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Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 9

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Chapitre IX

Pittoni. Zaguri. Procurateur Morosini. Consul de Venise Gorice. Consul de France. Madame Leo. Mon devouement au tribunal des inquisiteurs d’etat. Strasoldo. La Cragnolina. Le General Bourghaus

L’hote vient me demander mon nom, je fais mon accord, je me trouve tres bien logé au second etage, et mon lit est bon. Le lendemain je vais à la poste prendre mes lettres qui m’attendoient depuis un mois. Dans une de M. Dandolo j’en trouve une ouverte du patricien Marco Donà addressée au Baron Pittoni chef de la police, qui me reccomandoit en forts termes. Je me fais conduire à sa maison, je la lui presente en me nommant, et sans la lire il me dit que M. Donà l’avoit prevenu, et que dans toute occasion il auroit pour moi tous les egards. Je vais porter une lettre de Mardoquée au juif Moïse Levi dans la quelle je ne savois pas qu’il y avoit question de moi : par consequent je la laisse dans sa maison à son comptoir. Ce juif Levi homme sage, aimable, et tres à son aise vint chez moi le lendemain pour m’offrir ses services en tout genre. Il me fit lire la lettre : il n’y avoit question que de moi : il lui disoit que si par hazard j’avois besoin d’une centaine de cequins il repondoit pour moi, et qu’il prendroit comme faites à lui meme toutes les politesses qu’il me feroit.

Je me suis trouvé dans l’obligation d’ecrire à Mardoquée une lettre de remerciment la plus ample ; et de lui offrir tout mon credit à Venise s’il en avoit besoin. Quelle difference entre l’acueil froid du baron Pittoni, et celui du Juif Levi ! Ce baron Pittoni qui avoit dix à douze ans moins que moi étoit aimable, plaisant, et il avoit l’esprit orné de litterature, et sans prejugés. Ennemi de toute economie il desaprouvoit la loi du tien, et du mien, il abandonnoit le soin de sa petite maison à son valet de chambre qui le voloit ; mais il ne trouvoit pas cela mauvais, car il le savoit. Il étoit garçon par systeme, grand panegyriste du celibat, galant avec le beau sexe, ami, et protecteur de tous les libertins. Paresseux, et indolent il étoit sujet à des distractions impardonnables qui le tenoient sujet au malheur d’oublier tres souvent des affaires tres importantes quoiqu’essentielles à son office. On disoit qu’il mentoit volontiers, et ce n’etoit pas vrai : il ne disoit pas la verité parceque l’ayant oubliée il ne pouvoit pas la dire. J’ai peint son caractere tel que je l’ai relevé un mois après avoir fait connoissance avec lui. Nous fumes bons amis, et nous le sommes encore.

Après avoir annonce à mes amis de Venise mon arrivée à Trieste j’ai passé huit à dix jours dans ma chambre redigeant tous les memoires que j’avois recueillis à Varsovie concernant tout ce qui étoit arrivé en Pologne depuis la mort d’Elisabeth Petrana. J’ai entrepris l’histoire des troubles jusqu’au demembrement qu’on executoit à l’epoque même dans laquelle j’ecrivois. Cet evenement que j’avois predit, et publié par l’impression lorsque la diete polonaise à l’election du Roi Poniatouski reconnut la Czarine qui vient de mourir pour imperatrice de toutes les Russies, et l’electeur de Brandebourg pour roi de Prusse m’excita à ecrire toute l’histoire jusqu’au demembrement ; mais je n’en ai publié que les trois premiers tomes à cause de la coquinerie de l’imprimeur, qui ne me tint pas les conditions que nous avons stipulées. On me trouvera les quatre autre manuscrits après ma mort, et celui qui s’emparera de mes papiers les donnera au public si l’envie lui enviendra. Cela m’est devenu indifferent comme tant d’autres choses depuis que j’ai vu dans mon siecle l’empire de la sottise parvenu au plus haut degré de puissance.

La Pologne qui n’existe plus aujourd’hui existeroit encore telle qu’elle étoit à la mort d’Auguste III electeur de Saxe sans l’ambition de la famille Czartoryski que le comte de Brühl premier ministre du roi humilia. Auguste Czartoryski palatin de Russie pour se venger perdit sa patrie. La passion aveugla son profond esprit au point qu’il oublia que la force des axiomes, et principalement en politique est invincible. S’étant determiné non seulement à exclure la maison de Saxe de la succession eventuelle au trone de la Pologne ; mais à detroner le monarque regnant, et ayant besoin pour venir à bout de son dessein de se rendre amies la Czarine, et l’electeur de Brandebourg il les fit reconnoitre par la diete la premiere pour imperatrice de toutes les Russies, et le second pour roi de Prusse. Sans cela ces deux souverains parfaitement d’accord entr’eux ne vouloient pas traiter avec la republique. La republique avoit raison de ne pas vouloir leur donner ce titre, puisque c’étoit elle qui possedoit les principales Russies, et c’étoit elle qui etoit roi de Prusse, l’electeur de Brandebourg ne possedant que la Prusse ducale. Le Palatin de Russie Czartoryski aveuglé par le desir de vengeance demontra à la diete que cette reconnoissance devenoit rien d’abord que les souverains n’ambitionnoient que l’honneur du titre, et s’engageoient à ne jamais penser à le realiser. Les souverains dirent qu’ils ne lui demanderoient que le titre ; et la Republique le leur donna, et le palatin de Russie eut le plaisir de voir sur le trone Stanislas Poniatouski fils de Constance sa sœur. J’ai dit alors au palatin même, que le titre accordé leur donnoit un droit réel, et que la promesse de ne jamais s’en servir devenoit nulle, ou illusoire, et qu’ils ne l’auroient pas exigé s’ils n’en eussent vu l’importance. Quoiqu’en riant, car je ne pouvois lui parler de cela qu’un ton de badinage, je lui ai dit cent fois qu’en force de cette reconnoissance l’Europe toute entiere ne pouvoit d’alors en avant regarder la Pologne que comme depositaire des Russies blanche, rouge, et noire, et du royaume de Prusse, et que tout au plus tard les successeurs des reconnus dechargeroient la republique depositaire du fardeau du depot. Ce ne furent pas les successeurs, mais les mêmes souverains qui la demembrerent ; mais non pas en vertu du titre. La politique toujours honête dans les apparences les dispensa d’en faire usage. Les mêmes qui la demembrerent alors se s’approprierent enfin l’année passée. L’autre faute madornale que la Pologne, dont Czartoryski dans ce tems là étoit l’ame, comit, fut de ne pas souvenir de l’apologue de l’homme, et du cheval, sur l’article des protections. La Republique romaine ne devint maitresse de tout le monde alors connu qu’en commençant par proteger tous les royaumes qu’elle s’est appropriés. Ce n’est que par cette raison que tout souverain requis de protection n’hesite pas un seul moment à l’accorder : c’est le premier pas pour devenir le tuteur, et de tuteur le pere, puis le maitre de son cher protegé quand ce ne seroit que pour avoir soin de son heritage. Ce fut par ce moyen là que ma maitresse la republique de Venise devint maitresse du royaume de Chypre que le grand Turc après lui enleva pour devenir le maitre du bon vin qu’on y fait malgrè que l’Alcoran devoit le lui faire hayr. Venise aujourd’hui n’existe plus que par sa honte eternelle.

