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Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 2

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à 1771

Chapitre II

Souper à l’auberge avec Armellina, et Emilie

Toutes les innovations que je viens de motiver ne s’accomplirent que dans l’espace de six mois : ce qui à eté fait d’abord fut l’abolition de la défense d’entrer au parloir et même au couvent ou n’y ayant pas de cloture, la superieure devoit etre maitresse. Marcuccio Menicuccio en avoit été averti dans un billet que sa sœur lui avoit écrit : il vint tout joyeux me le porter pour m’engager à y aller avec lui, comme sa sœur le prioit pour faire plaisir à sa gouvernante. Elle lui disoit de faire demander à la grille sa jeune amie aussi, qui descendroit ou seule avec elle, ou avec sa gouvernante particuliere : c’étoit moi, qui devois la faire appeller. Me pretant de tout mon cœur à ce concert, et impatient d’entendre les propos, et de voir la figure de ces filles j’ai fait que Menicuccio quite sa boutique, et qu’il me conduire a ce couvent qui n’étoit pas loin de S.t Paul. Nous avons demandé à la les deux pensionnaires dans le parloir clair, où a peine entrés nous vimes deux grilles occupées, une par l’abbé Guasco, que j’avois connu à Paris chez Giuliette l’année 1751, l’autre par un seigneur russe appellé comte Ivan Ivanovitz Chuvaloff, et le pere Jacquier Minime de la Trinité de' Monti, fameux savant astronome. J’ai vu au dedans des tres jolies filles.

Les nôtres etant arrivées toutes les quatre à la même grille, et nous commençames une conversation fort interessante ; mais à voix basse, puisqu’on pouvoit nous entendre. Nous ne fumes à notre aise qu’après le depart des autres visiteurs. L’objet de l’amour de mon jeune ami etoit fort joli, mais sa sœur étoit surprenante. À l’age de quinze à seize ans fort riche en taille, et tres formée, elle m’enchanta. J’ai cru de n’avoir jamais vu ni un teint plus blanc, ni des yeux des sourcils, et des cheveux plus noirs ; ce qui rendoit irressistible la force de ses charmes étoit la douceur de ses regards, et la nayveté de ses propos. Sa gouvernante qui avoit dix a douze ans plus qu’elle étoit aussi fort aimable, et tres interessante à cause d’un air pale, et d’une tristesse qui paroissoit l’effet d’une quantité de desirs, qu’elle devoit etouffer. Elle me plut beaucoup en me racontant en detail toute la confusion que causa dans la maison la suspension de l’excomunication. La superieure en étoit fort contente comme toutes les jeunes filles ; mais les vieilles devotes en etoient scandalisées. Elle nous dit qu’elle avoit deja donné ordre qu’on fit des fenetres pour eclairer les parloirs obscurs, malgrè que les devotes disoient qu’elle ne pouvoit pas rencherir sur la permission que le pere directeur lui avoit donnée. Cette superieure disoit, et raisonnoit juste, que d’abord qu’il étoit permis à tout le monde d’aller dans le parloir clair, les obscurs devenoient absurdes. Elle avoit aussi decidé de faire oter la double grille, puisque dans le parloir clair il n’y en avoit qu’une. L’esprit de cette superieure me donna envie de la connoitre, et Emilie me procura ce plaisir le lendemain. C’etoit le nom de la triste amie d’Armeline sœur de Menicuccio. Cette premiere visite dura deux heures qui me passerent tres vite, tandis que pour sa comodité Menicuccio étoit allé causer avec sa bienaimée à une autre grille toujours cependant accompagnée de sa gouvernante.

Je suis parti après leur avoir donné dix ecus romains comme la premiere fois, et avoir baisé les mains d’Armelline, qui en me les livrant devint toute en flames. Jamais un homme n’avoit touché ses mains, et elle fut toute etonnée quand elle vit la volupté avec la quelle je les ai couvertes de baisers.

