ; et, quoi que tu en dises, tu l’aimes aussi plus que tu ne le crois. Mon ami, l’amour honnête n’est autre chose qu’une vive amitié, fondée sur une estime réciproque, et toujours exaltée par la différence des sexes. Voilà ce que Matilde vous inspire déjà ; et que sera-ce donc quand des intérêts communs, une même famille, des enfans, viendront y ajouter encore ? Des enfans ! Lindorf, sens-tu comme moi combien la mère de nos enfans doit nous être chère ?

» Ô mon ami ! l’espèce de sentiment que vous éprouvez pour ma sœur ne peut que s’augmenter tous les jours, acquérir de nouvelles forces, et vous conduire tous les deux au bonheur. Renoncez-donc à de vains scrupules, et préparez tout pour ce charmant lien. Parlez à Matilde, parlez à ma tante : vous n’aurez pas besoin de beaucoup d’efforts avec la première ; ma tante sera peut-être plus difficile. Elle destinoit sa nièce à un neveu du défunt baron de Zastrow, héritier de ses biens et de ses titres ; mais je lui écrirai. Elle aime trop ma sœur pour ne pas renoncer à cette idée et consentir à son bonheur. D’ailleurs, elle vous connoît, et vous reçoit assez bien pour que vous puissiez espérer son aveu.

» Adieu, mon cher Lindorf ; répondez-moi tout de suite. Il me tarde de savoir si j’ai pu vous convaincre que vous êtes tel qu’il le faut pour être le frère, et le frère chéri de votre ami. »

Éd. comte de Walstein.

P. S. « L’intendant de ma terre de Walstein étant mort depuis peu, je me suis fait un plaisir de donner sa place à l’honnête Justin, qui conduisoit sa ferme à souhait. J’ai reçu hier sa réponse. Elle est si naïve et peint si bien leur bonheur, que je crois vous faire plaisir de vous l’envoyer, et je la joins ici. Peut-être auriez-vous mieux aimé celle de Matilde… Ô mon jeune ami, si cela est, vous pouvez l’épouser sans crainte ! »

Soit que la lettre de Justin fût restée par hasard dans celle du comte, soit que Lindorf eût pensé qu’elle pouvoit intéresser Caroline, elle étoit jointe au cahier. Nous croyons aussi faire plaisir à nos lecteurs de la leur donner, et de les ramener un moment auprès de la belle Louise, qu’ils n’ont sûrement pas oubliée.


Lettre de Justin à Son Excellence M. le comte de Walstein, ambassadeur à la cour de Pétersbourg, incluse dans la précédente.


« Monseigneur,


« Je suis sûr, comme je connois monseigneur le comte, qu’il auroit lui-même la joie dans le cœur s’il avoit pu voir comme sa lettre nous a tous rendus encore plus heureux que nous ne l’étions déjà ; et, avant de l’avoir reçue, je ne croyois pas que cela fût possible. Il est vrai que je ne croyois pas non plus que le pauvre Justin fût jamais digne d’être l’intendant de monseigneur. À présent, je sens bien que je suis capable de remplir cette belle charge, qui me rend aussi fier que si j’étois le roi : oui, je suis capable de tout pour monseigneur. J’espère bien que je le contenterai et qu’à son retour il trouvera tout en bon ordre. Nous sommes déjà établis au château depuis deux jours. Ma chère petite femme regrettoit d’abord un peu la ferme ; mais à présent elle dit qu’elle est bien partout avec moi, avec le respect que je dois à monseigneur, car je sais qu’il ne faut pas se vanter ; mais, quand on est le mari de Louise et l’intendant de monseigneur, on peut bien avoir un peu d’orgueil. — Le vieux père est aussi tout fier et tout gaillard ; cela l’a rajeuni de dix ans. Il ne m’appelle plus que M. l’intendant ; et à tous les repas il boit un verre de vin de plus à l’honneur de monseigneur. Il n’y a pas jusqu’à nos deux petits marmots qui sont bien joyeux d’être au château, et qui s’amusent tant dans les jardins de monseigneur. L’aîné court déjà partout : c’est un robuste petit compagnon ; et son petit frère, que Louise nourrit toujours, sait déjà un peu dire le nom de monseigneur. C’est le premier mot que nous leur apprenons ; et quand le grand-père boit à la santé de monseigneur, il ôte vite son petit bonnet. Cela fait, en vérité, deux gentils petits drôles, et presque aussi beaux que leur mère. Je n’oserois pas raconter tout cela à monseigneur, s’il ne m’ordonnoit pas de lui donner des nouvelles du vieux père, de la jeune femme et des petits enfans… et de mon flageolet, que j’allois encore oublier ; mais Louise, qui sait par cœur la lettre de monseigneur, me le rappelle. Il va toujours son train. J’en joue à Louise pour l’amuser pendant qu’elle nourrit son petit, et le plus gros danse pendant que je joue. Nous sommes là comme les oiseaux dans leur nid ; le mâle chante à sa femelle pendant qu’elle couve ses petits. Monseigneur voit bien à présent que je suis l’homme le plus heureux qu’il y ait au monde. Tout a réussi chez nous ; et quand nous sommes dans la prairie, nous voyons sauter autour de nous quatre veaux, trois poulains avec leurs mères, et je ne sais combien de brebis, de chèvres et d’agneaux, sans compter nos petits enfans. C’est pourtant à monseigneur que nous devons tout cela. Aussi je crois que monseigneur est, peut-être, encore plus heureux que nous, parce que c’est lui qui a fait le bien, et nous qui l’avons reçu ; mais cela est juste. Il lui manque cependant une Louise. Que le bon Dieu la lui donne ! Nous le prions tous les jours pour monseigneur ; car, en vérité, monseigneur est dans notre cœur tout à côté de Dieu. Qu’il accorde à monseigneur tout ce qu’il peut désirer, et une longue vie. Ce sont les vœux sincères de ses très-humbles serviteurs et concierges de sa terre de Walstein. »


Walstein, ce 12, 17…


Justin et Louise.


Continuation du cahier.


« Je répondis au comte par le courrier suivant. — Reconnoissance, plaisir de lui appartenir de plus près, désir ardent de justifier la bonne opinion qu’il avoit de moi, certitude de mon bonheur, promesse de celui de Matilde : voilà ce que me lettre exprimoit et ce que mon cœur me dictoit. Le seul sentiment que je n’y trouvai point, étoit l’amour ; mais le comte venoit de me convaincre qu’il n’étoit pas nécessaire au bonheur, et que l’espèce d’attachement que j’avois pour sa sœur nous rendroit plus heureux. Il avoit trop d’ascendant sur moi pour ne pas me persuader. Je le crus d’autant mieux, que l’idée que j’étois aimé donna un degré de vivacité de plus à mes sentimens pour l’aimable Matilde. Je ne la revis pas sans émotion ; et j’en eus même une assez vive pour me rassurer tout-à-fait, lorsqu’à la suite d’une conversation que j’eus avec elle, elle me permit, en rougissant beaucoup, de parler à sa tante, et de tâcher de la faire entrer dans les idées de son frère.

» Je crus cependant devoir attendre, pour cette démarche, que le comte m’eût prévenu, et lui eût écrit comme il me l’avoit promis. Je le dis à Matilde, qui l’approuva, et qui ne craignit plus de m’avouer un penchant autorisé par son frère.

» Je continuai donc à venir tous les jours chez la baronne de Zastrow, et à lui faire une cour assidue, qui me réussissoit peu. Depuis le départ de son neveu, elle avoit entièrement changé de conduite avec moi. Toujours polie, mais très-froide, elle affectoit de me recevoir avec la plus grande cérémonie, et prenoit si bien ses mesures, que je ne pouvois dire un seul mot à Matilde en particulier.

» Ces obstacles, ces contrariétés, devoient sans doute augmenter mon amour. J’en avois du moins un dépit secret, qui n’échappoit pas à Matilde, et la consoloit de tout en lui persuadant qu’elle étoit aimée. Ah ! sans doute elle l’étoit. L’amitié, l’intérêt le plus vif, la reconnoissance, m’attachoient à cette aimable enfant ; et si dans ce temps-là j’avois obtenu sa main, peut-être me serois-je mépris moi-même sur la nature de mes sentimens pour elle.

» J’attendois cependant sans beaucoup d’impatience l’effet des promesses du comte et de sa lettre à sa tante.

» Il m’écrivit qu’il n’avoit pu la persuader encore de consentir à cette union ; qu’elle tenoit avec force à ses projets sur le jeune baron de Zastrow, actuellement en voyage ; mais qu’il tenoit encore plus au sien, et qu’il y parviendroit sûrement. Il me conjuroit de ne pas me rebuter, d’attendre avec patience. Un héritage considérable qui dépendoit de cette tante, obligeoit à quelques ménagemens ; mais de manière ou d’autre il en viendroit à bout, et me regardoit déjà comme son frère.

» Je voulois montrer cette lettre à ma jeune amie, et j’allai tout de suite à l’hôtel de Zastrow. Il étoit exactement fermé. Point de portier, pas un seul domestique à qui je pusse m’adresser. Cette singularité me frappa. La veille encore, j’y avois été reçu comme à l’ordinaire, et rien n’annonçoit un départ. J’allai prendre des renseignemens dans le voisinage : on avoit en effet vu partir une berline de très-grand matin, mais on ne savoit rien de plus.

» J’étois dans l’étonnement le plus profond lorsque je vois venir à moi la femme de chambre de Matilde. Je cours à elle ; je veux l’interroger ; elle ne m’en donne pas le temps. — Ne me demandez rien ; je ne sais rien ; je ne puis même vous dire où sont ces dames. Hier, quand vous fûtes parti, j’entendis madame parler haut, mademoiselle pleurer. Toute la nuit, on a fait des paquets ; on a pleuré ; on a grondé, et on a fini par me donner mon congé, et par monter en berline. Mais mademoiselle, en me disant adieu, m’a mis ceci dans la main… C’étoit un papier chiffonné à mon adresse.

» Je le pris, je l’ouvris promptement, et d’abord je n’y compris rien : c’étoit une note de vaisselle et autres effets. Enfin je découvris entre les lignes et les chiffres ce qui me regardoit. « Ah ! monsieur de Lindorf, me disoit-elle, nous allons partir pour Dresde dans quelques heures ; nous y resterons long-temps, bien long-temps, peut-être toujours. Qu’allez-vous penser quand vous viendrez demain, et que vous ne retrouverez plus votre petite amie ? Serez-vous affligé comme elle ? Oui, soyez-le un peu, je vous en prie ; mais pas trop cependant, car je vous promets de penser à Dresde comme à Berlin, et comme je penserai toute ma vie ; et puis n’ai-je pas un frère, un bon frère ? Écrivez-lui tout de suite, et, si vous voulez me répondre un mot, envoyez-le-lui. Il n’y a que ce moyen pour que je puisse avoir de vos lettres. Il faut qu’elles passent par la Russie ; mais qu’est-ce que cela fait, si elles me parviennent une fois ? Je voudrois être aussi sûre que ceci vous parviendra. Je ne savois comment faire pour vous écrire ; heureusement ma tante m’a donné une liste à copier. Dès qu’elle me regarde je fais un chiffre, et dès qu’elle sort j’écris une ligne. Quand j’aurai fini, je pourrai peut-être la donner à cette pauvre Charlotte, qu’on m’ôte, parce qu’elle auroit pu m’aider, parce qu’elle vous aime, et nous rendra bien ce petit service. Je suis fâchée d’attraper ainsi ma tante ; mais elle… Comme elle m’a trompée ! Jusqu’à ce soir je ne savois pas un mot de ce départ ; non, je vous le jure, pas un mot. N’est-ce pas bien affreux ? Partir ainsi sans vous revoir ! Ah ! je pleure si fort que je ne puis plus écrire ; et puis ma tante va revenir. Ma liste ne ressemble plus à une liste à présent : c’est une lettre tout entière. Il faut la cacher bien vite, et en faire une autre. Adieu, adieu M. le baron ; n’oubliez pas Matilde, et ne prenez pas mauvaise opinion d’elle, parce qu’elle vous écrit la première. »

» Sans avoir même beaucoup d’amour, il étoit impossible de n’être pas touché du billet de la nièce, et piqué du procédé de la tante. J’éprouvois ces deux sentimens dans toute leur force. Je revins chez moi, écrire au comte ce qui se passoit, et la manière cruelle dont sa tante m’avoit joué. Je crois que la colère l’emportoit sur le regret d’être séparé de ma jeune amie ; du moins j’insinuai à son frère que je regardois notre projet comme impossible, et que, puisque sa tante paroissoit si décidée, il valoit mieux peut-être y renoncer tout-à-fait. Je joignis à ma lettre le petit billet de Matilde et ma réponse, en priant son frère de la lui faire parvenir. Je reçus celle du comte aussitôt qu’il fut possible, et vous la trouverez ici, No II.


Lettre du comte de Walstein, au baron de Lindorf.


No II.


Saint-Pétersbourg, 18, 17…


« Je suis très-mécontent, mon cher Lindorf, du tour que nous a joué notre chère tante de Zastrow ; car, elle a beau faire, elle sera la vôtre : je l’ai juré, et ma sœur ne deviendra point la victime de son opiniâtreté. Je n’ai rien à dire contre le jeune de Zastrow, que je n’ai point l’honneur de connoître, et à qui je souhaite toutes sortes de bonheur, excepté celui d’être l’époux de Matilde. C’est vous qui le serez, mon cher Lindorf, vous que ma sœur a déjà distingué, et que son cœur préfère. Non, ce cœur qui s’est ouvert à moi avec tant de confiance et d’ingénuité, ne sera pas trompé dans son attente ; elle n’aura point à combattre une inclination que j’ai cherché moi-même à faire naître ; elle n’aura point à rougir d’avoir écrit la première à un autre homme qu’à son époux. Chère petite, comme son billet m’a touché ! Je lui écris aujourd’hui pour la consoler. Je lui fais entrevoir le bonheur dans un avenir peu éloigné ; et nous y parviendrons avec un peu de persévérance. Je lui envoie votre lettre, qui, je pense, aura plus d’effet encore que la mienne.[illisible]J’écris aussi à ma tante ; et, s’il le faut,[illisible]je ferai valoir les droits qu’un père mourant m’a remis sur ma sœur. C’est à vous, me dit-il, que je confie le soin de son bonheur. Ô mon père ! votre attente ne sera point trompée ; j’unirai Matilde à Lindorf, au fils de votre ami, et votre Matilde sera heureuse. Reprenez donc courage, mon ami ; et soyez sûr que notre projet réussira. Matilde n’a que seize ans ; dans trois ou quatre elle sera plus formée, plus capable de vous rendre heureux et de l’être elle-même. Ma seule crainte est que, pendant ce temps-là, séparé d’elle, ce cœur devenu tout à coup si froid, si insensible, ce cœur qui n’est plus susceptible d’amour, ne rencontre l’objet qui doit le faire revenir de cette erreur, et lui prouver qu’il ne se connoissoit pas encore. Du moins, mon cher Lindorf, si ce malheur nous arrivoit, promettez-moi, jurez-moi que vous ne sacrifierez ni vous-même,[illisible]ni ma sœur à des engagemens[illisible]qui, dès cet instant, cesseront d’exister. Je ne désire ce lien qu’autant que je serai sûr qu’il ne fera le malheur ni de l’un ni de l’autre ; et j’aime mieux avoir à consoler Matilde de la perte de son amant, que de l’indifférence de l’époux que son cœur a choisi. Ainsi, du moment qu’elle ne seroit plus la femme que vous préférez à toute autre ; du moment que vous serez convaincu qu’une autre qu’elle peut vous rendre plus heureux, ayez le courage de l’avouer à votre ami ; soyez sûr qu’au lieu d’altérer son estime vous la redoublerez.

» Je crois une passion violente peu nécessaire au bonheur conjugal ; je vous l’ai dit dans ma précédente lettre, et je persiste dans mon idée. Mais je crois plus fortement encore qu’il faut au moins que deux époux se préfèrent mutuellement à l’univers entier, et n’aient jamais un instant de regret d’être liés pour la vie. Je crois qu’il faut entre eux cet accord de sentimens, ce rapport de goûts, cette confiance entière, cette liaison des âmes, qui ne peut exister si l’un des deux aime ailleurs, et doit nécessairement cacher à l’autre les pensées dont il est le plus occupé.

» Voilà, je vous l’avoue, ce qui jusqu’à présent m’a empêché de me marier, et de céder aux désirs de ma famille, qui s’éteindroit avec moi. J’ai craint que ma position brillante et la faveur dont je jouis n’engageassent peut-être la femme à qui je m’adresserois, au sacrifice d’une inclination antérieure. J’ai craint d’acquérir des droits usurpés sur un cœur engagé ailleurs, de séparer, sans le savoir, deux amans que je rendrois malheureux, et de l’être moi-même à l’excès quand je viendrois à le découvrir.

» Vous me connoissez trop, mon cher Lindorf, pour croire que je veuille vous faire des reproches quand je vous ouvre mon cœur. Vous savez ma façon de penser sur l’accident qui changea ma figure. Elle est toujours la même, et je vous jure de nouveau, que je me félicite tous les jours de pouvoir me livrer à mon goût dominant, et suivre la carrière qui me convenoit le plus : heureux d’avoir pu, dans celle que j’ai quittée, donner des preuves de mon courage et de mon zèle pour mon roi, et de pouvoir le servir actuellement dans un autre genre ! Il a besoin de bons ministres, autant que de bons généraux. Je tâcherai de remplir de mon mieux ma vocation actuelle, et je pense avec plaisir, mon cher Lindorf, que je suis très-bien remplacé pour la précédente. Ainsi je ne regrette rien, rien du tout, je vous assure. Mais je me rends justice ; je sens que je ne suis pas fait pour inspirer l’amour, et je n’y prétends pas. Peut-être est-ce par cette raison que je me suis persuadé qu’il n’est pas nécessaire au bonheur ; mais au moins je voudrois trouver un cœur qui ne fût prévenu par aucun autre objet. Je ne m’effraierois pas même d’un peu de répugnance dans les commencemens ; elle est naturelle, et je dois m’y attendre. C’est à moi à la dissiper peu à peu, à me faire aimer d’abord par reconnoissance, ensuite par habitude. On finiroit par s’accoutumer à ma figure ; et mon unique étude seroit de la faire oublier à force de bons procédés.

» Comment une femme ne finiroit-elle pas par s’attacher à celui qui n’existeroit que pour la rendre heureuse, qui préviendroit tous ses désirs, qui lui soumettroit tous les siens, et lui sauroit gré des moindres marques d’attachement qu’elle lui donneroit ?

» Voilà, mon cher ami, la douce chimère de mon cœur, que j’espère bien réaliser un jour. Je vois tous les obstacles ; ils ne me rebutent point. Je sais la difficulté de trouver une femme dont le cœur n’ait reçu aucune impression ; car alors tout mon ouvrage est détruit d’avance. On feroit sans cesse la comparaison de moi à l’objet aimé et regretté ; on me regarderoit comme un monstre ; la prévention, l’aigreur empoisonneroient tout. Mais si je puis rencontrer une jeune personne, telle que je la désire et que je ne cesserai de la chercher, dont l’âme simple et naïve ne connoisse point encore l’amour et très-peu le monde ; si je puis la trouver, elle sera à moi, dussé-je la forcer à m’épouser. Je saurai la rendre malgré elle, la plus heureuse des femmes, et l’obliger à chérir ses liens. Je sens que dans les commencemens on pourra m’accuser de peu de délicatesse ; mais mon motif secret me justifiera à mes propres yeux. Je n’ai pas d’autre moyen de jouir du seul bonheur que mon cœur désire, celui d’être époux et père, et de finir mes jours dans le sein de ma famille.

» Liens sacrés, relations intimes, qui doublent l’existence, sans lesquels l’homme isolé ne tient à rien dans le monde, traîne une vie inutile, meurt sans être regretté… oui, vous ferez mon bonheur. Je n’y pense jamais sans émotion ; et cette lettre de Justin que je vous ai envoyée, m’arrachoit des larmes d’attendrissement. Qu’ils sont heureux ces bonnes gens ! Il vous manque une Louise, me disoit-il ; que le bon Dieu vous la donne ! Honnête et bon Justin, les prières d’un cœur pur comme le tien doivent être exaucées ; elles le seront sans doute. Oui, je la trouverai cette compagne, que j’adore déjà sans la connoître. Elle et moi, Lindorf et Matilde, Justin et Louise, voilà trois couples heureux dans l’univers. N’en acceptez-vous pas l’augure, mon cher ami ? Pour moi, cette idée me transporte ; elle me fait croire d’avance à la félicité suprême.

» Que me parlez-vous d’héritage et de privation ? Si ma tante étoit assez injuste pour priver Matilde du sien, Matilde n’est-elle pas assez riche pour s’en passer ? Est-ce le plus ou le moins qui influe sur le bonheur, quand d’ailleurs on est dans l’aisance ? et son bien, réuni au vôtre, ne vous suffiroit-il pas ? Cependant, comme le plus n’y gâte rien, et qu’il vaut mieux que les choses se fassent de bonne grâce, attendons encore, mon ami. Je ne répondrois pas de n’être pas jaloux, si vous étiez heureux bien long-temps avant moi ; et ma chère femme n’est pas encore trouvée. Dans quelque temps je n’en occuperai sérieusement. À présent je le suis beaucoup ici des affaires du roi. Je crains de n’avoir pas trop le temps de vous écrire ; aussi vous voyez que je prolonge aujourd’hui ce plaisir, etc. etc. etc. »

Le reste de la lettre renfermoit des affaires politiques, des détails sur la Russie, que Caroline sauta ou parcourut à peine : elle avoit bien autre chose à penser ! Son cœur ne pouvoit plus suffire à tout ce qu’elle éprouvoit : il lui paroissoit qu’elle étoit transportée dans un monde nouveau, dont jusqu’alors elle n’avoit pas même eu l’idée. Cette dernière lettre surtout la frappa beaucoup. Elle la relut tout entière, d’abord avec une sorte de saisissement très-pénible.

Cette espèce de prédiction sur Lindorf, cette crainte excessive d’être uni à une femme dont le cœur seroit engagé ailleurs, lui firent une impression cruelle ; mais quand elle en vint ensuite aux projets de bonheur du comte, aux motifs qui l’avoient engagé à l’épouser malgré sa répugnance, elle en fut si touchée, que déjà pour un instant elle crut n’aimer plus que lui dans le monde, ou plutôt elle ne pouvoit démêler le sentiment dont elle étoit agitée. Elle restoit là les yeux fixés sur cette lettre, sans penser que le cahier n’étoit pas fini. Cependant, peu à peu cet enthousiasme se dissipa ; l’image du comte s’effaça ; celle de Lindorf reprit son empire ; la lettre fut posée et la lecture continuée.


Continuation du cahier.


« Le temps s’écoule, Caroline, et les vingt-quatre heures que j’ai consacrées à ce pénible ouvrage sont près d’être écoulées. J’aperçois déjà les premiers rayons du jour, de ce jour où je verrai peut-être pour la dernière fois celle à qui hier encore, à la même heure, je croyois consacrer ma vie entière. Combien j’étois heureux ! comme l’espérance et l’amour me berçoient de leurs douces chimères ! Un instant a tout détruit, m’a plongé dans le néant le plus affreux. Mais, que fais-je ? Dois-je employer à me plaindre les instans qui me restent pour vous conduire au bonheur, pour vous en montrer le chemin ? Oui, Caroline, vous serez heureuse ; et cette certitude peut seule me faire supporter la vie.

» Un an à peu près se passa sans apporter aucun changement à notre situation. Matilde étoit toujours à Dresde, le comte toujours en Russie, et moi toujours à Berlin. Une correspondance suivie soutenoit nos liaisons mutuelles ; mais celle de Dresde passant par Pétersbourg, n’étoit ni bien fréquente ni bien animée.

» Matilde, élevée dans la retenue et même avec sévérité, n’osoit se laisser aller à ses sentimens, et n’exprimoit tout au plus que de l’amitié. Je lui répondois bien naturellement sur le même ton ; mais, décidé cependant à l’épouser, dès que sa tante voudroit y consentir ; la préférant sincèrement à toutes les femmes que je connoissois alors, je fuyois avec soin toutes les occasions de rencontrer des objets qui auroient pu me détourner ce cette idée, et l’emporter sur elle dans mon cœur.

» Il m’en coûtoit peu de me priver des plaisirs d’éclat. Depuis la malheureuse aventure de Louise et du comte, j’avois conservé une sorte de mélancolie habituelle qui s’accordoit fort bien avec mon projet. Tout entier aux devoirs de mon état, et au soin de faire ma cour au roi, je consacrois le reste de mon temps à la lecture, à la musique, ou bien à me promener à cheval.

» Un malheureux événement vint troubler ma tranquillité et redoubler ma tristesse. Mon père, qui ne quittoit point sa terre de Ronebourg, eut une attaque d’apoplexie. Ma mère, depuis long-temps foible et valétudinaire, faillit à succomber à sa douleur et à son effroi. On vint me chercher immédiatement. J’arrive. Je les trouve tous deux dans le plus grand danger. Ma vue parut les ranimer ; ma mère surtout, qui me chérissoit avec la plus vive tendresse, se trouva sensiblement mieux, et l’attribua à ma présence et à mes soins ; mais l’état de mon père en demandoit de continuels. J’écrivis en cour pour solliciter un congé. Mon motif étoit trop légitime pour que je ne l’obtinsse pas ; et je me consacrai entièrement à mes parens.

» C’est précisément alors, Caroline, que vous vîntes embellir la cour que j’avois quittée ; et ce fut aussi à cette époque que le comte eut cette fâcheuse maladie qui le retint en route si long-temps. Je l’appris indirectement. Dans tout autre temps, j’aurois volé auprès de lui ; mais j’étois retenu à Ronebourg par des devoirs trop chers et trop sacrés, pour en avoir même l’idée.

» Quelque temps après, j’eus le plaisir d’apprendre par lui-même qu’il étoit rétabli, et heureusement arrivé à Berlin. Sa lettre avoit bien une tournure énigmatique et mystérieuse, qui me frappa au moment que je la lus…

» Il auroit donné tout au monde, me disoit-il, pour me voir, pour me parler. Le cruel événement qui me retenoit à Ronebourg étoit d’autant plus affreux pour lui, qu’il ne pouvoit absolument y venir, vu la distance (Ronebourg est au fond de la Silésie, à quatre grandes journées de Berlin,) et le peu de temps qu’il avoit à rester en Prusse, où tous ses momens seroient employés. Il pensoit ensuite à Matilde, s’affligeoit de la résistance de sa tante. Il étoit résolu, disoit-il, dès que je serois libre de quitter Ronebourg, d’user de tous ses droits de frère aîné pour terminer mon mariage. Un nouveau motif le pressoit. Peut-être lui-même touchoit-il au bonheur ; peut-être étoit-il sur le point d’obtenir ce qu’il désiroit avec tant d’ardeur ; mais il ne pouvoit ni ne vouloit être heureux sans moi.

» Je fis moins d’attention à cette lettre que je n’en aurois fait dans un autre moment ; à peine même eus-je le temps de la lire ; et ce n’est qu’à présent que je me la rappelle. Je la reçus le jour où mon père, après avoir langui quatre mois, expira dans mes bras, en me recommandant ma mère, en m’ordonnant de ne la pas quitter.