L’ambition, la vengeance, et la sottise perdirent donc la Pologne ; mais la sottise en premier chef. Cette sottise tres souvent fille de la bonté, et de l’indolence commença à perdre la France à l’avenement au trone du trop malheureux Louis XVI. Tout roi detroné doit avoir eté sot, et tout roi sot doit être detroné, car il n’y a point de nation au monde ayant un roi qui ne l’ait que par force. Par cette raison un roi sot doit avoir un premier ministre homme d’esprit et le rendre tres puissant. Le roi de France perit à cause de sa sottise, et la France sera perdue à cause de la sottise de la nation feroce, folle, ignorante, etourdie par son propre esprit, et toujours fanatique. La maladie qui regne en France actuellement seroit susceptible de guerison dans tout autre pais ; mais en France elle doit la conduire au tombeau, et je n’ai pas assez d’esprit pour devine ce qu’elle deviendra. Les emigrés françois peuvent faire pitié à quelqu’un ; mais pas à moi, puisque je trouve que restant fermes dans le royaume ils auroient pu opposer force à force, et depenser leur argent à faire assassiner les bontefeux sans leur donner le tems d’assassiner la nation. Nous n’avons dans l’histoire aucun exemple d’une assemblée de rustres imbecilles qui aveuglés par leur caractere conçoivent pour possible ce que l’experience de quarante siecles demontre impossible. Un corps acephale ne peut etre que d’une durée temporaire, puisque la raison git dans le cerveau dont le siege est la tête.

Le premier de decembre le baron Pittoni m’envoya son valet de chambre me prier d’aller chez lui où il y avoit quelqu’un qui arrivoit de Venise exprès pour me voir. Fort curieux je m’habille à la hate, et le baron me presente un beau personage de trente cinq à quarante ans elegament vetu, à belle physionomie riante, qui me regarde avec l’air du plus grand interest. Mon cœur me dit, lui dis-je, que Votre Excellence est le seigneur Zaguri, car j’apperçois sur votre belle figure le style de vos lettres — Precisement, mon cher Casanova ; d’abord que mon ami Dandolo m’a dit, il y a trois jours, que vous etes ici, j’ai decidé de venir vous embrasser, et vous faire compliment sur vôtre retour à la patrie, qui se verifiera certainement si non cette année au moins la prochaine, où j’espere de voir elus inquisiteurs d’etat deux hommes, que j’ai quelque fois trouvés non sourds, et parlans. Ce qui doit vous donner une non legere preuve de mon amitié c’est que je suis venu vous voir malgrè qu’etant Avogador actuel la loi ne me permette pas de m’eloigner de la capitale. Nous passerons ensemble les journées d’aujourd’hui, et de demain.

Après lui avoir repondu à l’unisson relevant le grand honneur que me fesoit sa visite j’entens le baron Pittoni qui me demande excuse de n’etre pas allé me voir, m’assurant qu’il l’avoit oublié, et un beau vieux homme qui prie Son Excellence de m’engager à aller diner chez lui avec lui malgrè qu’il n’eut pas l’honneur de me connoitre. Comment ? lui dit M. Zaguri : depuis dix jours que Casanova se trouve dans cette petite ville le consul de Venise ne le connoit pas ? C’est ma faute, lui dis-je alors bien vite. J’ai cru de l’insulter allant lui faire ma reverence, puisque M. le consul pouvoit me regarder comme marchandise de contrebande. Il me repondit avec esprit que depuis ce moment là il ne me regarderoit que comme une marchandise qui n’etoit à Trieste que pour faire la quarantaine avant de retourner à la patrie, et que sa maison me seroit toujours ouverte comme celle du consul de Venise me l’avoit été à Ancone.

Par cette reponse le consul voulut me faire connoitre qu’il savoit toutes mes affaires. Il s’appelloit Marco Monti. C’étoit un homme rempli d’esprit, et d’experience, tres aimable en compagnie, tres plaisant dans ses propos, tres eloquent, contant tout avec grace, et habillant tout de façon à faire rire l’assemblée ayant le talent de ne pas rire lui même de la chose qu’il debitoit, et ridiculisoit à propos.

Ayant un peu moi aussi ce même talent, nous sympatisames dans l’instant devenant rivaux en fait d’anecdotes. Malgrè trente ans qu’il avoit plus que moi je lui tenois agréablement tête, et lorsque nous nous trouvions ensemble aux assemblées on n’avoit plus besoin de jouer pour passer le tems. L’amitie de ce brave homme que j’ai su me captiver me fut fort utile dans les deux ans que j’ai passés là, et j’ai toujours cru qu’il ait beaucoup contribué à me faire obtenir ma grace unique objet de mes vœux dans ce tems là, parceque j’etois attaqué de la maladie que les allemands appellent Heimveh, retour. Les grecs l’appelloient Nostalgia. Sa force est si grande que les Suisses, et les Esclavons en meurent en tres peu de tems. Je n’en serois pas mort peut etre si je l’avois meprisée, et je ne serois pas allé perdre neuf ans dans le sein ingrat de ma maratre.

J’ai donc diné avec M. Zaguri chez le consul en grande compagnie, et le lendemain chez le gouverneur qui étoit un comte d’Auersberg. Cette visite d’un avogador venitien me mit dans une consideration extraordinaire. On ne pouvoit plus me regarder comme un exilé. On me traitoit comme un homme que le gouvernement de Venise meme ne pouvoit pas reclamer, car ne m’etant absenté de la patrie que pour me sauver d’une prison illegale, le gouvernement, dont je n’avois violé aucune loi ne pouvoit pas me considerer comme coupable.

Le surlendemain matin j’ai accompagné M. Zaguri à Gorice, où il s’est arreté trois jours ne pouvant pas refuser les honneurs que la noblesse tres distinguée de cette ville là voulut lui faire. Je fus à part de toutes les politesses qu’on lui fit, et j’ai vu qu’un etranger à Gorice pouvoit y vivre en grande liberte, et jouir de tous les agremens de la societé. J’y ai connu un comte de Cobenzel, qui vit peut être encore, sage, genereux, et homme d’une vaste litterature sans la moindre pretention : il donna un grand diner à M. Zaguri, et ce fut là que j’ai connu quatre dames dignes à tous egards de tous les hommages. J’ai fait connoissance avec le comte Torres, dont le pere lieutenant general au service imperial etoit espagnol. Il s’etoit marié à l’age de soissante ans, et ayant epousé une femme prolifique, et d’esprit il eut cinq enfans tous laids comme lui. Sa fille tres bien elevée, étoit tres aimable malgrè sa laideur, car pour l’esprit, et le caractere elle ressembloit à sa mere. L’ainé qui étoit louche etoit fou à force d’avoir de l’esprit. Libertin, fanfaron, menteur par vice, hardi parleur, mechant, indiscret, on le desiroit dans les compagnies parcequ’il contoit bien, il disoit des bons mots, et il fesoit rire. S’il avoit étudié il auroit eté grand lettré puisqu’il avoit une memoire prodigieuse. Ce fut lui qui garantit en vain le contract que j’ai conchu avec l’imprimeur Valerio Valeri pour publier l’histoire des troubles de la Pologne. J’ai aussi connu dans des deux jours un comte Coronini qui avoit un nom dans le journal des savans pour avoir donné au public des ouvrages en matiere diplomatique écrits par lui en latin. Personne ne les lisoit : on aimoit encore mieux lui accorder gratis la qualité de savant que se donner la peine de les lire.

