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Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 10

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Chapitre X

Aventures de Trieste. Je sers bien le tribunal des inquiteurs d’etat de Venise. Mon voyage à Gorice; mon retour à Trieste. Je trouve Irene devenue comedienne, et habile au jeu d’hazard

Les dames de Trieste voulurent alors essayer leur talent en jouant la comedie françoise et elles me chargerent de tout tant pour le choix des pieces, comme pour celui des acteurs, et des actrices, et pour la distribution des roles. Ce fut une besogne qui me couta beaucoup de peines, et ne me produisit pas les plaisirs dont je m’étois flatté. Elles étoient toutes novices dans l’art du théatre, j’ai dû les dresser, aller tous les jours chez toutes pour leur repasser les roles qu’elle devoient aprendre par cœur ; mais n’étant jamais parvenu à les placer dans leur memoire à la perfection j’ai dû m’assujetir à leur servir de souffleur. J’ai alors connu toutes les maledictions de cet emploi. Le souffleur est à la condition la plus dure : les acteurs n’avouent jamais les obligations qu’ils peuvent lui avoir, et l’accusent de n’avoir jamais manqué que par sa faute. Un medecin en Espagne n’est pas mieux traité : si le malade guerit c’est par la protection de quelque saint, et s’il meurt ce sont ses remedes qui l’ont tué. Une negresse qui servoit la plus jolie de mes actrices, pour la quelle j’avois les plus grandes attentions, me dit quelque chose qu’on n’oublie pas facilement. Je ne comprens pas, me dit elle un jour, comment vous pouvez être tant amoureux de ma maitresse tandis qu’elle est blanche comme le diable. Je lui ai demandé si elle n’avoit jamais aimé un blanc, et elle me repondit qu’oui, mais que c’etoit parcequ’elle n’avoir jamais trouvé un negre, au quel elle auroit certainement donné la preference. Quelques mois après, cette affricaine, cedant à mes instances, m’accorda ses faveurs : à cette occasion j’ai connu la fausseté de la sentence qui dit que sublata lucerna nullum discrimen inter féminas. Sublata lucerna on doit s’appercevoir si la belle est noire ou blanche. Les negres sont d’une autre espece, ce n’est pas douteux : ce qu’ils ont de particulier est que la femme, si elle est instruite, elle est maitresse de ne pas concevoir, et même de concevoir à son gré mâle ou femelle. Si mon lecteur ne le croit pas il a raison, car selon notre nature la chose est incroyable ; mais il resteroit persuadé comme moi si je lui en comuniquois la theorie.

Le comte de Rosemberg grand chambelan de l’empereur, depuis fait prince et mort depuis l’année allée vint alors à Trieste pour son plaisir accompagné de l’abbé Casti que j’avois envie de connoitre à cause de plusieurs petits poèmes, dont l’impieté n’avoit pas d’exemple. J’ai connu en lui un ignorant, audacieux, et impudent n’ayant autre talent que celui de posseder la facilité de la versification. Le comte de Rosemberg le conduisoit toujours avec lui parcequ’il en avoit besoin. Il le fesoit rire, et il lui procuroit des filles. La v… dans ce tems là ne lui avoit pas encore rongé l’aluette. On m’a dit qu’aujourd’hui il est declaré poète de l’empereur : cette succession des honore la memoire du grand Metastasio qui n’avoit aucun vice, et toutes les vertus ; Casti n’a aucune vertu, et tous les vices. Pour ce qui regarde son metier il ne possede ni la noblesse de la langue, ni la connoissance du theatre dramatique. Deux ou trois opera comiques qu’il a donnés en font foi : il n’y a que des bouffoneries mal courues, et dans un la calomnie y brille, tant à l’egard du roi Theodore, que de la republique de Venise qu’il met en derision par des mensonges. Dans un autre qu’il appella la grotte de Trofonius il devint le bouffon de tous les gens de lettres fesant etalage d’une erudition baroque qui ne contribue en rien au comique de son drame.

Entre les gens de qualité qui vinrent de Gorice pour être spectateurs de la comedie françoise que l’on donnoit dans la maison du baron de Kinigsprun, dont la charmante femme née comtesse Atmis jouoit les premiers roles j’ai connu un comte Louis Torriano qui eut le talent de me persuader à aller passer avec lui l’automne à une maison de campagne qu’il avoit six milles loin de Gorice. Si j’avois cru à mon genie je n’y serois pas allé. Ce comte n’avoit pas encore trente ans, et étoit garçon. Il n’étoit pas joli de figure ; mais on ne pouvoit pas l’appeller laid ; malgrè sa physionomie patibulaire . On y voyoit la cruauté, la trahison, l’orgueil, et la brutor le paillardise. J’y ai aussi vu la haïne, er la jalousie. Cet affreux melange me força à croire que je me trompois. Une invitation gracieuse ne me paroissoit pas combinable avec les horribles caracteres que sa figure me presentoit aux yeux. M’etant informé de lui avant que de lui promettre d’y aller on ne m’a dit de lui que du bien. On m’a dit qu’il aimoit le beau sexe, et qu’il devenoit feroce quand il s’agissoit de se venger de quelqu’un qui lui auroit fait un affront ; mais n’ayant pas trouvé ces deux qualités indignes d’un gentilhomme je lui ai promis d’y aller. Il me dit qu’il m’attendroit à Gorice le premier de Septembre, et que nous partirions le lendemain pour Spessa : c’étoit le nom de sa terre. J’ai donc pris congé de tout le monde pour un couple de mois, et du comte de Vagensberg qui étoit grievement malade de la maladie qu’on guerit facilement par le mercure, quand le medecin sait l’administrer ; mais qu’elle devient mortelle quand le patient tombe entre mauvaises mains. Le pauvre comte eut ce malheur. Il est mort un mois après mon depart.

Je pars le matin de Trieste, je dine à Proseco, et j’arrive à Gorice de bonne heure à la maison du comte Louis Torriano : il n’y étoit pas ; mais on me laisse decharger mon petit equipage quand je dis que le comte m’avoit invité. Je sors, je vais chez le comte Torres, j’y reste jusqu’a l’heure de souper et après je me rens chez mon nouvel hote. On me dit qu’il étoit allé à la campagne, et qu’il seroit de retour le lendemain. On me dit qu’on avoit transporté ma mâle à l’auberge de la poste, où on avoit ordonné mon souper, et une chambre. Cela me surprend ; mais j’y vais, je me vois mal logé, et mal nourri ; mais n’importe. Je juge qu’il n’avoit pas pu me loger chez lui, et que ne le pouvant pas il n’avoit pas pu faire autrement. Je ne le trouve fautif qu’en ce qu’il ne me l’avoit pas dit. Pouvois-je supposer qu’un seigneur qui a maison n’a pas chez lui une chambre pour un ami ?