» Ah ! mon cœur avoit déjà prévenu cet ordre si respectable pour moi ; j’avois déjà promis, juré à la plus tendre des mères, que son fils unique ne l’abandonneroit point à sa douleur. Dès que j’eus rendu à mon père les derniers devoirs, j’écrivis au comte pour lui apprendre la perte que je venois de faire, et pour le supplier de m’obtenir une prolongation de congé. Je ne tardai pas à recevoir sa réponse. Non-seulement le roi me permettoit de rester à Ronebourg, mais il daignoit même approuver le motif qui m’y retenoit. Il régnoit dans la lettre du comte un fond de tristesse qui ne me surprit pas. Je savois combien cette âme sensible savoit partager les chagrins de ses amis ; et d’ailleurs il étoit lui-même très-attaché à mon père. Il ne me disoit rien qui fût relatif à sa lettre précédente, qui s’étoit perdue dans le trouble de cet affreux moment, et que j’avois presque oubliée. Il me marquoit seulement qu’il alloit incessamment à Dresde, voulant voir sa sœur avant de retourner en Russie ; que, s’il lui étoit possible, il viendroit aussi à Ronebourg ; mais qu’il n’osoit me le promettre : et, en effet, il ne put y venir. Oh ! pourquoi, pourquoi ne me confia-t-il pas alors ce fatal secret ? Mais sans doute sa délicatesse ne lui permit pas d’ajouter à mes peines, en m’apprenant un événement dont je pouvois me regarder comme la première cause.

» Trois autres mois s’écoulèrent, plus tristes, plus douloureux pour moi que les précédens. Je n’avois plus autour de moi qu’un seul objet d’attachement. Toute ma tendresse filiale étoit réunie sur ma mère, et je la voyois dépérir tous les jours, sans avoir d’autre consolation que celle d’adoucir ses derniers momens, et de lui procurer encore quelques instans de bonheur. Enfin je la perdis aussi. Cette âme pure quitta ce séjour terrestre, en se félicitant d’aller rejoindre son époux, et d’expirer dans les bras de son fils.

» Ô Caroline ! pardonnez ces tristes détails. J’ai besoin de m’appesantir sur mes malheurs, de me les retracer tous dans ce terrible moment où je vais me séparer pour jamais de celle qui devoit me tenir lieu de tout. J’ai besoin de me pénétrer de l’idée que l’homme est né pour être malheureux, et que c’est là son unique partage ; qu’il doit perdre successivement tous les objets qui lui sont chers, tout ce qui l’attache à la vie. Non, le bonheur n’est pas fait pour l’homme. Un seul, peut-être… Mais ses vertus lui donnent le droit d’y prétendre, et je n’ai pas celui d’en murmurer.

» Après la mort de ma mère, je me hâtai de fuir ces lieux. Ma terre de Ronebourg m’étoit devenue odieuse, tant par la double perte que je venois d’y faire, que par le cruel événement qui s’y étoit passé. Je revins à Berlin, à Postdam ; j’y passai l’hiver, et je vécus plus retiré encore que l’année précédente.

» Le comte m’écrivoit peu. Son style étoit triste, embarrassé, et je crus enfin entrevoir qu’il avoit un secret qui lui pesoit sur le cœur. Je le lui dis naturellement. Il en convint, mais me renvoya, pour me le confier entièrement, à son retour, qui devoit avoir lieu l’automne suivante. C’est aussi l’époque qu’il fixoit pour mon mariage avec sa sœur. Votre sort et le mien, me disoit-il, seront alors décidés sans retour. Puissent-ils être heureux ; et si je dois y renoncer pour moi-même, que du moins le bonheur de ma sœur et de mon ami me tienne lieu de celui que je n’ose espérer. Je pensai qu’il avoit sans doute une inclination en Russie, et qu’il s’y rencontroit des obstacles ; mais, respectant son secret, je cessai mes questions. Je recevois aussi de temps en temps quelques petites lettres de la jeune comtesse, et toujours dans celles de son frère. Sa tante persistoit dans ses projets, et se préparoit à faire revenir M. de Zastrow pour conclure : son héritage étoit à ce prix. Mais la généreuse Matilde étoit prête à le lui céder en entier, à me faire ce sacrifice. Elle me demandoit avec une ingénuité touchante si je n’étois pas de cet avis, et s’il ne valoit pas mieux mille fois être moins riche et plus heureux. Je le pensois d’autant plus, que la mort de mes parens venoit de me rendre maître d’une fortune considérable, et qui s’augmenta encore par la mort et l’héritage du commandeur de Risberg, mon oncle maternel. Il vivoit, comme un solitaire, dans la terre que j’habite à présent. Il n’avoit jamais voulu me recevoir chez lui pendant sa vie, et me laissa tous ses biens, sous la condition cependant de me marier dans le cours de l’année, et de faire porter le nom de Risberg à mon fils aîné.

» Cette condition me parut alors facile à remplir ; mes engagemens avec Matilde m’en assuroient la possibilité ; et peut-être même ce motif auroit-il pu contribuer à décider en ma faveur madame de Zastrow.

» Depuis lors, ah ! Caroline, combien je l’ai trouvée douce cette obligation de me marier dans le cours de cette année ! Combien, lorsque j’osai entrevoir le plus grand des bonheurs, je bénissois la mémoire de mon oncle ! À présent, ah ! j’y renonce pour la vie à cette terre, à ces biens sur lesquels je n’ai plus aucun droit, et que demain je vais quitter pour jamais. Des biens ! en est-il, en peut-il être pour moi, après celui que je perds ? Non, jamais. Pardon, Caroline ; les vœux, les sermens d’un malheureux que vous devez oublier, peuvent-ils vous intéresser ? J’ajoute à mes crimes, en vous le renouvelant ce serment de vous adorer toujours, et le but de cet écrit est de les réparer.

» Décidé à ne plus demeurer à Ronebourg, qui me retraçoit des souvenirs trop déchirans, et qui d’ailleurs est trop éloigné de la capitale, je fus charmé de l’acquisition de Risberg, et je vins en prendre possession au commencement de cet été, peu de jours après la mort de mon oncle. Caroline, Caroline ! c’est ici où je vais avoir besoin de toutes mes forces pour continuer ce fatal écrit. Femme adorée, pourrai-je vous parler de vous-même, de mes sentimens, et ne pas mourir de douleur et de remords ? Sainte et pure amitié ! toi qui dois expier tous les crimes que l’amour m’a fait commettre, toi qui dois désormais remplir uniquement mon cœur, viens m’animer d’un nouveau zèle et soutenir mon courage ?

» Le local de ma nouvelle demeure me plut infiniment. Je comptois cependant n’y faire que peu de séjour, et j’en voulus profiter pour connoître tous les environs. La veille du jour où je vous aperçus à la croisée de votre pavillon, j’avois déjà passé dessous, et déjà j’en avois entendu sortir ces sons touchans, cette voix si douce, ces accords si harmonieux, qui m’ont fait depuis tant d’impression, et dont je ressentis l’effet dès ce premier instant. J’avois entendu des voix plus belles et plus étendues ; mais jamais aucune qui m’eût fait autant de plaisir. Je vous écoutai long-temps ; et lorsqu’enfin vous eûtes cessé, lorsque je me fus éloigné, je croyois encore entendre ces accens qui répondoient à mon cœur.

» J’y revolai le lendemain. Passionné pour la musique, je lui attribuai uniquement cet attrait irrésistible qui m’entraînoit malgré moi. J’avoue cependant que je désirois avec ardeur de voir celle dont les talens me ravissoient, et que je crus aussi être conduit par la curiosité. J’imaginai de vous attirer à votre croisée en chantant avec vous ; ce moyen me réussit. Je ne fis, il est vrai, que vous entrevoir ; mais dès cet instant vos traits furent gravés dans mon cœur, et j’aurois voulu ne plus vous quitter.

» Oh, que ne puis-je m’arrêter sur tous ces détails qui me sont si chers, me retracer chaque minute de ce temps trop vite écoulé, et qui laisse dans mon cœur des traces si profondes ! Combien j’étois heureux quand, totalement occupé de ce nouveau sentiment qui remplissoit mon âme, et qui l’absorboit en entier, je n’existois plus qu’à Rindaw, et j’oubliois le reste de l’univers ; quand, en vous quittant le soir, je n’emportois d’autre idée que celle de vous revoir le lendemain, et qu’elle suffisoit à mon bonheur ! Je n’éprouvois ni cette ardeur inquiète et tumultueuse que m’inspiroit Louise, ni cette tranquillité monotone, ce repos du cœur et des sens que je trouvois auprès de Matilde. Délicieusement agité, un charme inconnu sembloit s’être répandu sur toute mon existence ; rien ne m’étoit indifférent ; vous embellissiez tout à mes yeux. Je portois votre idée sur chaque objet, ou plutôt je ne pensois plus qu’à vous seule au monde. Pendant deux mois, la seule lettre que j’écrivis, fut pour demander la permission de passer l’été dans ma terre. Je l’obtins, et je crus que ce temps dureroit éternellement. J’oubliai le passé, l’avenir ; j’oubliai tout, excepté Caroline. Mais pourquoi chercher à redoubler mes tourmens par la peinture de mon bonheur passé ? Hélas ! dans cet instant encore, j’oubliois que je ne dois plus vous parler de moi, et que vous appartenez au meilleur des hommes.

» Ah, c’est de lui, de lui seul que je dois m’occuper ! Il y a un mois que je reçus une lettre de lui, et ce fut cette lettre qui me tira de ma douce ivresse. Il se plaignoit de mon silence, et Matilde en étoit également surprise. Matilde ! son nom seul déchira mon cœur, et me fit sentir qu’il étoit tout à Caroline… Je posai la lettre, pendant long-temps il me fut impossible de l’achever ; enfin je la repris, et ce qui suivoit me rassura.

« Auriez-vous changé d’idées sur elle et sur nos projets, me disoit le comte, et craignez-vous de me l’avouer, mon ami ? Tout ce que vous devez craindre, est de nous laisser là-dessus dans l’incertitude ou dans l’erreur. Je vous renvoie à une lettre que je vous écrivis l’automne passée à ce sujet. Relisez-la ; et rappelez-vous bien que la seule chose que je ne pourrois jamais vous pardonner, seroit de me tromper et de me sacrifier votre bonheur. Écrivez-moi tout de suite, mon cher Lindorf ; et surtout soyez vrai sur l’état actuel de votre cœur. C’est le seul moyen de me prouver qu’il n’est pas changé pour votre ami, etc. »

» Cette lettre fut un trait de lumière pour moi. Elle m’éclaira tout à la fois sur mes sentimens pour Caroline, et sur mes devoirs envers le meilleur des amis. Hélas ! je crus les remplir tous, en ayant pour lui la confiance la plus entière, en remettant mon sort entre ses mains, en le suppliant d’en disposer à son gré. Pouvois-je prévoir que cette confiance même étoit un outrage, et que je lui demandois son aveu pour lui ravir son bien le plus précieux ? — Conduit par une affreuse fatalité, j’étois donc destiné à l’offenser dans tous les temps, et de toutes les manières les plus sensibles. Ô Walstein ! Walstein ! quel plus grand mal t’auroit fait un ennemi mortel ? Mais si cet écrit a l’effet que j’en attends ; si celle qui doit le lire sent le prix d’une âme comme la tienne, puis-je encore avoir des remords ?

» Je joins ici, No 3, la copie de la lettre que j’écrivis au comte, le jour même où je reçus la sienne. Daignez la parcourir. C’est la dernière fois que vous vous occuperez d’un malheureux qui vous conjure lui-même de l’oublier pour jamais. Pour prix de cet effort, voyez au moins comme il vous adoroit.


Copie de la lettre du baron de Lindorf au comte de Walstein, ambassadeur à Pétersbourg.


15 Août, 17…


No III.


« Vous n’avez que trop bien deviné, mon cher comte, ce qui se passe dans le cœur de votre ami. Oui, sans doute, j’ai un aveu à vous faire, et d’autant plus pénible à présent, que je l’ai trop différé. Mais me croirez-vous quand je vous ferai le serment que votre lettre m’a seule éclairé sur la nature de mes sentimens, et que l’instant avant de la recevoir, j’étois encore dans la sécurité, ou plutôt je jouissois de l’état le plus doux, le plus heureux que j’aie connu de ma vie, sans chercher à en pénétrer la cause ? — Ô mon ami, c’est l’amour ; oui, c’est ce véritable amour dont vous me parliez si souvent en m’assurant que je ne le connoissois pas encore. Grand Dieu ! comme vous aviez raison ! et combien ce que j’éprouve est différent de ce que j’ai senti jusqu’à présent ! — Ah ! sans doute, l’amour est la source du bonheur, du seul bonheur que l’homme puisse goûter. Si vous saviez comme ces deux mois se sont écoulés ! Ils ne m’ont paru qu’un instant ; et cependant j’ai des volumes de détails à vous faire. Il n’y en auroit pas un qui ne servît à me justifier à vos yeux. — Ah, mon ami ! elle réunit tout, ingénuité, grâces, talens, vertus, et cette modestie qui met tant de prix à tout le reste. Une figure charmante est le moindre de ses avantages : on l’oublie dès qu’on entend sa douce voix, lorsque sa main parcourt les touches d’un clavecin, pince les cordes d’une harpe, anime la toile ou le canevas, et qu’elle seule a l’air d’ignorer tout le charme qu’elle répand autour d’elle ! Ô Walstein ! si vous l’entendiez chanter, si vous l’entendiez lire nos grand poëtes, et leur donner une grâce nouvelle par son organe et par son expression ; si vous voyiez surtout comme elle se fait adorer de tout ce qui l’entoure ; si vous étiez le témoin de ses attentions touchantes pour une vieille parente, infirme et aveugle ; comme elle sait la rendre heureuse, la consoler, lui faire animer la vie ! — Oui, si vous étiez avec moi et près d’elle, j’aurois bien une crainte, mais ce ne seroit pas celle de vous voir blâmer mon choix… Ô mon ami ! je le sens bien, sans elle il n’est plus de bonheur pour moi. Elle seule me l’a fait connoître. Ce n’est qu’auprès d’elle que j’ai retrouvé ce calme, cette sérénité, j’oserois dire cette paix de l’âme, que je croyois incompatible avec l’amour. Je ne suis plus le même ; elle m’a entièrement changé. Le bouillant, l’impétueux Lindorf, content de la voir, de l’entendre, de faire chaque jour quelques progrès dans son cœur, d’oser espérer qu’il est aimé, sans même oser le demander, ne désiroit pas d’autre jouissance. Oui, j’aurois passé ainsi ma vie entière ; mais votre lettre m’a tiré de cette douce léthargie. Elle m’a fait sentir vivement que je ne puis être heureux sans l’aveu de mon ami, et sans la certitude que mon bonheur n’altérera celui de personne.

» Matilde ! tendre et généreuse Matilde ! conserverez-vous votre estime et votre amitié à celui qui put vous voir sans vous adorer, et qui, certain du bonheur d’être à vous, n’a pas su se défendre contre une passion tyrannique ? Et vous, cher Walstein, pourrez-vous me pardonner et m’aimer encore, moi que vous aviez déjà tant de raisons de haïr, et que vous destiniez à devenir votre frère ; moi qui renonce à ce titre si doux ? Mais non, je n’y renonce point. Je vous remets la décision de mon sort ; soyez-en l’arbitre absolu, et recevez le serment que je fais d’être ce que vous voulez que je sois. Si c’est l’époux de Matilde, je ne puis vous promettre de renoncer à mon amour : il tient à mon existence ; mais je jure de le renfermer toute ma vie au fond de mon cœur, et de me conduire de manière à vous le faire oublier à vous-même. Ce tort involontaire et toujours ignoré, loin de nuire au bonheur de votre sœur, l’assureroit encore plus. Réfléchissez-y bien, mon cher Walstein ; et avec quelque impatience que j’attende votre réponse, ne la précipitez pas. Pensez qu’elle sera l’arrêt du sort de votre ami. L’instant après l’avoir reçue, je m’éloigne d’elle pour jamais, ou je tombe à ses pieds pour lui consacrer ma vie entière. Jusqu’alors je saurai me taire ; elle ignorera combien elle est adorée… — Ah ! si la voyant tous les jours, et tous les jours plus belle et plus sensible, je puis garder mon secret, ne croyez-vous pas que, si vous l’ordonnez, je saurai, loin d’elle, le garder toute ma vie. Si je dois renoncer à elle, vous-même, mon cher comte, vous n’apprendrez jamais son nom. Il restera caché pour toujours dans le fond de mon cœur, et jamais ma bouche ne le prononcera. Mais si j’obtiens votre aveu, avec quels transports je vous ferai connoître celle qui mérite les adorations de l’univers ! Combien je jouirai de voir mon digne ami applaudir à tous égards à mon choix, et partager mon bonheur ! Mais, je vous le répète, ce bonheur ne peut exister s’il coûtoit un seule larme à Matilde et un seul regret à son frère. »

» Ainsi tout contribuoit à mon aveuglement, jusqu’à ce mystère que je laissois sur votre nom. Un seul mot qui vous eût fait connoître au comte prévenoit au moins l’aveu d’une passion criminelle ; il me rendoit moins coupable ; mais je crus vous le devoir à vous-même, ce fatal secret. De quel droit vous aurois-je nommée, quand j’ignorois même si j’aurois celui de vous offrir ma main ! Un autre motif me fit aussi garder le silence. Votre immense fortune, cette fortune dont j’avois gémi plus d’une fois, et qui m’eût peut-être empêché d’oser vous déclarer mes sentimens, si la mienne eût été moins considérable, pouvoit influer sur la décision du comte ; et je voulois qu’elle fût absolument libre. C’étoit assez, c’étoit trop même de lui avoir avoué que tout le bonheur de ma vie en dépendoit.

» J’attendois sa réponse avec la plus vive agitation. Quelquefois, me reposant sur sa générosité, sur ses principes, mon cœur se livroit au plus doux espoir ; d’autres instans, connoissant combien il tenoit à son projet, et son extrême tendresse pour sa sœur, je craignis qu’il n’exigeât le sacrifice de mon amour ; et ce sacrifice, auquel je m’étois engagé, me paroissoit au-dessus de mes forces. Mais quel étrange effet de l’espèce de sentiment que vous m’aviez inspiré ! Ce n’étoit qu’éloigné de vous que j’éprouvois cette horrible perplexité : dès que je vous revoyois, elle disparoissoit. Je retrouvois auprès de vous cette même tranquillité, ou plutôt cet état de bonheur et de jouissance continuelle qui ne laisse place à aucune inquiétude. Il me sembloit impossible alors que rien pût nous séparer. Cette amitié si tendre que vous me témoigniez avec tant d’ingénuité, les bontés marquées de la baronne, les propos même qu’elle me tenoit en votre absence, tout aidoit à l’illusion ; tout me conduisoit à croire que j’allois être le plus heureux des mortels. Mais je l’étois déjà, et ces trois derniers mois devoient compenser un siècle de peines et de tourmens. Si leur souvenir n’empoisonne pas tout le reste de ma vie, il me tiendra lieu de bonheur. — Ah ! lorsque je sentirai trop le poids de cette vie, je me transporterai à Rindaw ; je me dirai : Je passai trois mois près de Caroline ; puis-je me plaindre de mon sort ?…

» Enfin je la reçus cette réponse si désirée, si redoutée. Je ne pouvois plus tenir à mon impatience ; je sentois à chaque instant que mon secret alloit m’échapper. Je courus la chercher moi-même au bureau des postes. Mon attente ne fut point trompée ; elle y étoit. Je tremblois si fort en la recevant des mains du facteur, qu’il s’en aperçut, et crut que je me trouvois mal. Je lui demandai une chambre pour la lire, et quand j’y fus seul, je restai près d’un quart d’heure sans oser l’ouvrir, et même sans le pouvoir. Comment rendre raison de cette émotion excessive ? Ne devois-je pas connoître le plus généreux des hommes et le meilleur des amis ?

» Ah ! sans doute c’étoit un pressentiment de la vérité, et de mon crime involontaire. Enfin, cette émotion s’accrut au point que je ressortis sans avoir ouvert ma lettre ; résolu de ne la lire que chez moi. Je m’éloignai de suite ; mais je n’eus pas fait cent pas hors de la ville, que je descendis promptement de mon cheval, l’attachai à un arbre, et que je rompis ce cachet qui renfermoit mon arrêt, résolu, s’il m’étoit contraire, à ne vous revoir jamais. Mon projet, dans ce cas-là, étoit de partir sur-le-champ, de joindre le comte à Pétersbourg, et de chercher auprès de lui les forces dont j’avois besoin pour lui sacrifier bien plus que ma vie. Mais le sort, pour mieux m’accabler, voulut me laisser croire un instant au bonheur… — Ah, Caroline ! jugez de mes transports lorsque je lus ce que je joins ici. »


Lettre du comte de Walstein au baron de Lindorf.


À Berlin.


Saint-Pétersbourg.


« Elle, mon cher Lindorf, elle seule au monde. Ne pensez plus qu’à elle dans l’univers entier ; ou si votre bonheur vous laisse quelques instans pour l’amitié, employez-les à vous dire que votre ami en jouit presque autant que vous. Heureux Lindorf ! vous aimez : vous êtes sûr d’être aimé. Vous avez trouvé le cœur qu’il vous falloit, l’âme qui sympathise avec la vôtre, celle à qui l’Être Suprême dit en la formant sur le même modèle : Je vous crée l’une pour l’autre. — Et tu crains que je ne m’oppose à ses décrets immuables, que je ne t’arrache à celle qui t’étoit destinée de tout temps ! Je n’en doute pas : il n’y a pas un mot dans ta lettre qui ne prouve le véritable amour. Tu sais trop bien le peindre pour ne pas le sentir et l’inspirer. Le voilà précisément cet état qui m’a toujours paru la félicité suprême, dont j’avois l’idée au fond de mon cœur, et que je croyois une chimère. J’en voyois bien quelque chose dans le ménage de Justin et de Louise, mais je l’attribuois à la simplicité des champs, et ne croyois pas possible qu’on pût la trouver ailleurs. Il m’est bien doux que ce soit mon ami qui la réalise, qui me prouve qu’on peut être heureux sur cette terre, et l’être par le sentiment. Tout m’assure la vérité du vôtre, mon cher Lindorf, jusqu’à ce sacrifice que vous m’offrez de si bonne foi, et que je serois un barbare d’accepter. L’intérêt même de ma sœur, son intérêt bien entendu, me le défendroit quand le vôtre ne m’auroit pas décidé. Vous êtes honnête homme ; et je vous crois lorsque vous m’assurez de tous vos soins pour lui cacher qu’elle n’auroit pas la première place dans votre cœur. Mais êtes-vous sûr d’y réussir ? Non, mon ami. Je suis convaincu qu’il n’est pas possible de tromper une femme là-dessus ; et votre malheur à tous les deux seroit une suite infaillible de cette découverte.

» Je veux même tranquilliser tout-à-fait votre délicatesse et votre conscience sur notre chère Matilde. Elle vous est certainement fort attachée ; vous êtes le premier et le seul homme qui lui ait fait quelque impression. Mais, soit que cela vienne de son caractère, de son éducation, ou de sa grande jeunesse, ce n’est point avec cette sensibilité profonde, qui fait qu’une première inclination décide ou du bonheur ou du malheur de la vie. Je ne sais même trop si l’on doit donner ce nom à ses sentimens pour vous.

» Il m’a paru que l’imagination étoit plus exaltée que le cœur n’étoit touché ; que la contradiction et les obstacles lui avoient fait prendre pour de l’amour ce qui peut-être n’étoit dans le fond que la simple amitié. À mon dernier voyage à Dresde, je fus frappé de la légèreté, de la gaîté même avec laquelle elle soutenoit votre absence et ses chagrins. Elle me parloit cependant de vous avec tendresse ; mais elle pleuroit et rioit tout à la fois, et juroit qu’elle vous aimeroit toujours, en faisant un saut, en chantant une ariette. Je ne m’en inquiétois pas, parce que, je vous l’avoue, je prévoyois un peu ce qui vous est arrivé ; et dans le cas où je me serois trompé, je voyois bien des bons côtés dans cette façon d’aimer. Je ne doute pas qu’elle ne se console très-vite, et qu’elle ne soit même charmée de vous savoir heureux.

» Le jeune Zastrow est arrivé. On le dit très-aimable ; peut-être aidera-t-il à sa consolation. Quoi qu’il en soit, ayez l’esprit en repos là-dessus, et croyez que la sœur et le frère seront heureux de votre bonheur. Je vous rends donc votre entière liberté, mon cher Lindorf, et je ne vous blâme que d’en avoir pu douter. Courez, dès que vous aurez eu cette lettre, en faire hommage à celle que vous aimez, et qui le mérite si bien, si j’en juge par le portrait que vous m’en faites. Je le crois d’autant plus vrai, qu’il me paroît qu’avec tout l’enthousiasme de l’amour vous avez conservé de la raison et de l’empire sur vous-même. Combien je m’impatiente d’en juger par mes propres yeux, et, comme vous le dites, d’applaudir à votre choix ! Ce plaisir sera peu retardé. Je prépare tout pour mon retour à Berlin, et vous ne pouvez plus m’écrire ici. Quand vous recevrez cette lettre, je serai probablement en route, et bientôt après dans vos bras. Alors, mon cher ami, nous n’aurons plus de mystère l’un pour l’autre ; car nous n’en sommes encore mutuellement qu’aux demi-confidences. J’apprendrai qui est Elle, et vous saurez aussi le secret de ma vie, que je vous ai caché malgré moi jusqu’à présent. Il m’en coûtoit trop de vous affliger, et de vous faire partager un chagrin que vous ne pouviez adoucir. Peut-être cessera-t-il à mon arrivée ; peut-être aussi suis-je destiné à ne jamais jouir de ce bonheur, que je ne vous envie pas, mais que je voudrois partager avec vous.

» Ô Lindorf ! il existe une Elle aussi pour moi ; et vous serez bien surpris quand vous apprendrez… Mais pas un mot de plus jusqu’à ce que je vous revoie. J’espère vous trouver heureux ou bien près de l’être : voilà du moins un bonheur dont je suis sûr, et qui peut me suffire. Adieu. Si vous parlez à Elle de votre ami ; si elle sait qu’elle a remplacé ma sœur, dites-lui que j’ai déjà pour elle les sentimens d’un frère. Peut-être aurai-je bientôt une amie à présenter à Matilde. Qu’elle la rende sensible comme elle, qu’elle vous aime comme vous méritez de l’être, et je n’aurai plus rien à désirer. »

P. S. « Si vous n’étiez pas amoureux, j’aurois peine à vous pardonner deux étourderies ; la première, est de n’avoir point daté votre lettre. Je ne sais ni combien elle est restée en chemin, ni où vous êtes à présent. J’imagine que c’est toujours à Berlin, et je vous écris à votre adresse ordinaire. L’autre est de ne pas me dire un mot de la mort de votre oncle le commandeur, ni de son testament. Je l’ai appris d’ailleurs, et je vous félicite de cette augmentation de fortune. Mais ce n’est pas ce qui vous touche à présent. La clause de la succession qui vous oblige à vous marier dans l’année, vous paroîtra cependant douce à remplir. Adieu, cher Lindorf. Combien je suis impatient de vous voir, et que nous aurons de choses à nous dire ! »

» J’ai fini, Caroline. Vous savez le reste, et les expressions ne rendroient pas ce que j’ai éprouvé depuis l’instant où j’ai reçu cette lettre, depuis celui surtout qui m’a découvert combien j’étois coupable. Je commençai cet écrit hier en vous quittant. À peine ce temps a-t-il pu me suffire. Ma main et mes yeux fatigués peuvent à peine vous tracer un adieu effacé par mes larmes, et vous conjurer de pardonner au malheureux qui troubla la tranquillité de vos jours. Puissiez-vous, en l’oubliant entièrement, retrouver cette paix, cette sérénité qui faisoient votre bonheur ! Ah ! croyez-moi, Caroline ; croyez l’ami qui vous connoît mieux que vous-même, et qui connoît aussi celui à qui vous devez désormais consacrer vos sentimens et votre vie : ce n’est qu’auprès de lui, ce n’est qu’en le rendant heureux comme il le mérite, que vous le serez vous-même. Mais vous avez lu ; votre cœur a prononcé ; il est sans doute à lui seul, et je n’ai plus rien à vous dire.