J’ai connu un jeune gentilhomme Morelli qui avoit écrit l’histoire de Gorice, et qui étoit alors dans le moment d’en publier le premier tome. Il me donna le manuscrit desirant que je le lusse dans mes heures libres à Trieste, et que je corrigeusse ce que je trouvereois à corriger, et je l’ai contenté. Je le lui ai rendu n’y ayant trouvé rien à redire, et moyennant cela je me suis gagné son amitié. Il m’auroit moins aimé si je me fusse donné la peine de lui écrire à part des remarques critiques. J’ai conçu une grande amitié pour le comte François Charles Coronini, qui avoit tous les talens. Il étoit fils unique. Il avoit epousé aux païs bas une femme avec la quelle ne pouvant pas vivre il s’étoit retiré chez lui où il s’amusoit cultivant les petites amourettes, allant à la chasse, et lisant les nouvelles du jour tant litteraires que politiques. Il se moquoit de ceux qui disoient qu’il n’y avoit pas au monde un homme heureux, tandis qu’il l’étoit, et qu’il étoit sûr de l’être puisqu’il le sentoit. Il avoit raison ; mais il est mort d’une aposteme dans la tete à l’age de trente cinq ans. Les douleurs qui l’ont tué l’auront desabusé. Il n’est d’ailleurs pas vrai ni qu’il y ait au monde un homme qui sente heureux dans toutes les heures, ni un autre qui se sente toujours malheureux. Le plus ou le moins de bonheur, ou de malheur ne peut être jugé par aucun, car il est relatif, et il depend du caractere, du temperament, et des circonstances. Il n’est pas non plus vrai que la vertu rende l’homme heureux, car il y a des vertus dont l’exercice doit faire souffrir, et toute souffrance exclut le bonheur.

J’ai accompagné l’adorable Zaguri jusqu’aux confins en compagnie du baron Pittoni, et je suis retourné à Trieste avec lui. L’abbé Pini avocat ecclesiastique tres habile pour defaire des mariages etoit avec l’aimable Venitien qui vint ainsi donner le ton aux proceders que tous les Triestins eurent pour moi jusqu’à mon depart. Pittoni me presenta en trois ou quatre jours à toutes les maisons, et au casin où ne pouvoient aller que les qualifiés de la ville. Ce casin étoit dans l’auberge même où je logeois. Celle qui me parut remarcable fut une venitienne lutherienne fille d’un banquier allemand, et femme de David Piquelin negociant natif de la Suabe établi à Trieste. Pitoni étoit amoureux d’elle, et il le fut toujours jusqu’à sa mort. Il l’aima ainsi douze ans de suite comme Petrarque aima Laure toujours soupirant, esperant toujours, et n’obtenant jamais rien. Cette rare femme qui par son nom de bapteme s’appelloit Zanetta, et dont le mari n’étoit pas jaloux etoit jolie, chantoit tres bien au clavessin s’accompagnant tres bien, et fesoit les honneurs de sa maison on ne pouvoit pas mieux ; mais la douceur de son caractere, et l’egalité de son humeur la distinguoit plus encore que tous les autres dons que la nature, et l’education lui avoit fournis. Je n’ai eu besoin que de trois jours pour connoitre que cette femme étoit inexpugnable, et quoiqu’en vain j’en ai averti le pauvre baron Pittoni, qu’elle distingua toujours de tous les autres qui soupiroient ; mais sans jamais s’eloigner de la fidelité conjugale qu’elle avoit promis à son mari, et beaucoup plus fortement à soi même. Elle ne jouissoit pas d’une bonne santé ; mais on auroit eu de la difficulté à lui croire, si la chose n’eut eté connue de toute la ville. Elle mourut jeune fort tranquillement.

Quelques jours après le depart de Monsieur Zaguri j’ai reçu un billet du consul qui m’avertissoit que M. le Procurateur Morosini etoit arrivé à Trieste pendant la nuit, et logeoit à ma même auberge. Il me le fesoit savoir, me disant que c’étoit le cas de lui faire ma cour si je le connoissois. J’ai su grand gré à mon cher consul de m’avoir donné cet avis, puisque M. de Morosini étoit un grand matador tant à l’egard de son eminente dignité de procurateur de S. Marc comme à cause qu’à son tour il étoit grand sage. Il me connoissoit depuis mon enfance, et mon lecteur peut se souvenir que l’année 1750 il m’avoit presenté à Fontaineblo au marechal de Richelieu lorsque Madame soidisante Querini y étoit pour faire la conquête de Louis XV.

Je me suis donc vite habillé comme si j’avois dû me presenter à un monarque, et je suis allé dans son antichambre me faire annoncer lui fesant savoir qui j’étois sur un billet sortit de la chambre pour me recevoir, et il me temoigna le plaisir qu’il avoit de me voir par les expressions les plus gracieuses.

Quand il sut par quelle raison je demeurois à Trieste, et le desir que j’avois de retourner à la patrie après tant de vicissitudes il m’assura qu’il fera tout ce qui dependra de lui pour m’obtenir cette grace du tribunal redoutable au quel il croyoit qu’un sujet comme moi pouvoit la demander après dixsept ans. Il me remercia du soin que j’avois eu de son neveu à Florence, et il me garda avec lui toute la journée, que j’ai employée à lui conter en detail les principales aventures de ma vie. Enchanté de savoir que M. Zaguri étoit pret à tout faire pour moi, il me dit de lui écrire de se concerter avec lui, et il me recomanda avec le plus grand empressement au consul, qui écrivant continuellement au secretaire du tribunal des inquisiteurs d’etat fut enchanté de pouvoir lui rendre compte des marques de consideration que le procurateur m’avoit données, et de l’obligation où il se trouvoit d’avoir pour moi tous les egards.

Après le depart de M. de Morosini j’ai commencé à jouir de la vie à Trieste comme il falloit pour la rendre durable, et comme elle convenoit à l’economie que je devois observer, car je n’avois de certain que quinze cequins par mois. Je ne jouois donc jamais, et j’allois tous les jours diner au hazard du pot chez ceux qui m’avoient prié une fois pour toujours, et aux quels j’étois sûr de faire plaisir. C’étoit le consul de Venise, celui de France qui étoit un original, mais honete homme, qui avoit un bon cuisinier, chez Pittoni, et chez plusieurs autres ; et pour ce qui regarde le plaisir de l’amour je me le procurois avec des fillettes toutes sans consequence depensant fort peu, et n’exposant ma santé à aucun risque.