Le lendemain matin le comte Louis Torriano vient me voir me remercie de mon exactitude se felicite sur le plaisir qu’il aura de m’avoir en sa compagnie à Spessa, et me dit qu’il étoit seulement faché que nous ne pourions partir que le surlendemain à cause qu’il étoit à la veille de la sentence qu’on devoit prononcer sur un procès qu’il avoit contre un vieux fermier fripon qui l’avoit servi, et qui étant son debiteur non seulement ne vouloit pas le payer, mais il formoit des pretentions. On devoit le lendemain plaider en dernier appel, et faire raison à celui qui l’avoit. J’ai dit au comte que j’irois entendre les avocats, et que ce seroit pour moi une partie de plaisir. Il s’en alla ; non seulement me demandant où je dinois ; mais sans me demander la moindre excuse s’il n’avoit pas pu me loger chez lui. Je pense qu’il se pouvoit que dans son systeme j’eusse tort d’avoir eté chez lui pour m’y loger ainsi de bout en blanc. Il m’avoit invité à la campagne. Je laisse passer tout cela. C’étoit peut etre par un sentiment de delicatesse qu’il ne m’avoit rien dit la dessus, car si j’avois comis une faute, c’eut été à moi à lui en demander excuse.

Je dine tout seul. Je passe l’après diner à faire des visites ; je soupe chez le comte Torres, je parle du plaisir que j’aurois le lendemain entendant l’eloquence des avocats de Gorice ; et Torres me dit qu’il se trouveroit aussi à ce jugement parcequ’il étoit curieux de voir quelle mine feroit Torriano si le paysan gagnoit. Je connois le procès, poursuivit il à me dire, et tout le monde sait que Torriano ne peut perdre à moins que le livre qu’il a presenté, et en vertu du quel le paysan paroit debiteur, ne soit faux. Le paysan à son tour ne peut perdre que les quitances du comte etant la plus grande partie fausses. Le paysan a deja perdu en premiere et seconde instance ; mais il a toujours appellé payant les frais, et notez qu’il est pauvre. S’il perd demain il est non seulement ruiné ; mais condamnable aux galeres ; mais s’il gagne l’epoque sera triste pour Torriano, car ce seroit lui qui pour lors meriteroit la galere avec son avocat qui l’a deja meritée plusieurs fois.

Comme je savois qu’Emmanuel Torres étoit mechante langue, son discours me fit ni chaud ni froid ; mais ma curiosité augmenta. Le lendemain donc je fus à la sale ou j’ai vu les juges, les individus des parties, et les deux avocats. Celui du païsan etoit vieux, et avoit l’air honete. Celui de mon hote avoit l’air d’un affronteur. Le comte son client étoit à son cote, et avoit l’air meprisant, et le sourire de l’orgueilleux, qui par caprice vouloit bien s’abbaisser jusqu’à cimenter sa raison contre un temeraire sur le quel il avoit deja remporté deux victoires. Le paysan étoit là avec sa femme, un fils, et deux filles faites pour gagner tous les procès de la terre. Je m’etonnois que cette famille eut pu perdre deux fois. Ils étoient là tous les quatre pauvrement vetus, tenant leurs yeux contre terre affichant l’état d’opprimeés. Chaqu’avocat pouvoit parler deux heures.

L’avocat appellant ne parla en faveur de son paysan qu’une demie heure. Il l’employa à mettre devant les juges le livre des quitances approuvées par les signatures du comte jusqu’au moment qu’il lui donna son congé parcequ’il n’avoit pas voulu permettre à ses filles d’aller chez lui ; et poursuivant à parler du sang le plus froid, il mit sous les yeux des juges le livre que le comte avoit presenté, et par le quel le paysan devenoit son debiteur, et il demontra toutes les quitances du paysan declarées fausses par des expers jurés. Outre cela il demontra des anacronismes, et des paracronismes de tous cotés, et il finit par dire que son client étoit en état moyennant une procedure criminelle de manifester à la justice les deux faussaires payés par le comte auteurs des infames paperasses ( scartafacci ) que l’avocat son adversaire osoit presenter au magistrat pour induire en erreur sa religion, et miner une honête famille, dont le seul defaut étoit d’être pauvre. Il conclut en demandant remboursement de frais faits, et à faire, et dedommagement pour perte de tems, et de reputation.

La harangue de l’avocat de mon cher comte auroit duré plus de deux heures, si on ne l’avoit obligé à finir. Il n’y a point d’injures qu’il ne vomît contre l’avocat, contre les expers, et contre le pauvre paysan qu’il apostroffa plusieurs fois lui disant qu’il iroit le voir aux galeres, où il ne feroit pitié à personne. Dans ces debats je me serois mortellement ennuyé si j’avois eté aveugle, car mon seul plaisir fut celui de promener mes yeux sur les physionomies des parties, et des assistans. Celle de mon cher hote fut toujours riante, et intrepide.

Nous nous retirames tous dans une sale contigue pour attendre la sentence. Le paysan avec sa famille étoit dans un coin, isolé, affligé, n’ayant aucun flateur soit ami, soit ennemi couvert. Le comte Torriano étoit entouré de douze ou quatorze personnages qui lui disoient qu’il ne pouvoit pas perdre ; mais que si cette extravagances arrivoit il devoit payer ; obligeant cependant le paysan à prouver le crime de faux. J’étois là gardant le silence. Torres qui étoit ennemi juré de la prudence me demanda ce que j’en pensois. Je lui ai repondu que mon cher comte devoit perdre même en ayant raison à cause de l’infame harangue de son avocat.

Un heure après le greffier du magistrat entra avec deux papiers à la main, dont il consigna l’un à l’avocat du païsan, et l’autre au comte Torriano qui après l’avoir lu donna dans un grand eclat de rire. Il le lut à haute voix. On le condamnoit à reconnoitre le paysan pour son crediteur, à payer tous les frais, et à lui donner une année de gages, sauf le droit du paysan d’appeller ad minimum en force d’autres griefs qu’il pourroit reprenter à la justice. L’avocat parut avec l’air triste ; mais Torriano le consola en lui donnant six cequins. Tout le monde partit. Je suis resté avec lui pour lui demander s’il appelleroit à Vienne, et il me repondit que son appellation seroit d’une autre espece. Je n’ai pas voulu savoir d’avantage. Nous partimes de Gorice le lendemain matin. L’hote me donnant mon compte me dit que le comte Torriano lui avoit ordonné de ne pas insister si par exemple je ne voulois pas payer, car il auroit payé pour moi lui même. Cette explication m’a fait rire. Ces trois ou quatre echantillons me convainquirent que j’allois passer six semaines avec un original dangereux.