» Je n’ai pris encore aucun parti sur moi-même ; je ne sais ni ce que je deviendrai ni ce que je dirai au comte. Peut-être lui devrois-je une confidence entière ; mais un mot qui m’est échappé dans la lettre, un mot que je voudrois racheter aux dépens de ma vie, me l’interdit à jamais.

» Non, Caroline, votre nom ne sortira jamais de mon cœur ni de ma bouche. Je m’interdis jusqu’à la douceur de prononcer ce nom chéri… Grand Dieu ! suis-je assez malheureux ! Adieu, adieu, Caroline ! Adieu pour jamais, puisque je m’impose la loi de ne plus vous revoir que lorsque j’aurai cessé de vous adorer. Oh ! si cet amour pouvoit s’épurer assez pour ne plus voir en vous que l’épouse du comte de Walstein ; si je pouvois une fois vous ramener un ami digne de vous et de lui ! Il n’y a plus pour moi que cette espérance ou la mort… Adieu, Caroline ! je cours vous remettre ceci, vous revoir… Non, je ne vous verrai pas ; je ne vous regarderai pas. Vous êtes l’épouse de mon ami, la comtesse de Walstein. Oui, c’est à la comtesse de Walstein, que je vais donner ces papiers, ce portrait. Caroline ! elle n’existe plus pour moi… Voilà l’heure où vous devez vous rendre au pavillon. Vous y êtes ; j’y vole… Grand Dieu ! donnez-moi des forces ; soutenez mon courage ! »


Fin du cahier de Lindorf.


Nous n’essaierons pas de donner une idée des sentimens de Caroline après cette lecture. Comment exprimer ce qui se passoit dans un cœur partagé entre l’amour et les remords, l’admiration, et peut-être même un peu de jalousie ? Louise et Matilde l’occupèrent tour à tour. Elle relut les endroits où il parloit d’elles. Combien elle trouva de feu, d’enthousiasme dans l’expression de sa passion pour Louise ! En la comparant aux sentimens qu’il lui avoit témoignés, elle fut tentée de croire que ceux-ci n’étoient plus que la tranquille amitié. Et cette jeune et jolie Matilde… Qu’elle est heureuse d’oser aimer Lindorf, d’oser le dire !… Oui ; mais qu’elle est à plaindre de n’être pas aimée ! Charmante Matilde, généreux Walstein, méritez-vous de trouver des ingrats ! Elle se rappela très-bien que pendant les huit jours qui précédèrent son mariage, le comte lui avoit parlé de cette sœur, et de l’espoir qu’elles se lieroient ensemble. Comme elle formoit alors son projet de séparation, elle y avoit fait peu d’attention. — Quelle cruelle suite de circonstances venoit retracer à son esprit cette belle-sœur, qu’elle offensoit aussi par l’endroit le plus sensible, à qui elle enlevoit un cœur sur lequel elle avoit tant de droits ! Mais elle paroissoit peu sentir le prix de ce cœur. Caroline relut la lettre où le comte en parloit à Lindorf ; et quoique la légèreté de Matilde dût être à tous égards une consolation pour elle, elle eut peine à la lui pardonner.

Elle étoit encore plongée dans les différentes réflexions qui devoient suivre une lecture aussi intéressante pour elle, et ne s’apercevoit pas que la matinée entière étoit écoulée, lorsqu’un laquais de la baronne vint la demander. Elle n’eut que le temps de rassembler à la hâte tous les papiers épars autour d’elle, et de les renfermer avec soin dans son bureau. Elle alloit sortir, lorsqu’elle s’aperçut que la petite boîte à portrait étoit restée sur la table. Elle la mit vite dans sa poche, et courut rejoindre son amie qu’elle avoit laissée trop long-temps. Caroline trouva la baronne tenant un billet de M. de Lindorf, qu’elle ne pouvoit pas lire. — Tenez, mon enfant, lui dit-elle dès qu’elle entra, voyez ce que dit ce cher baron, que nous n’avons pas vu depuis trois jours. Sachons ce qui le retient ; je ne puis exprimer combien il me manque. La triste Caroline, s’attendant bien à ce qu’elle alloit lire, soupira, leva les yeux au ciel, et prit le billet. « M. le baron offroit ses hommages à ces dames. Forcé de partir le jour même pour des affaires essentielles et pressées, il n’auroit pas l’honneur de les revoir ; mais, en les assurant de sa reconnoissance, il les supplioit de lui conserver leur estime et leur amitié, etc. »

Oui, sans doute, Caroline savoit d’avance tout le contenu de ce billet. Elle ne fut pas surprise, mais émue au point de ne pouvoir l’articuler. Cette conviction qu’elle ne le reverroit plus, que tout étoit fini, et pour elle et pour lui ; le contraste du style étudié et froid de ce billet, avec le cahier qu’elle venoit de lire ; ces mots d’estime et d’amitié, tracés de la même main qui venoit de lui peindre avec tant de feu les sentimens les plus vifs et les plus passionnés ; la contrainte où elle étoit vis-à-vis de son amie ; toute sa situation enfin devint si cruelle, qu’elle avoit peine à la supporter. Auroit-on cru que son supplice pût augmenter encore ? Elle achevoit à peine les derniers mots de ce billet, en s’efforçant de retenir des larmes qui inondoient ses joues : elle veut les essuyer, tire son mouchoir de sa poche ; la petite boîte qu’elle venoit d’y mettre, et qui, dans cet instant, étoit bien loin de sa pensée, s’échappe, roule à ses pieds, s’ouvre en tombant, et présente en entier à Caroline ces traits, cette figure qu’elle n’avoit pas encore osé regarder. Ce petit accident étoit bien naturel, et, si l’on veut, bien peu de chose ; cependant il fit une impression incroyable sur Caroline. Elle n’auroit pas été beaucoup plus vive quand le comte en personne se fût offert à sa vue pour lui reprocher son attachement. Un cri lui échappe ; elle se jette sur la boîte, la relève en détournant les yeux, et sort de la chambre avec précipitation, sans savoir pourquoi, ni ce qu’elle fuyoit… Un instant suffit pour la remettre. Elle rentra, trouva la chanoinesse surprise de son cri et de sa fuite soudaine, mais bien plus atterrée encore du billet d’adieu de Lindorf, et de ce départ subit. Une cataracte décidée, qui s’épaississoit tous les jours, et lui laissoit à peine distinguer les objets, l’avoit empêchée de voir le portrait. Caroline put dire ce qu’elle voulut. Il lui fut plus facile de répondre sur cet objet que sur les lamentations, les questions, les suppositions de la baronne à propos du prompt départ de Lindorf, dont elle ne pouvoit revenir. Il rompoit toutes ses mesures, déconcertoit tous ses projets, et la mettoit au désespoir ; il fallut que Caroline, tout affligée qu’elle étoit elle-même, s’épuisât pour la consoler. La meilleure manière auroit été sans doute de lui prouver, en lui avouant son mariage, combien ses projets étoient chimériques.

Caroline, qui crut enfin apercevoir quelle avoit été son idée en attirant Lindorf chez elle, eut bien celle d’avoir alors pour son amie une entière confiance ; mais cet aveu, qu’elle avoit si fort désiré de lui faire, dont elle avoit si ardemment sollicité la permission, lui paroissoit alors tout ce qu’il y avoit de plus pénible et de plus difficile. Comment prononcer seulement le nom du comte, rappeler tous ses torts avec lui, oser dire soi-même : Je fais le malheur de l’être le plus vertueux, le plus grand, le plus digne d’être heureux ; et quand je devrois m’estimer trop heureuse de lui appartenir, de porter son nom, j’ai pu m’abandonner à la plus injuste antipathie, et cette antipathie n’étoit pas le seul sentiment dont elle eût à rougir. Le nom de Lindorf lui coûtoit bien autant à prononcer que celui de son époux. Elle résolut donc d’attendre, pour parler et la réponse de son père, et la suite des événemens, et de soutenir aussi bien qu’il lui seroit possible les regrets de la chanoinesse sur le départ de Lindorf. Dans le vrai, elle le regrettoit trop elle-même pour que leurs cœurs ne fussent pas à l’unisson ; et ce sujet continuel de conversation, tout pénible qu’il étoit quelquefois, ne laissoit pas d’intéresser vivement son cœur, et d’avoir un attrait inoui pour elle.

Caroline devint plus assidue auprès de son amie qui, d’ailleurs, privée de la vue, avoit plus que jamais besoin de ses tendres soins. Elle n’alla plus au pavillon ; tous ses meubles revinrent l’un après l’autre dans son appartement. Mais ses instrumens, la musique, et même ses pinceaux, furent long-temps oubliés ou négligés. Il faut avoir l’âme tranquille pour s’occuper avec quelque suite à quoi que ce soit. Tous les momens où elle étoit chez elle furent employés à relire son cahier et ses lettres, à penser à cette belle Louise, à cette jolie Matilde, au comte, à se perdre dans une foule de réflexions qui n’avoient aucune suite, et qui finissoient ordinairement par un déluge de larmes.

Elle s’est aussi familiarisée avec ce portrait qu’elle ose à présent regarder, qu’elle regarde à chaque instant, et même avec une émotion qui n’est pas sans plaisir. Grand Dieu ! dit-elle quelquefois, si à tant de vertus il joignoit encore cette figure si noble et si touchante, quelle mortelle seroit digne de lui ? Mais le suis-je même à présent ? Ah ! non, sans doute ; et le meilleur des hommes méritoit un cœur tout à lui.

Alors elle s’attendrissoit sur les malheurs du comte, admiroit ses vertus, gémissoit de n’avoir pas eu celle de se sacrifier pour faire le bonheur d’un être aussi sublime, et regrettoit presque, dans ses momens d’enthousiasme, d’avoir fait partir cette lettre si dure, si cruelle, où elle lui disoit si positivement qu’elle ne pouvoit l’aimer ni le voir. Mais ces regrets duroient peu. Un sentiment plus tendre la ramenoit bientôt à Lindorf. Elle s’étonnoit d’avoir pu s’occuper d’un autre objet, de regretter autre chose que lui. Elle fermoit le portrait, et prenoit le cahier ; c’étoit l’ouvrage de Lindorf ; c’étoit sa main chérie qui l’avoit tracé. Oui ; mais c’étoient encore les vertus et l’éloge du comte ; et cette lecture répétée augmentoit chaque jour et son admiration et ses remords…

Laissons quelque temps l’aimable Caroline réfléchir, s’attendrir, lire alternativement le cahier de Lindorf et les lettres du comte ; et voyons ce que faisoient, pendant ce temps-là, ces deux amis : aussi bien la solitude profonde de Caroline, sa vie monotone, les combats de son cœur ennuieroient sans doute le lecteur. Pour elle, ce n’étoit pas de l’ennui qu’elle éprouvoit ; c’étoit un état d’agitation continuel. Au moindre bruit qu’elle entendoit, elle tressailloit. Son imagination, sans cesse occupée de Lindorf et du comte, lui persuadoit que l’un des deux arrivoit à Rindaw. Quoi ! ce Lindorf qui s’est banni pour jamais de sa présence, peut-elle penser qu’il reviendra ? Non. Quand elle raisonne avec elle-même, quand elle relit son cahier, quand elle se rappelle tout ce qu’il doit au comte, elle dit de bonne foi : Jamais, jamais je ne le reverrai. Mais l’imagination et l’amour ne raisonnent pas toujours ; et, sans trop se l’avouer elle-même, elle pensa plus d’une fois qu’il n’auroit pas la force de tenir sa résolution.

Elle se trompoit. Au fond de la Silésie, dans la triste terre de Ronebourg, Lindorf gémissoit de son crime involontaire, et trouvoit que ce n’étoit pas trop de toute une vie pour l’expier. Oh ! combien de fois il fut tenté de la terminer cette vie qu’il ne pouvoit plus consacrer à Caroline, et qui jusqu’alors avoit été si fatale au meilleur des amis ! Mais il les connoissoit trop tous les deux pour n’être pas sûr que c’étoit leur ôter pour jamais leur bonheur et leur tranquillité. Le fameux roman de Werther étoit presque son unique lecture, et produisit sur lui l’effet contraire à celui qu’il en attendoit. Il y cherchoit des forces, des motifs, un modèle pour se décider à mourir. Il n’y vit que le désespoir de Charlotte, celui d’Albert, celui de l’ami de Werther ; et, plus généreux que lui, il aima mieux vivre et souffrir, que d’empoisonner les jours de ceux qu’il aimoit.

Dans les premiers temps de son séjour à Ronebourg, la vie lui étoit devenue si odieuse, et le sacrifice qu’il faisoit en la supportant, lui parut si grand, qu’il crut par là réparer tous ses torts, et que cette idée même servit à sa consolation. D’ailleurs, si ses passions étoient violentes, elles ne duroient pas long-temps. Malgré sa subtile distinction sur les différentes sortes d’amours, il avoit adoré Louise. Sans aimer Matilde avec la même fureur, il est certain qu’elle commençoit à faire une impression assez vive sur son cœur lorsqu’elle lui fut enlevée. On a vu depuis à quel excès il avoit aimé Caroline. Espérons que le temps, ou quelque autre attachement, le guérira de cette passion malheureuse. Son cœur est trop honnête ; il aime trop son ami, pour chercher à conserver un amour qu’il regarde comme un crime.

Il y avoit cependant plus d’un mois qu’il vivoit en reclus à Ronebourg, et que sa guérison n’étoit pas bien avancée, lorsqu’un jour qu’il essayoit pour la seconde fois d’écrire au comte, sans trop savoir ce qu’il devoit lui dire, il le voit lui-même entrer dans sa chambre, et se jeter dans ses bras.

À son arrivée de Pétersbourg, surpris de ne point trouver son ami à Berlin, d’apprendre des gens qu’il y avoit laissés, qu’il étoit à Ronebourg, et qu’il y étoit seul, il soupçonna quelque malheur inattendu, ne se donna que le temps de voir le roi et son beau-père le chambellan, et repartit tout de suite pour s’éclairer des motifs d’une retraite aussi singulière que celle de Lindorf, au moment où il le croyoit au comble du bonheur. Dès que les premiers instans de surprise, d’émotion et d’attendrissement furent passés, le comte lui fit des questions dictées par le plus vif intérêt.

Cher Lindorf, dit-il, hâtez-vous de m’expliquer pourquoi je vous retrouve ici seul, triste, malade même, car vous voudriez en vain me le cacher, votre changement… Ô mon ami ! développez-moi ce cruel mystère ! Qu’est devenue celle que vous aimiez ? Pourquoi n’est-elle pas avec vous, unie à vous ? Pourquoi mon ami n’est-il pas heureux ? Lindorf l’auroit laissé parler plus long-temps. Il n’étoit pas préparé à lui répondre, et gardoit un morne silence. Le comte se tut aussi ; mais il pressoit les mains de Lindorf, et sa physionomie attendrie, animée, sembloit exiger sa confiance.

Quoi ! lui dit-il enfin, Lindorf, vous ne me dites rien ? Ne suis-je plus votre ami, le dépositaire de vos secrets, de tous les mouvemens de votre cœur ? N’ai-je pas le droit d’y lire ? — Oui, oui, s’écria Lindorf, vous avez sur moi tous les droits imaginables ; oui, vous êtes mon ami, le meilleur des amis. Jamais je ne l’ai senti plus vivement que dans cet instant, où je suis obligé de vous refuser ma confiance. Le comte, surpris, recula quelques pas. Ô mon cher comte ! ne vous éloignez pas de votre ami malheureux ! ne me condamnez pas légèrement ! Oui, je suis forcé de me taire, et vous m’approuveriez si vous connoissiez mes motifs. Lié par l’honneur, par mes sermens, par tout ce qu’il y a de plus sacré, je ne puis trahir un secret qui ne me regarde pas seul. N’exigez aucun détail sur cette malheureuse affaire, et plaignez votre ami d’être privé de la triste douceur de vous la confier.

Le comte s’étoit rapproché de Lindorf ; il le serroit dans ses bras, et ses larmes lui prouvoient combien il étoit affecté de sa situation. « Lié par l’honneur, par des sermens ! » lui dit-il. Ah ! tout est dit ; je ne sais que trop moi-même à quel point un secret promis nous engage, et jamais aucune question indiscrette… Cependant, vous êtes libre de répondre ou non à celle-ci ; mais elle échappe encore à mon amitié. Êtes-vous malheureux sans retour, et ne vous reste-t-il aucun espoir ? — Aucun, reprit Lindorf vivement. J’ai perdu pour jamais celle que j’adorerai toujours. Elle n’existe plus… Il alloit ajouter, pour moi. Le comte l’interrompit par un cri : Ah Dieu ! elle n’existe plus ! Quoi ! c’est la mort, l’affreuse mort, qui vous a séparé d’elle ! Cher et malheureux Lindorf, ah ! combien je vous plains !

Lindorf faillit à le détromper ; mais craignant d’en avoir trop dit, et que le comte ne devinât la vérité, il ne fut pas fâché de lui voir prendre le change, et confirma par son silence cette idée de mort qui détournoit tous les soupçons qu’il auroit pu avoir sur Caroline ; mais il n’en avoit aucun. Jamais il ne lui vint dans l’esprit que sa jeune épouse fût cette femme tant aimée et tant regrettée. Depuis long-temps absent de la Prusse, il ignoroit également, et la situation de Rindaw, et celle du château de Risberg. Il ne savoit pas même alors que Lindorf l’eût habité, et qu’il eût formé là cette connoissance si fatale à son repos. D’ailleurs, il savoit que son épouse étoit vivante, se portoit bien, et il demeura persuadé que quelque événement tragique avoit privé de la vie l’amante de Lindorf. Le sombre désespoir où celui-ci demeura quelque temps après cette conversation, ne lui laissoit aucun doute là-dessus. Il s’efforça de le calmer, et lui demanda s’il ne vouloit pas revenir avec lui à Berlin. — Non, non, s’écria Lindorf avec effroi, non, mon cher comte, je ne le puis ; il faut que je quitte ce pays ; il faut que je voyage pendant quelques années. Ne vous opposez pas à un parti nécessaire et absolument décidé. J’ai compté sur vous pour m’en obtenir la permission ; la paix actuelle me la fait espérer. Si le roi me refuse, je remettrai ma compagnie. Il faut que je parte ; il faut que je m’éloigne d’ici. Le comte, ignorant tout, jugea qu’il avoit de fortes raisons de quitter la Prusse, et combattit d’autant moins son idée, qu’il pensa que quelques années de voyage le distrairoient de sa douleur. Il lui promit d’obtenir son congé, et il ajouta après quelques momens : Il est très-possible, mon cher Lindorf, que je parte avec vous. — Vous, Walstein ? — Oui, moi-même, mon ami. Peut-être aurai-je, ainsi que vous, des raisons de m’éloigner de ma patrie, au moins quelque temps. Nous voyagerons ensemble, et nous serons moins malheureux. — Malheureux ? s’écria Lindorf ; est-ce à vous, est-ce au comte de Walstein à parler de malheur ? — Je comprends votre surprise, lui dit le comte en s’asseyant près de lui ; il est temps de la faire cesser, et de vous dévoiler un secret que je vous ai caché malgré moi. Cher Lindorf, puis-je vous blâmer du mystère que vous me faites, puisque vous ignorez que je suis marié depuis plus de deux ans ?

Lindorf ne joua pas la surprise ; il lui eût été impossible dans ce moment-là de feindre ce qu’il n’éprouvoit pas. Mais son embarras, sa rougeur, tout ce qu’il éprouvoit réellement, et qui se peignoit sur son visage, lui donna l’air de l’étonnement. Le comte poursuivit : Oui, mon ami, je suis uni à la plus charmante des femmes, et je suis bien loin d’être heureux. Je vais vous raconter en détail ma triste histoire ; c’est une consolation pour moi de vous ouvrir mon cœur. Puissé-je vous voir convaincu, ainsi que je commence à l’être, que c’est dans l’amitié seule que nous devons chercher notre bonheur.

Alors il commença cette cruelle confidence, que Lindorf prévoyoit et redoutoit au-delà de toute expression, ce récit, qui confirmoit son malheur, ses remords, et qui déchiroit son âme. Quelle impression dut faire sur cette âme agitée le nom de Caroline répété à chaque instant, ce nom si bien gravé dans son cœur, et qu’il devoit avoir l’air d’ignorer ! Ah ! si Lindorf eut des torts, s’il fut la cause involontaire des malheurs du meilleur des hommes, ce qu’il souffroit dans cet instant suffit pour les expier et pour intéresser tout lecteur sensible à sa situation. Le comte prit son récit du plus loin. Il lui raconta que c’étoit le roi qui, sur les grands biens de Caroline, avoit eu l’idée de ce mariage, et lui en avoit écrit en Russie. Ce motif, dit le comte à son ami, et même la volonté du roi, qui paroissoit désirer vivement cette union, influèrent moins sur ma décision que l’âge et le genre d’éducation de celle qu’on me destinoit. Caroline de Lichtfield, sortie à peine de l’enfance, élevée à la campagne et dans la plus grande retraite, n’ayant jamais vu d’homme qui pût faire impression sur son cœur, me parut remplir parfaitement ce que je désirois depuis long-temps. Vous connoissez mon système ; c’étoit sur cette ignorance du monde et de l’amour qu’il étoit fondé. Je saurai bien, me disois-je, pénétrer dans ce jeune cœur, et me l’attacher, sinon par l’amour, du moins par une amitié si vive, une reconnoissance si tendre, qu’elles pourront m’en tenir lieu. Le premier moment sera contre moi ; mais tous ceux qui le suivront assureront notre bonheur mutuel. Pleine de cette douce idée, je répondis au roi avec transport, en lui assurant que je m’estimerois trop heureux si je pouvois obtenir la main de la jeune baronne de Lichtfield. Il ne tarda pas à m’apprendre qu’il avoit la parole du chambellan, et à m’ordonner de partir tout de suite pour conclure mon mariage. Je me mis en route ; mais je fus arrêté à Dantzick par une violente maladie, qui me mit à deux doigts de la mort. C’est alors, mon cher Lindorf, que vous remplissiez ici, auprès d’un père expirant, le premier et le plus saint des devoirs. Ce ne fut qu’au bout de deux mois, que je pus continuer mon chemin. J’arrivai à Berlin, et j’eus le chagrin de ne point vous y trouver. J’appris aussi avec peine que ma jeune épouse future, trompée sur le moment de mon arrivée, avoit passé chez son père et à la cour tout le temps de ma maladie. Ah ! combien ces deux mois pouvoient avoir apporté d’obstacles à mes projets de bonheur, et dérangé le plan que je m’étois formé pour y parvenir ! Je ne cachai point mes craintes à mon auguste maître, il me rassura avec sa bonté ordinaire. Lui-même avoit souvent observé Caroline, et toujours il avoit vu chez elle ce même air d’innocence, d’insouciance, de gaîté, qu’elle avoit apporté de sa retraite. J’ai répandu sourdement mes intentions, ajouta-t-il, et tous nos jeunes seigneurs les ont respectées. Quoique votre future soit charmante, aucun d’eux n’a cherché à acquérir des droits qui vous étoient réservés ; et Caroline elle-même, sans distinguer personne, n’a cherché qu’à d’amuser.

Le soir même je fus présenté au baron de Lichtfield, mon beau-père futur, et le lendemain à son aimable fille… Ici le comte parla à Lindorf de cette première visite, dont on a vu les détails ; de l’impression d’horreur qu’il inspira à Caroline, et qu’il ne put se dissimuler. Il avoua que dès ce moment-là, sans doute, il eût été généreux, plus délicat, d’abandonner tous ses projets, et qu’il en avoit bien eu l’idée ; mais qu’il est facile, disoit-il à son ami, de se faire illusion ! Imaginez que ce cri, que cette fuite, ces mouvemens si naturels et si peu réprimés, qui devoient peut-être m’éloigner d’elle à jamais, furent précisément ce qui m’enchanta, et me fit désirer avec ardeur de l’obtenir. Je crus y voir la preuve indubitable de cette candeur, de cette innocence de la première jeunesse, que j’avois craint que son séjour à la cour n’eût altérées.

Avec plus d’art, c’est-à-dire avec plus de fausseté, elle auroit bien mieux pu cacher ce premier mouvement d’effroi, et je lui savois gré de s’y être abandonnée. À peine l’avois-je entrevue : cependant à l’instant qu’elle entra, conduite par son père, sa physionomie ingénue, des grâces répandues dans tout l’ensemble de sa figure, m’avoient frappé bien agréablement ; et c’étoit là l’idée que je m’étois formée de celle avec qui je voulois passer ma vie.

Il ne tint pas au chambellan que je ne me persuadasse que je n’entrois pour rien dans la fuite soudaine de sa fille. Sans le croire précisément, je l’écoutai avec plaisir, et j’en eus un très-vif lorsqu’il me jura sur sa parole d’honneur que le matin même elle l’avoit assuré que son cœur étoit libre, et qu’elle m’épouseroit sans peine. — Je ne l’ai point contrainte, me dit-il avec serment, et demain, si sa santé le lui permet, elle pourra vous le dire elle-même.

Ô mon ami ! qu’il est aisé de croire ce qu’on désire avec ardeur ! Je sortis presque persuadé ; et ce lendemain et les jours qui le suivirent confirmèrent mon illusion. J’observois ma jeune épouse : elle ne me parut que très-timide ; d’ailleurs, rien n’annonçoit la moindre répugnance. Notre mariage fut fixé à huit jours par le roi. Elle y consentit sans demander aucun délai ; et même, une fois qu’il en fut question, elle insista la première pour que ce retard n’eût pas lieu.

J’aurois dès ce temps-là cherché à m’attirer au moins sa confiance et son amitié ; mais dans le peu de visites que je lui rendis, le baron crut qu’il étoit de l’étiquette de ne pas nous quitter un instant. Elle parloit peu ; mais ce peu étoit prononcé avec tant de grâces et si bien placé, que tous les jours je m’attachois davantage à elle, et que j’étois persuadé que je serois le plus heureux des hommes.