Je suis retourné à la maison amoureux d’Armelline, et point du tout embarassé des difficultés que je prevoyois que j’aurois à y parvenir, m’abandonnant à cette passion naissante. Mais Menicuccio plus amoureux que jamais nageoit dans la joye. Il lui avoit fait sa declaration, et elle lui avoit repondu qu’elle ne demandoit pas mieux que de devenir sa femme d’abord qu’il pourroit obtenir le consentement du Cardinal president. Il en étoit sûr s’il pouvoit ouvrir une boutique de maitre tailleur ; il avoit fini son tems de garçon ; il n’avoit besoin que d’une somme d’argent pour se meubler une petite maison, et de s’assurer d’un nombre suffisant de pratiques. Je lui ai promis cent ecus dans le tems qu’ils lui seroient necessaires. Je lui ai fait compliment sur la certitude qu’il avoit de se rendre heureux tandis que moi étant amoureux de sa sœur, et dans l’impossibilité de l’epouser je me voyois au desespoir — Vous etes donc marié ? — Helas ! oui. Mais il ne faut rien dire, car je compte d’aller la voir tous les jours, et si on savoit que je suis marié mes visites deviendroient suspectes. Ce n’etoit pas vrai ; mais je devois parler ainsi.

Je me suis trouvé dans l’obligation de dire ce mensonge tant pour m’assurer que je ne me determinerois jamais à faire la sottise de me marier, comme pour empecher Armelline de se flatter que je ne la visse qu’avec cette intention. J’ai trouvé la superieure du lieu polie, honete, raisonnable, et point du tout scrupuleuse. Après la premiere fois qu’elle étoit descendue à la grille pour me faire plaisir, elle descendit quelques fois non appellée ; elle savoit que j’étois l’auteur de l’heureuse reforme de la maison, dont elle avoit la regie de l’economie comme de la police, et elle me rendoit compte de toutes les obligations qu’elle m’avoit, et qui redoubloient a grands pas tous les jours. En moins de six semaines trois de ses filles étoient sorties toutes les trois bien mariées, et on lui avoit augmenté cinquante ecus par mois dans la nouvelle administration. Elle me confia qu’elle n’étoit pas contente du confesseur dominicain, qui different des trois autres obligeoit ses penitentes à aller à la comunion tous les jours de fetes, et dimanches, et qui les tenoient au confessional des heures entieres, les obligeoit à des austerités, et des abstinences, qui les rendoient malades, et leur fesoit perdre le tems, dont elles avoient besoin pour travailler. M’étant chargé de faire parvenir entre les mains du cardinal sa remontrance je la lui ai écrite, et elle eut la satisfaction de ne plus voir le dominicain, et de faire partager ses penitentes dans les trois autres, qui étoient des pretres raisonnables, qui ne genoient pas leur devotion.

Menicuccio alloit tout seul voir sa pretendue tous les jours de fete. J’allois presque tous les jours à neuf heures du matin voir sa sœur avec Emilie ; je dejeunois avec elles, et j’y restois jusqu’à onze heures dans un parloir où il n’y avoit qu’une grille de sorte que lorsque j’y etois je m’y enfermois ; dans l’interieur cependant du couvent il etoit ouvert. Au lieu d’y faire une fenêtre on avoit laissé sa porte ouverte par où il entroit assez de lumiere ; cela me genoit extremement, car à tout moment je voyois passer par devant la porte ouverte des fille jeunes, et vieilles, qui malgrè qu’elles ne s’arretassent pas elles donnoient cependant toujours un coup d’œil à la grille, ce qui empechoit Armeline de laisser sa main à la disposition de mes levres amoureuses.