Vers la fin du carnaval ce fut à un bal qu’on donna au theatre après la comedie qu’un masque habillé en Arlequin me present son arlequine. Ils me firent des niches, et l’arlequine m’ayant interessé il me vint grande envie de la connoitre. Après bien de rechercher faites inutilement M. de S.t Sauveur consul de France me dit que l’arlequin etoit une demoiselle de condition, et l’arlequine etoit un joli garcon, et que si je voulois il me presenteroit à la famille de l’arlequin qui habillé en fille m’interesseroit beaucoup plus que sa camarade garçon. Dans les niches qu’ils me firent jusqu’à la fin du bal je me suis honetement, et avec decence convaincu que le consul ne m’avoit pas trompé sur le faux arlequin, et devenu curieux de voir sa figure je l’ai sommé de me tenir sa parole le second jour de careme. Ce fut ainsi que j’ai fait connoissance avec Madame Leo, femme d’esprit, qui avoit roti le balai ; mais qui étoit encore aimable. Elle avoit son mari, un fils unique, et six filles toutes assez jolies ; mais celle qui me plut particulierement fut l’Arlequin. Je suis devenu amoureux d’elle ; mais ayant trente ans plus qu’elle, et ayant commencé par ne lui montrer qu’une tendresse de pere, une sentiment de honte tout à fait nouveau dans mon caractere m’empecha de rien faire qui put la convaincre que mon affection étoit celle d’un amant, ainsi je n’ai jamais rien exigé d’elle au de là des bornes qui peuvent être regardées comme les confins qui separent les deux inclinations.

Après Paques de l’année 1773 le gouverneur de Trieste comte d’Aversperg fut appellé à Vienne, et le comte de Vagensberg vint prendre sa place. Sa fille ainée, belle comme un astre, comtesse Lantieri alluma dans mon ame un feu qui m’auroit rendu malheureux si je n’avois pas eu la force de la cacher sous le voile du plus grand respect. J’ai feté l’arrivée du nouveau gouverneur par des vers que j’ai rendu publiques par l’impression, et fesant l’enumeration des merites du pere j’ai celebrées les rares qualités de la fille. Mon hommage leur plut j’ai commencé à leur faire une cour assidue, le comte gouverneur conçut pour moi des sentimens d’amitié, et me les temoigna par des confidences, dont il desiroit que je tirasse parti pour l’avantage de mes propres affaires. Il ne me le disoit pas ; mais il m’étoit facile de deviner son intention.

Le consul m’informa qu’il travailloit en vain depuis quatre ans pour obtenir du gouvernement de Trieste que la Diligence qui alloit une fois par semaine de cette ville à Mestre allongea son voyage d’une seule poste passant par Udine capitale du Friul venitien. Ce passage par Udine seroit, me dit, tres utile au commerce des deux états, et le conseil de Trieste ne vouloit pas y consentir par une raison aussi specieuse qu’impertinente. Les conseillers du commerce de Trieste profonds politiques disoient que si la Republique de Venise desiroit tant la chose, c’etoit une marque evidente qu’elle lui seroit utile, et que lui étant utile elle seroit donc desavantageuse aux triestins. Le consul m’assura que si je pouvois venir à bout de cette affaire je me mettrois si bien dans l’esprit des inquisiteurs d’état que si je n’obtenois pas par ce moyen ma grace, je me rendrois du moins digne de leur consideration, et que je devois m’abandonner à son amitié pour la direction, et pour la tournure qu’il donneroit à mon ouvrage pour m’en faire gagner tout le merite. Je lui ai repondu que j’y penserois.

Je n’ai pas tardé à parler de l’affaire au comte gouverneur, qui la connoissant m’assura qu’il trouvoit l’opinoatreté du conseil de commerce scandaleuse ; mais il m’ajouta qu’il ne savoit qu’y faire, puisque cette resolution ne dependoit pas de lui. Il me dit que le conseiller Rizzi étoit le grand obstiné qui par des paralogismes entrenoit dans la sienne presque toujours l’opinion de tous les autres. Il me conseilla de lui presenter une écriture sur cette matiere dans la quelle traitant l’affaire dans tous les points de vue je demontrerois que la Diligence passant par Udine contribueroit à l’avantage de Trieste en qualité de port franc beaucoup plus qu’à celui d’Udine donc le commerce étoit tres petit. Il me dit qu’il enverroit au conseil l’ecriture sans dire de qui elle lui venoit, et que se montrant convaincu lui même il chargeroit les conseillers opposans de refuter mes raisons par des objections convaincantes, et il m’assura qu’il diroit en plein conseil que si l’affaire ne se concluoit pas il l’enverroit à Vienne avec son avis.

Me voyant alors sûr de mon fait, j’ai fait un écrit au quel on ne pourroit me repondre qu’en biaisant. Le conseil decreta que pour l’avenir la diligence passeroit par Udine allant, et revenant, et ce fut à moi que le comte de Wagensberg remit la copie du decret. Je l’ai d’abord portée au consul, et suivant son conseil j’ai ecrit au secretaire du tribunal que je me croyois heureux d’être reussi à donner au tribunal une marque du zele qui m’animoit pour me rendre utile à ma patrie, et digne d’obtenir la grace de pouvoir y retourner, lorsque Leurs Exc: jugeroient que je serois parvenu à la meriter.

Le gouverneur ne publia le nouveau reglement de la Diligence que huit jours après, de sorte que le gouvernement d’Udine sut par le canal du tribunal que la chose etoit faite avant que la ville de Trieste en fut informée. On crut que le tribunal, qui fait tout en secret en étoit venu à bout à force d’argent. Le secretaire ne me repondit pas, mais il ecrivit au consul une lettre qu’il me montra dans la quelle il lui ordonnoit de me donner une gratification de cent ducats d’argent, ce qui est egal à 400 # monnoye de France. Il lui disoit que c’étoit pour m’encourager, et que je pourrois tout esperer de la clemence du tribunal réussissant dans la grande affaire des armeniens, dont il pouvoit m’informer.

Il me la comuniqua dans un quart d’heure, et j’ai d’abord vu que je n’y reûssirois pas ; mais il ne falloit desesperer de rien.