La veille de la cérémonie, qui devoit se faire à la campagne, je crus cependant apercevoir des traces de chagrin sur son charmant visage. Ses yeux étoient rouges ; son cœur paroissoit oppressé, on voyoit qu’elle s’efforçoit de prendre sur elle. J’en fus très-ému ; et saisissant une minute où son père nous avoit quittés, je m’approchai d’elle avec tendresse. Belle Caroline, lui dis-je, seroit-ce l’approche de mon bonheur qui fait couler vos larmes ? Elle baissa les yeux, garda quelques instans le silence ; enfin, elle dit à voix basse : On ne s’engage pas pour la vie sans effroi ; mais je vous crois bon et généreux, M. le comte, et cette idée me rassure. Il ne tiendra qu’à vous que je me trouve heureuse.

J’allois lui répondre, lorsque son père entra. Elle reprit bientôt son ton naturel, et ne me parut pas redouter le moment qui s’approchoit. Comment donc aurois-je pu soupçonner le coup qui m’attendoit ? Alors racontant tout ce qui s’étoit passé le jour de son mariage, il tira de son porte-feuille cette lettre que Caroline lui remit elle-même, et qu’on a vue ci-devant.

Tenez, mon ami, dit-il à Lindorf, en la lui remettant ; lisez et voyez à quel point je dus être atterré. C’est ici que le pauvre Lindorf eut besoin de tout son courage. Il prit d’une main tremblante et parcourut seulement des yeux cette lettre si naïve, si touchante, tracée par celle qu’il adoroit. En la rendant au comte, il voulut dire quelque chose, mais il ne put rien articuler. Il se jeta dans ses bras, le serra contre son cœur, et quelques larmes qu’il ne put retenir s’échappèrent sur ses joues.

Si le comte avoit eu le moindre soupçon de la vérité, cette émotion excessive le lui auroit sans doute confirmé. Mais il n’en avoit aucun, et n’y vit qu’une grande sensibilité, excitée peut-être par quelque rapport de situation.

Cher Lindorf, lui dit-il alors, lorsqu’il fut un peu calmé, vous partagez trop vivement ma situation ; je crains même d’avoir rouvert, sans le savoir, la plaie de votre cœur : peut-être aussi quelque lettre cruelle… Ah ! je devois encore me taire, et vous cacher ce fatal secret. Vous avez assez de vos peines. Je vous ai mal connu quand j’ai pensé que les miennes seroient un motif de consolation ; je vois au contraire qu’elle les aggravent. Pardonnez, cher et sensible Lindorf : cette preuve de votre amitié, du vif intérêt que vous prenez à ma situation, me pénètre.

Ah ! Walstein, Walstein, s’écria Lindorf, accablé sous le poids des remords, en se cachant le visage de ses deux mains ! et peut-être il alloit découvrir le véritable motif de son émotion et de ses larmes ; mais le serment qu’il avoit fait à Caroline de ne la point nommer lui revint dans l’esprit, et lui parut le premier des devoirs… Il s’arrêta. — Le comte ne l’auroit également pas laissé continuer. Venez, mon ami, lui dit-il ; allons nous promener dans votre parc. Nous reprendrons une autre fois cette conversation… et ils sortirent ensemble. Le comte lui parla du pays et de la cour qu’il venoit de quitter ; il entra dans les détails les plus intéressans et les plus curieux. Son génie, naturellement observateur, son rang, les distinctions flatteuses de l’auguste souveraine de ces vastes états, qui lui témoignoit la plus grande estime, l’avoient mis en état de tout voir et de bien juger.

Cet entretien, qu’il animoit et prolongeoit pour donner à Lindorf le temps de se remettre, le calma en effet insensiblement, et lui fit le plus grand plaisir. Personne n’avoit l’art de se faire écouter et de captiver l’attention comme le comte de Walstein. Une éloquence douce, persuasive, un son de voix qui alloit au cœur, le meilleur choix des termes, rendoient sa conversation on ne peut plus agréable. Beaucoup de savoir sans prétention, sans pédanterie, souvent des traits heureux placés avec goût, et ce genre d’esprit qui sait faire ressortir celui des autres, en faisoient véritablement un homme très-aimable dans toute l’étendue de ce mot, souvent trop prodigué. On ne sortoit jamais d’avec lui sans avoir appris quelque chose, et sans être en même temps très-content de soi-même.

Depuis son mariage, il avoit perdu de cette gaîté de la première jeunesse, que son accident même n’avoit pas altérée. Mais elle étoit remplacée par une imagination brillante, une énergie, un feu qui n’appartenoient qu’à lui et qu’on ne peut exprimer. En l’écoutant, on ne pensoit plus à sa figure ; et plus d’une fois, à la cour de Pétersbourg, il n’avoit tenu qu’à lui de la faire oublier. Disons aussi, puisque nous en sommes sur cet article, que cette figure si maltraitée s’étoit raccommodée au point que Lindorf en fut surpris ; et Caroline, qui ne l’avoit vu qu’au sortir d’une maladie de deux mois, l’auroit été bien davantage. Ses cheveux, que la fièvre avoit fait tomber alors entièrement, étoient revenus en abondance, parfaitement bien plantés et toujours arrangés avec soin. Le temps et un peu d’embonpoint avoient presque effacé les traces de sa cicatrice, et lui donnoient un air de santé, de jeunesse, bien différent de ce teint jaune, de cette maigreur effrayante qu’il avoit lors de son mariage. Un large ruban noir cachoit encore l’œil qu’il avoit perdu ; mais l’autre étoit si beau, que ce ruban, qui n’ôtoit rien à la noblesse de sa figure, excitoit plutôt un tendre regret qu’un sentiment d’horreur. Un peu d’attention sur lui-même lui avoit fait aussi redresser sa taille. Elle n’étoit plus remarquable que par une attitude aisée et négligée, bien préférable à la roideur. Il boitoit encore, il est vrai ; mais on ne marche pas toujours, et il marchoit peu. On peut donc imaginer qu’avec de très-belles dents et beaucoup d’expression dans la physionomie, le comte de Walstein, alors âgé de 32 ans, n’étoit pas un objet bien effrayant. S’il avoit été de même deux ans plus tôt, Caroline seroit restée dans le salon, la lettre n’eût point été écrite, et ce livre n’existeroit pas. Tout est donc bien comme il est. Revenons à nos deux amis.

Ils rentrèrent au château presque à l’entrée de la nuit. Lindorf, qui s’étoit laissé entraîner par le plaisir d’avoir retrouvé son ami et de l’entendre, en revint bientôt à son idée habituelle. Impatient de savoir quelle résolution le comte avoit prise sur Caroline, il le supplia d’achever son histoire. Elle est finie jusqu’à ce moment, reprit le comte, et les choses en sont toujours au même point. Vous me connoissez assez pour savoir, sans que je vous le dise, que je n’eus garde de m’opposer à une demande aussi forte, aussi touchante, aussi raisonnable même que l’étoit celle de Caroline. J’obtins, non sans peine, qu’elle retourneroit à Rindaw auprès de l’amie qui l’avoit élevée. Le roi, fâché sans doute qu’une union qu’il avoit arrangée tournât de cette manière, exigea le plus profond secret. Mais moi, interrompit Lindorf vivement, ne devois-je pas être excepté… Ô mon ami ! ne suis-je pas dans le cas de vous faire des reproches… Quoi ! me cacher l’événement le plus intéressant de votre vie !

Il est vrai, cher Lindorf, et souvent je m’en suis fait à moi-même ; mais un secret exigé par le roi, l’habitude où je suis de les garder… Malgré cela, je crois bien que, si je vous avois vu, je n’aurois pu prendre sur moi de vous faire un tel mystère. La crainte d’une lettre perdue, et la certitude que cette confidence vous affligeroit, m’ont plus retenu, peut-être, que les ordres du roi. En effet, il est heureux pour vous de n’avoir pas su plus tôt mon secret.

Lindorf ne répondit rien ; il sentoit trop vivement le contraire ; mais il ne s’attendoit pas à ce qui devoit suivre… — Mon ami, ajouta le comte en souriant, vous êtes jeune et sensible ; ma petite femme est charmante ; vous auriez voulu la voir ; je vous en aurois prié moi-même ; et votre cœur, libre alors, eût peut-être subi une épreuve cruelle, que je me félicite de vous avoir épargnée. Vous souffrez également par l’amour, il est vrai. Mais, quel que soit l’excès de vos malheurs, croyez que vous souffririez plus encore, si l’objet de votre amour étoit la femme de votre ami ; et Caroline elle-même vous auroit-elle connu sans danger pour son cœur ? (et lui frappant doucement sur l’épaule, il ajouta) : Mon cher baron, je vous chéris comme ami, mais je vous crains comme rival.

Pauvre Lindorf ! Heureusement c’étoit entre jour et nuit, dans une salle assez obscure ; peut-être avoit-il choisi tout exprès ce moment pour renouer l’entretien. Dès qu’il put parler : J’espère, dit-il, que le comte de Walstein ne pense pas, n’imagine pas que je puisse jamais être son rival, et qu’il me rend la justice de croire que le seul titre de son épouse auroit suffi pour me garantir… — Oui, si l’on peut l’être contre la jeunesse, les grâces, l’esprit et la beauté. Mais ne prenez point au sérieux une plaisanterie que je ne me serois pas permise s’il y avoit eu quelque danger… Vous n’en êtes que trop à l’abri dans ce moment ; d’ailleurs, vous ne verrez point la comtesse, et peut-être que moi-même… — Vous-même ! — Mon ami, je ne sais ce que je dois faire. Peut-être tant de difficultés irritent un sentiment que huit jours de connoissance ne devroient pas rendre bien vif ; cependant il m’occupe sans cesse. Je sens plus que jamais que le bonheur de ma vie seroit de vivre avec elle, de faire le sien, d’en être aimé autant que je puis l’être ; et jamais je n’eus moins d’espoir d’y parvenir.

Lindorf écoute en silence, les yeux baissés. Elle est toujours à Rindaw, continua le comte, d’où elle n’est point sortie depuis notre séparation. Elle y vit dans la plus profonde retraite, sans voir jamais personne, ni goûter aucun des plaisirs de son âge. Deux mois passés à la cour lui avoient cependant appris à les connoître. Elle avoit paru surtout (m’a-t-on dit) aimer la danse avec passion ; et cependant, le croiriez-vous, tous ces goûts si naturels à seize ans, cèdent à l’antipathie affreuse qu’elle a conçue contre moi. Elle lui donne une force, une fermeté incroyables ; et Caroline ensevelit avec plaisir sa jeunesse et ses charmes dans la solitude, pour ne pas vivre avec un époux qui lui fait horreur. Avez-vous de ses nouvelles depuis votre retour, lui dit Lindorf à voix basse ? êtes-vous sûr qu’elle persiste dans cet injuste éloignement ? Je n’en suis que trop sûr, reprit le comte en cherchant des papiers dans son porte-feuille. Voici une lettre d’elle à son père[1] ; il l’a reçue depuis peu, et me l’a laissée. Lisez-la ; vous verrez qu’elle lui déclare qu’elle veut rester à Rindaw, et qu’elle n’a pu soumettre encore ni son cœur ni sa raison aux liens qu’on lui a donnés.

Lindorf la prit, la lut comme il avoit lu la précédente, remarqua la date, et vit qu’elle avoit été écrite le jour même qu’il écrivoit le cahier. Il soupira amèrement, et la rendit en silence.

Le chambellan, reprit le comte, m’a dit qu’il y avoit répondu comme il convenoit ; et, de sa part, cette phrase m’a fait trembler. Ce sera sans doute avec dureté, avec despotisme. Peut-être qu’en ce moment ma jeune épouse, noyée dans ses pleurs, m’accuse de cette nouvelle tyrannie, et sa haine s’augmente encore. Heureux du moins dans mon malheur, que cette haine ne provienne pas d’un autre attachement !… Ô mon cher Lindorf ! parlez ; guidez-moi. Que dois-je faire dans une circonstance aussi délicate ? J’attends de vous un conseil salutaire.

Un conseil ! dit Lindorf en hésitant ; le comte de Walstein n’en doit recevoir que de son propre cœur. Je t’entends, mon ami, reprit le comte ; et ce cœur m’a déjà dicté ce que je devois faire.

Nous verrons dans la suite ce que c’étoit. Laissons respirer Lindorf, qui n’avoit de sa vie autant souffert que pendant ce pénible entretien. Laissons reposer le comte des fatigues de son voyage, et revenons à Caroline.

Elle avoit en effet reçu cette terrible réponse de son père. Non-seulement il lui permettoit, mais il lui ordonnoit d’apprendre son mariage à la chanoinesse, et de se disposer à la quitter incessamment pour venir habiter l’hôtel de Walstein. « Depuis trop long-temps (lui disoit-il) cet époux complaisant vous laisse suivre un caprice que son absence seule m’a fait tolérer ; il est temps qu’il cesse. Le comte est arrivé, et ne prétend plus être privé de son épouse… Il réclame ses droits ; et je vous déclare que vous serez à jamais privée de ceux que vous avez à ma tendresse, et même à mes biens, si vous faites encore la moindre difficulté de remplir vos devoirs. N’attendez aucun appui de personne. Je vous parle au nom d’un roi, d’un époux, et d’un père également irrités d’une trop longue désobéissance, etc., etc. »

Tout cela n’étoit point vrai. Le chambellan agissoit de son chef. Il n’avoit pris ni les conseils ni les ordres de personne pour cette fulminante démarche. — Le roi, content d’avoir assuré à son favori la fortune de Caroline, ne songeoit plus à elle, et s’embarrassoit peu qu’elle vécût, ou non, avec lui. On connoît les sentimens du comte ; ainsi ce n’étoit que de son père qu’elle avoit à redouter une contrainte à laquelle elle ne s’attendoit pas, et qui la mit au désespoir.

Comme elle ne soupçonnoit pas même qu’on pût altérer jamais la vérité, elle prit tout au pied de la lettre, et la colère du roi, et celle de son époux ; et elle s’affligea d’autant plus, qu’elle ne reconnoissoit pas à cette tyrannie ce généreux comte de Walstein, que le cahier de Lindorf et ses propres lettres lui avoient peint si différent, et qu’elle commençoit à aimer à force de l’estimer. Ces sentimens firent bientôt place à la crainte et à la terreur, dès qu’elle crut qu’il vouloit abuser de son pouvoir. Comment concilier en effet toute sa conduite passée, vrai modèle de grandeur d’âme et de générosité, avec le peu de délicatesse qu’il montroit actuellement, puisqu’il exigeoit le retour de sa jeune épouse, après la lettre qu’il devoit avoir reçue d’elle, et à laquelle il n’avoit pas même daigné répondre ? — Grand Dieu, disoit Caroline, combien il faut que son caractère ait changé ! Autant que ses traits, ajoutoit-elle en regardant le portrait qu’elle refermoit bientôt avec colère. Quoi ! je lui déclare que je préfère la mort à vivre avec lui… et le barbare exige… Ah ! Lindorf, Lindorf ! votre amitié vous égare ; et le comte de Walstein n’a pas les vertus que vous lui supposez.

Plus elle relisoit cette lettre de son père, plus sa douleur augmentoit. — N’attendez aucun appui de personne, répétoit-elle en frémissant, et versant des torrens de larmes. — Malheureuse Caroline… Mais j’en saurai trouver dans mon courage ; oui, je saurai mourir plutôt que de vivre avec un époux détesté, prévenu contre moi, despotique, tyrannique. Il veut ma mort, sans doute ! eh bien il sera content. À tant de tourmens se joignoit encore celui d’avoir à raconter son histoire à la chanoinesse, à lui apprendre qu’on vouloit la séparer d’elle. Aussi souvent qu’elle voulut l’essayer, la parole expira sur ses lèvres.

Jamais elle ne put prendre sur elle d’affliger à cet excès cette sensible et malheureuse amie, d’exciter à la fois et sa colère et sa douleur, en lui apprenant le mystère qu’on lui faisoit depuis si long-temps, les malheurs de son élève chérie, leur séparation prochaine, et peut-être par la mort ; car c’étoit bien le projet de Caroline, si on la forçoit à quitter Rindaw, à se séparer de son unique amie. Depuis la perte de sa vue, la compagnie de sa chère Caroline étoit sa seule consolation. Elle disoit souvent que le moment où elle en seroit privée seroit celui de sa mort ; et l’idée d’être obligée de la quitter étoit peut-être encore ce qui désespéroit le plus la sensible Caroline. Elle ne put donc se résoudre à lui plonger le poignard dans le cœur, en lui parlant à l’avance de cette cruelle séparation. Quoiqu’elle lui parût inévitable, elle se flatta qu’elle seroit peut-être encore différée : son père ne lui fixoit point de temps précis ; il lui ordonnoit seulement de se tenir prête à partir lorsqu’il viendroit la chercher, sans doute avec ce redoutable époux.

Caroline leur laissa le soin d’instruire la chanoinesse, et attendit d’un jour à l’autre ce moment dans des transes mortelles, ayant pour unique espérance celle de mourir avec sa bonne maman du chagrin de se quitter. Elle étoit dans ce trouble, dans cette agitation continuelle, qui influoit même sur sa santé, lorsqu’un jour elle reçut une lettre dont elle reconnut à l’instant l’écriture et le cachet, et qui lui causa une émotion incroyable. Elle étoit du comte lui-même, de cet époux si redouté. Elle trembloit avant de l’ouvrir, et faillit à s’évanouir en voyant d’où elle étoit datée, c’étoit du château de Ronebourg, chez M. de Lindorf… Grand Dieu, il est chez Lindorf ; il est avec Lindorf ! Elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour pouvoir lire de qui suit.


Lettre du comte de Walstein à Caroline.


Du château de Ronebourg, chez
M. de Lindorf, ce 17 oct. 17…


« Si j’étois assez malheureux pour que cette lettre fût reçue avec un sentiment de crainte ou d’effroi, je conjure celle à qui elle est adressée de se rassurer, de la lire avec bonté, d’être convaincue que celui qui l’écrit perdroit plutôt la vie que de lui causer un seul instant de peine.

» Oui, madame, vous à qui je n’ose donner un nom plus tendre ; oui, je suis votre ami, je veux l’être, et c’est à ce titre que je vais m’entretenir avec vous de l’objet qui m’intéresse le plus au monde, du bonheur de Caroline. Il n’est rien que je ne sois prêt à faire pour l’assurer. Daignez me prescrire des ordres, des sacrifices ; tout me deviendra facile si je puis parvenir à vous rendre heureuse.

» M. votre père doit vous avoir écrit ; j’ignore le contenu de sa lettre ; mais, quel qu’il soit, s’il vous impose la moindre contrainte, il est démenti par mon cœur. Vous êtes libre, madame, maîtresse absolue de votre sort et du mien. Je vous remets à mon tour l’entière décision de ce que vous voulez que je devienne, et je jure de me soumettre à l’arrêt que vous prononcerez. Mais puis-je me faire là-dessus la moindre illusion ou conserver le moindre doute ? Ne l’ai-je pas sous les yeux, cette lettre cruelle[2] où vous déclarez que votre cœur n’a point changé, que ce malheureux époux est toujours détesté, et que votre unique désir est de vivre loin de lui ! Eh bien, Caroline, vous serez satisfaite ; vos désirs doivent être des lois pour moi : je n’ai que trop écouté les miens lorsque je vous ai enchaînée pour la vie. Je dois m’en punir, et mériter à la fois votre estime et votre reconnoissance, en m’éloignant de vous aussi long-temps que vous l’ordonnerez… Non, Caroline, vous ne serez point condamnée à vivre dans la retraite pour m’éviter. La cour ne sera point privée de son plus bel ornement, et votre père d’une fille qui fait sa gloire. Revenez auprès de lui jouir de ces innocens plaisirs que vous êtes si bien faite pour goûter, et ne craignez pas qu’ils soient empoisonnés par ma présence. Mon parti est pris. Je suis ici chez un ami, qu’une passion malheureuse oblige à voyager quelques années, et je suis décidé à partir avec lui. Ma compagnie adoucira ses peines ; et les miennes le seront par la consolante idée que vous êtes plus heureuse, plus tranquille, et que je répare, autant qu’il est possible, tout le mal que je vous ai fait.

» Vous êtes la maîtresse du nom que vous voudrez porter. Si le mien vous est odieux ; si vous préférez d’être encore pour tout le monde Caroline de Lichtfield, et de vivre chez votre père, j’obtiendrai facilement et de lui et du roi que le mystère de notre union soit encore prolongé. Mais si, comme il le paroît par votre lettre, il en coûtoit trop à votre âme franche et ingénue de cacher un tel secret ; si vous consentez à m’avouer pour votre époux, prenez en arrivant à Berlin le nom, le titre et le rang de comtesse de Walstein. Cette légère condescendance, en satisfaisant votre père et votre roi, vous rendra peut-être encore plus libre et plus heureuse. Vous habiterez mon hôtel, ou plutôt le vôtre. Vous engagerez cette tendre et respectable amie que vous ne voulez et ne devez jamais quitter, à venir l’habiter avec vous ; et moi, je m’engage ici par les sermens les plus solennels, par ma parole d’honneur, à ne revenir à Berlin que lorsque vous m’y rappellerez. Heureux si vous me laissez entrevoir dans l’avenir la possibilité de notre réunion ! Je me reposerai sur votre vertu, sur vos principes, sur votre générosité, et j’attendrai, non sans impatience, mais sans crainte et sans murmure, le moment où vous la fixerez. Il viendra ce moment ; oui, j’ose encore l’espérer. Vous sentirez une fois le besoin d’un ami véritable ; et, croyez-moi, Caroline, vous n’en trouverez jamais de plus tendre, de plus sincère qu’un époux qui vous chérit, qui veut votre bonheur, qui ne peut être heureux que lorsque vous serez vous-même heureuse et tranquille.

» J’attendrai votre réponse avant de partir. Adressez-la à Ronebourg, chez M. le baron de Lindorf. C’est cet ami dont je vous ai parlé, et dont je vous parlerai souvent, si vous daignez consentir à une correspondance qui seroit une bien grande consolation pour moi. Ne craignez rien ni du roi ni de votre père. Je saurai donner un prétexte plausible à mon voyage et à mon absence, qui sera peut-être bien prolongée, mais jamais on n’en saura le vrai motif. Adieu, madame ! Vous approuverez sans doute l’arrangement que je vous propose… Hélas ! ce projet est bien différent de celui que je formai en demandant votre main ! mais s’il vous rend heureuse, mon but est également rempli. »

Éd. Aug. comte de Walstein.


Quel sentiment dominoit dans l’âme de Caroline en finissant cette lettre ? Étoit-ce la surprise, l’admiration, les remords, l’attendrissement ? Ah ! tout étoit confondu ! elle ne savoit ce qu’elle éprouvoit. Pendant long-temps elle resta immobile, les yeux fixés sur ce papier, qui venoit de changer toutes ses idées, et dont elle avoit peine à croire le contenu.

En sortant de cette espèce d’anéantissement, son premier mouvement fut de se lever, d’ouvrir son bureau, de rassembler tous les papiers que Lindorf lui avoit remis, de courir dans l’appartement de sa bonne amie, de lui faire connoître cet homme étonnant, de lui apprendre par quels liens elle tenoit à lui, de chercher dans son amitié la force de les supporter. Depuis quelques instans elle la trouvoit presque dans son cœur, ils ne lui paroissoient plus si pesans ces redoutables liens. Ah, Walstein, dit-elle à demi-voix, généreux Walstein ! non tu ne partiras point, tu ne seras point la victime…

Elle s’arrêta, craignant de s’engager trop avec elle-même. Son cœur étoit combattu, son âme oppressée, mais d’une manière moins douloureuse, et lorsqu’elle eut joint son amie, ce fut sans trop de peine qu’elle la prévint sur la confidence qu’elle avoit à lui faire ; et véritablement il falloit la prévenir. Ses idées étoient si loin de ce qu’elle alloit apprendre… Caroline, sa Caroline mariée depuis plus de deux ans sans qu’elle s’en doutât, étoit un événement si singulier, si inattendu, que tous ses romans ne lui en avoient pas offert un pareil, et qu’elle pouvoit en mourir de surprise.

Ce fut donc après quelques préparations et les plus tendres caresses, que son élève lui apprit enfin ce grand secret, et les raisons qu’on avoit eues de le garder. Lorsque la bonne chanoinesse eut exhalé tout à son aise sa surprise, sa colère, ses reproches ; lorsqu’elle se fut tour à tour attendrie et fâchée ; qu’elle eut bien grondé et bien pleuré ; lorsqu’elle eut répété cent fois qu’il étoit affreux qu’on se fût défié d’elle, et plus affreux encore qu’on eût sacrifié cette pauvre enfant, Caroline demanda et obtint avec peine une demi-heure de tranquillité. Elle l’employa à raconter tout ce qui regardoit Lindorf. Ce fut sans doute ce qui lui coûta le plus ; mais elle voulut avoir pour son amie une confiance entière et sans réserve.

Non, maman, lui disoit-elle avec tendresse, non, votre Caroline n’aura plus de secret pour vous ; j’ai trop souffert de cette affreuse contrainte. Ce n’est que depuis peu de jours que j’ai la liberté de la faire cesser, et depuis bien peu d’instans que j’en ai le courage. C’est au comte que je le dois : oui, c’est à lui seul que je dois le bonheur d’oser vous ouvrir mon cœur, et de n’avoir rien que de consolant à vous apprendre. Oh ! quand vous saurez à quel ange je me suis unie, et combien j’ai de torts avec lui, ce n’est pas votre Caroline que vous plaindrez. Elle ne vous demande qu’un peu d’indulgence et de patience pour un récit bien long, car je ne veux rien vous cacher ; non, rien du tout, je vous le jure. En effet, elle lui dit tout, et ne la surprit point en lui avouant son penchant pour Lindorf. — Hélas ! je l’ai bien vu, reprit la chanoinesse ; et moi, insensée, qui m’en félicitois ! Je croyois… j’avois arrangé dans ma tête… Voyez à quoi vous m’exposiez avec ce beau mystère ! Ne sais-je pas ce qui arrive toujours ? On se connoît, on s’aime, parce qu’enfin on est fait pour aimer ; et c’est pour la vie, car une première impression ne s’efface jamais. — Ah ! j’espère qu’elle s’effacera, dit vivement Caroline ; je ferai du moins tous mes efforts pour la détruire. — Et tu n’y réussiras pas, pauvre enfant ; je sais ce que c’est. Plus on combat une inclination, plus elle augmente. Est-il possible de cesser d’aimer ? — Oui, sans doute, quand un attachement nous rend coupable… Ah, maman ! maman ! vous ne savez pas encore à quel excès nous l’étions tous deux ; j’offensois le meilleur des époux ; et Lindorf, un ami comme il n’en fut jamais.