Nous arrivames à Spessa en moins de deux heures. C’étoit une grande maison sur une petite eminence, qui ne se distinguoit en rien du coté de l’architecture. Nous montames à son appartement meublé ni bien ni mal, et après m’avoir fait voir tous les autres, il me conduisit au mien, qui étoit une chambre rez de chaussée mal meublée, en mauvais air, et pas bien claire. Il me dit que c’etoit la chambre favorite de son pere, qui comme moi aimoit l’étude, et que je pouvois être sûr que j’y jouirois d’une pleine paix, car je ne verrois jamais personne. Nous dinames fort tard, et par consequent ce jour là on ne soupa pas. Je n’ai trouvé ni le manger, ni le vin mauvais ; ni mauvaise la compagnie d’un pretre qui lui servoit de facteur, et que par pacte devoit être son commensal quand il étoit à Spessa. Une chose qui me choqua fut que mangeant fort vite il osa me dire quoiqu’en riant que je mangeois trop lentement. Après diner il me dit qu’il avoit beaucoup à faire, et que nous nous verrions le lendemain.

Je vais aussi dans ma chambre mettre en ordre mes papiers. Je travaillois au second tome des troubles de la Pologne. Sur la brune je sors pour aller demander de la lumiere, et un domestique me porte une chandele. Je trouve cela indigne, car on me devoit des bougies, ou une lampe à l’huile ; mais j’ai la discretion de me taire. Je demande seulement au domestique si quelqu’un d’entr’eux avoit eu ordre de se tenir attentif à mon service : il me repond que le comte ne leur avoit rien dit ; mais que cela alloit sans dire qu’ils seroient à mes ordres toutes les fois que je les appellerois. C’eut été une corvée, car pour les trouver j’aurois dû sortir de la maison, et par la rue, ou par la cour en faire le tour. Je lui demande qui fera ma chambre, et il me dit que ce sera l’affaire de la servante — Elle a donc une autre clef — Il n’y a pas de clef ; mais pour vous y enfermer dans la nuit il y a le verou.

Il me vint alors envie de rire, car absolument cela ne pouvoit pas aller ; mais j’ai la constance de ne rien dire, le laquais part, je m’enferme, et je me mets à mon ouvrage ; mais au bout d’une demie heure il m’arrive le petit malheur d’eteindre la chandele en la mouchant : je ris en jurant, et je me vois obligé de me coucher à l’obscur. Le lit étoit bon ; et ne m’y attendant pas, cela me calme un peu, et je dors parfaitement bien. Le matin, je ne vois personne. Je m’habille, j’enferme mes papiers, et je vais en robe de chambre, et en bonnet de nuit pour donner le bon jour à mon hote. Je le trouve sous le peigne de son second laquais qui lui servoit de valet de chambre. Après lui avoir dit que j’avois bien dormi je lui dis que j’etois allé dejeuner avec lui. Il me repond assez poliment qu’il ne dejeunoit jamais, et de ne pas m’incomoder le matin allant chez lui, car il étoit toujours occupé avec ses païsans qui étoient tous voleurs. Pour votre dejeuner, me dit il, puisque vous dejeunez, je ferai dire au cuisinier de vous faire du caffé quand vous voudrez — Vous aurez aussi la bonté d’ordonner à votre domestique de me donner un coup de peigne après qu’il vous aura servi — Je m’étonne que vous n’ayez pas un domestique à vous — Si j’avois pu deviner que le petit besoin que je peux avoir d’un domestique qui peigne dans un village où il n’y a pas un peruquier, et chez vous, pourroit vous gener, j’en aurois cherché un — Cela ne me genera pas ; mais c’est vous qui souvent pourrez vous impatienter à l’attendre — J’attendrai volontiers. Une chose qui m’est necessaire est une clef à la porte de ma chambre, car j’ai des papiers dont je dois repondre, et que je ne peux pas enfermer dans ma male toutes les fois que j’ai besoin de sortir — Tout est sûr chez moi — Je le suppose ; mais vous sentez qu’il seroit ridicule à moi de pretendre que vous dussiez me repondre d’une lettre qui pourroit me manquer ; cela pourroit me desoler, et certainement je ne vous le dirois pas.

Il me ne repond pas ; et apres y avoir pensé cinq à six minutes il dit à son laquais peruquier de dire au pretre de mettre une serure sur la porte de ma chambre, et de m’en donner la clef. En attendant qu’il pensoit j’observe sur sa table de nuit une bougie avec un eteignoir par dessus, et un livre. Je m’approche de l’endroit, lui demandant, comme je le devois, si je pouvois regarder quelle étoit la lecture qui lui concilioit un bon someil : il me repond avec politesse me priant de ne pas toucher à ce livre. Je me retire promptement, et je lui dis en riant que j’étois sûr que c’étoit un livre de prieres ; mais je lui jure de ne comuniquer mon soupçon à personne. Il me repond, en riant aussi, que j’avois deviné. Je le quite le priant de m’envoyer son laquais quand il l’auroit servi, et une tasse de caffé, ou chocolat, ou un bouillon.

Piqué de ce proceder tout à fait nouveau pour moi, et principalement de la chandele de suif, tandis qu’il avoit de la bougie, je retourne dans mon taudis, et je fais des reflexions serieuses. Mon premier mouvement m’excitoit à m’en aller. Malgrè que je ne fusse le maitre que de quarante à cinquante cequins j’avois autant de cœur que lorsque j’etois riche. Mais j’ai rejeté ce parti, me semblant que je ne pouvois le prendre qu’en lui fesant un affront sanglant. Le seul grand grief étant la chandele, je me determine à demander au laquais s’il n’avoit pas reçu ordre de me porter des bougies : cette demarche m’étoit necessaire, car ce pouvoit être une faute du laquais furlan. C’étoit le même qui vint une heure après me porter une tasse de caffé tout versé dans la tasse, et sucré à sa façon. Je lui dis avec un eclat de rire, car il falloit ou rire, ou la lui jeter au nez, que ce n’étoit pas de cette façon qu’on servoit du caffé ; et je le laisse là, otant mon bonnet pour qu’il me peigne. N’en pouvant plus, je lui demande pourquoi il m’avoit porté du suif, et non pas de la cire. Il me repond modestement, que celui qui tenoit les bougies étoit le pretre, et qu’il ne lui en avoit donné qu’une pour son maitre. Je ne replique pas. Je pense que le vilain pretre peut avoir cru de pecher contre l’economie me donnant de la bougie, ou pensé que cela put m’etre egal. Je decide d’interroger le pretre dans le jour même.