Quatre moines armeniens avoient deserté du couvent de S. Lazare de Venise las de souffrir la tirannie de leur abbé. Ils avoient des parens fort riches à Costantinople, et se moquant de l’excomunication de leur abbé qui les declara apostats, ils étoient allés à Vienne demander asile, et sureté promettant de devenir utiles à l’état etablissant à leur frais une imprimerie en langue armeniène qui fourniroit des livres à tous les couvens d’Armeniens etablis dans les vastes etats sujets à l’empire Turc. Ils s’engagerent d’employer la somme d’un million de florins dans l’endroit où S. M. I. R. A. leur permettroit de s’etablir tant pour fonder en grand cette imprimerie, comme pour acheter où faire batir une maison où ils demanderoient de vivre en societé quoiqu’acephales. Le gouvernement autrichien non seulement n’hesita pas à leur accorder ce qu’ils demandoient ; mais il leur accorda des privileges. Il s’agissoit de priver la place de Venise de cette branche de commerce pour se l’approprier. Le cabinet de Vienne pensa de les envoyer à Trieste fortement recomandés au gouverneur, et ils y étoient deja depuis six mois. Les inquisiteurs d’état desiroient avec raison de les faire retourner à Venise, et n’ayant pas pu réussir par la voye directe qui étoit celle de faire agir l’abbé qui leur avoit offert des grandes satisfactions, ils employoient tous les moyens secrets pour leur faire naitre des obstacles à Trieste faits pour les en degouter. Le consul me dit sincerement qu’il s’étoit dispensé d’entreprendre cette affaire parcequ’il ne l’avoit pas conçue possible, et il me predit que si je l’entreprenois je perdrois mon tems.

Il étoit certain que dans un fait de cette espece je ne pouvois pas compter sur l’amitié du gouverneur, et que je ne devois pas même lui en parler, ni lui donner motif de croire que je tacherois de detourner les moines du projet qu’ils avoient fait, car outre son devoir, le zele qui l’animoit particulierement à faveur du commerce de Trieste le forçoit à preter la main à l’heureuse resussite du projet de ces moines. Malgrè cela j’ai commencé par faire connoissance avec eux sous le pretexte d’aller voir leurs caracteres armeniens qu’ils avoient deja fait fondre, et des marchandises en pierres fines, et mineraux qui leur etoient arrivées de Constantinople. En huit ou dix jours je leur suis devenu familier. Je leur ai dit un jour que quand ce ne seroit que pour se delivrer de l’excomunication leur honneur exigeoit qu’ils retournassent à l’obedience qu’ils avoient juré à leur abbé. Le plus obstiné d’entr’eux me dit qu’il étoit sûr que leur patriarche les absolvant de l’excomunication leur donneroit un chef, et que plusieurs moines viendroient du levant pour fonder à Trieste un nouveau monastere. Je leur ai un autre jour demandé quelle condition ils exigeroient de leur ancien abbé pour retourner à Venise  ; et le plus raisonnable me dit que la premiere condition seroit que le même abbé retirat des mains du marquis Serpos m/400 ducats qu’il lui avoit donné à quatre pour cent d’interêt.

Ces quatre cent mille ducats fesoient le fond du couvent de S. Lazare oû les Basiliens armeniens étoient établis depuis trois siecles. C’étoit la nation qui avoit fait ce fond ; l’abbé ne pouvoit en disposer pas même avec le consentement de la pluralité de ses moines. Le marquis Serpos venant à faire banque route le couvent seroit resté dans la misere. Il etoit cependant vrai que l’abbé avoit aliené cette somme de son chef.

Le marquis Serpos étoit un marchand Armenien, etabli à Venise, qui fesoit un commerce qui ne consistoit qu’en pierreries : c’étoit l’ami intime de l’abbé.

J’ai demandé alors aux moines quelles seroient les autres conditions, et ils me repondirent qu’elles ne regardoient que la discipline, et qu’il n’y auroit pas des difficultés qu’on ne pourroit applanir ; mais ils me dirent qu’ils les mettroient toutes par écrit lorsque je me serois trouvé en étant de les assurer que Serpos ne seroit plus le maitre de leur fond.

Ce fut ainsi que ma negociation commença : j’ai écrit tout, j’ai donné au consul ma relation qu’il envoya au tribunal, et six semaines après j’ai reçu la reponse que l’abbé trouveroit le moyen de deposer en banque la somme en question ; mais qu’il vouloit auparavant savoir en quoi consistoient en details les reglemens de discipline.

Quand j’ai lu cette alternative qui s’opposoit directement à ce que j’avois écrit, car les parties se croisoient, je me suis determiné à abandonner cette affaire. Mais ce qui me poussa à m’en debarasser bien vite furent quatre mots que le comte Wagensberg me dit. Il me fit comprendre qu’il savoit que je voulois reconcilier les moines avec leur abbé, et que cela lui fesoit de la peine, car je ne pouvois reussir qu’en fesant du mal au païs dans le quel j’étois, et du quel je devois être ami, car on me regardoit comme tel. Je n’ai pas hesité alors à lui dire avec toute la sincerité tout l’état de l’affaire, l’assurant que je n’aurois jamais entrepris cette negociation, si je n’avois eté sûr en moi même de ne jamais reussir, car j’étois informé de Venise meme à ne pas pouvoir en douter que le marquis Serpos etoit dans l’impossibilité absolue de rendre à l’abbé les m/400 ducats. Il conçut la chose. Les armeniens acheterent pour m/30 florins la maison du conseiller Rizzi, et allerent y habiter : j’allois les voir de tems en tems sans leur plus parler de retourner à Venise. Mais voici la derniere preuve d’amitié que le comte de Wagensberg me donna, car il est mort dans l’automne à l’age de cinquante ans.

Un beau matin il s’arreta, après avoir lu un long cahier qu’il venoit de recevoir de Vienne, et il me dit qu’il étoit faché que je n’entendisse l’allemand, car il me le donneroit à lire. Voila, me dit il, de quoi il s’agit, et de quoi vous faire honneur avec votre patrie sans risquer de deplaire à ceux qui par état sont obligés de prouver à notre commerce tous les avantages possibles. Je vais vous confier une chose que vous ne devez jamais dire d’avoir su de moi même ; mais dont vous pouvez tirer grand parti soit que vous reussissiez, soit que vos demarches soit vaines, car on rendra justice à votre patriotisme, et on vous saura gré de la diligence avec la quelle vous l’aurez comuniquée, et on vous tiendra compte de l’adresse avec la quelle vous l’aurez decouverte. Vous n’aurez cependant pas besoin de dire comment vous avez penetrée l’affaire. Dites seulement que vous ne le comuniqueriez pas si vous n’en étiez sûr.