Alors elle commença la lecture du cahier, et crut ne pouvoir l’achever, interrompue à chaque instant par les exclamations de la chanoinesse. Elle se passionna d’abord pour le brave général tué en défendant son roi ; le jeune comte aussi l’intéressa ; mais son cher Lindorf lui tenoit encore au cœur. Comme il écrit bien ! disoit-elle. Quel style tendre et sentimental ! ah, je le regretterai toute ma vie ! C’est là l’époux qu’il te falloit. Cependant, dès qu’il fut question de Louise, cette grande amitié baissa considérablement. Quel éloge il fait de cette fille ! est-ce qu’un gentilhomme, un baron, s’avise de regarder si une petite fermière est jolie ? Mais lorsqu’elle le vit sérieusement amoureux et projetant d’épouser, elle n’y tint plus. Sa colère fut au point que Caroline se repentit presque de l’avoir excitée. Ne m’en parlez plus, disoit-elle ; comme il m’a trompée ! Aimer une paysanne, penser à l’épouser, et oser après cela faire la cour à mademoiselle de Lichtfield ! En vérité c’est odieux. Tu dois te trouver trop heureuse d’être mariée, et de n’avoir pas été dans le cas de succéder à sa Louise. Le bel amour qu’un second amour ! et après une fermière encore ! Comme cet homme m’a trompée ! À qui peut-on se fier ?…

Caroline, plus attendrie qu’humiliée d’être l’objet de ce second amour, ne répondoit rien, soupiroit et reprenoit sa lecture quand la pétulante baronne le lui permettoit. À mesure que Lindorf perdoit dans son estime, Walstein au contraire y gagnoit considérablement : bientôt ce fut son héros par excellence. Cette noblesse, cette énergie, cette grandeur d’âme, l’enchantèrent. Vous êtes trop heureuse, répétoit-elle à Caroline, d’être la femme de cet homme-là. Mais qu’est-ce que vous disiez de sa laideur ? Moi, je le vois beau comme un ange, et des sentimens d’une noblesse !… Comme il parloit à ce petit Lindorf ! Ah ! ce n’est pas lui qui auroit aimé une fermière. Elle en eut cependant peur un moment, et ne savoit plus que penser. Mais lorsqu’elle en fut à la terrible catastrophe ; lorsqu’elle vit le comte blessé, défiguré ; lorsqu’elle sut à quel excès il avoit porté la générosité et l’amitié, elle fit les hauts cris, et ne pouvoit plus se contenir. Lindorf étoit un monstre, et Walstein un dieu devant qui on devoit se prosterner. Son enthousiasme augmentoit à chaque ligne, et ses lettres à son ami y mirent le comble… Elle jura que le ciel avoit créé cet homme tout exprès pour sa Caroline. Ce n’est point une âme de ce siècle, disoit-elle ; il ressemble à Cyrus, à Orondate, à tout ce que j’ai lu de plus sublime ; et votre petit Lindorf ressemble à tous les hommes. Vous le voyez, il aimoit encore Matilde : il en aimeroit une douzaine à la fois. Passe pour celle-là ; elle est comtesse, au moins ; mais jamais je ne lui pardonnerai cette Louise. Sans doute qu’à présent il reviendra à la jeune comtesse ; mais j’espère qu’elle fera comme je fis quand ton père m’offrit sa main après la mort de sa femme, et qu’elle aura comme moi la noble fierté de le refuser. — Ah ! j’espère bien que non, s’écria Caroline ;… et ce mot partit du fond de son cœur ; elle en fut surprise elle-même. C’étoit la première fois qu’elle éprouvoit un désir bien vrai que Lindorf revînt à Matilde, qu’il l’aimât, l’épousât, et ne fût plus que son frère. Par une révolution singulière et presque subite, elle sentit que son attachement pour lui n’étoit pas actuellement le sentiment le plus vif de son cœur. Il est vrai qu’elle étoit dans un moment d’enthousiasme, et que celui de son amie l’excitoit encore. Mais nous laisserons à celle-ci le soin de l’entretenir.

Lorsqu’elle en vint à cette dernière lettre que Caroline avoit reçue ce jour même, cette lettre où le comte parloit d’elle, pensoit à elle, et lui assuroit le bonheur de vivre toujours avec sa Caroline ; lorsqu’elle eut entendu cette phrase : « Vous engagerez cette tendre et respectable amie, que vous ne voulez et ne devez pas quitter, à venir vivre avec vous »… elle ne put modérer ses transports ; elle embrassa tendrement Caroline, en l’appelant sa chère petite comtesse, et lui disant, la larme à l’œil : Nous ne laisserons pas partir cet ange : n’est-ce pas, ma fille ? il ne partira pas ?

Non certainement, reprit Caroline ; je serois la plus ingrate des femmes si j’y consentois ; permettez même que j’aille lui répondre tout de suite ; le courrier part ce soir.

Elle sortit, et laissa la bonne chanoinesse tout émerveillée de ce qu’elle venoit d’entendre, et ayant bien assez à penser pour ne pas s’ennuyer d’être seule. Rien que l’idée d’écrire au comte auroit fait mourir d’effroi Caroline, si on la lui eût présentée la veille. À présent rien ne lui paroissoit plus facile à faire que cette réponse. Son cœur, pénétré et rempli de reconnoissance, d’admiration, ne demandoit pas mieux qu’à s’épancher. Son imagination exaltée lui dictoit mille choses ; et à peine fut-elle dans son appartement qu’elle courut à son bureau. Le premier objet qui se présente en l’ouvrant, est la petite boîte qui renferme le portrait de son époux. Pendant sa colère contre lui, elle l’avoit cachée sous le tas de papiers qu’elle venoit d’ôter. Elle la prend, elle l’ouvre ; elle regarde ces beaux traits, cette physionomie si noble et si douce, avec un sentiment qu’elle n’avoit point encore éprouvé. Elle oublie combien il est changé, et s’étonne d’avoir pu refuser son cœur à l’original de cette charmante peinture. Insensiblement elle s’attendrit ; ses larmes coulent ; elle approche le portrait de ses lèvres, et sent une véritable émotion. Elle étoit, comme on le voit, très-bien disposée pour sa réponse. Si elle l’eût faite dans cet instant, elle eût sans doute été plus tendre que le comte n’eût jamais osé l’espérer ; mais malheureusement en écartant, pour écrire, tous les papiers épars sur son secrétaire, ses yeux tombent sur cette lettre de son père, qui lui peignoit le comte si irrité contre elle. Celle qu’elle venoit de recevoir la démentoit trop formellement, pour qu’elle ne vît pas que son père lui en avoit imposé ; mais étoit-ce en tout ou en partie ? Il en coûtoit à Caroline pour croire son père absolument faux. Le comte pouvoit avoir feint d’entrer dans sa colère ; il pouvoit aussi l’avoir partagée au premier instant où elle supposoit qu’il avoit reçu d’elle cette lettre si forte, si décisive, qu’elle s’étoit tant reprochée, et qu’elle se reproche plus encore, depuis qu’elle a reçu celle du comte. Elle s’arrête à cette dernière idée, se rappelle les expressions dures qui lui sont échappées, se les exagère encore, et finit par ne plus voir dans le procédé du comte que le désir ardent de s’éloigner d’elle à tout prix, et la crainte de vivre avec une femme capricieuse, injuste, qui se laisse prévenir, avec un enfant volontaire, opiniâtre, déraisonnable ; car c’est ainsi qu’il doit me voir, qu’il me voit sans doute ; et je l’ai bien mérité ! Qui sait encore s’il n’est pas instruit de mes sentimens pour son ami ? Ils demeurent ensemble ; et le comte est si pénétrant ! Me parleroit-il de lui, de cette passion malheureuse, s’il en ignoroit l’objet ? Il le connoît sans doute ; et sa délicatesse m’épargne les reproches qu’il sent bien que je dois me faire à moi-même. Que lui importe, d’ailleurs, à qui appartienne ce cœur ingrat et dur qui l’a repoussé, qui le force à présent à chercher le bonheur dans des climats éloignés ? Voilà l’imagination de Caroline qui travaille, qui lui peint tout en noir. Plus elle relit actuellement cette lettre qui lui paroissoit si tendre, si flatteuse, plus elle est convaincue que c’est la générosité seule du comte qui l’a dictée, et qu’il n’a d’autre désir que de vivre loin d’elle, sans cependant gêner sa liberté. Quelle apparence que, sans ce motif, il voulût renoncer à sa patrie, à ses emplois, à la cour, à la position où le plaçoit la faveur et l’amitié de son souverain ? S’il avoit le moindre désir de vivre avec elle, n’en auroit-il pas fait au moins la tentative ? N’auroit-il pas cherché à la voir, à pénétrer ses sentimens actuels, avant de prendre cette résolution cruelle ? Mais pouvoit-il en douter après la lettre qu’il a dû recevoir ; et cette femme qui l’assuroit de sa haine, n’a-t-elle pas dû lui en inspirer une éternelle ?… Ah ! dit-elle en posant tristement la lettre et le portait, j’ai eu un instant d’illusion et presque de bonheur ; il faut y renoncer. Le bonheur n’est pas fait pour moi ; et je ne puis m’en prendre qu’à moi-même !… Comme il m’auroit aimée ! Mais il ne m’aimera jamais ; il ne veut pas me connoître ; il me hait ; il me méprise ; il ne peut pas me pardonner ; et cependant quelle bonté, quelle générosité ! Mais dois-je en abuser, et, après l’avoir si cruellement offensé, le bannir de sa patrie ? Non… Mon parti est pris, je veux passer ma vie entière ici, loin de lui, loin de tout le monde… J’expierai mes fautes et mes erreurs… Il sera libre alors de rester à la cour, d’exercer ses vertus dans sa patrie, de faire le bonheur de tous ceux qui l’approcheront… et Caroline, l’ingrate Caroline ne troublera plus le sien :… Il oubliera qu’elle existe !

Elle prit vivement une plume, une feuille de papier, et traça ce qui suit avec rapidité.


Lettre de Caroline au comte de Walstein.


Rindaw, novembre.


« Non, monsieur le comte, je ne retarderai pas d’un instant cette réponse que vous me demandez. Puisse cette promptitude vous prouver ma reconnoissance, et les sentimens dont je suis pénétrée pour le meilleur et le plus généreux des hommes ! Croyez, monsieur, que je sens tous les motifs qui vous portent à la proposition que vous me faites ; j’en deviens et plus coupable à mes propres yeux, et plus décidée que jamais à vivre dans la retraite. — Oh ! n’ajoutez pas à mon malheur celui de penser que je suis la cause d’une absence qui vous dérangeroit sans doute, et ne changeroit rien à mon sort. Puisque vous avez la générosité de m’en laisser la maîtresse, je suis décidée, quoi qu’il arrive, à rester ici. Mon absence de Berlin ne nuit à personne, n’intéresse personne. On a sûrement oublié cette petite fille qu’à peine on a vue ; et mon père doit être accoutumé à se passer de moi. Madame de Rindaw, cette chère amie, ou plutôt cette tendre mère, est le seul être au monde à qui mon existence et ma présence puissent être utiles et agréables. Je ne puis ni la quitter ni lui faire abandonner le genre de vie qu’elle a choisi depuis si long-temps.

» Permettez donc que je me consacre entièrement à elle, et que je rende à sa vieillesse les soins tendres et soutenus qu’elle a pris de mon enfance. Votre lettre m’assure de votre consentement. Pourvu que nous soyons séparés, qu’est-il besoin que ce soit par une distance immense ? Je dois, je veux vivre ici, oubliée et tranquille, s’il m’est possible. Pour vous, M. le comte, vous vous devez à votre patrie, à votre roi ; rien au monde ne doit balancer de tels motifs.

» Est-ce à Caroline à y apporter le moindre obstacle ? Ah ! c’est alors que je serois vraiment coupable, et que les reproches les plus amers empoisonneroient mes jours ! Non, je me rends justice, et je me soumets à mon sort. Il n’a rien de fâcheux, pendant que je puis habiter dans le sein de l’amitié, et dans le séjour paisible où j’ai passé toute ma vie. Ces plaisirs dont vous me parlez sont effacés de mon souvenir, ou du moins ils y ont laissé une trace si légère, que je ne puis ni les regretter ni les désirer. Ah ! je ne regrette rien, que de n’avoir pu faire le bonheur du meilleur des hommes, et mon seul désir est d’apprendre dans ma retraite qu’il est heureux comme il mérite de l’être. Ma résolution doit y contribuer. J’y saurai persister, je vous le jure. La solitude n’a rien du tout qui m’effraie. Au contraire, je borne tous mes vœux à y passer ma vie entière ; et s’il est vrai que vous vouliez mon bonheur, vous ne vous y opposerez point. Le comte de Walstein à Berlin, Caroline à Rindaw, seront tous les deux placés comme ils doivent l’être.

» Mon amie sait enfin depuis ce matin les liens qui nous unissent ; et puisque vous consentez que je prenne ce nom que je me ferai gloire de porter, je serai désormais, pour le peu de personnes qui me verront, et pour ceux à qui vous voudrez le confier,

» Caroline de Walstein,
» née baronne de Lichtfield. »


Quand même Caroline n’auroit pas voulu prendre ce nom qu’elle commençoit à aimer, elle y eût été forcée. Pendant qu’elle écrivoit sa lettre, la chanoinesse n’avoit pas manqué de rassembler tous ses gens, de leur apprendre que sa Caroline étoit comtesse de Walstein, et de leur ordonner de l’appeler toujours à l’avenir, madame la comtesse. Elle fut ponctuellement obéie ; et, dans l’espace de quelques minutes, deux ou trois femmes de chambre et autant de laquais entrèrent chez Caroline sous différens prétextes, uniquement pour avoir l’occasion de dire : Madame la comtesse. Dès que madame la comtesse eut fini sa lettre, elle courut la lire à son amie. Oui, ma bonne maman, lui dit-elle en la finissant, j’en ai pris la ferme résolution, je veux vivre et mourir ici, et ne plus aimer que vous seule au monde.

Quelques jours plus tôt, ce projet eût enchanté la tendre chanoinesse ; elle avoit alors bien d’autres idées. Son imagination étoit montée au plus haut point d’enthousiasme pour le comte de Walstein, et sa réunion avec Caroline étoit devenue l’unique objet de ses vœux. Mais comme il entroit dans le plan qu’elle venoit de former que la jeune comtesse ignorât tout, elle feignit d’approuver sa lettre, et se fit peut-être un plaisir de se venger (car la vengeance est un plaisir de tous les âges) du mystère qu’on lui avoit fait, en tenant secret à son tour ce qu’elle méditoit.

La lettre fut donc cachetée telle qu’elle étoit. On prétend qu’il échappa un demi-soupir à Caroline en écrivant sur l’adresse, chez M. le baron de Lindorf. Elle assure à présent qu’elle ne le croit pas ; mais on peut croire au moins que ce fut le dernier.

Le lendemain et les jours suivans, elle ne fut occupée que du comte ; et plus elle y pensoit, plus elle s’attachoit à cette pensée. Toutes ses lettres furent relues plus d’une fois. Elle crut y trouver mille choses qu’elle n’avoit point encore remarquées, et qui répandoient un nouveau jour sur le cœur et l’esprit de cet homme excellent, dont elle connoissoit trop tard tout le mérite.

Le petit portrait sorti de sa boîte fut suspendu à un cordon, passé au cou de Caroline, et ne le quitta plus. Vingt fois par jour elle le tiroit de son sein, le contemploit avec attendrissement, le recachoit avec dépit ; mais plus elle sentoit que son époux auroit fait le bonheur de sa vie, plus elle s’applaudissoit de la résolution qu’elle avoit prise. Persuadée qu’il ne vouloit pas vivre avec elle, il lui en coûtoit bien moins de le savoir à Berlin, que dans les pays lointains, voyageant avec Lindorf.

L’idée d’être la cause de l’exil que ces deux amis s’imposoient la révoltoit ; elle ne pouvoit la supporter. Du moins, disoit-elle, que l’un des deux soit heureux dans sa patrie, et même elle éprouvoit un certain plaisir du sacrifice qu’elle faisoit au bonheur du comte. C’étoit en quelque sorte une expiation de ses torts avec lui, qui la justifioit à ses propres yeux, et la raccommodoit avec elle-même.

Pendant qu’elle étoit agitée de ces diverses pensées, la chanoinesse de son côté n’étoit pas oisive, et ne cessoit de réfléchir au meilleur moyen de réunir les deux époux.

Il s’en présenta bien à son esprit de très-naturels et bien faciles à exécuter, tels, par exemple, que de faire écrire au comte par une femme de chambre de confiance qu’elle avoit, pour l’inviter en son nom, à se rendre à Rindaw, ou bien de mener Caroline à Berlin sous quelque prétexte, et d’engager son mari à s’y rencontrer, ou, ce qui valoit encore mieux, de raisonner avec elle, de l’amener doucement à une réunion qu’elle désiroit trop elle-même pour s’y refuser long-temps. Mais tout cela parut trop simple à madame de Rindaw, trop commun pour faire le dénoûment d’un roman dans lequel elle étoit transportée de jouer un rôle. Il falloit des surprises, des reconnoissances, de grands coups de théâtre ; et voici ce que cette prudente tête imagina.

Un jour, c’étoit le troisième depuis que la lettre de Caroline étoit partie, elle lui dit que depuis long-temps elle avoit envie de visiter son chapitre, et d’y passer quelque temps ; que c’étoit un devoir qu’elle avoit trop négligé ; qu’elle vouloit le remplir encore une fois avant sa mort ; qu’elle partiroit dès le lendemain, et qu’elle la prioit de l’accompagner.

Caroline, surprise de cette résolution subite, lui représenta vainement que son âge, ses infirmités, une permission qu’elle avoit obtenue depuis long-temps de vivre à Rindaw, la dispensoient de tout devoir. La chanoinesse insista si fort, qu’elle n’osa pas la contrarier, d’autant plus qu’elle se fit elle-même un vrai plaisir de ce petit voyage. Il retarderoit son entrevue avec son père, l’éloigneroit quelque temps d’un séjour qui lui rappeloit trop de choses, et la distrairoit de sa mélancolie. Un autre motif s’y joignit encore ; elle avoit toujours désiré de former une liaison avec quelque jeune personne de son âge. Cette espèce de sentiment manquoit à son cœur, et depuis quelque temps surtout elle éprouvoit plus vivement encore le besoin d’une amie. La baronne de Rindaw étoit bien la sienne ; mais ce respect que l’on conserve pour ceux qui nous ont élevés ; cette différence immense de leurs âges, qui lui donnoit la crainte continuelle de la perdre d’un jour à l’autre ; l’effroi de la solitude où la mort de cette unique amie la laisseroit : tout augmentoit ce désir ardent d’en trouver une autre plus rapprochée d’elle, dont l’âme répondît à la sienne, avec qui elle pût parler de tout ce qui l’agitoit, et entretenir, dans l’absence, une correspondance qui lui paroissoit d’avance un des plus grands charmes de la retraite où elle comptoit passer ses jours.

Ah ! pensoit-elle souvent, si j’avois seulement une amie telle que je me l’imagine, combien je l’aimerois, et comme je saurois m’en faire aimer ! Un sentiment si doux suffiroit pour remplir mon cœur ; j’oublierois bientôt que j’en ai connu de plus vifs, et que celui à qui je voudrois les consacrer tous à présent ne peut plus les partager…

Quand dans les livres nouveaux qu’on leur envoyoit de Berlin, elle trouvoit une correspondance entre deux amies, son cœur palpitoit ; elle soupiroit, et disoit tristement : Et moi je n’ai personne à qui je puisse écrire tout ce que je pense. Je n’ai point de lettres à attendre, à recevoir ; et cela lui paroissoit le comble du malheur. Mais lorsque la chanoinesse lui proposa ce petit voyage, elle imagina tout de suite qu’un séjour dans un chapitre où l’on élevoit plusieurs demoiselles de distinction, lui fourniroit certainement l’occasion de former une liaison d’amitié avec quelques-unes d’entre elles, et même celle de pouvoir faire un choix. Elle céda donc avec plaisir aux volontés de sa maman, et se prépara pour le lendemain.

Dans ses projets de confidence pour sa future amie, elle ne manqua point d’emporter avec elle son précieux cahier et ses lettres, qui étoient devenus presque son unique lecture, et moins encore son cher petit portrait, qui ne quittoit plus son sein, et qu’elle aimoit tous les jours davantage. En attendant qu’elle eût une amie, il lui en tenoit lieu ; il étoit devenu le confident de ses plus secrètes pensées. C’étoit à lui qu’elle avouoit le regret mortel qu’elle éprouvoit, en croyant avoir perdu sans retour, et l’estime, et l’amitié de son époux. Cette physionomie expressive et sensible paroissoit l’entendre, lui répondre, la rassurer ; et ses momens les plus doux étoient ceux où elle avoit avec lui cette conversation muette.

Le lendemain, de très-bonne heure, la chanoinesse, Caroline, et leurs femmes de chambre montèrent en berline.

Madame de Rindaw étoit de la plus grande gaîté ; elle fut prête la première, et paroissoit se faire un extrême plaisir de cette course. Comme elle n’y voyoit plus du tout, et qu’elle n’étoit distraite par rien, elle causoit beaucoup, et vouloit qu’on lui rendît compte de tous les endroits où l’on passoit. Ce fut d’abord dans cette route sur laquelle donnoit le pavillon où Caroline avoit entendu Lindorf pour la première fois, où depuis elle s’étoit entretenue si souvent avec lui, et l’avoit enfin vu s’éloigner pour jamais.

Un peu plus loin, elle aperçut les tours de château de Risberg, et côtoya le parc où elle s’étoit égarée, et où elle avoit rencontré Lindorf. C’est alors qu’elle put connoître la différence des sentimens qui l’agitoient dans ce temps-là, de ceux qu’elle éprouvoit actuellement. Son cœur ne palpita point ; mais il se serra péniblement. Au lieu d’attacher des regards attendris sur les endroits qui lui retraçoient un amour qu’elle n’avoit plus, et qu’elle se reprochoit encore, elle les détourna, et regarda du côté opposé, en pensant douloureusement à tous les torts qu’elle avoit avec son époux.

Tout le reste du voyage se passa sans aucun événement. La vieille baronne le soutint très-bien, et conserva sa bonne humeur. Elle n’appeloit plus Caroline que ma chère comtesse, et la nommoit à chaque instant. Souvent aussi elle voulut parler du comte ; mais Caroline, plus prudente qu’elle, retenue par la présence des femmes de chambre, craignant également d’en dire trop ou trop peu, détournoit la conversation.

Le chapitre où elles alloient étoit à quelques journées de Rindaw. Caroline ne se croyoit pas éloignée, et s’impatientoit d’arriver, lorsqu’elle vit le cocher enfiler l’avenue d’un grand et antique château, dont elle avoit aperçu de loin les girouettes. Elle en témoigna sa surprise à son amie, qui, d’un air content, lui répondit qu’on suivoit ses ordres, et qu’elle vouloit voir en passant un ami qui demeuroit là. Caroline n’eut pas le temps de faire d’autres questions sur cet ami, dont jamais elle n’avoit entendu parler ; elles étoient déjà dans la cour du château.

La chanoinesse appelle son laquais, et lui ordonne d’aller savoir si M. le comte de Walstein est là, et si deux de ses amies peuvent avoir le plaisir de le voir.

À ce nom, Caroline se doute de la vérité, fait un cri, et peut à peine articuler : Eh ! grand Dieu ! maman, ai-je bien entendu ? où sommes-nous ? où m’avez-vous amenée ? — Au château de Ronebourg, répondit la baronne en riant, et je t’amène à ton époux.

La pauvre Caroline n’a pas même entendu toute cette phrase. Ses sens l’ont abandonnée ; elle est tombée sans la moindre connoissance sur l’épaule de son imprudente amie. Sa femme de chambre la relève, la soutient, dit à la chanoinesse l’état affreux où est sa maîtresse, lui demande un flacon que celle-ci ne trouve point. Elle se désespère alors, se repent trop tard de ce qu’elle a fait, et Caroline, toujours évanouie, ne donne pas le moindre signe d’existence.

Tout cela se passoit dans la berline, au milieu de la cour du château, tandis que le laquais s’acquittoit de sa commission, et qu’on cherchoit le comte, qui se promenoit dans le parc avec Lindorf. Enfin on l’a trouvé. Il ne comprend rien à cette visite, à ces amies inconnues ; car la chanoinesse, qui vouloit jouir des grandes surprises, avoit défendu qu’on la nommât, et le comte, qui avoit reçu seulement la veille la réponse de Caroline, n’avoit garde d’imaginer que ce fussent elle et la baronne.

Il se presse de venir recevoir les dames qu’on lui annonce ; son ami le suit. Ils arrivent, et le premier objet qui se présente à leurs yeux, c’est Caroline, sans aucun sentiment, les cheveux détachés, le sein découvert, son lacet coupé, qu’on efforçoit de sortir comme on pouvoit de la berline, et la baronne tout en larmes, jetant les hauts cris, appelant l’univers entier au secours, s’accusant de la mort de Caroline, et jurant de ne pas lui survivre.

Si un pareil spectacle dut frapper le comte, même avant de savoir ce que c’étoit, qu’on juge de l’impression qu’il fit sur Lindorf. Au premier instant, il a reconnu Caroline, et peut à peine en croire ses yeux, et la vive émotion de son cœur. Grand Dieu ! que vois-je ? s’écrie-t-il en se précipitant auprès du carrosse. Alors il n’en peut douter. Mais la pâleur de Caroline, ses yeux fermés, les cris de son amie, lui persuadent qu’en effet elle vient d’expirer, et bientôt son état diffère peu du sien. Le comte, qui ne comprenoit rien encore à tout ce qu’il voyoit, et qui, marchant difficilement, arrive un peu après Lindorf, le voit chanceler, et n’a que le temps de le soutenir dans ses bras. Il se ranime bientôt ; mais c’est pour se livrer au plus affreux désespoir, c’est pour dire au comte : « C’est elle ; c’est votre Caroline ; c’est la mienne ! c’est celle que j’adorai, qui n’existe plus, et que je veux suivre au tombeau… »

En disant cela, il s’arrache avec violence des bras du comte, qui, atterré de ce qu’il entend, de ce qu’il voit, ne sachant ce qu’il doit croire, cherche à percer une foule de domestiques, que les cris de la chanoinesse et de ses gens ont attirés, et qui entourent le carrosse. Il y parvient avec peine. On venoit d’en tirer Caroline ; et le grand air commençoit à lui rendre l’usage de ses sens. Elle entr’ouvroit les yeux, faisoit quelques mouvemens ; et sa femme de chambre, assise par terre, la soutenoit contre elle pendant qu’on étoit allé chercher un fauteuil pour la transporter plus commodément. La pauvre chanoinesse, toujours au fond de sa berline, où elle payoit cher son imprudence, s’agitoit, pleuroit, réclamoit le comte, et ne se calma que lorsqu’on lui dit qu’il étoit là, et que Caroline se ranimoit.

Oui sans doute il étoit là ; mais il ne savoit pas encore si tout ce qui se passoit n’étoit pas un songe, une illusion. Caroline à Ronebourg, et paroissant y être amenée avec violence, puisqu’elle y arrivoit mourante ! Le désespoir et la fuite de Lindorf, qui avoit disparu, étoient peut-être encore un plus grand sujet de surprise. Ces mots retentissoient à l’oreille du comte : C’est votre Caroline ; c’est la mienne ; c’est celle que j’adorai ! Quoi ! ce seroit Caroline que Lindorf aimoit, dont il étoit aimé !… Il cherchoit encore à en douter, à se persuader que son ami, égaré par la douleur, s’étoit trompé. Mais malgré le changement que deux années avoient apporté à la figure de Caroline, et celui que lui causoit son état actuel, il ne put long-temps la méconnoître.