Ce fut vers la fin de Decembre que le froid etant devenu fort j’ai prié la superieure de me permettre de lui envoyer un paravent, qui seul pouvoit me garantir d’un rhume que le vent qui entroit par la porte toujours ouverte devoit indubitablement me donner. La superieure vit que comme elle ne pouvoit pas permettre qu’on fermat la porte, elle ne pouvoit pas non plus me refuser de placer le paravant ; ainsi nous nous sommes mis à notre aise ; mais dans des bornes si etroites à l’egard des desirs qu’Armelline m’inspiroit que je n’en pouvois plus. Je leur ai fait present pour le premier de l’année 1771 d’un bel habit d’hiver, et de caffé, et de sucre à la superieure qui m’en sut un gré infini. Emilie étant venue souvent à la grille un quart d’heure avant Armelline qui n’etoit pas encore prête, et pour ne pas me faire attendre tout seul, Armelline commença aussi à venir seule en attendant souvent Emilie qui etant occupée à autre chose n’avoit pas pu descendre avec elle. Ce fut dans ces quarts d’heures de tête à tête que la douceur d’Armelline me rendit amoureux à la perdition.

Emilie avoit pour Armeline autant d’amitié que celle-ci avoit pour elle ; mais leurs prejugés sur la reserve dependant de tout ce qui appartenoit au plaisirs sensuels étoient si forts, que je n’avois pas encore pu parvenir à les mettre dans un consentement mutuel pour ecouter des propos gaillards, ou pour trouver dignes de pardon toutes les permissions que je desirois qu’elles accordassent à mes mains, et au siennes aussi, et pas même pour laisser à mes yeux avides de voir la liberté de parcourir ce que l’education leur avoit insinué qu’elles devoient cacher aux yeux non seulement de tous les hommes ; mais d’elles mêmes. Elles furent étonnées une fois que j’ai osé leur demander si pour s’entredonner des marques d’une veritable amitié elles couchoient quelque fois ensemble. Elles rougirent, et Emilie me demanda ce que je pouvois m’imaginer qu’il y avoit de comun entre l’amitié, et l’incomodité d’être deux dans un lit fort etroit. Je me suis bien gardé de justifier ma demande, car je les ai vues toutes les deux alarmées de la pensée, qui devoit m’avoir conduit à leur faire cette interrogation : elles étoient toutes les deux composées de chair, et d’os ; mais je me suis trouvé convaincu de leur bonne foi : elles ne s’etoient jamais entrecomuniqué leurs secrets mysteres, et elles n’en avoient peut être jamais parlé même à leur confesseur soit par une honte invincible, soit parcequ’elles ne crurent jamais d’avois peché en ce qu’elles purent avoir laissé faire à leur mains. Je leur ai porté des bas de soye blanche epluchés en dedans pour l’hiver qu’elles reçurent avec les marques de la plus vive reconnoissance ; mais je les ai priées en vain de les chausser à ma presence. J’eus beau leur dire qu’il n’y avoit aucune difference essentielle entre les jambes d’une fille, et d’un homme, que cela ne pouvoit pas même etre un peché veniel, que leur confesseur les auroit en lui même traitées de sottes si elles lui eussent confessé cela comme un crime qu’elles me repondirent toujours d’accord, en rougissant que cela ne pouvoit pas être permis à des filles aux quelles on n’avoit donné des jupes à difference des hommes pour nulle autre raison que pour leur aprendre qu’elles ne devoient jamais les soulever de terre. J’aurois pu leur répondre que les jupes n’étoient faites que pour être troussées. La contrainte avec la quelle Emilie m’allegueoit ces raisons qu’Armelline approuvoit me demontroit que ce n’étoit ni artifice, ni coqueterie qui la fesoit parler ainsi ; mais education, et sentiment d’honeteté. J’ai cru qu’elle croyoit qu’en agissant autrement elle se seroit degradée dans mon esprit, et que j’aurois conçu d’elle une opinion tres desavantageuse. Elle avoit pourtant vingt sept, à vingt huit ans, et elle n’étoit pas preoccupée par un devotion excessive. Pour ce qui regardoit Armelline, je voyois qu’elle avoit honte à être moins exacte à ses devoirs que son amie : il me sembloit qu’elle m’aimoit, et que tout au contraire de plusieurs autres filles il me seroit moins difficile de la reduire à relacher quelque chose sur sa morale en cachete d’Emilie qu’en sa presence.