Toutes les marchandises, poursuivit il à me dire, qu’on envoye de chez nous dans la Lombardie passent par l’etat venitien, et par Venise même où après avoir été à la douane elles sont placées dans des magazins comme marchandises de passage. Cela fut toujours comme cela, cela est à present, et cela pourra être à l’avenir aussi, si le gouvernement venitien se determinera à diminuer au moins de la moitié ce qu’il nous fait payer pour l’entrepot de nos dennées. Le quatre pour cent qu’elle nous fait payer est trop. On a donné un projet à la cour, qui l’a d’abord approuvé, et voila l’ordre que j’ai reçu de le mettre en execution sans même avertir d’avance le gouvernement venitien, car l’operation n’est pas d’une nature que nous nous croyons en devoir en qualité d’amis de la comuniquer avant de la mettre en execution. S’agissant d’un passage tout état est libre : s’il fait passer il payer : s’il ne fait pas passer, l’endroit qu’il ne touche pas ne peut lui rien demander, ni se plaindre s’il fait passer par un autre endroit. C’est le cas. Tout ce que nous ferons aller à l’avenir dans la Lombardie ne passera plus par l’état de Venise. On embarquera tout ici, et on ira debarquer à la Mezzola. Cet endroit qui appartient au duc de Modene est vis à vis de nous. On traverse le golphe dans une nuit, et nos marchandises seront placées là dans des magazins qu’on construira d’abord. Vous voyez que nous abregeons le voyage plus que de la moitié, et que l’état de Modene n’exigera que le petit droit de peage, qui ne fait pas le quart de ce que nous payons aux venitiens. Ajoutez à cela la diminution de depense en voiture, et le tems aussi que nous gagnons. Je suis sûr que si la republique fait dire au ministre des finances, ou au conseil de commerce à Vienne qu’elle est prête à diminuer de moitié le droit qu’elle exige on embrassera son offre, car ces nouveautés sont toujours embarassantes, exigent des depenses extraordinaires, et sont sujetes à des desordres à cause des evenemens qu’on ne prevoit pas. Je ne porterai au conseil cette affaire que dans trois ou quatre jours car rien ne presse ; mais c’est vous qui devez vous presser, car d’abord que je publie la chose le gouvernement de Venise en sera dans l’instant informé par votre consul, et tout le corps des marchands par leurs correspondans. Je vint de suspendre l’operation precisement lorsque je serois dans le moment de l’entamer.

J’ai dans l’instant senti tout le merite que je pouvois me faire en fesant parvenir d’abord cette nouveauté aux inquisiteurs d’etat. La marotte du tribunal est celle d’etonner en se montrant informé de tout avant quiquecesoit par des moyens toujours imcomprehensibles. Après avoir fait à S. E. tous les remercimens que je lui devois je lui ai dit que j’allois écrire le rapport que je voulois d’abord envoyer par exprès aux inquisiteurs d’état après le leur avoir fait lire. Il me dit qu’il seroit charmé de le lire, et j’en fus bien aise.

Je n’ai pas diné ce jour là. En quatre ou cinq heures j’ai tout fait brouillon, copie, et copie de copie, et j’ai porté tout au gouverneur, qui fut enchanté de ma celerité. Il trouva tout au mieux. Ce fut alors que j’ai porté mon écriture au consul, la lui donnant à lire sans lui faire le moindre preambule. Me regardant etonné il me demanda si j’etois sûr que ce ne fut une table, car il lui paroissoit impossible qu’une nouveauté de cette espece put lui être inconnue, et inconnue à toute la place de Trieste. Je lui dis de bouche, comme je le disois par ecrit à la conclusion de mon raport, que je garantissois l’authenticité de cette affaire sur ma tête, le priant en même tems de ne pas exiger que je lui disse comment je la savois. Après y avoir bien pensé il me dit que cette relation si elle dût être envoyée par lui il devroit l’envoyer aux magistrat des cinq sages au commerce, dont en qualité de consul il etoit le ministre, et que cela étant il ne pouvoit l’envoyer aux inquisiteurs d’état que moi requerant qu’il la leur envoye. Il me dit donc de la lui remettre cachetée, et de lui écrire un billet en style poli, dans le quel je le prierois d’envoyer mon paquet au tribunal lui demandant excuse si je ne le lui envoyois pas decacheté — Pourquoi, lui dis-je, voulez vous que je montre cette meffiance de votre fidele loyauté ? — Parceque pour lors je devrois repondre de la verité de la chose, et outre cela étant sûr de cette verité, les cinq sages au commerce me trouveroient fautif, car je suis ici pour les servir, de preference même à messieurs les inquisiteurs d’état aux quels je ne dois rien. Permittez donc que je veuille ignorer la chose jusqu’au moment que je la saurois du public. Il me semble que si elle est vraie Son Excellence le president doit la savoir, et que dans la semaine ce ne sera plus un secret. Pour lors je ferai mon rapport aux cinq sages au commerce, et mon devoir sera fait — Je pourrois donc envoyer mon ecrit directement à votre magistrat sans même l’envoyer par vos mains ? — Non. Car premierement on ne vous croiroit pas. En second lieu cela me feroit du tort, car on diroit quand j’en donnerois la nouvelle que je suis negligent. Et en troisieme lieu mon cher maitre le magistrat ne vous donneroit pas le sou, et peut etre ne vous remercieroit pas seulement. Si vous etes sûr de cette singuliere nouveauté, vous faites un coup de maitre en l’envoyant au tribunal, et vous etes sûr non seulement de gagner une grande consideration ; mais une nouvelle gratification en argent, qui doit vous etre un sur garant de la consideration. Si la chose est vraie je vous fais mon grand compliment ; mais si elle est controuvée vous êtes perdu, car vous induisez le redoutable, et infaillible tribunal à une etrange bevue, vous devez être sûr qu’une heure après que le tribunal aura su cette affaire le magistrat des cinq sages au commerce en aura la copie — Pourquoi la copie ? — Parceque vous vous nommez ; et personne ne doit savoir le nom des confidens de Leurs Excellences.

J’ai fait tout ce que mon sage ami m’a conseillé de faire, et dans l’instant je lui ai écrit le billet comme il le vouloit, et j’ai cacheté sous enveloppe le paquet l’addressant à Monsieur Marc-Antoine Businello secretaire du tribunal, qui étoit frere de celui sous la regence du quel je m’etois enfui des plombs dixsept ans avant ce tems là.

Le president se complut le lendemain matin quand je lui ai dit que j’avois deja tout fait avant minuit. Il m’assura de nouveau que le consul de Venise n’en sauroit rien avant le samedi. Mais l’inquietude de mon cher consul dans les cinq jours qui s’ecoulerent avant qu’on sut la chose m’affligeoit : il ne me disoit rien par delicatesse, et de mon coté j’etois faché de ne pas pouvoir rassurer sa belle ame.

Le samedi à l’issue du conseil celui qui m’en donna la nouvelle au casin fut le conseiller Rizzi m’annonçant la chose comme fort desavantageuse à la place de Venise, ce qui le rejouissoit, car il pretendoit qu’en peu de tems le port de Trieste devoit reduire à rien celui de Venise. Le consul arriva dans le moment que nous raisonnions sur cette nouveauté ; il dit que pour Venise la perte ne consistoit que dans peu de chose ; mais qu’au premier naufrage qui arriveroit dans la traversée du golphe on perdroit tout ce que le droit de l’entrepot coutoit en dix ans. Il dit outre cela que les speditionnaires allemands perdroient tout ce qui leur couteroit le voiturage des dennées qui devroient rebrousser chemin pour aller de la Mezzola à la Lombardie venitienne, et à toutes nos foires. Le consul enfin ne fit qu’en rire. Tel étoit son metier. Dans toutes les petites places de commerce comme Trieste on fait grand cas de petites choses.