Après l’avoir regardée quelques instans en silence, il se jette à ses pieds, prend ses mains, et les presse avec ardeur contre ses lèvres. Elle entr’ouvre les yeux, ne se rappelle distinctement rien, ne sait où elle est, qui est cet homme prosterné devant elle. Trop foible pour rien articuler, elle retire doucement ses deux mains, qu’il pressoit toujours dans les siennes, les joint ensemble, pose sa tête dessus, et verse un déluge de larmes. Le comte, toujours à genoux devant elle, pleure avec elle, cherche à la calmer, à la rassurer, lorsqu’il entend les cris répétés de madame de Rindaw, qui ne cessoit de l’appeler du fond de sa berline, et qui continuoit à s’impatienter. Elle l’appelle enfin si haut, qu’il est contraint de laisser Caroline, et d’aller à elle. Ce fut au moins avec l’espoir d’apprendre quelque chose sur cette étrange aventure ; mais la pauvre femme étoit si émue, si agitée, disoit tant de choses à la fois, qu’il n’étoit pas possible d’y rien comprendre.

Le comte, d’ailleurs en s’approchant d’elle, fut frappé d’une autre idée. Il ignoroit tout-à-fait le malheureux état de sa vue. Ce fut un nouveau trait de lumière pour lui. Il se rappelle à l’instant cette vieille parente aveugle dont celle que Lindorf aimoit prenoit tant de soin ; et ce qui, dans le temps même, auroit contribué à détourner ses soupçons, s’il en avoit eu, ne lui laissa plus alors le moindre doute. Cependant il lui aida à descendre, et la conduisit auprès de Caroline, que l’on venoit de placer dans un fauteuil.

La chanoinesse ne fut rassurée sur sa vie que lorsqu’elle lui dit d’une voix bien foible, et avec le ton du reproche : Ah ! maman, maman, qu’avez-vous fait ? Peu à peu ses idées étoient revenues : mais elle étoit encore si abattue et si souffrante, que ses yeux étoient fermés, et qu’elle n’auroit pu se soutenir. Le comte donna des ordres pour qu’on la transportât doucement au château. Il offrit le bras à madame de Rindaw, et ils la suivirent. On décida de mettre Caroline au lit ; elle-même parut le désirer. La chanoinesse voulut rester auprès d’elle ; et le comte, après lui avoir baisé la main, qu’elle ne retira plus, les laissa dans son appartement, et se hâta de passer dans celui de Lindorf, dont il étoit extrêmement inquiet. Il ne le trouva point ; mais en parcourant sa chambre des yeux, il vit sur son bureau une lettre cachetée. Il la regarda : elle étoit à son adresse. Il l’ouvre avec émotion, et lit ce qui suit, tracé par une main tremblante, et se ressentant du désordre où étoit Lindorf en l’écrivant.

« L’événement le plus inattendu, le plus incompréhensible, vient de vous découvrir le fatal secret que je voulois emporter au tombeau. Je n’ai pas été le maître de mon premier mouvement. Voir Caroline expirante, et se taire, c’étoit au-dessus des forces de l’humanité… Oui, mon cher comte, c’est elle-même que j’adorai sans la connoître, sans imaginer que vous eussiez aucun droit sur elle. J’atteste le ciel qu’à l’instant où je l’appris, je m’éloignai d’elle avec la ferme résolution de ne la revoir de ma vie. Pouvois-je prévoir que dans ma retraite, que chez moi-même… Grand Dieu ! il manquoit à mes crimes, à mon affreuse destinée, de trahir mes sermens, et de porter le trouble dans votre âme. Ô Walstein ! rassurez-vous. Vous possédez le modèle de l’innocence, de la vertu, de toutes les vertus. Elle seule étoit digne de vous, et vous étiez le seul mortel digne d’elle. Puissiez-vous faire long-temps votre bonheur mutuel… Pour moi, je pars ; je vous délivre pour jamais d’un malheureux ami, qui semble n’exister que pour votre tourment. Mais j’ose encore vous demander une dernière grâce : que votre épouse ignore, et que je l’ai vue, et que vous êtes instruit de ma fatale passion. Ou je suis bien trompé, ou c’est elle-même qui vous l’apprendra, qui n’aura bientôt plus de secrets pour vous. Il vous sera plus doux de le devoir à sa confiance ; et je n’emporterai pas l’affreuse idée qu’elle puisse croire que je l’aie trahie… Adieu, mon cher comte ! Adieu, Caroline ! Adieu pour toujours, uniques objets d’un cœur également déchiré par l’amour et par l’amitié. Oubliez le malheureux Lindorf, mais ne le haïssez pas.

» P. S. Vous voudrez bien vous regarder à Ronebourg comme chez vous ; je laisse mes ordres en conséquence. Je vous écrirai encore une fois, mon cher comte, lorsque mon séjour sera fixé, pour m’assurer que vous me pardonnez, et que vous êtes heureux. Vous ne pouvez manquer de l’être, puisqu’elle vit, puisqu’elle vous est rendue !

» Je vous promets de ne point attenter à mes jours, et de les passer loin de vous et loin d’elle. »


Cette lettre avoit été tracée avec tant d’émotion et de rapidité, que le comte put à peine la lire. Il ne fit que la parcourir pour le moment, et ressortit pour parler à Varner, valet de chambre de Lindorf. Son projet étoit de faire courir sans délai après lui, et de tâcher de l’engager à revenir ; mais il sut bientôt que c’étoit impossible.

Lindorf, après s’être convaincu qu’il avoit pris une fausse alarme, et que l’état où il avoit vu Caroline n’étoit qu’un profond évanouissement dont elle commençoit à revenir, ne s’étoit donné que le temps de faire seller un cheval anglois, coureur excellent, d’écrire pendant ce temps-là la lettre qu’on vient de lire, et de partir au grand galop.

Il avoit seulement dit à Varner d’arranger tout pour le joindre avec ses équipages dans le lieu qu’il lui marqueroit. Et après lui avoir recommandé les soins les plus soutenus pour la compagnie qu’il laissoit au château, il étoit disparu, défendant qu’on le suivît…

Lorsque le comte sut qu’il n’y avoit aucun espoir de le ramener ce jour-là, il fit promettre à son valet de chambre de l’avertir des premières nouvelles qu’il recevroit. Il relut sa lettre, qui l’attendrit jusqu’aux larmes. Ne pouvant plus résister ensuite au désir de savoir les motifs de cette étrange arrivée, il fit demander à la chanoinesse s’il pourroit l’entretenir quelques instans dans un salon attenant à la chambre où l’on avoit mis Caroline.

Elle s’y rendit tout de suite, étant tout aussi impatiente de parler, que le comte l’étoit de l’entendre. Après lui avoir dit que la comtesse reposoit, elle ajouta d’un ton gracieux : Quoique ceci n’ait pas tourné précisément comme je l’aurois voulu, ne me savez-vous pas quelque gré, M. le comte, de vous l’avoir amenée ? — Avant de vous témoigner ma reconnoissance, madame, je voudrois être sûr qu’elle n’a point été forcée de faire cette démarche. — Forcée ! M. le comte, forcée ! En vérité vous n’y pensez pas ; vous ne me connoissez pas. Est-ce moi qui forcerai jamais cette chère enfant à quoi que ce soit ? Non, M. le comte, c’est bien de son plein gré qu’elle a fait ce voyage ; depuis long-temps je ne l’ai vue aussi gaie que pendant la route : c’étoit une impatience d’arriver… — En ce cas, interrompit le comte, je n’y comprends plus rien. J’avois craint que cet évanouissement, ces larmes, ces mots qu’elle vous adressoit avec le ton du reproche… — Mais ce n’étoit que la surprise de se trouver ici près de vous… l’émotion d’une première entrevue… que sais-je ? ces jeunes personnes sont si timides ! J’avoue bien que j’aurois mieux fait de la préparer doucement… Mais, d’un autre côté, ceci fera événement ; et si jamais on écrit votre histoire, c’en sera l’incident le plus intéressant.

Le comte qui ne connoissoit point la tournure romanesque de son esprit, surpris de ce propos, la regarda avec étonnement, lui en demanda l’explication, et apprit enfin que si ce n’étoit pas par violence qu’on avoit amené Caroline à Ronebourg, c’étoit avec une supercherie, qu’il fut loin d’approuver. Il le dit naturellement à la chanoinesse, qui s’en excusa sur son désir ardent de les voir réunis, et sur sa crainte de n’y pas réussir par un autre moyen. Cependant, dit-elle, si j’avois pensé… mais j’avoue que cela m’étoit totalement sorti de l’esprit. — Quoi, cela ! reprit le comte. — Oh ! rien, rien du tout. C’est quelque chose que je ne puis dire, et qui sûrement est la cause de cette terrible émotion… Mais, à propos, M. le comte, je viens d’apprendre que nous sommes ici chez M. le baron de Lindorf… Cette terre est donc à lui ? — Oui, madame ; est-ce que vous l’ignoriez ? — J’aurois dû le savoir, mais j’ai mal compris tout cela ; depuis quelque temps j’ai la tête si foible… J’ai cru, je ne sais pourquoi, que ce Ronebourg étoit à vous. — Non, madame ; mais c’est la même chose. M. le baron de Lindorf est mon intime ami ; il m’a prié en partant de me regarder ici comme chez moi. — En partant, dites-vous ? il est donc absent ? — Oui (répondit le comte, en souriant malgré lui de la prudence de la chanoinesse, qui disoit tout en ne voulant rien dire), il est absent pour quelque temps. — En vérité, j’en suis enchantée, et cela se rencontre au mieux. — Pourquoi donc, madame ? — Mais, je ne sais… pour ne pas lui donner la peine, l’embarras… La pauvre femme ne savoit trop que dire. Elle s’apercevoit à regret qu’elle avoit pensé tout haut, ce qui lui arrivoit souvent, et trembloit d’avoir découvert un secret qu’elle croyoit de la plus grande importance de cacher avec soin. — Ah ! oui, j’entends, dit le comte en souriant encore ; l’embarras de recevoir des étrangers, car sans doute mon ami n’a pas le bonheur de vous connoître ? Malgré sa bonne intention, il ne fut pas possible à la chanoinesse de mentir avec l’intrépidité que l’occasion exigeoit. — Non, pas précisément. Il s’est trouvé par hasard cet été notre voisin de campagne ; son château de Risberg touche à ma terre, et nous l’avons vu tous les jours. Il est un peu léger, votre ami… Le comte, qui trouvoit cette femme et cette conversation bien singulières, alloit défendre son rival et la faire parler encore, lorsque des cris répétés les attirèrent dans la chambre de Caroline. Elle venoit de se réveiller dans l’état le plus affreux. Une fièvre ardente, du délire, même un peu de transport, annonçoient le commencement d’une maladie dangereuse ; et sa femme de chambre qu’elle ne reconnoissoit point, ne pouvant la retenir, avoit pris le parti d’appeler au secours.

Le comte, pénétré, s’approcha de son lit, dont elle vouloit absolument sortir. — Qu’on me remène à Rindaw, disoit-elle ; je ne veux point le voir… il me tueroit. Je partirai plutôt seule à pied ; j’irois au bout du monde pour l’éviter. Dans d’autres momens, son imagination lui présentoit Lindorf ; elle prenoit le comte pour lui, le repoussoit loin d’elle, le conjuroit de s’éloigner, lui reprochoit d’être la cause de tous les tourmens de sa vie. D’autres fois, croyant parler au comte, elle disoit du ton le plus tendre : Ô toi que j’ai connu trop tard pour mon bonheur, je t’aime, je t’aimerai toujours ! Tu me fuis, tu ne veux plus me voir, mais je te suivrai partout.

Le comte, prévenu, prenoit pour lui ce qu’elle adressoit à Lindorf, et pour Lindorf ce qui le regardoit lui-même, mais n’en étoit pas moins consterné de la voir aussi mal. Il ne la quitta point de toute la nuit, après avoir obtenu de la chanoinesse de coucher dans un autre appartement. Caroline passa cette nuit dans la même agitation et dans des rêveries continuelles. Dès la pointe du jour, le comte envoya chercher un médecin dans la ville la plus prochaine, et fit partir un coureur en toute diligence, pour amener de Berlin le médecin de la cour. Il crut devoir en même temps faire venir le chambellan. Mais ne voulant pas trop l’alarmer, il lui manda simplement qu’il le supplioit de se rendre tout de suite à Ronebourg pour une affaire de la dernière importance.

Quand ses ordres furent donnés, le comte revint à son poste, auprès du lit de sa chère malade, dont il ne s’éloignoit qu’à regret. Peu de temps après, le médecin de la petite ville prochaine arriva. Le comte connut bientôt son ignorance, et n’en fut que plus alarmé. Il décidoit que c’étoit la petite vérole ; la chanoinesse affirmoit que Caroline l’avoit eue à Rindaw, dans son enfance ; elle en indiqua même quelques traces légères qui ne laissèrent point de doute. La fièvre et le délire augmentoient à chaque instant, et, le troisième jour de la maladie, elle parut dans le plus grand danger.

Qu’on se représente l’état affreux du comte, éloigné de tout secours. Quelque diligence que son coureur eût pu faire, il étoit impossible que le médecin de Berlin fût là avant le septième ou huitième jour. Le comte passa ce temps dans l’anxiété la plus cruelle, s’attendant à chaque instant à voir expirer celle qu’il adoroit.

Cette maladie, en redoublant son intérêt, avoit redoublé son attachement. Les soins assidus qu’il en prenoit, la douceur, la patience qu’elle montroit dans les momens où elle étoit à elle, ce qu’il entendoit dire aux deux femmes qui la servoient, tout enfin y ajoutoit à chaque instant. Au tourment d’avoir à trembler pour ses jours, se joignoit encore celui de se reprocher tout ce qu’elle souffroit. Il étoit convaincu que l’espèce de violence qu’on lui avoit faite, sa crainte de vivre avec lui, sa passion pour Lindorf, ses combats entre cette passion et son devoir, en étoient l’unique cause.

Ce fut dans un de ces momens de douleur, d’amour et de remords, que, prosterné à côté de son lit, il fit le vœu solennel de la rendre heureuse à tout prix, si sa vie étoit conservée. — (Dieu qui m’entendez, dit-il en élevant les mains au ciel, sauvez cette malheureuse victime de la tyrannie et de l’amour, et recevez le serment que je fais de lui sacrifier le mien, et de la céder à celui qu’elle aime.)

Caroline n’étoit pas alors en état de l’entendre. Sans doute elle l’eût prié d’être moins généreux ; mais depuis vingt-quatre heures elle n’avoit plus de connoissance. Par bonheur, le premier médecin de la cour arriva ce soir-là. Il ne dissimula point le danger extrême où il trouva la malade, et qu’il n’y avoit d’espoir que dans sa jeunesse ; cependant il lui administra des secours qui n’avoient été que trop retardés, et déclara que si le neuvième et le treizième jour se passoient sans accident, il y auroit quelque espérance, mais que jusqu’alors il n’en pouvoit donner aucune.

Le comte, en proie à la douleur la plus vive, fut encore obligé de la dissimuler, pour ménager la chanoinesse, dont l’affreuse inquiétude n’étoit pas le moindre des tourmens qu’il eût à supporter. Si la perte de sa vue donnoit, d’un côté, la facilité de lui en imposer sur l’état de la malade, c’étoit un nouveau supplice pour le comte. Elle le faisoit demander vingt fois par jour, lui répétoit sans cesse les mêmes questions, exigeoit les plus grands détails.

Lorsqu’il rendoit quelques soins à Caroline, ou bien qu’excédé de fatigue, il prenoit quelques instans de repos, c’étoit toujours les momens où elle venoit auprès de lui, ou le faisoit prier de passer auprès d’elle. On avoit une peine inouie à la retenir loin de la malade, qu’elle tourmentoit sans lui être d’aucun secours ; le comte seul pouvoit l’obtenir. Elle n’étoit tranquille que lorsqu’il causoit avec elle ; et lui, qui n’auroit pas voulu quitter une minute le chevet de Caroline, gémissoit d’y être souvent obligé.

Il supporta tout avec une patience, une fermeté, une douceur, dont lui seul pouvoit être capable, et se trouvoit bien dédommagé de ses peines par le triste bonheur de soigner la plus adorée des femmes.

C’est alors qu’il eut une véritable reconnoissance pour la chanoinesse, de la lui avoir amenée ; car il croyoit que sa maladie avoit une cause bien plus éloignée que l’émotion de cette arrivée, qui pouvoit tout au plus en avoir décidé le moment, mais qu’il attribuoit en entier à sa passion pour Lindorf et au regret de ne pouvoir être à lui. Son goût décidé pour la retraite, son projet d’y passer sa vie : tout le confirmoit dans cette idée… Il relut dix fois la dernière lettre qu’il avoit reçue d’elle, et l’interpréta en entier d’après ce qu’il s’étoit persuadé : pourvu que nous soyons séparés, répétoit-il douloureusement. Chère et cruelle Caroline ! Mais non, c’est moi qui serois le plus cruel, le plus barbare des hommes, si j’élevois plus long-temps une injuste barrière entre deux êtres que je chéris presque également, et que je conduirois au tombeau. Caroline, Lindorf, que ne pouvez-vous m’entendre ! que ne puis-je vous réunir ! Il ne doutoit pas non plus que ce ne fût de Lindorf qu’elle parloit à la troisième personne, en regrettant de n’avoir pu faire son bonheur… Oui, tu le feras, disoit-il. Le mortel que tu préfères doit être souverainement heureux. Ai-je pu jamais me flatter de l’être ? Un vain système m’avoit égaré, et je dois m’en punir. Mais s’il étoit trop tard ? si Caroline nous étoit ravie ? si cette mort qui la menace m’empêchoit de réparer… Il ne pouvoit soutenir cette image déchirante, qui cependant se renouveloit à chaque instant.

Le chambellan, qu’on avoit moins pressé que le médecin, n’arriva que le lendemain au soir ; peut-être même ne seroit-il point venu aussitôt : mais la lettre du comte l’avoit trouvé prêt à partir pour Rindaw. Il ne fit que changer de route pour se rendre à l’invitation de son gendre, dont il étoit loin de soupçonner le motif. C’étoit un des jours de crise de la malade. Son époux ne l’avoit pas quittée, et ne pensoit plus du tout au chambellan, lorsque celui-ci, instruit à demi par les gens, qui lui disent que M. le comte est auprès de sa femme, se précipite dans la chambre, en disant à haute voix : Ma fille, la comtesse de Walstein est ici, et je l’ignore : où est-elle, que je l’embrasse ? Hélas ! monsieur, vous la voyez, lui dit le comte en la lui montrant. Elle étoit mieux ; nous commencions à nous flatter… mais je crains que… En effet, la malade, effrayée de ce bruit, ouvre des yeux étonnés, regarde autour d’elle, se voit dans une chambre inconnue, son père, son mari près d’elle, les reconnoît tous les deux, n’a pas la force de supporter tant d’émotions à la fois, et retombe dans un transport plus alarmant que le premier.

Le médecin arrive, exige que tout le monde sorte. Le comte conduit le chambellan consterné, auprès de la chanoinesse ; mais bientôt, attiré dans la chambre de Caroline, il y retourne, et les laisse ensemble, espérant au moins que le chambellan le débarrasseroit du soin de garder madame de Rindaw. Ce ne fut pas pour long-temps. À peine furent-ils seuls, qu’elle se plaignit amèrement du long mystère qu’on lui avoit fait du mariage de son élève. Le chambellan se plaignit à son tour de ce qu’elle ne l’avoit pas informé de ce voyage. Enfin, de plaintes en plaintes, et de griefs en griefs, ils en vinrent presque aux injures, et parlèrent si haut, que le comte fut obligé d’aller y mettre la paix. Il les trouva tous deux agités de colère, se disant mutuellement les mots les plus piquans, toujours en s’appelant, par habitude, mon cher chambellan et ma chère baronne.

Dans tout autre moment, cette scène auroit amusé le comte ; mais il ne pensa qu’à la faire cesser, et à rétablir la bonne harmonie. Ce ne fut pas sans peine qu’il y parvint ; il fallut même pour cela leur rappeler leurs anciennes amours. À ce souvenir, la chanoinesse s’attendrit. Le chambellan résistoit ; mais le comte ayant placé à propos le mot des obligations qu’il avoit et pouvoit avoir encore à son amie, il fut à son tour si touché de ce motif pour l’avenir, qu’il s’approcha d’elle en la priant d’excuser sa vivacité. Elle lui tendit la main avec dignité et tendresse, en lui disant qu’il abusoit de l’empire qu’il avoit sur elle : il la baisa respectueusement ; la paix fut rétablie, et le comte revint à sa chère malade.

Il est inutile d’entrer dans le détail de tout ce qu’il souffroit pendant ces jours d’incertitude et de douleur. Tout lecteur sensible qui aura bien saisi son caractère, le comprendra facilement. Plus il prenoit sur lui, plus son âme étoit déchirée. Les derniers jours de cette cruelle maladie, il ne lui fut plus possible de s’éloigner un seul instant, ni le jour ni la nuit. Il la passoit sur un fauteuil auprès du lit de Caroline ; et si la nature exigeoit de lui quelques minutes d’un sommeil pénible, il se réveilloit bientôt avec la mortelle crainte de ne plus retrouver celle qui étoit devenue l’unique objet de sa vie.

Enfin, ce treizième jour, annoncé par le médecin comme devant décider de son sort, arriva, et fut très-orageux. Il fallut que le comte en supportât seul tout le poids. Il n’avoit point dit au chambellan, ni à la baronne, que peut-être le soir ils n’auroient plus de fille. Il voulut rester seul cette nuit auprès d’elle.

Qu’ils furent ardens les vœux qu’il adressoit au ciel pour qu’elle lui fût rendue ! Avec quel transport il pressoit contre ses lèvres et serroit contre son cœur cette main foible et brûlante ! Comme ses yeux se remplissoient de larmes en s’arrêtant sur ceux de Caroline, que la fièvre seule animoit encore, et qui peut-être alloient se fermer pour jamais !

Sur le matin, elle eut une crise si violente, qu’elle faillit à y succomber. Le médecin, alarmé, dit qu’à moins d’un miracle, elle ne passeroit pas le jour. Le comte, hors de lui-même, abîmé dans sa douleur, ne pouvant ni soutenir plus long-temps ce triste spectacle, ni s’arracher d’auprès du lit de cette chère mourante, avoit encore la cruelle tâche de préparer le père et l’amie de Caroline à l’affreux événement qui s’approchoit. Il les avoit toujours tellement rassurés, que, loin de le redouter, ils étoient alors dans une sorte de sécurité qui leur auroit rendu ce coup mille fois plus terrible.

Le comte leur avoit promis de passer avant la nuit dans leur appartement. Il sortit donc pour y aller ; mais, effrayé de ce qu’il avoit à leur apprendre, il s’arrêta quelques instans dans l’antichambre pour rassembler et recueillir ses forces. Ah ! pensoit-il, si ce malheureux père sentoit comme moi tout le poids du remords ! si l’idée d’avoir sacrifié sa fille se joignoit à la douleur de la perdre, pourroit-il la supporter ?… Caroline, Caroline ! tes bourreaux pleurent, et tu meurs ! Mais tu ne seras que trop vengée ; et les tourmens que j’éprouve sont bien au-dessus de la mort.

Pendant qu’il hésitoit s’il entreroit, le valet de chambre de Lindorf, qui l’aperçut, vint à lui avec empressement, et lui dit qu’il avoit à lui parler. Il avoit reçu le matin une lettre de son maître, qui l’attendoit à Hambourg, d’où il comptoit s’embarquer pour l’Angleterre. Varner partoit cette nuit même pour le joindre, et n’attendoit plus que les ordres de M. le comte.

Au lieu de lui répondre, le comte le regardoit en silence, avec un air égaré. Enfin, tout à coup, lui ordonnant de l’attendre, il passa dans son cabinet sans savoir lui-même ce qu’il devoit faire. Écrire à Lindorf ! dans quel moment ! et que dois-je lui dire ? Irai-je plonger dans son cœur le poignard qui déchire le mien ? le ferai-je revenir pour le voir expirer de douleur sur le tombeau de celle qu’il adore ? Mais, dit-il en se reprenant, quelle idée vient me frapper tout à coup ? Si Caroline… si c’étoit à l’amour que ce miracle, que je n’ose espérer, étoit réservé ? S’il étoit temps encore ?… si la présence de Lindorf ?… Grand Dieu ! vous m’entendez ; quelques jours de plus, et Caroline peut nous être rendue. — Je ne sais quel rayon d’espoir s’insinua dans son cœur. Il écouta ce qu’il lui dictoit, prit la plume, et écrivit à Lindorf ce peu de mots :

« Partez à l’instant, mon cher Lindorf, et faites la plus grande diligence pour vous rendre ici, où votre présence est absolument nécessaire. Je vous devrai plus que la vie, si vous ne perdez pas une minute, et si votre promptitude a le succès que j’ose espérer. Lindorf, pourquoi nous avoir quittés ? Pourquoi vous défier du cœur de votre ami ? Mais les instans sont précieux, n’en laissez pas écouler un seul avant de vous mettre en route ; je regrette même ceux que j’emploie à vous le demander. Je vous connois, Lindorf ; un seul mot de moi suffisoit… Courez jour et nuit. Si vous ne me rencontrez pas, venez ici en droiture ; si vous me rencontrez, je vous parlerai, et nous ne nous quitterons plus. »

Édouard de Walstein.


Ronebourg.


Le comte porta lui-même ce billet à Varner, en lui ordonnant de partir à l’instant, de ne s’arrêter que pour changer de chevaux, et, sur toutes choses, de se taire absolument sur la maladie et le danger de la comtesse, craignant que cette affreuse nouvelle ne mît Lindorf hors d’état de venir. S’il avoit le malheur de perdre Caroline avant l’arrivée de Lindorf, et de lui survivre, il vouloit le prévenir, aller au-devant de lui, quitter ensemble le théâtre de leur désespoir, et réunir sous un ciel étranger leur douleur et leurs regrets.

Le comte étoit destiné, dans cette journée, aux sensations les plus pénibles. Il alloit rentrer chez Caroline lorsqu’on lui remit un paquet de lettres que son courrier venoit d’apporter de Berlin. Il l’ouvrit machinalement. C’étoient des lettres d’affaires, moins importantes pour lui que la seule qui pût alors l’intéresser. Il les jeta donc dans un tiroir, remettant à les lire à un moment plus tranquille, s’il pouvoit en avoir. Il y en avoit de Berlin et de Pétersbourg. Dans le nombre de ces dernières, il en vit une dont le dessus avoit l’air d’être de la main de Caroline, et ressembloit exactement à celle qu’il en avoit reçue il y avoit peu de temps. Il la prend avec émotion et surprise ; il l’examine, et voit qu’elle lui étoit adressée à Pétersbourg, et qu’on la lui renvoie. Il regarde le cachet, c’étoit bien celui de Caroline. Il le rompt d’une main tremblante, et lit cette lettre qu’on a vue dans le premier volume, cette lettre, écrite dans le premier moment de son désespoir de ne pouvoir être à Lindorf, avant d’avoir lu le cahier, et que, depuis cette lecture, elle s’étoit tant de fois reprochée. Ce n’étoit, hélas ! qu’une confirmation de son malheur et de la haine de Caroline… Mais, grand Dieu, qu’elle étoit cruelle ! et dans quel affreux moment la recevoit-il ! Quelle impression douloureuse et profonde dut lui faire cette phrase : Je crois plus généreux, M. le comte, de vous avouer à présent mes sentimens, que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une malheureuse victime de l’obéissance : ce spectacle n’est pas fait pour votre cœur. Grand Dieu, s’écria le comte, en se précipitant à genoux, en levant au ciel ses mains et la lettre de Caroline, souffrirez-vous qu’elle périsse, cette innocente et malheureuse victime ? Dieu, prenez ma vie, et sauvez la sienne. Il acheva cette lettre cruelle, dont chaque mot enfonçoit le poignard dans son cœur. Que ne l’ai-je reçue plus tôt ! elle seroit libre, heureuse, et je n’aurois pas à trembler pour ses jours !