D’abord que je fus vetu, je sors pour aller un peu me promener, et je rencontre le pretre avec un serrurier. Il me dit que n’ayant pas de serrure prête il alloit faire mettre un cadenas sur la porte de ma chambre, dont il me donneroit la petite clef. Je lui repons que c’etoit egal pourvu que je pusse fermer ma chambre, et je retourne avec lui sur mes pas pour être present à l’operation. Tandis que le serrurier marteloit je demande au pretre pourquoi il m’avoit envoyé une chandele, et non pas une, ou deux bougies. Il me repond qu’il n’auroit jamais osé faire cela sans l’ordre exprès de M. le comte — Est ce que cela, lui dis-je, ne va pas sans dire ? — Rien ici ne va sans dire. C’est moi qui achete les bougies, et il me les paye sans crainte de se tromper, car la bougie est sur la carte toutes les fois qu’il lui en faut une autre — Vous pouvez donc me ceder une livre de bougies moyennant que je vous payerai ce qu’elle vous coute ? — C’est le moindre plaisir que je puisse vous faire ; mais je vous avertis que je ne peux me dispenser de dire cela au comte, car vous sentez… — Oui je le sens tres bien ; mais cela m’est egal.

Je lui en ai payé une livre ; et je suis allé me promener après avoir su de lui même qu’on dinoit à une heure. Mais je fus bien surpris lorsqu’entrant à midi et demi l’on m’a dit que le comte etoit à table depuis midi. Ne sachant pas d’où pouvoit deriver cette foule d’impertinences, je me modere encore, et j’entre lui disant que l’abbé m’avoit dit qu’on dinoit à une heure ; il me repond que cela étoit ordinairement ; mais que voulant aller faire des visites aux voisins, et m’y presenter il avoit voulu diner à midi ; mais que je aurois le tems de diner tout de meme, et il ordonne qu’on remettre sur table les plats qu’on avoit deservis. Je ne lui repons pas, et je mange des plats qui etoient sur table me montrant de bonne humeur, et refusant soupe, bouilli, et ragouts qu’on avoit raportés. Il me presse d’en manger, il me dit qu’il attendra ; mais en vain. Je lui repons d’un air serain que je me punissois ainsi quand je cometois la faute de me rendre trop tard à tout diner de seigneur.

Dissimulant cependant toute ma mauvaise humeur je monte en voiture avec lui pour l’accompagner aux visites qu’il vouloit faire. Il me conduisit chez un voisin qui ne demeuroit qu’à une demie heure de chez lui. C’etoit le baron del Mestre, qui demeuroit là toute l’année, qui tenoit une bonne maison, et avoit une nombreuse famille gaye, et fort aimable. Le comte passa là toute la journée remettant à un autre jour les autres visites qu’il vouloit faire, et nous retournames à Spessa, où le pretre une demie heure après me remit l’argent que je lui avois payé pour la livre de bougies. Il me dit que le comte avoit oublié de l’avertir que je devois être servi comme lui même. Bien ou mal, la faute étoit rapetassée ; j’ai fais semblant de prendre cela pour argent comptant. On servit un soupé, comme si on n’avoit pas diné, et mangeant comme quatre tandis que le comte n’a mangé presque rien, je lui ai dit qu’il avoit beaucoup d’esprit.

Le laquais qui me conduisit à ma chambre m’ayant demandé à quelle heure je voulois dejeuner je la lui ai donnée, et il ne m’a pas manqué. Le caffé étoit dans la caffettiere, et le sucre etoit à part. L’autre laquais vint me peigner, la servante vint faire ma chambre, tout étoit changé. J’ai cru de lui avoir apris à vivre, et que je n’aurois plus aucun desagrement ; mais je me trompois. Trois ou quatre jours après, le pretre vint me demander à quelle heure je voulois diner tout seul dans ma chambre — Pourquoi seul dans ma chambre ? — Parceque le comte est parti pour Gorice hyer après souper disant qu’il ne savoit pas quand il reviendroit. Il m’a ordonné de vous faire donner à diner dans votre chambre — Je dinerois à une heure.

On doit être libre ; mais il me sembloit qu’il devoit me dire qu’il alloit à Gorice. Il y est resté huit jours. L’ennui m’auroit desesperé si je ne fusse allé presque tous les jours à pieds passer deux heures chez le baron del Mestre. Point de societé ; le pretre etoit un rustre ignorant, point de jolies païsannes : il me paroissoit impossible de pouvoir avoir la force de passer là encore quatre semaines.

À son retour je lui ai parlé hors des dents. Je lui ai dit que j’étois allé à Spessa avec lui pour lui tenir compagnie, et que voyant qu’il n’en avoit pas besoin je le priois de me reconduire à Gorice la premiere fois qu’il y iroit, et de me laisser là, car j’aimois la societé autant que lui. Il m’assura que cela n’arriveroit plus, et il me dit qu’il y étoit allé parcequ’il étoit amoureux d’une actrice de l’opera bouffon qui s’appelloit Costa. Elle étoit partie de Trieste exprès pour le voir, et le sentiment l’avoit force à passer avec elle tous les huit jours qu’elle étoit restée à Gorice. Outre cela il avoit signé un contrat de mariage avec une demoiselle fille d’un castellan du Frioul venitien qu’il epouseroit dans le carneval prochain. Toutes ces raisons me persuaderent à rester avec cet original.

Tout son bien consistoit en vignes aux raisins blancs : le vin qu’il fesoit étoit excellent ; il lui produisoit à peu près mille cequins de rente, et voulant en depenser deux mille il se ruinoit. Persuadé que tous les paysans le voloient, il rodoit par tout, il entroit dans les chaumieres, et là où il trouvoit quelques grappes de raisin il donnoit des coups de canne à tous ceux qui ne pouvant pas nier de les avoir detachés de ses vignes se mettoient à genoux pour obtenir pardon. Après m’etre trouvé plusieurs fois present à cette cruelle execution, il m’arriva un jour de devoir etre spectateur des coups que deux paysans lui donnerent avec des manches à balai : il prit le parti de se retirer après avoir été rossé d’importance. Il me fit une tres forte querelle sur ce que je ne m’étois tenu que simple spectateur du conflit. Je lui ai prouvé par des raisons palmaires que je ne devois pas m’en mêler premierement parceque c’étoit lui qui ayant été l’agresseur avoit tort, en second lieu parceque je ne savois pas me battre à coup de baton principalement contre des paysans qui plus doctes que moi dans des duels de cette espece auroient pu m’en sangler sur la tête qui m’auroient assommé comme un bœuf. Dans la rage qui lui causoit une contusion sur la figure il me dit que j’étois un grand poltron, et un lache qui ignoroit la loi qu’il falloit defendre l’ami, ou mourir avec lui. À cette sentence je ne lui ai repondu que par un coup d’œil dont il dut comprendre la signification.