Je suis allé diner avec le consul, qui enfin quand il se vit seul avec moi, soulagea toute son ame, et il m’avoua son inquietude, et ses doutes. Lui ayant demandé ce qu’il croyoit que les venitiens feroient pour eviter ce coup, il me dit qu’ils feroient des grandes consultations après les quelles ils ne se determineroient à rien, laissant que le gouvernement autrichien envoye ses marchandises par tel endroit qu’il lui plairoit.

Le fait est que le consul devina. Il ecrivit la nouveauté à son magistrat le meme jour, et dans la semaine suivante on lui repondit que la chose étoit deja connue à L. L. E. E. depuis plusieurs jours par des voyes extraordinaires, et on le chargeoit de poursuivre à informer le magistrat de tout le resultat. Ce ne fut que trois semaines après qu’il reçut une lettre du secretaire du tribunal dans la quelle il lui ordonnoit de me gratifier avec cent ducats d’argent, et de me passer dix cequins par mois pour m’encourager à bien meriter du tribunal. Ce fut pour lors que je n’ai plus douté de ma grace avant la fin de l’année ; mais je me suis trompé. On ne me la fit que dans l’année suivante, et j’en parlerai à son lieu. Je me suis trouvé à mon aise. Ce que j’avois ne me suffisoit pas à vivre, car certains plaisirs dont je ne pouvois pas me passer me coutoient beaucoup. Je ne me sentois pas mecontent de me voir devenu aux gages du même tribunal, qui m’avoit privé de ma liberté, et dont j’avois bravé la force : il me paroissoit au contraire de triompher, et mon honneur m’engageoit à lui etre utile en tout ce qui ne s’opposoit ni au droit de nature, ni à celui des gens.

Un petit evenement qui fit rire la ville de Trieste ne deplaira pas à mes lecteurs. C’etoit dans le commencement de l’été ; je venois de manger des sardines au bord de la mer, et je rentrois chez moi deux heures avant minuit. J’allois me coucher lorsque je vois entrer dans ma chambre une fille que je reconnois d’abord pour la servante du jeune comte Strasoldo.

Ce jeune comte étoit joli, pauvre comme presque tous les Strasoldo, aimant les plaisirs couteux, et par consequent ayant des dettes : son emploi ne lui valoit que six cent florins par an, et il en depensoit quatre fois plus. Il etoit poli, et genereux, et j’avois eté quelque fois souper chez lui en compagnie de Pittoni. Il avoit à son service une cragnoline jolie au possible que ses amis voyoient, mais qu’on n’osoit pas cajoter, car on savoit qu’il en étoit amoureux, et jaloux. Me conformant aux circonstances, je l’avois vue, admirée, louée en presence du maitre l’appellant heureux de posseder ce tresort ; mais je ne lui avois jamais dit un seul mot.

Ce même comte Strasoldo avoit appellé à Vienne par le comte d’Aversberg qui l’aimoit, et qui à son depart lui avoit promis de penser à lui. Il alloit être employé en Pologne en qualité de capitaine du cercle, il avoit pris congé de tout le monde, il avoit vendu à l’enchere ses meuble, et il etoit dans le moment de partir. Tout Trieste savoit qu’il conduisoit avec lui sa cragnoline : j’avois été le matin même lui souhaiter un bon voyage. Or on peut se figurer quelle dut être ma surprise voyant dans ma chambre à cette heure là sa servante qui ne m’avoit jamais qu’à peine regardé. Je lui demande ce qu’elle veut, et elle me dit en peu de mots que ne voulant pas partir avec Strasoldo, et ne sachant où elle pouvoit aller se cacher elle avoit pensé qu’elle ne pouvoit être si sure nulle part comme chez moi. Personne ne pourroit deviner qu’elle y étoit, et Strasoldo partiroit tout seul. Après son depart elle partiroit d’abord de Trieste, et elle iroit chez elle : elle esperoit que je n’aurois pas la cruauté de la chasser : elle m’assura qu’elle s’en iroit le lendemain, car Strasoldo devoit partir à pointe du jour comme j’aurois pu le voir de mes fenetres. — Charmante Lenzica, c’etoit son nom, vous n’etes faite pour être chassée de personne, et jamais de moi qui vous ai toujours trouvée adorable. Vous etes sûre ici, et je vous repons que tant que vous y serez personne n’y entrera. Je remercie mon sort qui vous a fait penser à moi ; mais s’il est vrai comme tout le monde dit que le comte est amoureux de vous, vous verrez qu’il ne partira pas. Il restera ici au moins toute la journée de demain pour vous trouver — Il me cherchera par tout hormis qu’ici. Me promettez vous de ne pas m’obliger à partir de cette chambre quand même le diable lui diroit que j’y suis ? — Je vous en donne cent fois ma parole d’honneur. Vous sentez, j’espere, que vous ne pouvez pas vous dispenser de vous coucher avec moi — Helas ! Si je ne vous incomode, j’y consens — Vous parlez de m’incomoder ? Vous verrez. Vite donc ma charmante Lenzica, deshabillez vous. Où sont toutes vos nipes ? — Tout ce que j’ai est dans une petite male, qui est deja liée derriere la voiture ; mais je m’en moque — Il doit être furieux actuellement — Il ne rentrera qu’à minuit. Il soupe avec Madame Bissolotti, qui est amoureuse de lui.

Avec ces discours elle se mit au lit, et au bout d’un regime de huit mois j’ai passé une nuit delicieuse. Après Lia je n’avois eu que des plaisirs passagers qui ne durent qu’un quart d’heure, et dont après le fait je ne me felicitois pas. Lenzica étoit une beauté parfaite, qu’étant riche j’aurois mis maison pour la garder à mon service. Ne nous étant reveillés qu’à sept heures, elle se leva, et voyant la voiture à la porte de Strasoldo, elle me dit d’un air triste que j’avois deviné. Je l’ai consolée en l’assurant de nouveau qu’elle seroit maitresse de rester avec moi tant qu’elle voudroit. J’etois faché de ne pas avoir un cabinet, car je ne pouvois pas la cacher au garçon qui nous auroit porté du caffée. Nous dumes nous passer de dejeuner. Je devois penser au moyen de lui porter à manger ; mais j’avois assez de tems. Mais voila ce à quoi je ne m’attendois pas. J’ai vu à dix heures Strasoldo avec Pittoni son ami intime entrer dans l’auberge. Je vais au coridor, et je les vois tous les deux parler à mon hote. Je les vois après entrer au casin, puis entrer, et sortir de plusieurs appartements dans tous les etages : je vois ce que ce devoit être, et je dis à Lenzica en riant qu’on la cherchoit, et que certainement on viendroit nous faire une visite : elle me somme de nouveau de ma parole, et je la rassure. Elle sent parfaitement que je ne pouvois pas leur defendre l’entrée dans ma chambre sans leur faire deviner la verité.