J’en ai fait l’essai un matin qu’elle parut à la grille me disant qu’Emilie alloit descendre tout à l’heure. Je lui ai dit que en l’adorant je me trouvois le plus malheureux des hommes, car étant marié je ne pouvois pas esperer de l’epouser, et de parvenir par là à l’avoir entre mes bras pour l’indonder toute entiere de mes baisers. Est il possible, lui disois-je, que je puisse vivre n’ayant autre soulagement que celui de baiser vos belles mains ? À ces paroles exprimée avec tout le feu de la passion, elle fixa ses beaux yeux contre les miens, et après avoir un peu pensé elle se mit à baiser mes mains avec le même empressement que j’avois quand je baisois les siennes. Je l’ai priée d’approcher sa bouche à la grille ; elle rougit, elle baissa ses yeux, et n’en fit rien. Je m’en suis plaint amerement ; mais toujours en vain. Armelline fut sourde, et muette jusqu’à l’arrivée d’Emilie, qui nous demandà d’abord pourquoi nous n’étions pas gais comme à notre ordinaire.

Dans ces jours là qui etoient les premiers de l’année 1771 j’ai vu dans ma chambre Mariuccia que j’avois mariée dix ans avant ce tems là à ce brave garçon, qui avoit ouvert une boutique de peruquier. Le lecteur peut se souvenir comment je l’avois connue chez l’abbé Momolo scopatore du Pape Rezzonico. Toutes les recherches que j’avois fait depuis trois mois que j’étois à Rome pour savoir quelque chose de Mariuccia avoient eté inutiles, je l’ai vue devant moi avec le plus grand plaisir, d’autant plus qu’elle ne me parut guere changée. Elle me dit qu’elle m’avoit vu à S.t Pierre la veille de Noel à la messe ; et que n’ayant pas osé m’approcher à cause de la compagnie avec la quelle j’étois, quelqu’un qui étoit avec elle s’étoit enragé de me suivre, et de lui savoir dire où je demeurois, et que s’en étant bien acquitté elle etoit venue me voir. Elle me dit qu’elle demeuroit à Frascati depuis huit ans, ayant boutique et vivant là fort heureuse avec son mari, et ses enfans qui etoient quatre, dont l’ainé qui étoit une fille avoit neuf ans. Après avoir prié Marguerite de lui tenir compagnie, et m’etre assuré qu’elle dineroit avec moi, je suis allé dejeuner, comme je fesois tous les jours avec Armelline, puis je me suis rendu pres de Mariuccia avec la quelle j’ai diné, et j’ai passé delicieusement toute la journée sans me sentir jamais tenté de renouveller avec elle les effets de l’ancienne tendresse. Nos aventures furent le sujet de nos propos, et l’interessante nouvelle que mon valet de chambre Costa etoit retourné à Rome trois ans après en grand equipage, et avoit epousé la fille de Momolo dont il etoit devenu amoureux lorsqu’il etoit à mon service.

Elle me dit qu’elle avoit deviné qu’il m’avoit volé, qu’il avoit quité sa femme deux ans après l’avoir epousée, qu’on ne savoit pas où il étoit, et qu’elle étoit à Rome dans la misere, son pere etant mort. Je ne me suis pas soucié de l’aller voir, car je n’aurois pu faire autre chose que l’affliger en l’assurant que je ferois pendre son mari par tout où je le trouverois. C’étoit l’intention que j’ai toujours conservé jusqu’à l’année 1785 dans la quelle je l’ai trouvé à Vienne valet de chambre du comte Erdich. Dans quatorze ans d’ici, quand nous serons là, le lecteur saura ce que j’ai fait. J’ai promis à Mariuccia d’aller lui faire une visite en quareme, et de faire des cadeaux à ses enfans, et principalement à l’ainée, qui, selon Mariuccia, devoit m’interesser plus que les autres.