Tout le village sut cette affaire : les païsans qui l’avoient battu deserterent : d’abord qu’on sut qu’il vouloit pour l’avenir aller visiter les cabanes avec des pistolets dans la poche, la comunauté s’assembla, et lui deputa deux orateurs qui lui dirent que tous les paysans deserteroient dans la semaine même s’il ne promettoit de ne plus aller ni seul ni en compagnie visiter leurs chaumieres. Dans l’eloquence de ces fiers manans j’ai admiré une raison philosophique que j’ai trouvée sublime, et que le comte trouva bouffone. Ils lui dirent que les paysans avoient le droit de manger une grappe de raisin de la vigne qui n’en auroit produit aucun s’ils ne l’avoient pas cultivée, comme le cuisinier avoit le droit de gouter du ragout qu’il avoit fait dans sa cuisine pour son seigneur avant que de le lui faire servir sur sa table.

La menace de desertion precisement au moment des vendanges épouvanta le brutal. Ils s’en allerent orgueilleux de lui avoir fait entendre raison.

Un dimanche nous allames à la chapelle pour entendre la Messe, et nous trouvames le pretre à l’autel qui avoit deja dit le credo. J’ai vu les yeux du comte etincelans de rage. Après la messe il alla dans la sacristie, et donna trois ou quatre coups de canne au pauvre pretre qui étoit encore en surplis : le pretre lui cracha sur la figure, et à ses cris acoururent quatre ou cinq personnes. Nous partimes. Je lui ai dit que le pretre iroit d’abord à Udine, et qu’il lui feroit une affaire d’une tres cruelle espece ; je l’ai vite persuadé à l’empecher d’y aller, meme employant la force.

Il appella ses domestiques, et il leur ordonna de faire venir le pretre dans sa chambre de gré ou de force. Ils l’y trainerent. Le pretre ecumant de colere, et l’appellant excomunié contagieux lui dit les plus dures verités : il conclut par lui jurer que ni lui, ni aucun pretre celebroit plus dans sa chapelle, et que l’archeveque vengeroit le crime qu’il avoit comis. Le comte le laissa dire, et ne permettant pas qu’il sorte de sa chambre l’obligea à se mettre à table où il eut la foiblesse non seulement de manger, mais de se laisser souler. Cette cochonerie produisit la paix. Le pretre oublia tout.

Quelques jours après deux capucins vinrent lui faire visite à midi. Voyant qu’ils ne s’en alloient pas, et ne voulant pas le leur dire, il fit servir à diner sans faire mettre deux couvers pour eux. Le plus hardi quand il vit qu’il n’y avoit pas question de leur donner à manger, dit au comte qu’ils n’avoient pas diné. Le comte alors lui envoya une assiete pleine de ris : le capucin la refusa lui disant qu’il étoit digne de manger non seulement avec lui, mais avec un monarque. Le comte qui avoit envie de rire lui repondit que leur epithete quiditative étant celle d’indignes, ils n’étoient dignes de rien, et qu’outre cela l’humilité dont ils fesoient profession leur defendoit toute pretention. Le capucin se défendant mal, et le comte ayant raison j’ai cru de devoir l’appuyer. J’ai dit au capucin qu’il devoit avoir honte de vider son institut pechant d’orgueil. Il me repondit par des injures, et le comte ordonna alors qu’on lui portât de ciseaux car il vouloit couper la barbe à ces deux imposteurs. À cette terrible sentence ils prirent la fuite, et nous rimes beaucoup.

Ce fut une plaisanterie, et j’aurois facilement pardonné à cet homme si ses extravagances avoient eté toutes de cette espece ; mais il s’en falloit de beaucoup. Il fesoit un chyle qui l’enrageoit, et dans les heures de la digestion la rage qui le dominoit le forçoit à être feroce, cruel, injuste, sanguinaire. Ses appetits devenoient des fureurs, il mangeoit, et comme c’étoit par rage, il avoit l’air de devorer par haine une becace succulente, dont je louois d’un air voluptueux l’exquise delicatesse. Il me dit un jour en termes clairs et serieux de manger, et de me taire, les louanges que je fesois aux plats qu’on servoit l’impatientant. J’ai cessé de louer, car à la fin je devois me resoudre à partir, ou subir ses lois.

La petite Costa, dont il avoit été amoureux, me dit trois mois après à Trieste qu’elle ne croyoit pas avant d’avoir connu Torriano qu’un homme d’un pareil caractere put exister. Elle me dit que dans l’accouplement amoureux quoique tres fort au combat il enrageoit de ce qu’il ne pouvoit pas parvenir à se procurer le plaisir qui conduit à la crisse attachée à son fin, et qu’il la menaçoit de l’etrangler lorsqu’elle ne pouvoit pas s’empecher de laisser paroitre par des marques exterieures la volupté qui dans la besogne lui inondoit l’ame. Elle plaignoit le sort de celle qu’on lui avoit destinée pour epouse. Mais voici ce qui à la fin me poussa à bout, et me força à m’eloigner de cet animal venimeux.

Dans l’ennui, dans l’oisiveté de Spessa où je n’avois aucun plaisir, j’ai trouvé aimable une pauvre veuve fort jeune ; je lui ai donné de l’argent, des marques des tendres sentimens qu’elle m’inspiroit, et après avoir obtenu de sa complaisance des petits plaisirs, je l’ai persuadée à m’accorder les grands dans ma chambre. Elle venoit à minuit sans être vu de personne, et elle s’en alloit à la pointe du jour par une petite porte qui donnoit dans la rue. C’étoit mon unique soulagement : elle étoit amoureuse, et douce comme un mouton ce qui dans les païsannes du Frioul est fort rare, et je l’avois eue sept ou huit fois. Nous étions tous les deux fort tranquilles sur notre commerce, car nous supposions qu’il devoit être inconnu de tout le monde : nous ne craignions ni maitres, ni jaloux, ni envieux ; mais nous nous trompions.