Je les entens venir, et pour lors je sors, et je ferme ma porte les priant de m’excuser si je ne pouvois pas les laisser entrer, car j’avois une piece de contrebande. Dites moi seulement, me dit Strasoldo d’un air à faire pitié, si vous n’avez pas dans votre chambre ma Cragnoline. Nous sommes surs qu’elle est entrée dans l’auberge cette nuit à dix heures : le sentinelle qui étoit à la porte l’a vue — Fort bien. La cragnoline est dans ma chambre, et je lui ai donné parole que personne ne lui fera violence. Et vous pouvez etre sur que je la lui tiendrai — Je ne veux pas non plus lui faire violence ; mais je suis sûr qu’elle viendra de bon gré si je peux lui parler — Je vais voir si elle y consent. Attendez ici dehors.

Elle avoit tout entendu. Elle me dit que je pouvois les faire entrer. Elle fut la premiere à demander à Strasoldo d’un air fier, si elle avoit contractée avec lui quelqu’un obligation, s’il pouvoit l’accuser de l’avoir volé, si elle étoit enfin maitresse de le quiter. Il lui repondit avec douceur que tout au contraire c’étoit lui qui lui devoit une année de ses gages, et qu’il avoit sa mâle avec ses hardes ; mais qu’elle avoit tort de le quiter ainsi sans nulle raison — La raison, lui repondit elle, est ma volonté. Je ne veux pas aller à Vienne. Il y a huit jours que je vous le dis. Si vous etes honete homme, vous me laisserez ma mâle, et pour mes gages, si vous n’avez pas d’argent à present vous me les enverrez à Lauback chez ma tante.

Strasoldo alors finit de me faire pitié, car après être descendu à lui faire les plus rampantes prieres, il se mit à pleurer. Cela me revolta. Mais Pittoni manqua de m’impatienter quand il me dit que je devrois chasser de ma chambre cette drolesse. Je lui ai dit d’un air ferme qu’il n’étoit pas fait pour m’aprendre à faire mon devoir, et que je ne convenois pas que cette fille fut une drolesse. Changeant de ton, il se mit à rire, et il me demanda s’il etoit possible que j’en fusse devenu amoureux dans le court espace d’une nuit. Strasoldo l’interrompit lui disant qu’il étoit sûr qu’elle n’avoit pas couché avec moi, et elle lui dit qu’il se trompoit puisqu’il n’y avoit qu’un lit.

Vers midi ils partirent, et la pauvre Lenzica s’evertue en remercimens. Le mystere étant alors fini j’ai fait monter à diner pour deux, et la voiture étant toujours là je lui ai promis de rester avec elle sans jamais sortir tant que Strasoldo se trouveroit encore à Trieste.

À trois heures le consul de Venise vint me dire que Strasoldo étoit allé se recomander à lui pourqu’il tachat de me persuader à lui rendre Lenzica. Je lui ai dit que c’étoit à elle qu’il devoit s’adresser, et quand il sut tout il nous laissa nous disant que nous avions raison tous les deux. Vers le soir un crocheteur porta dans ma chambre la mâle de cette fille que dans ce moment là j’ai vue touchée, mais non pas changée d’avis. Elle soupa, et coucha avec moi la seconde nuit, et Strasoldo partit à la pointe du jour. J’ai alors pris une voiture, et j’ai conduit ma chere Lenzica jusqu’à deux postes sur le chemin de Lauback où après avoir bien diné avec elle je l’ai laissée chez une femme de sa connoissance. Tout le monde à Trieste trouva que j’en avois bien agi, et Pittoni meme dit qu’à ma place il ne se seroit pas reglé differament. Mais le pauvre Strasoldo finit mal. Il fut employé à Leopol, il y fit des dettes, et il devint coupable de peculat. Pour eviter de payer de sa tête il se sauva en terre Turque, et il prit le turban.

Le General venitien de Palma nova qui étoit un patricien de la famille Rota vint alors à Trieste faire une visite au president gouverneur comte de Wagensberg ; le procurateur Erizzo etoit avec lui. L’après diner le gouverneur me presenta à ces Excellences venitiennes qui se montrerent surprises de me voir à Trieste. Le procurateur me demanda si je me divertissois si bien comme à Paris il y avoit alors seize ans ; je lui ai repondu que les seize ans de plus, et cent mille francs de moins me forçoient à être un autre. Le consul entra pour leur dire que la felouque etoit prete, et Madame de Lantieri secondé du comte son pere me dit que je pouvois être de la partie : les trois nobles venitiens qui {{corr|étoit|étoient} là, dont le troisieme m’étoit inconnu, dirent en chœur que je devois y être. Après avoir fait une reverence de tete qui ne disoit ni oui ni non, je demande au consul ce que c’étoit que cette partie en felouque. Il me repondit que nous allions à bord du vaisseau de guerre venitien qui étoit à l’ancre à l’embouchure du port, et dont Son Excellence que je voyois là étoit le gouverneur. J’ai dit alors à la charmante comtesse d’un air riant quoique tres modeste qu’un devoir de plus ancienne date m’empechoit de lui faire ma cour dans cette belle partie. Il m’est defendu, madame, de mettre les pieds en païs venitien. Les oh oh furent alors generaux. Vous n’avez rien à craindre. Vous etes avec nous. Nous sommes des honetes gens. Votre doute est même un peu offensant.

Tout cela est bel et bon, leur dise, et je cede, si quelqu’un de vos Excellences pout m’assurer que les inquisiteurs d’etat ne sauront pas, et peut être pas plus tard que demain que j’ai eu la hardiesse d’intervenir à cette belle partie, qui d’ailleurs m’honore infiniment.

Je les ai vu alors tous, devenus muets, s’entreregarder, et personne n’insista plus. Le noble gouverneur du vaissaux, qui ne me connoissoit pas, s’approcha alors, et ils passerent cinq ou six minutes parlant tout bas ensemble.

Le lendemain le consul me dit que le gouverneur du vaisseau m’avoit trouvé fort prudent ne voulant pas être de cette partie, car si le hazard avoit fait qu’on lui eut dit mon nom, et mes griefs tandis que j’aurois été à son bord il ne m’auroit pas laissé sortir. Quand j’ai rendu au gouverneur de Trieste ce que le consul m’avoit dit il me repondit serieusement qu’il n’auroit pas laissé partir le vaisseau. Le procurateur Erizzo me dit le même soir que j’avois tres bien fait, et qu’il fesoit parvenir ce trait aux oreilles du Tribunal.

Dans ces jours là j’ai vu à Trieste une des plus belles venitiennes qui fissant alors parler. Elle y étoit venue en partie de plaisir avec des adorateurs. Elle étoit de naissance dame venitienne de la famille Bon, et elle etoit femme du comte Romili de Bergame, qui lui laissoit sa pleine liberté, n’étant pas moins pour cela son ami intime. Elle trainoit à son char le general comte de Bourghausen, vieux, et gouteux, fameux roué, panier percé, qui avoit quité Mars depuis dix ans pour consacrer plus librement le reste de sa vie à Venus. Cet homme tres gai, et rempli d’experience resta à Trieste : il voulut faire connoissance avec moi, et dix ans après il me fut utile, comme le lecteur verra dans le tome suivant, qui sera peut etre le dernier.

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