Quand il eut un peu calmé l’extrême agitation où cette lecture l’avoit mis, il rentra dans la chambre de Caroline, avec l’espoir que des vœux si ardens et si sincères seroient exaucés, que cet objet adoré lui seroit rendu, qu’il pourroit assurer pour jamais son bonheur. Mais quel spectacle s’offre à ses yeux ! La chanoinesse, impatiente de ce que le comte ne venoit point, s’étoit fait conduire dans la chambre de la malade. Elle ne pouvoit la voir ; mais, assise à côté de son lit, elle tenoit une de ses mains, et la conjuroit de lui marquer, soit en lui serrant la sienne, soit en lui disant un mot, qu’elle la reconnoissoit.

Caroline, foible, inanimée, paroissant environnée des ombres de la mort, ne voyoit rien, n’entendoit rien, ne donnoit aucun signe de vie ; et sa malheureuse amie se livroit au désespoir le plus affreux. Leurs femmes, debout de l’autre côté du lit, fondoient en larmes ; quelques pas plus loin, le chambellan, renversé dans un fauteuil, les deux mains sur le visage, étoit absorbé dans sa douleur. Pour la première fois de sa vie, il sentoit que les richesses et les honneurs ne suffisent pas pour être heureux, et se repentoit trop tard de leur avoir sacrifié sa fille. Le médecin, consterné, assis à côté de lui, regardoit cette scène de douleur, paroissoit avoir abandonné Caroline et tout espoir de la rappeler à la vie.

À ce spectacle, à ces différentes attitudes, le comte crut que c’en étoit fait, qu’il avoit tout perdu, et que la plus aimable des femmes n’existoit plus. Toute sa fermeté, toute sa philosophie l’abandonnèrent : un frisson mortel parcourt ses veines et lui fait espérer qu’il va la suivre. Il se précipite sur ce lit de mort, colle sa bouche sur cette bouche glacée, et ne s’aperçoit pas qu’elle respire encore. Ô Caroline, dit-il en se relevant avec fureur, tu vas être vengée. Il alloit sortir dans l’égarement le plus affreux, et qui peut-être l’auroit conduit à terminer ses jours ; mais le chambellan et le médecin l’arrêtèrent. Ce dernier lui jura que la comtesse vivoit encore, et qu’il n’avoit pas même absolument perdu tout espoir. Elle est, lui dit-il, dans un anéantissement, suite naturelle de la crise affreuse qu’elle vient d’essuyer. Ou je me trompe fort, ou cet état de syncope sera suivi d’un sommeil qui décidera de son sort. Si elle se réveille, j’ose presque assurer qu’elle sera hors de tout danger ; mais j’avoue que, vu sa grande foiblesse, ce réveil est incertain.

Ah Dieu ! monsieur, dit le comte en lui saisissant les deux mains, il seroit donc possible… Si elle nous est rendue, ma vie, ma fortune entière suffiront-elles ? — Dans ce moment, M. le comte, mon art est impuissant, et tout secours seroit inutile ; il faut l’abandonner à la nature, à son tempérament, qui doit être bon, puisqu’elle a résisté jusqu’à présent, et aux soins de l’amour, qui seront plus efficaces que les miens… Nous allons vous laisser avec elle. Venez, M. le chambellan ; je vais vous ramener chez vous ; donnez à votre gendre l’exemple du courage. Il alloit l’emmener ; mais une autre scène, une autre émotion les attendoit encore.

On doit être surpris du silence de la chanoinesse pendant que tout ceci se passoit. Hélas, l’infortunée ! soit qu’elle n’eût pu résister à son saisissement, à l’idée d’avoir perdu sa Caroline et de lui survivre, soit que le ciel eût marqué ce moment pour la délivrer de la vie et de ses infirmités, une apoplexie foudroyante, et dont personne ne s’étoit aperçu, venoit de la frapper à l’instant même. On la trouva renversée à demi sur le chevet de Caroline, donnant encore quelques légers signes de vie. On la transporta tout de suite chez elle. Les secours furent prompts, mais inutiles ; elle expira quelques minutes après sans avoir repris connoissance.

Un tel événement étoit bien propre à faire une triste diversion à l’objet dont ils étoient tous occupés. Le comte même oublia quelques instans sa douleur, pour ne penser qu’à celle de Caroline lorsqu’elle ne retrouveroit plus son amie ; puis se rappelant tout à coup le danger où elle étoit elle-même, il envia le sort de la baronne, et la trouva bien heureuse de n’avoir pu survivre à ce qu’elle aimoit.

Le chambellan étoit véritablement atterré, moins du regret d’avoir perdu son ancienne amie, que de la crainte de la suivre bientôt. Il étoit plus âgé qu’elle, et cette mort subite l’avoit tellement frappé, qu’il crut aussi n’avoir plus que quelques instans à vivre. Dans l’espace de dix minutes, voir sa fille expirante, son gendre prêt à se tuer, et son amie rendre le dernier soupir… C’en est assez pour effrayer un vieillard qui tenoit à la vie en proportion de son attachement à ses biens et à ses emplois. — Je sens que je suis très-mal, disoit-il à chaque instant.

Le comte, qui vit bien que le danger n’étoit pas pressant, le recommanda aux soins du médecin, laissa le corps de la chanoinesse à ceux des femmes qu’elle avoit amenées et de ses gens, et après avoir répandu des larmes bien sincères sur celle qui avoit élevé Caroline, et que son amitié pour elle conduisoit au tombeau, il rentra dans la chambre de sa chère mourante, renvoya ceux qu’il y trouva, et s’approcha de son lit avec un saisissement qui lui parut l’avant-coureur de tout ce qu’il avoit à craindre. Elle étoit encore dans un état de stupeur, d’anéantissement si profond, qu’elle ne s’étoit point aperçue de tout le mouvement que la mort de la baronne avoit occasionné autour d’elle. Elle paroissoit plongée dans un sommeil effrayant, même par l’excès de sa tranquillité. Ce n’étoit qu’à un léger soulèvement de poitrine qu’on pouvoit connoître qu’elle existoit encore ; et ce mouvement presque imperceptible, le comte s’imaginoit le voir diminuer à chaque instant. Penché sur les bords de ce lit, des larmes couloient de ses yeux sans qu’il s’en aperçût lui-même. Il passoit à chaque instant ses mains tremblantes, ou sur le sein ou sur la bouche de Caroline, pour s’assurer qu’elle respiroit encore. Il les retiroit avec effroi, les joignoit ensemble, les élevoit au ciel, et disoit avec ardeur à demi-voix : Que ne puis-je mourir pour elle ou avec elle !

D’autres fois fixant ce visage pâle, mais toujours charmant, ces traits qui conservoient encore leur forme enchanteresse, il éprouvoit un sentiment si vif d’amour, de douleur, de regrets, que la plus belle femme, dans la fleur de sa santé, n’en a peut-être jamais inspiré de tels. Ange du ciel, disoit-il alors, en collant sa bouche sur une de ses mains, âme pure, âme céleste, tu ne sauras donc jamais combien tu fus adorée de ce cruel époux qui t’a conduite au tombeau ! Tu meurs sans lui pardonner, sans savoir que tu pouvois encore être heureuse !… Et toi, malheureux Lindorf… où es-tu pendant que ta Caroline expire ? Tu l’aurois rendue à la vie ; et même, en te la donnant, je t’aurois dû plus que la mienne…

Dans d’autres momens, absorbé dans sa douleur, au point d’en perdre presque la raison, il n’avoit aucune idée distincte ; il se levoit, se promenoit dans la chambre avec égarement ; puis, tout à coup se reprochant comme un crime de s’éloigner d’elle une minute, craignant de perdre son dernier soupir, il se rapprochoit avec impétuosité… C’est ainsi que s’écoula la plus cruelle des nuits ; et, malgré tout ce que le comte avoit souffert, elle lui parut bien courte. Les premiers rayons de l’aurore alloient sans doute annoncer cet affreux moment dont il n’osoit plus douter ; l’arrêt du médecin ne lui sortoit pas de l’esprit… Si elle se réveille, elle sera hors de tout danger ; mais ce réveil est incertain ; et cette cruelle incertitude, il n’avoit plus même le bonheur de l’avoir ; toute espérance étoit anéantie. Plus ce sommeil se prolongeoit, plus il étoit convaincu que c’étoit celui de la mort.

Tout à coup il croit entendre que sa respiration se ranime ; il écoute, il s’approche, il n’en peut plus douter. Le mouvement de sa poitrine devient plus fort, plus pressé… Un soupir s’échappe… Ah, sans doute, c’est le dernier ! Le voilà cet instant si redouté. Il pousse un cri inarticulé, se penche sur elle, et la serre avec force dans ses bras comme pour l’arracher à la mort, ou pour expirer avec elle.

Ô douce surprise ! Ce corps inanimé qu’il soulève, se prête à ce mouvement et paroît s’aider ; cette tête penchée se relève doucement ; ces bras étendus s’arrondissent et se croisent l’un sur l’autre ; ces joues, ces lèvres décolorées prennent une foible teinte ; ces yeux qu’il croyoit fermés pour jamais, s’ouvrent à demi ; Caroline enfin est assise. Caroline vit, respire, regarde autour d’elle, cherche à se reconnoître, à rappeler ses idées. Ses regards s’arrêtent long-temps sur le comte, d’abord avec étonnement, mais sans aucun effroi ; puis avec un doux sourire, tel que celui d’un enfant qui se réveille et qui voit auprès de lui sa bonne ou sa maman, elle lui tend une main, qu’il saisit avec transport…

Ah ! ce qu’il éprouvoit ne peut s’exprimer… C’est passer en un instant du comble du malheur à la félicité suprême. À peine peut-il le croire. Son âme entière est dans ses yeux. Il suit, il dévore tous les mouvemens de Caroline ; il presse sa main contre son cœur, contre ses lèvres, tombe à genoux, et dit d’une voix altérée par l’excès de son émotion : Si elle se réveille, elle est hors de tout danger… Ô Caroline ! Ô mon Dieu !… seroit-il vrai qu’elle nous est rendue ! Chère Caroline, un mot, un seul mot ; que j’entende seulement votre voix. Dites ; seroit-il possible que vous eussiez reconnu cet époux, ou plutôt cet ami qui ne veut plus exister que pour vous rendre heureuse ? — Oui, M. le comte, je vous reconnois bien, dit-elle d’une voix foible ; il n’y a que vous au monde capable de tant de soins, d’une bonté, d’une générosité si soutenue… Mais, où sommes-nous ? Je ne puis me rappeler… — Chère Caroline, ne pensez qu’à votre santé ; elle seule doit vous occuper. Soyez tranquille ; vous êtes chez un ami, avec un ami ; mais, de grâce, ne parlez plus, et permettez que j’appelle le médecin.

Il alloit tirer le cordon lorsque Caroline l’arrêta en posant sa main sur son bras. — Encore un seul mot, M. le comte, et je ne dirai plus rien. Je vous promets d’être docile ; mais il faut absolument que je vous demande encore une seule chose… Ma bonne maman, madame de Rindaw, est-elle ici ? est-elle bien ?… Mon Dieu ! que je dois l’avoir inquiétée… Et mon père ? J’ai une idée confuse de l’avoir entrevu il n’y a pas long-temps. — Il est ici ; dans quelques heures vous le reverrez. — Et ma chère baronne ? — Elle nous a quittés. On a craint que sa santé ne souffrît ; nous l’avons engagée… — Ah ! vous avez bien fait ; mais où est-elle ? à Rindaw, j’espère. — Oui sans doute, à Rindaw, dit le comte, en saisissant son idée. Ne craignez rien pour elle ; elle est bien ; elle est heureuse ; elle ignore le danger où vous avez été … Ô Caroline ! ne songez qu’à le faire cesser entièrement ; pensez que le bonheur, que la vie de vos amis en dépendent. Chère Caroline, ce motif ne suffira-t-il pas ?

Un domestique parut. Le comte donna l’ordre d’appeler le médecin, ferma les rideaux du lit, s’assit à côté, ne dit plus rien, et, malgré la joie qui dilatoit son cœur, il s’occupa douloureusement des moyens de préparer Caroline à la mort de son amie, et du chagrin dans lequel elle seroit plongée lorsqu’elle l’apprendroit. Il falloit surtout prolonger son erreur jusqu’à ce qu’elle fût assez forte pour soutenir cette épreuve.

Le médecin ne tarda pas à venir. Il confirma toutes les espérances que ce réveil avoit données… Le pouls, quoique très-foible, étoit excellent ; tous les symptômes fâcheux avoient disparu ; tout annonçoit une convalescence sûre, mais qui demandoit des ménagemens et des soins infinis. Des soins ! dit le comte, avec l’accent du sentiment !… Caroline est si bonne, si généreuse ; elle s’y prêtera, elle sait combien de vies elle conserve en ménageant la sienne ; l’amitié, l’amour : tout ce qui doit faire impression sur cette âme sensible, se réunira pour l’obtenir… — Caroline attendrie voulut répondre, le médecin lui imposa silence. Eh bien, dit-elle doucement en regardant le comte, je ferai tout ce qu’on voudra, et ce sera ma réponse.

Le comte et le médecin sortirent ensemble. Ce dernier insista sur la nécessité de cacher à la malade la mort de son amie : la moindre émotion pouvoit la replonger dans l’état affreux dont elle sortoit. Le comte en frémit, et passa tout de suite chez le chambellan pour se concerter avec lui là-dessus.

Un long sommeil, dont il sortoit à peine, l’avoit un peu rassuré sur sa crainte de mourir, et la nouvelle de la résurrection de sa fille acheva de le consoler tout-à-fait, d’autant plus qu’il espéroit bien qu’elle seroit héritière de la chanoinesse. Le comte, qui redoutoit quelque imprudence de sa part, et qui n’étoit pas fâché de se débarrasser d’un homme dont le caractère égoïste et froid le révoltoit à chaque instant, lui persuada facilement que l’étiquette exigeoit qu’il accompagnât le corps de la baronne qu’on alloit transporter à Rindaw, et qu’il lui rendît les derniers devoirs.

Cette triste cérémonie n’étoit pas fort de son goût ; mais le comte voulant absolument le décider à partir, lui dit que le testament de la baronne étant sans doute en sa faveur, il convenoit qu’il allât s’en assurer, veiller à ses intérêts et prendre possession de cette terre… Cette raison lui parut si forte qu’il ne balança plus, et demanda seulement à voir, avant son départ, madame le comtesse de Walstein, car il n’appeloit plus sa fille autrement. Le comte, au contraire, affectoit de ne la nommer jamais que Caroline. Ils convinrent ensemble qu’on lui diroit que le chambellan alloit à Rindaw apprendre à la baronne l’heureuse nouvelle de sa convalescence, et que de là il lui seroit aisé dans ses lettres de la préparer peu à peu à ce triste événement.

Son père fut donc introduit auprès d’elle. Il lui témoigna à sa manière et son plaisir de la voir en aussi bon état, et celui de la laisser avec son époux, dont elle ne pouvoit trop reconnoître les soins. Il entra là-dessus dans des détails qu’elle ignoroit encore ; et lorsqu’il lui dit que depuis plusieurs nuits le comte ne s’étoit pas déshabillé, et n’avoit point quitté sa chambre, elle versa des larmes de reconnoissance, et, se tournant de son côté d’un air touchant et confus : Ô M. le comte ! lui dit-elle, quelle bonté ! quelle générosité ! qu’auriez-vous donc fait pour une femme… elle s’arrêta, n’osant articuler : Que vous aimeriez ? Le comte l’interpréta différemment, et crut que c’étoit qui vous aimeroit.

Ainsi, ces deux cœurs si bien faits l’un pour l’autre, loin de s’entendre, se préparoient encore bien des tourmens. Toutes les fois que Caroline, inquiète pour la santé du comte, le conjuroit de prendre quelque repos, lui assuroit qu’elle n’avoit besoin de rien, il étoit persuadé qu’elle vouloit l’éloigner ; que ses soins étoient un supplice pour un cœur bon et sensible, qui ne pouvoit plus les payer que par une froide reconnoissance. Cette affreuse idée le faisoit sortir avec un empressement qu’elle attribuoit, à son tour, à l’indifférence. Chacun d’eux, brûlant d’amour, et convaincu de n’être pas aimé, mettoit sur le compte de la seule générosité, et tout au plus de l’amitié, ce qui devoit les éclairer sur leurs vrais sentimens. Mais j’anticipe, revenons au chambellan.

On a pu voir déjà qu’il savoit très-bien altérer la vérité quand son intérêt l’exigeoit ; il joua donc si bien son rôle sur son voyage à Rindaw, que sa fille ne se douta de rien, le remercia mille fois de cette attention pour sa bonne maman, et le conjura de se hâter de partir et d’aller la rassurer.

Elle dit là-dessus des mots si touchans et si déchirans pour ceux qui savoient que cette amie si chère n’existoit plus, que le comte, ne pouvant cacher son émotion, supplia Caroline de ne plus parler, et lui rappela les ordres sévères du médecin. — Eh bien, je me tairai ; mais, mon père, dites-lui bien que c’est pour elle, pour la revoir plus tôt ; que sa Caroline n’aspire qu’à ce bonheur… Dites-lui bien aussi qu’elle soit tranquille, que le plus généreux des hommes…

Il étoit près d’elle, et l’interrompit en portant doucement la main sur sa bouche ; elle faillit la baiser cette main chérie, ses lèvres en firent le mouvement… Je ne sais quelle crainte l’arrêta, ni ce qu’elle éprouva, mais elle eut un léger tremblement dont le comte s’aperçut, et qu’il fut loin d’attribuer à sa véritable cause. Il se hâta d’emmener le chambellan, et le vit monter avec plaisir dans sa chaise de poste. Le cercueil de la chanoinesse le suivit dans la nuit. Sa femme de chambre, les gens qu’elle avoit amenés, d’autres que le comte y joignit, l’escortèrent ; la femme de chambre de Caroline et son laquais restèrent à Ronebourg auprès de leur maîtresse.

Le médecin, qui ne pouvoit s’absenter long-temps de Berlin, vouloit y retourner. À force de prières et de libéralités, le comte obtint de lui de rester encore quelques jours, et de ne quitter sa malade que lorsqu’il n’y auroit plus la moindre apparence de rechute ou de danger. Elle en fut bientôt à ce point. Chaque jour la voyoit renaître. Déjà elle commençoit à se lever, à faire quelques pas appuyée sur le bras du comte. Sa convalescence fut enfin décidée, et le docteur reprit le chemin de la capitale, récompensé au-delà de ses espérances.

Voilà donc le comte seul à Ronebourg avec sa Caroline. Sa Caroline… Étoit-elle à lui ? hélas ! il ne la regardoit plus que comme le dépôt le plus cher et le plus sacré. D’après son billet, il étoit persuadé que Lindorf arriveroit au premier jour ; ne l’auroit-il donc fait revenir que pour le rendre témoin de son union avec celle qu’il adoroit ? Et Caroline, cette sensible Caroline, qu’une passion combattue avoit conduite au bord du tombeau, lui ramèneroit-il l’objet de cette passion, pour en exiger le sacrifice ? Il n’en eut pas même la cruelle pensée. Décidé plus que jamais à tenir le serment qu’il avoit prononcé lorsqu’elle étoit mourante, à rompre le nœud qui l’attachoit à lui, à l’unir à Lindorf, il n’attendoit que son arrivée pour leur apprendre ses intentions généreuses, et le bonheur qu’il leur préparoit. Mais redoutant, même pour Caroline, l’excès de ce bonheur, il vouloit la préparer insensiblement, et surtout cacher avec soin à cette âme sensible et reconnoissante combien il lui en coûtoit de renoncer à elle… Elle croit à présent me devoir la vie, disoit-il, et se sacrifieroit sans balancer à mon bonheur… Non, chère Caroline, non, tu ne seras point appelée à ce cruel sacrifice. C’est moi seul qui dois, qui veux le faire, et tu ne sauras jamais combien il me rend malheureux ; tu ne liras jamais dans ce cœur qui t’adore ; tu ne verras, tu ne soupçonneras que mon amitié : mais si tu m’accordes la tienne, si je fais ton bonheur et celui de Lindorf, serai-je en effet malheureux ?… Ah ! Caroline, Caroline ! toi seule au monde pouvois me faire sentir qu’on peut l’être en remplissant tous ses devoirs… Pour renoncer à toi sans mourir, il ne falloit ni te revoir ni te connoître…

D’après cette résolution, il se forma un plan de conduite dont il se promit de ne point s’écarter jusqu’à l’arrivée de Lindorf. Ne pouvant se reposer sur personne, des soins qu’exigeoit la santé de Caroline, ni se refuser la douceur de les lui rendre, il les continua avec l’attention la plus soutenue ; mais il sut presque toujours éviter d’être seul avec elle. Lorsqu’il s’y trouvoit par hasard, il employoit ces momens, soit à lui faire une lecture agréable, soit à lui jouer de la flûte-traversière, sur laquelle il excelloit. Ces sons pénétroient dans l’âme de Caroline ; ils y portoient un attendrissement dont elle ne cherchoit pas à se défendre.

Dans la convalescence, le cœur est plus foible, plus tendre, plus susceptible d’impressions ; à mesure qu’on renaît, on s’attache aux objets qui nous font aimer la vie ; et chaque jour, chaque instant l’attachoient davantage à cet époux si aimable, si complaisant, si digne d’être adoré. Son goût, ou, si l’on veut, son inclination pour Lindorf, n’avoit fait que développer chez elle une sensibilité, une faculté aimante dont elle éprouve seulement aujourd’hui toute la force. Long-temps caché sous le nom de l’amitié, elle ne s’étoit avoué ce penchant pour Lindorf, qu’au moment où elle avoit cessé de le voir ; elle ne connoissoit de l’amour que la douleur et les remords. À présent, elle sent tout le charme d’un attachement autorisé par le devoir ; elle s’y livre entièrement. Le bonheur et son époux se présentent ensemble à son imagination. Sans doute il m’aime ; il m’a pardonné, disoit-elle ; et elle se faisoit répéter par sa femme de chambre toutes les preuves d’attachement qu’il lui avoit données pendant sa maladie. Ces nuits entières passées au chevet de son lit, son désespoir lorsqu’il crut l’avoir perdue, tout le traçoit en traits de feu dans le cœur de Caroline ; tout concouroit à augmenter un amour qui bientôt ne connut plus de bornes, et qu’elle n’osoit témoigner que sous le nom de reconnoissance.

Attentive aux moindres actions du comte, à tous ses mouvemens, à toutes ses paroles, elle ne fut pas long-temps sans remarquer l’air gêné et contraint qu’il avoit avec elle, son affectation à éviter soigneusement le tête-à-tête, et toute conversation relative à eux-mêmes et à leur position. Dès les commencemens de sa convalescence, il lui avoit dit que son ami Lindorf étoit en voyage, et ne tarderoit pas à revenir, et qu’en attendant il pouvoit disposer de son château.

Caroline, trop foible alors pour entrer dans aucune explication, n’avoit pu entendre ce nom, et surtout ce projet de retour, sans éprouver un sentiment pénible, un trouble qui ne fut que trop remarqué, et qui confirma et les idées et les projets du comte ; de son côté, elle crut voir qu’il l’examinoit, et n’en fut que plus interdite. Combien de fois depuis elle se reprocha de n’avoir pas saisi ce moment pour lui ouvrir son cœur, de n’avoir pas eu la force de lui avouer, et les sentimens qu’elle avoit eus pour Lindorf, et ceux qui leur avoient succédé !

Mais ce secret lui appartenoit-il en entier ? Et quand Lindorf s’éloignoit d’elle, se sacrifioit pour elle, étoit-il permis à Caroline de risquer d’altérer, par un tel aveu, l’amitié que le comte avoit pour lui, de lui ôter un protecteur, un appui, qui pouvoit à la fin se lasser d’un attachement qui lui avoit été si funeste ?…

Ces réflexions n’échappoient pas à Caroline ; d’autres encore s’y joignoient et la retenoient. Comment oser dire, la première, au comte qu’elle l’adore, lorsqu’elle doute qu’elle soit aimée, et que ce doute augmente chaque jour ?… La conduite actuelle du comte démentoit absolument celle qu’il avoit eue pendant sa maladie ; elle ne savoit plus comment expliquer ni l’une ni l’autre ?… S’il ne m’aime pas, pensoit-elle sans cesse, d’où venoit cette crainte mortelle de me perdre, ce désespoir qui faillit lui coûter la vie ? Pourquoi ces transports si doux, si touchans quand je lui fus rendue ?… Je vois encore ces larmes de joie ; j’entends encore ces expressions si vives et si tendres, que l’amour seul peut dicter… Oui, mais pourquoi ne les prononce-t-il plus ? Pourquoi, depuis que je pourrois si bien l’entendre et lui répondre, semble-t-il éviter de me parler, d’être seul avec moi ? Ah ! sans doute, la pitié seule, dans cette âme si généreuse, excitoit ce que j’ai pris pour les transports de l’amour. À mesure qu’elle passe, la haine et le ressentiment reprennent le dessus… Cher comte, cher époux, si tu lisois dans mon cœur, si tu voyois mon amour, mon repentir, tu n’y serois pas insensible ; tu me pardonnerois ; tu m’aimerois peut-être, et nous serions heureux. Alors elle couvroit de baisers et de larmes ce portrait que sa femme de chambre avoit détaché de son cou lorsqu’elle s’évanouit en arrivant à Ronebourg, et caché avec soin, qu’elle redemanda dès qu’elle eut repris la connoissance, et qui devint son bien le plus précieux.

Ne pouvant plus supporter enfin une incertitude aussi cruelle, elle résolut de forcer en quelque sorte le comte à s’expliquer, en lui témoignant le désir de quitter Ronebourg ; et ce désir n’étoit point une feinte. Elle se voyoit avec regret dans un lieu dont tout devoit l’éloigner, et qui lui rappeloit une erreur qu’elle se reprochoit excessivement. Ce que le comte lui avoit dit du prochain retour de son ami l’alarmoit aussi. Elle n’en pouvoit comprendre le motif ; mais, quel qu’il fût, il seroit également affreux pour elle et pour lui de la retrouver à Ronebourg. Elle ignoroit à quel point le comte étoit instruit. Jamais le nom de Lindorf ne sortoit de sa bouche ; il gardoit également le plus profond silence sur lui-même ; il ne lui parloit ni de la lettre qu’il lui avoit écrite, ni de sa réponse, ni de ses projets de voyage, ni du séjour où Caroline devoit habiter dans la suite, de rien enfin de ce qui les regardoit.