Sgualda, c’étoit son nom, sortit un beaux matin de mes bras, et après s’être habillée me reveilla comme à l’ordinaire pourque j’allasse fermer la porte par la quelle elle sortoit pour retourner chez elle. J’y vais ; elle s’en va ; mais à peine ai-je fermé la porte, je entens ses cris. J’ouvre, et je vois l’atroce comte Torriano, qui la tenant par la robe de sa main gauche, la batonoit de sa droite. Voir cela, et sauter sur lui fut l’effet d’un instant. Nous tombons tous les deux, lui dessous, moi dessus lui et Sgualda se sauve. En chemise comme j’etois je tenois d’une main son bras au baton, et de l’autre je tachois de l’etrangler. Pour lui avec sa main libre il me tenoit aux cheveux, et se debattoit. Il ne lacha prise que lorsqu’il sentit que je l’etranglois, et dans le moment lui ayant arraché sa canne, et m’etant levé je lui ai sanglé des coups à la tête qu’il fut heureux de pouvoir parer de ses mains prenant la fuite, et se saissisant de pierres dont je n’ai pas attendu les coups. Je rentre, et je m’enferme sans savoir si nous avions été vus, ou non, et je me jette sur le lit tout essoufflé, et faché de n’avoir pas eu la main assez forte pour étrangler ce barbare qu’il me paroissoit de voir determiné à m’assassiner.

Je prens mes pistolets, et je les prepare sur la table apres leur avoir rafraichi le bacinet ; puis je m’habille, et après avoir fermé tout dans ma mâle, je mets mes pistolets dans ma poche, et je sors avec intention d’aller chercher une voiture chez quelque paysan pour retourner d’abord à Gorice. Je prens sans le savoir un chemin qui me fait passer derriere la maison de la pauvre Sgualda ; j’y entre, et je la vois triste, mais tranquille : elle me consola me disant qu’elle n’avoit reçù des coups que sur les epaules qui ne lui avoit fait que peu de mal ; mais elle me dit que la chose deviendroit publique, car deux paysans avoient vu le comte la battre, et m’avoient vu comme elle même m’avoit vu de loin aux prises avec lui. Je lui ai fait present de deux cequins : je l’ai priée de venir me voir à Gorice où je pensois de m’arreter deux ou trois semaines, et de m’aprendre où je pourrois trouver un païsan qui eut une voiture, car je voulois partir d’abord. Sa sœur s’offrit de me conduire à une ferme, où je trouverois voiture, et chevaux, et elle me dit chemin fesant que le comte Torriano étoit ennemi de Sgualda jusque du tems que son mari vivoit parcequ’elle n’avoit jamais voulu de lui.

À la ferme j’ai trouvé ce que je voulois. La voiture étoit une bonne charette, et le païsan me promit de me mettre à Gorice à l’heure de diner. Je lui ai donné un demi ecu des harres, et je suis parti lui disant que j’allois l’attendre. Je vais à la maison du comte, j’entre dans ma chambre et je mets tout ce que j’avois dehors dans un porte manteau. La voiture arrive.

Un domestique du comte vient me dire qu’il me prioit de monter dans sa chambre, où il desiroit de me parler. Je lui écris sur le champ en clair françois qu’après ce qui etoit arrivé entre nous il ne m’étoit plus permis de lui parler que hors de chez lui. Une minute après il entre me disant que si je ne voulois pas lui parler chez lui ; il venoit pour me parler chez moi ; et il ferme ma porte.

Il commence par me dire qu’en partant ainsi de chez lui je le deshonorois, et qu’il ne me laisseroit pas partir — Je suis curieux de voir comme vous vous y prendrez pour me l’empecher, car vous ne me persuaderez jamais à rester ici de bon gre — Je vous empecherai de partir seul, car l’honneur veut que nous partions ensemble — Je vous entens. Allez donc prendre votre epée, ou des pistolets, et nous partirons d’abord armés de pair. Dans ma voiture il y a place pour deux — C’est vous qui devez partir avec moi dans la mienne, après que nous aurons diné ensemble — Vous vous trompez bien fort. Je passerais pour fou allant diner avec vous après que notre vilaine aventure est connue de tout le village, et qu’elle sera demain la fable de toute la ville de Gorice — Je dinerai donc ici avec vous tête à tête, et on dira ce qu’on voudra. Nous partirons après diner. Renvoyez votre voiture, et empechez par là le scandale, car, je vous repete, vous ne partirez pas.

J’ai dû ceder. J’ai renvoyé la voiture, et le malheureux comte resta avec moi en biaisant jusqu’à midi pretendant me convaincre que tout le tort étoit de mon coté, car je n’avois pas le droit de l’empecher de battre une païsanne dans la rue qui au bout du compte ne m’appartenoit par aucun titre. Je lui ai demandé, en riant de la brutalité de son raisonnement, quel droit il croyoit d’avoir de battre dans la rue une personne libre, et comment il pouvoit pretendre que cette personne libre ne trouvat un defenseur dans quelqu’un dont elle pouvoit interesser le cœur, comme cela est arrivé ; et comment il avoit pu se figurer que j’aurois pu souffrir en patience qu’il tuat une fille dans le moment qu’elle venoit de sortir de mes bras, et par cette seule raison. Je lui ai demandé, si je n’aurois pas été un lache, ou un monstre comme lui, si je m’étois tenu indifferent à cette scene. J’ai fini par lui demander si à ma place il n’auroit pas fait comme moi sans meme consulter la raison, quand même il se seroit trouvé vis à vis d’un grand prince.

Peu avant que nous nous missions à table il me dit que cette aventure ne pouvoit faire aucun honneur à celui de nous qui tueroit l’autre, car il ne vouloit se battre qu’à mort. Je lui ai repondu en riant que je ne trouvois pas cela pour ce qui me regardoit, et que s’il trouvoit que la chose etoit ainsi de son coté il étoit le maitre de ne pas faire ce duel, puisque je me trouvois deja satisfait. Pour ce qui concernoit la circonstance de se battre à mort, je lui ai dit que j’esperois de le laisser dans le nombre des vivans malgrè sa fureur, le metant aux abois, et que de son coté il en agiroit comme il lui plairoit. Il me dit que nous irions dans un bois, et qu’il donneroit ordre à son cocher de me conduire où j’ordonnerois si je retournois à la voiture tout seul, et qu’il ne conduiroit avec lui aucun domestique. Après avoir loué sa noble façon de penser je lui ai demandé s’il vouloit se battre à l’epée, ou au pistolet, et il me dit que l’epée suffisoit. Je lui ai promis alors de mettre bas les pistolets que j’avois dans ma poche au moment que nous serions pour partir.

Il me paroissoit impossible de voir ce brutal devenu poli, et raisonnable quand l’idée d’un duel imminent devoit porter le trouble dans son ame, car j’étois sûr qu’un homme de son caractere ne pouvoit pas être brave. Me trouvant avec le plus grand sang froid je me sentois sûr de le terrasser dans l’instant par ma botte droite immancable, et de l’estropier le blessant au genou si il avoit voulu poursuivre. Je pensois en suite de me sauver dans l’etat venitien d’où n’etant point connu j’aurois pu facilement m’evader ; mais il me semblait de prevoir qu’il n’en seroit rien, et que ce duel iroit en fumée comme tant d’autres lorsqu’un des deux heros est poltron. Je prenois le comte pour tel.

Après avoir bien diné nous partimes. Lui sans rien, et moi avec tout mon petit equipage bien lié derriere la voiture. J’avois à sa presence vidé mes pistolets, et il m’avoit fait voir qu’il n’en avoit pas.

Je l’avois entendu ordonner à son cocher de prendre la route de Gorice ; mais je m’attendois toujours à un ordre de tourner à gauche, ou à droite, car nous devions aller nous battre dans un bois. Chemin fesant je me suis toujours gardé de lui faire la moindre interrogation. Je fus au fait quand j’ai vu Gorice, et je me suis mis à rire quand nous y arrivames. Le comte dit au cocher d’aller à l’auberge de la poste, et d’abord que nous y arrivames, il me dit que j’avois eu raison, que nous devions rester bons amis, et que nous devions nous donner parole de ne parler de cette affaire à personne, et de ne faire qu’en rire vis à vis de ceux qui nous en parleroient sans nous soucier de la conter juste à ceux qui en la contant en changeroient les circonstances. Je le lui ai promis : nous nous embrassames, et sa voiture alla le rejoindre après que l’hote Baïlon fit decharger mon equipage.

Le lendemain je suis allé me loger dans une rue tres tranquille pour achever mon second tome des troubles de la Pologne ; mais le tems que j’y ai employé m’a pas empeché de jouir de la vie jusqu’au moment que je me suis determiné de retourner à Trieste, et d’attendre dans cette ville là ma grace des nouveaux inquisiteurs d’état. Restant à Gorice je ne pouvois leur donner aucune marque de mon zele, et j’étois en devoir de veiller à leurs interets, car ils ne me payoient que pour celà. Je me suis arreté à Gorice jusqu’à la fin de l’année 1773. Dans les six semaines que j’y ai passées j’ai eus tous les agremens que je pouvois desirer.

L’affaire que j’avois eue à Spessa étant connue de toute la ville on m’en parla par tout dans les premiers jours ; mais voyant que je ne fesois qu’en rire comme d’une bagatelle qui ne tenoit à rien on cessa en fin de m’en parler, et Louis Torriano me donna des marques d’amitié par tout où il me trouva. Je me suis cependant dispensé toutes les fois qu’il m’invita à diner : c’étoit un homme dangereux qu’il falloit eviter. Il epousa dans le carnaval la demoiselle dont j’ai fait mention ci dessus : il la rendit malheureuse pendant treize, ou quatorze ans, jusqu’a ce qu’il mourut fou, et dans la misere. Ce qui fit mes delices dans ces six semaines fut le comte Francois Charles Coronini, dont je crois aussi d’avoir parlé. Il mourut aussi trois ou quatre ans après d’un abces dans la tête. Un mois avant mourir il m’envoya son testament en vers italiens de huit syllabes que je conserve comme un echantillon de son esprit philosophique, et de la gayeté de son ame. Tout y est comique, et orné de la plus fine plaisanterie. S’il avoit su qu’il devoit mourir quatre semaines après il n’auroit pas pu le faire, car l’idée de la mort ne peut egayer qu’un esprit fou.

Un monsieur Richard Lorrain vint dans ce tems là s’etablir à Gorice. C’étoit un garçon agé de quarante ans, qui après avoir bien servi la cour de Vienne dans des affaires des finances avoit eu la permission de se retirer avec une tres bonne pension. Il étoit bel homme, il avoit l’esprit de la belle, et noble societé, quelqu’acquit en litterature sans ombre de pretention, et il étoit bien reçu, et fêté dans toutes les maisons de Gorice. Je l’ai connu dans la maison du comte Torres qu’il frequentoit plus que toutes les autres à cause de l’esprit de la jeune comtesse que quelque tems après il epousa.

Au commencement d’octobre, comme de coutume etoit entré en exercice dans mon illustre patrie le nouveau conseil de dix : par consequent les nouveaux inquisiteurs d’état avoient remplacés les trois qui avoient regné les douze mois precedens. Mes protecteurs, c’est à dire le procurateur Morosini, le senateur Zaguri, et mon tendre ami Dandolo m’ecrivirent que s’ils ne parvenoient pas à m’obtenir ma grace dans le courant des douze mois dans les quels ils devoient sieger ils n’auroient pu se flatter d’y parvenir plus de toute leur vie, car outre les vertus qui caracterisoient ces nouveaux inquisiteurs, le hazard avoit fait qu’ils les honoroient de leur estime, et de leur amitié. L’inquisiteur d’etat Sagredo étoit ami du procurateur Morosini, l’autre inquisiteur Grimani aimoit mon fidele Dandolo, et Monsieur Zaguri m’assuroit qu’il persuaderoit le troisieme qui par loi devoit etre un des six conseillers qui composent le corps du conseil de dix. Quoiqu’on l’appellat des dix ce puissant conseil etoit composé de dix sept têtes, car le doge etoit maitre de s’y trouver quand bon lui sembloit. Je suis donc retourné à Trieste bien determiné d’employer toutes mes forces pour bien servir le tribunal, et meriter d’obtenir de sa justice la grace que je desirois au bout de dixneuf ans que j’avois passé en parcourrant toute l’Europe. À l’age que j’avois de quarante neuf ans il me paroissoit de ne devoir plus rien esperer de la fortune amie exclusive de la jeunesse, et ennemie declarée de l’age mûr. Il me sembloit qu’à Venise je ne pouvois que vivre heureux sans avoir besoin des faveurs de l’aveugle déesse. Je comptois de pourvoir suffire à moi même tirant parti de mes talens, me sentant sûr de ne plus succomber à aucun malheur, armé, comme j’etois, d’une grande experience, et d’ailleurs desabusé de toutes les vanités qui m’avoient conduit au precipice. Il me sembloit aussi d’être certain que les inquisiteurs d’etat me procureroient dans Venise même quelqu’emploi dont les e…umens[illisible] me seroient tres suffisans à y vivre avec toute l’aisance etant seul sans famille, et disposé à me contenter de posseder ce qui pouvoit m’etre honetement necessaire, me passant volontiers de tout superflu. J’ecrivois l’histoire des troubles de la Pologne, le premier tome etoit deja imprimé, j’etois après le second, et j’avois des matieres suffisantes pour envoyer au public toute l’histoire divisée en sept volumes. Après avoir achevé cet ouvrage je pensois de publier une traduction en stances de l’Iliade d’Homere, et je ne doutois pas qu’après avoir acheves ces ouvrages il ne seroit difficile d’en donner d’autres. Je ne craignois pas à la fin qu’il pourroit m’arriver de m’exposer au risque de mourir de faim dans une ville où cent ressources y fesoient vivre à leur aise de gens qui n’auroient pu vivre nulle part qu’en demandant l’aumone. Je suis donc parti de Gorice le dernier de l’an 1773, et je me suis logé à la grande auberge sur la place de Trieste le premier de l’an 1774.