Sans cesse occupé de ce qui pouvoit l’amuser et lui plaire, ses soins étoient ceux de l’amour, et son langage celui de l’indifférence. Quelquefois, lorsqu’il lui faisoit une lecture intéressante ou qu’il jouoit sur sa flûte quelque chose d’expressif, ils s’attendrissoient tous les deux jusqu’aux larmes. Dès que le comte voyoit couler celles de Caroline, il se hâtoit de sortir, de se dérober à une émotion dont il n’eût pas été le maître. Il alloit ou s’enfoncer dans l’endroit le plus solitaire du parc, ou s’enfermer dans son cabinet, et là il donnoit un libre essor à sa douleur et aux sentimens qui l’oppressoient.

Heureux Lindorf ! disoit-il, sentiras-tu tout le prix de ton bonheur et du sacrifice que je te fais ? Viens les essuyer ces larmes que ton souvenir fait sans doute couler ; qu’avant d’expirer je voie Caroline heureuse.

Il se reprochoit alors de lui laisser ignorer si long-temps le sort qu’il lui préparoit, de ne pas lui dire : Lindorf, ce Lindorf tant aimé, tant regretté, sera votre époux. Mais pouvoit-il lui donner ce doux espoir avant d’être sûr qu’il seroit réalisé ? Lindorf n’écrivoit point… Si la mort n’avoit épargné Caroline que pour frapper son amant… si Lindorf n’existoit plus… Le sang se glaçoit dans les veines du comte. Dieu, disoit-il, vous avez exaucé mes vœux quand je vous implorois pour Caroline ; écoutez-les encore quand je vous invoque pour mon ami. Qu’il revienne, qu’il soit heureux, que je sois la seule victime !

Une lettre qu’il reçut alors de sa sœur, la jeune comtesse Matilde, vint encore ajouter à son tourment, et lui apprendre qu’elle seroit aussi malheureuse que lui. Nous allons la donner cette lettre si naïve et si touchante, faire partager à nos lecteurs l’attendrissement du comte en la lisant, et les intéresser au sort de cette aimable enfant, qu’on n’a fait qu’entrevoir dans le cahier de Lindorf, et qui par ses grâces, son charmant caractère, et la place qu’elle doit occuper dans la suite de cette histoire, mérite qu’on s’occupe d’elle pendant quelques instans. Voici donc ce que l’aimable petite comtesse écrivoit à son frère.


Dresde, ce 14 novembre 17…


« On m’assure que le meilleur des frères est de retour ; mais je ne puis le croire… Je connois son cœur, il l’eût conduit d’abord auprès de sa pauvre Matilde ; il m’auroit écrit du moins, et sa lettre et la certitude qu’il n’est plus au bout de monde, m’auroient un peu consolée. Ô mon bon frère, combien on m’a chagrinée pendant que vous étiez au fond de cette Russie, que j’ai maudite mille fois ! Qu’auriez-vous dit, si vous n’aviez pas retrouvé votre petite Matilde ? Car, tenez, cher frère, j’aimerois mieux mourir mille fois que de consentir à ce qu’ils veulent. M. Zastrow est beau, il est aimable, il m’adore… voilà ce qu’on me dit du matin jusqu’au soir… Tout cela se peut ; mais qu’est-ce que cela me fait à moi ? Il n’est pas… il n’est pas M. de Lindorf, et c’est n’être rien pour moi… Mon bon ami, mon tendre frère, vous voyez que votre petite sœur sait aimer, sait être constante, et que sa légèreté ne va pas jusqu’à son cœur. Hélas ! elle est bien passée cette gaîté folle dont vous me plaisantiez quand vous vîntes à Dresde, et qui vous fit douter peut-être de mes sentimens. Je l’ai conservée long-temps, parce que la tristesse ne sert à rien, et qu’elle m’ennuie ; d’ailleurs, j’avois pris mon parti. Sûre du cœur de Lindorf, de votre appui et de ma fermeté, il me sembloit que je n’avois rien à craindre : à présent je crains tout, et je n’espère plus qu’en vous seul. M. de Zastrow m’obsède ; ma tante me persécute ; mon ami ne m’écrit plus… et vous aussi, mon frère, m’abandonnerez-vous ? Je me jette dans vos bras ; je vous appelle à mon secours… Venez protéger un amour que vous avez fait naître, et qui ne finira plus qu’avec ma vie. N’est-ce pas à vous aussi que je dois celui de mon cher Lindorf ? Pensez combien de fois vous m’avez dit : Aime Lindorf, ma petite sœur ; aime-le comme moi-même. Oh ! comme j’ai bien obéi ! Oui, je l’aime, non-seulement comme l’ami de mon bon frère, mais comme le seul homme à qui je veuille appartenir, et sans qui la vie m’est insupportable. Je ne puis croire que son silence soit une preuve d’inconstance ou d’oubli ; vous étiez en voyage ; il n’aura su par qui m’envoyer ses lettres. Non, je ne veux pas joindre à tous mes chagrins celui de me défier de lui ; car celui-là, je ne pourrois le supporter.

» Adieu, le plus aimé des frères. Si vous voyiez votre pauvre Matilde, vous ne la reconnoîtriez pas. Je ne ris plus ; je ne chante plus ; je pleure toute la journée, et je crois que bientôt je ne serai plus jolie. Mes joues ne sont plus ces petites pommes d’api que vous aimiez tant à baiser… Venez, venez me rendre tout ce que j’ai perdu : ma gaîté, mon bonheur, mon ami, mes joues, tout reviendra avec ce frère si chéri et si digne de l’être. Ah ! si vous étiez marié, avec quel transport j’irois vivre avec vous et votre femme ! Pourquoi ne l’êtes-vous pas ? Mariez-vous donc bien vite ; vous ferez deux heureuses : elle, et votre Matilde D. W.

» Encore une fois, venez me voir, prendre ma défense, me conserver à votre ami, à celui que vous m’avez choisi, ou je ne réponds pas de ce que je ferai. »

Eh ! grand Dieu, dit le comte en finissant cette lettre, tous les sentimens qui devoient faire les délices de ma vie en deviendront-ils le tourment ? Trompé par la vivacité de sa sœur, par cette gaîté, suite de l’innocence de son âge et de la fermeté de son caractère, il avoit jugé qu’elle aimoit Lindorf foiblement, et que les soins de M. de Zastrow effaceroient bientôt une impression aussi légère. Sa lettre, en lui prouvant la force et la réalité de ses premiers sentimens, déchira l’âme sensible du comte, d’autant plus qu’il avoit à se reprocher, et la connoissance de Lindorf avec sa sœur, et cet attachement si vif qu’elle lui conservoit, et qui ne pouvoit plus que la rendre malheureuse. Il savoit bien qu’il n’avoit qu’à dire un mot pour engager Lindorf à épouser Matilde, et que ce mariage lui assuroit en même temps la possession de Caroline. Lindorf n’avoit rien à lui refuser, et il voyoit Caroline trop pénétrée de tout ce qu’elle lui devoit, pour n’être pas sûr de son aveu, et pour craindre encore sa répugnance. Mais il n’étoit pas dans le caractère du comte, il ne pouvoit pas même entrer dans sa pensée d’abuser des droits que lui donnoit la reconnoissance sur Caroline et sur Lindorf, et d’exiger un tel sacrifice pour assurer son bonheur et celui de sa sœur.

D’ailleurs, un bonheur qui n’auroit pas été partagé ne pouvoit en être un pour lui. Il pensoit de même pour Matilde ; et rien n’auroit pu l’engager à l’unir à quelqu’un dont elle n’auroit pas possédé le cœur en entier. Il résolut donc, sans lui découvrir un secret qui demandoit de trop longs détails, de la préparer doucement à renoncer à Lindorf : et voici ce qu’il lui répondit.


Lettre du comte de Walstein à sa sœur.


Ronebourg.


« Oui, ma chère Matilde, je suis revenu dans ma patrie ; votre frère, votre ami, vous est rendu, et vous savez bien que les sentimens qui l’attachent à vous sont inaltérables ; ils tiennent à son existence. L’amour fraternel, le plus doux et le plus durable des amours, n’est point sujet à des révolutions : tout, entre nous deux, doit l’entretenir, l’augmenter ; et jamais rien ne pourra l’affoiblir. Ces bons amis que la nature nous a donnés doivent avoir la première place dans notre cœur. Je n’aurois pas cru, ma chère Matilde, qu’il fût possible d’ajouter à mon attachement pour vous, que vous eussiez pu m’intéresser davantage ; et cependant votre lettre, vos chagrins, ont produit cet effet. Ce n’est plus un enfant que j’aime, parce qu’elle m’appartenoit et qu’elle étoit aimable ; c’est une amie, une tendre amie dont je partage tous les sentimens, à qui je sais gré de sa confiance, à qui je veux à mon tour donner toute la mienne, et lui demander des conseils et des consolations dont j’ai le même besoin qu’elle. Ô ma chère Matilde, votre frère n’est pas plus heureux que vous ; mais, je ne sais si je me trompe, je crois qu’en nous aidant, en nous soutenant mutuellement, en réunissant notre raison et nos forces, nous pourrons peut-être surmonter le malheur qui nous poursuit, et nous faire une espèce de bonheur, fondé sur l’approbation de nous-mêmes, et sur le sentiment si doux d’avoir contribué à celui de nos amis… Vous ne m’entendez pas encore : eh bien, je vais m’expliquer autant que les bornes d’une lettre pourront le permettre ; je réserverai tous les détails (et j’en aurai beaucoup à vous faire) pour le moment de notre réunion, qui sera peu retardé.

» Ma triste histoire, chère Matilde, a plus de rapport avec la vôtre que vous ne le pensez. J’aime ainsi que vous, et avec d’autant plus de violence, que je suis d’un sexe qui n’a pas comme le vôtre, l’habitude de régler les mouvemens d’une passion impétueuse. La mienne ne connoît presque plus de bornes, et cependant… jugez vous-même si je dois y renoncer. Je n’ai qu’à dire un mot, un seul mot, et l’objet de cette passion est à moi pour toujours ; mais ce mot, pourroit-il faire mon bonheur quand il la rendroit malheureuse ? Son cœur est donné ; elle aime ailleurs ; celui qu’elle aime le mérite et l’adore à son tour. Il dépend de moi, et de moi seul, de les séparer ou de les unir pour toujours. Ô ma chère Matilde, combien la raison et la vertu sont foibles quand le cœur parle et commande ! Imaginez que moi, que votre frère balance encore sur le parti qu’il prendra. Je vous l’ai dit, ma chère amie, j’ai besoin d’être soutenu par votre amitié, par votre fermeté, et peut-être par votre exemple. Dites, que feriez-vous à ma place ? Et, pour mieux décider, pour vous pénétrer davantage de ma situation, supposez que vous y êtes vous-même ; que c’est Lindorf qui aime, qui est aimé, dont le sort est entre mes mains, à qui je puis enlever ou céder l’objet de ma passion et de la sienne. Ah ! j’entends déjà l’arrêt que vous allez prononcer. Je vois ma chère, ma sensible Matilde, me donner l’exemple du courage et de la générosité ; m’assurer qu’elle ne veut point d’un bonheur dont elle jouiroit seule, et qui coûteroit des larmes et des regrets à celui qu’elle aime. Des regrets !! Aimable petite sœur, l’heureux mortel qui te possédera doit être au comble de ses vœux, te donner un cœur tout à toi, et n’avoir rien à regretter ni à désirer. Je ne ferai présent de ma chère Matilde qu’à celui qui saura l’apprécier, et l’aimer uniquement.

» Il me paroît que le baron de Zastrow remplit fort bien cette condition, indispensable pour vous obtenir ; mais il y en a une autre qui ne l’est pas moins, c’est de savoir vous plaire. J’irai dans bien peu de temps voir par moi-même si votre cœur, prévenu, ne le juge pas avec trop de rigueur ; cependant vous convenez qu’il est beau, qu’il est aimable et qu’il vous adore : voilà bien des choses, Matilde, et si vous y joignez encore le plaisir que vous feriez à votre tante… Mais ne vous effrayez pas ; je veux savoir s’il vous mérite, et s’il est vrai que votre cœur se refuse absolument. Dans ce cas-là, vous serez libre, je vous le promets ; aucune puissance sur la terre n’aura le droit de vous contraindre pendant que j’existerai. Rassurez-vous donc, chère Matilde. Si l’amour vous prépare des peines, l’amitié saura les adoucir, et j’attends la même chose de vous. Non, je ne suis point à plaindre, puisqu’il me reste une sœur, une amie. Lindorf est en Angleterre ; n’attendez point de lettre de lui. Il reviendra bientôt ici, je l’espère. D’abord après son retour, je partirai pour Dresde ; j’acheverai de vous ouvrir mon cœur ; je lirai dans le vôtre. Si vous persistez à le refuser à M. de Zastrow, je vous ferai une autre proposition qui vous plaira peut-être mieux ; c’est de venir vivre avec un frère qui vous chérit, jusqu’à ce que vous ayez fait un autre choix. Quelque parti que vous preniez, comptez entièrement sur un ami qui vous est attaché au-delà de toute expression. Adieu, ma bonne et chère Matilde. Je sens déjà que vous pourrez me tenir lieu de tout. Adieu, je suis pour vous le plus tendre des frères.

Édouard de Walstein. »


À cette lettre il en joignit une pour sa tante de Zastrow. Il lui disoit que des raisons l’obligeant à renoncer à ses projets d’union entre sa sœur et M. de Lindorf, il verroit avec plaisir qu’elle pût se décider en faveur du baron de Zastrow ; mais qu’il la conjuroit de ne rien précipiter, de n’user d’aucune violence. Il annonçoit un prochain voyage à Dresde, et supplioit sa tante de ne faire aucune démarche jusqu’alors pour disposer de sa sœur, etc., etc.

Quand ces deux lettres furent parties, le comte, plus tranquille sur le sort de Matilde, s’occupa du plan qu’il s’étoit formé pour lui-même, et pour assurer le bonheur de Caroline.

Il avoit prié le chambellan de se rendre à Ronebourg aussitôt que sa fille seroit instruite de la mort de la baronne. Lindorf ne pouvoit tarder à venir. Le comte résolut de partir pour Berlin dès que son ami seroit arrivé, en prétextant un ordre du roi de le laisser à Ronebourg avec le chambellan et Caroline, d’obtenir du roi la cassation de son mariage, et son consentement pour celui de Lindorf avec Caroline, de leur écrire pour leur apprendre leur bonheur, et de partir pour Dresde sans les revoir.

De Dresde, il vouloit passer en Angleterre avec Matilde, ou sans elle s’il la décidoit à se marier avec M. de Zastrow, et s’y fixer tout-à-fait auprès de ses parens maternels. Il se sentoit bien la force de faire le bonheur de Caroline et de son ami, mais non pas celle d’en être le témoin. Ce plan une fois décidé, lui paroissoit invariable. Hélas ! il ne connoissoit ni l’amour ni ses terribles effets. Plus il cherchoit à combattre la passion qui l’entraînoit malgré lui, plus il enfonçoit le trait dans son cœur. Combien de fois auprès de Caroline, ne pouvant plus résister à tout ce qu’il éprouvoit, fut-il sur le point de tomber à ses pieds, de lui faire l’aveu de son amour, de ses combats, de son désespoir, de réclamer sa générosité, de lui rappeler le nœud sacré qui les unissoit, et les sermens qu’elle avoit prononcés, de tout employer enfin pour obtenir d’elle de les confirmer, et de se donner à l’époux qui l’adoroit ! La fuite seule pouvoit alors le rappeler à lui-même : éloigné d’elle, la vertu, la délicatesse, l’amitié reprenoient bientôt leur empire sur son âme.

Il relisoit alors les trois lettres qu’il avoit reçues d’elle, qui toutes exprimoient le même éloignement pour lui, celle surtout où elle lui parloit avec une si noble franchise, en lui avouant son désir de voir leurs nœuds brisés, et presque celui d’être libre de s’unir à Lindorf. Sans doute à présent elle s’immoleroit à ses devoirs, à sa reconnoissance ; mais il la voyoit également languir et mourir de sa douleur ; il voyoit Lindorf se bannissant pour toujours de sa patrie, traînant dans des climats lointains sa malheureuse existence, privé de son amante et de son ami, sans consolation, sans espoir… Il frémissoit alors ; il détestoit sa foiblesse, renouveloit mille fois le serment de la vaincre ; et, craignant de s’exposer au danger d’y retomber, il se privoit du bonheur de voir Caroline, qui, de son côté, s’affligeoit à l’excès d’une conduite qu’elle regardoit comme une preuve trop sûre d’indifférence.

Dans des momens de dépit et de désespoir, elle se confirmoit dans l’idée de partir, de s’éloigner de lui pour toujours, de retourner à Rindaw. Elle prenoit de nouveau la résolution la plus décidée de le lui demander, de l’exiger même absolument, s’il s’y opposoit. Mais il sera loin de s’y opposer, reprenoit-elle avec douleur ; il saisira avec transport tout ce qui pourra l’éloigner, le séparer de Caroline. Nous séparer… Quoi ! je ne le verrai plus ! je ne l’entendrai plus ! L’instant où je quitterai ce château sera peut-être celui d’une séparation éternelle ; et c’est moi qui le demanderai, qui prononcerai ce fatal arrêt ! Non, jamais je n’en aurai la force ; c’est bien assez de m’y soumettre lorsqu’il aura la cruauté de l’ordonner. Elle en vint cependant bientôt à le désirer, et son amitié pour la chanoinesse l’emporta sur la crainte de quitter son époux.

Le chambellan, ainsi qu’il en étoit convenu avec le comte, cherchoit à préparer sa fille à la mort de son amie. Il supposa d’abord, dans ses premières lettres, qu’elle prenoit des remèdes pour sa vue, et qu’ils la fatiguoient extrêmement. Il écrivit ensuite qu’il étoit décidé qu’elle l’avoit perdue sans retour, et que cet arrêt l’affligeoit au point d’être malade de chagrin.

De ce moment-là, Caroline auroit voulu voler auprès d’elle, la soigner, la consoler ; mais elle étoit trop foible encore pour entreprendre le voyage. Elle lui écrivoit, ainsi qu’à son père, les lettres les plus tendres, les plus touchantes, et se flattoit, d’un courrier à l’autre, d’apprendre qu’elle étoit mieux.

Enfin les lettres du chambellan devinrent si alarmantes, il disoit si positivement qu’il voyoit madame de Rindaw dans le plus grand danger, qu’elle se décida à partir sur-le-champ, et fit prier le comte de passer chez elle. Il la trouva les yeux noyés de pleurs, et se douta bien de ce qui les faisoit couler. — Oh ! M. le comte, lui dit-elle dès qu’il entra, voyez ce que m’écrit mon père ; ma bonne maman est très-mal, plus mal peut-être encore qu’on ne me le dit. De grâce, ayez la bonté de donner les ordres les plus prompts pour mon départ ; je veux aller tout de suite à Rindaw. Ô mon Dieu ! combien je me reproche de n’être pas partie plus tôt ; s’il étoit trop tard, si je ne retrouvois plus la meilleure des amies…

Le comte fut bien aise que cette idée se présentât d’elle-même. L’émotion étoit donnée ; il crut que c’étoit le moment de l’instruire : d’ailleurs, son projet de partir à l’instant même rendoit impossible un plus long déguisement. — Chère Caroline, lui dit-il en s’asseyant auprès d’elle, et lui prenant les mains, au nom du ciel, calmez-vous. Eh, quel reproche auriez-vous à vous faire ? Sortie à peine vous-même de l’état le plus dangereux, pouviez-vous… — Ah ! oui, sans doute, oui, je devois consacrer tout de suite le retour de mes forces à celle qui m’a tenu lieu de la plus tendre mère. Oui, je sens tous mes torts ; heureuse si je puis les réparer ! Elle vouloit se lever, se préparer à partir, le comte la retint encore.

— Un seul moment, Caroline, je vous en conjure, écoutez-moi ; j’ai aussi reçu une lettre de votre père. — Ah ! mon Dieu, reprit-elle en pâlissant et pressentant son malheur, une lettre à vous… expliquez-vous, de grâce. Que vous dit-il ? me cache-t-on quelque chose ?… Ô M. le comte… Et son cœur oppressé ne put résister plus long-temps à l’agitation qu’elle éprouvoit ; les sanglots lui coupèrent la voix. Le silence du comte, son air touché, attendri, quelques expressions vagues qui lui échappèrent enfin, confirmèrent ses soupçons. Elle se livra au désespoir le plus violent.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! répétoit-elle en sanglotant, je le vois bien, je n’ai plus d’amie ; je ne tiens plus à rien dans ce monde. Ma bonne maman n’existe plus, je le vois ; j’ai donc tout perdu ! — Non, non, chère Caroline, il vous reste un ami, qui saura vous prouver combien il vous aime, et à quel point votre bonheur l’intéresse…

Caroline l’aimoit trop elle-même, cet ami, pour être long-temps insensible aux consolations qu’il s’efforçoit de lui donner, et aux nouvelles preuves d’une tendresse dont elle n’osoit plus se flatter. Ses larmes couloient encore abondamment, mais avec moins d’amertume. Dans les plus violens chagrins, une âme sensible et passionnée éprouve même une sorte de douceur à s’affliger avec l’objet aimé, à recevoir les consolations de l’amour.

Elle pleuroit ; mais le comte pleuroit avec elle, partageoit ses sentimens et sa douleur, et leurs cœurs, dans ces momens de tristesse, étoient à l’unisson. Elle perdoit la plus tendre des amies ; mais l’instant où elle apprenoit ce malheur, étoit aussi celui qui lui rendoit l’espoir d’être aimée de l’époux qu’elle adoroit.

Dans ces premiers momens de désespoir, qui rendoient Caroline encore plus intéressante, le comte ne fut pas le maître de réprimer tout ce qu’elle lui faisoit éprouver.

L’état où elle étoit demandoit les soins et les consolations de l’amitié : il croyoit ne pas aller au-delà, et ses expressions et ses regards exprimoient l’amour le plus tendre. Caroline, malgré son chagrin, entrevit enfin l’avenir le plus heureux, et s’affligeoit seulement que son amie n’en fût pas le témoin.

Elle vouloit des détails sur sa mort, sur sa maladie. Le comte, qui n’entendoit rien aux mensonges, la renvoya au chambellan, qui ne tarderoit pas à revenir ; mais pour calmer ses remords sur ce qu’elle avoit trop tardé à la rejoindre, il lui dit qu’elle avoit perdu son amie depuis plusieurs jours, et dans un temps où elle ne pouvoit lui être d’aucun secours. Dès que le chambellan sut que sa fille étoit instruite du fatal événement, il revint à Ronebourg, et lui apprit qu’elle étoit seule héritière de la chanoinesse. Son testament étoit fait depuis qu’elle lui avoit confié son mariage ; et c’étoit à la comtesse de Walstein qu’elle donnoit tous ses biens. Elle laissoit aussi quelque chose au comte, seulement pour lui prouver, disoit-elle, combien son union avec Caroline lui faisoit de plaisir. Elle lui recommandoit, dans les termes les plus touchans, le bonheur de cette élève chérie, et à Caroline celui du meilleur des hommes.

La lecture de ce testament fit verser bien des larmes à Caroline, et le comte en fut aussi très-affecté. Le chambellan seul le lisoit avec satisfaction, et ne comprenoit pas qu’une augmentation de fortune fût un sujet de s’affliger. Hélas ! Caroline ne voyoit dans les bienfaits d’une amie aussi tendre, aussi généreuse, qu’un nouveau motif de la regretter. Le comte, déchiré par mille sentimens contraires, ne pouvoit entendre parler d’une union et d’un bonheur auxquels il alloit renoncer pour jamais.

À cet article, il se jeta aux genoux de Caroline. Oui, lui dit-il avec transport, oui, j’en fais le serment ; Caroline, vous serez heureuse ; vous le serez… Il ne put rien ajouter.

Caroline, émue à l’excès, se pencha sur lui, le releva tendrement, et sentit plus que jamais que ce bonheur qu’il lui promettoit dépendoit de lui seul au monde, et de ses sentimens pour elle. Peut-être, s’ils eussent été seuls, lui eût-elle exprimé tous les siens ; peut-être ce moment auroit-il amené une explication trop retardée ; mais la présence du froid chambellan retint l’effusion de leurs cœurs. Il acheva tranquillement la lecture du testament, qui ne contenoit plus que des legs pour ses gens et pour ses vassaux.

Le comte ne pouvant plus soutenir son émotion ni les pleurs de Caroline, sortit et alla se promener dans le parc, où son agitation le suivit. Il commençoit à n’être plus d’accord avec lui-même, et à se demander quelquefois pourquoi il se condamneroit à un malheur éternel, pourquoi il céderoit celle sur qui il avoit tant de droits, et sans laquelle il ne pouvoit supporter la vie. Elle commence, pensoit-il, à s’accoutumer à moi ; je viens même, je viens de voir dans ses yeux l’expression la plus tendre. Je sais bien que ce n’est et ne peut être que celle de l’amitié, de l’estime, de la reconnoissance ; mais dans une âme comme la sienne, ces sentimens ne peuvent-ils payer et remplacer l’amour ? Me suis-je jamais flatté d’en inspirer d’autres ? ne m’accorde-t-elle pas au-delà de ce que je pouvois espérer ? Oui ; mais si je sais, à n’en pas douter, qu’un autre est l’objet de son amour, que son cœur, que ses affections les plus tendres appartiennent à Lindorf…

Hélas ! savoit-il seulement si Lindorf existoit encore ; s’il n’avoit pas été la victime de cette passion que le comte comprenoit trop bien, pour ne pas tout craindre de ses effets ? Peut-être Lindorf a-t-il succombé à sa douleur ; et les larmes de Caroline, ces larmes qui déchirent déjà le cœur du comte, ne sont que le prélude de celles qu’elle répandra encore. Il frémit d’avoir à lui apprendre peut-être la mort de celui qu’elle aime, d’en être regardé par elle comme la cause, de perdre lui-même l’ami de son cœur. Le silence de Lindorf après le billet qu’il devoit avoir reçu, lui paroît la preuve certaine de ce qu’il craint.

Ces différentes idées le tourmentoient au point d’égarer presque sa raison. Il succomboit sous le poids des sentimens qui l’agitoient et qui se succédoient les uns aux autres ; tantôt désirant avec passion le retour de Lindorf ; tantôt le redoutant plus que la mort ; craignant également ou de le voir arriver, ou d’apprendre qu’il n’existoit plus… Il passa quelques jours dans cet état de trouble et d’anxiété. Cet homme, jusqu’alors si sage, si philosophe, si maître de lui-même, connoît enfin tout l’empire des passions et leur tyrannique pouvoir. Il en est effrayé, jure de nouveau de n’y pas céder, et de se sacrifier sans balancer, s’il en est temps encore, au bonheur de ceux qu’il aime.


fin du second volume.

  1. Il n’avoit pas encore reçu celle que Caroline lui avoit écrite le même jour et adressée à Pétersbourg.
  2. C’est la lettre de Caroline à son père. Voyez page 142.