Je ne pouvois pas desirer de me voir mieux accueilli. Le baron Pittoni, le consul de Venise, tous les conseillers, les negocians, les dames, et tous ceux qui composoient le casin de la ville me revirent en me donnant le plus vives marques du plaisir qu’ils avoient à me revoir. J’y ai passé le carnaval dans la plus grande gayeté, jouissant d’une santé parfaite, sans interromptre l’histoire des troubles de la Pologne, dont j’ai publié le second tome au commencement du careme.

Le premier objet qui m’interessa à Trieste fut la seconde actrice de la troupe de comediens qui y jouoit. Je fus surpris d’y voir cette Irene fille du soit disant comte Rinaldi, dont mon lecteur doit se souvenir. Je l’avois aimée à Milan, je l’avois negligée à Genes à cause de son pere, et je lui avois eté utile à Avignon où je l’avois tirée d’embaras avec l’approbation de Marcoline. Onze ans s’etoient ecoulées sans que j’eusse jamais su ce qu’elle etoit devenue. Je fus surpris de la voir, et en même tems faché, car la voyant encore jolie je prevoyois, qu’elle pourroit de nouveau me plaire, tandis que ne me trouvant pas en état de lui être utile je devois me tenir sur mes gardes. Ne croyant pas de pouvoir me dispenser de lui faire une visite, et tres curieux d’ailleurs de savoir son histoire j’ai paru devant elle le lendemain une heure avant midi.

Elle me recut avec un cri me disant qu’elle m’avoit vu dans le parterre, et qu’elle étoit sure que j’irois la voir. Elle me presenta d’abord son mari qui jouoit les roles de Scapin, et sa fille qui avoit l’age de neuf ans, et du talent pour la danse. Son histoire ne fut pas longue. Dans la même année que je l’avois vue à Avignon elle etoit allée à Turin avec son pere, et etant devenue amoureuse de l’homme qu’elle m’avoit presenté elle avoit quité ses parens pour devenir sa femme, et elle s’etoit faite comédienne comme lui. Elle savoit que son pere etoit mort, et elle ne savoit pas ce que sa mere etoit devenue. Elle me dit qu’elle vivoit fidele au devoir du mariage sans être ridicule sur l’article de ne pas desesperer par la rigueur quelqu’un qui se declareroit son amant, et qui vaudroit la peine d’être ecouté. À Trieste cependant elle m’assura qu’elle n’avoit personne, et que son seul plaisir etoit celui de donner un petit souper à des amis sans que la depense l’incomode, puisqu’elle gagnoit assez fesant une petite banque de Pharaon. C’etoit elle qui tailloit, et elle me pria d’etre quelque fois de sa partie. Je l’ai assurée en la quitant qu’elle me verroit le même jour après la comedie, et que puisque la banque etoit petite, le jeu à Trieste etant defendu je jouerois comme tous les autres à petit jeu.

J’y fus, j’y ai soupé en compagnie d’etourdis jeunes marchands tous amoureux d’elle. Après souper elle fit une petite banque, et nous commençames tous à ponter. Mais ma surprise ne fut pas petite lorsque j’ai connu sans pouvoir en douter qu’elle filoit la carte tres habilement, et toujours à propos. Il me vint envie de rire lorsque je l’ai vue exercer son talent contre moi même. Je n’ai rien dit, et je suis parti avec les autres après voir perdu quelques florins. C’etoit une bagatelle ; mais je n’ai pas voulu qu’Irene me prenne pour dupe. Je l’ai vu le lendemain à une repetition au theatre, et je lui ai fait compliment sur son habilete : elle fit d’abord semblant de ne pas m’entendre, et quand je lui ai dit de quoi il s’agissoit elle osa me dire que je me trompois ; mais lorsque je lui ai dit en lui tournant le dos qu’elle se repentiroit de ne pas vouloir convenir de la chose, elle me dit en riant que c’étoit vrai, et que si je voulois lui dire ce que j’avois perdu elle étoit prêt à me rendre mon argent, et meme à m’interesser dans sa banque sans que personne le sut, son mari excepté. Je lui ai dit que je ne voulois ni l’un ni l’autre, et meme que je ne me trouverois plus present à sa partie ; mais de prendre bien garde à ne pas faire faire des lessives à quelqu’un de ses amis, car on le sauroit, et pour lors on la mettroit à l’amende puisque le jeu etoit rigoureusement defendu. Elle me dit qu’elle le savoit, qu’elle ne tenoit à personne sur la parole, et que tous ces jeunes gens lui avoient promis le secret. Je lui ai dit que je n’irois plus souper avec elle ; mais qu’elle me fora plaisir de venir dejeuner avec moi quand elle en auroit le tems. Elle vint quelques jours après avec sa fille qui me plut, et qui ne me refusa pas des caresses. Un beau matin elle se rencontra avec le baron Pitoni qui aimant autant que moi les petites filles, prit du gout pour celle d’Irene, et pria la mere de lui faire quelques fois le meme honneur qu’elle me fesoit. Je l’ai encouragée à recevoir l’offre, et le baron en devint amoureux. Ce fut un bonheur pour Irene, car vers la fin du carnaval elle fut accusée, et le baron l’auroit abandonnée à la rigueur des lois de la police, si étant devenu son ami, il ne l’eut avertie de cesser de jouer. On n’a pas pu la mettre à l’amende, car quand on est allé pour la surprendre on ne trouva personne.

Au commencement du careme elle partit avec toute la troupe, et trois ans après je l’ai vue à Padoue où j’ai fait avec sa fille une connoissance beaucoup plus tendre.