Amoureux d’Armelline, et malheureux, je fesois pitié à la princesse Santa Croce, et au Cardinal de Bernis que j’amusois souvent en leur raccontant en detail toutes mes souffrances. Le cardinal dit à la princesse qu’elle pourroit bien me faire le plaisir d’obtenir du Cardinal Orsini la permission de conduire à l’opera, ou à la comedie Armelline, et qu’étant de la partie je pourrois par mes attentions me la rendre moins severe. Il lui dit qu’elle ne devoit pas douter de la complaisance du Cardinal, puisqu’Armelline n’étoit ni religieuse, ni sujete à aucun vœux, et qu’etant necessaire qu’elle la connut avant que de lui faire cet offre, cela pouvoit se faire dans un moment. Vous n’avez qu’à dire au Cardinal que vous êtes curieuse de voir l’interieur de la maison — Me la donnera-t-il ? — Dans l’instant ; car la cloture qu’il y a n’est qu’une cloture de police. Nous irons avec vous — Vous y viendrez aussi ? C’est une partie charmante — Demandez au Cardinal la permission, et après nous etablions l’heure.

Il me paroissoit de rever en entendant ce beau projet : j’ai vu que le galant Cardinal étoit curieux de voir la belle Armelline, et sa curiosité ne m’allarmoit pas, car je ne le connoissois pas pour inconstant. Outre cela, si Armellina lui plaisoit, j’étois sûr qu’il s’interesseroit pour elle egalement que la princesse pour lui trouver un mari fait pour la rendre heureuse en lui procurant des graces qui à Rome sont en grand nombre.

Trois ou quatre jours après, la princesse me fit appeller dans sa loge au theatre Aliberti, et elle me montra le billet du Cardinal pour aller voir la maison avec les personnes qui seront en sa compagnie. Elle me dit que nous fixerons le jour, et l’heure le lendemain après diner. Le lendemain matin, la superieure vint à la grille pour me dire que le Cardinal patron lui avoit fait savoir que la princesse Santa Croce viendroit voir la maison en compagnie, ce qui lui fesoit un vrai plaisir. Je lui ai dit que je le savois, et qu’elle me verroit avec la princesse. Elle vouloit savoir quand ; mais je n’en savois rien : je lui ai promis de l’avertir d’abord que je le saurois. Elle me dit d’un air enjoué que cette nouveauté avoit mis toute la maison sens dessus dessous, et renversé les têtes de toutes les begueules, puisqu’à l’exception de quelques pretres, du medecin, et du chirurgien personne depuis que la maison avoit été fondée n’y étoit entrée pour la simple curiosité de la voir. Je lui ai dit qu’actuellement il n’y avoit plus question d’excomunication ; et qu’ainsi elle ne devoit plus avoir aucune idée de cloture ; et qu’elle pouvoit donc recevoir elle même des visites particulieres aussi sans la permission du Cardinal. Elle me repondit en souriant qu’elle ne l’oseroit pas.

L’après diner nous fixames l’heure pour le lendemain, et j’en ai averti la superieure le matin. La duchesse de Fiano fut de la partie, et nous y descendimes à trois heures. Le cardinal n’avoit aucune enseigne de sa eminente dignité. Il connut d’abord Armelline à la description que je lui en avois faite, et lui parlant de ses charmes, il la felicita d’avoir fait ma connoissance. La pauvre Armelline rougissoit à reprises, et j’ai cru qu’elle alloit s’evanouir, lorsque la princesse après lui avoir dit que personne dans la maison n’étoit si jolie qu’elle lui donna des tendres baisers. La pauvre Armelline se trouva toute decontenancée, et à cause de l’eloge que toutes les autre filles entendirent, et à cause des baisers, qui étoient defendus par institut dans toute la maison. Après avoir ainsi caressée la jeune fille, la belle princesse se mit à gracieuser la superieure : elle lui dit que je l’avois informée qu’elle avoit de l’esprit, et qu’elle s’en appercevoit par la propreté avec la quelle elle tenoit cette grande maison ; elle lui promit de parler d’elle au Cardinal en lui rendant toute la justice qu’elle meritoit. Après avoir vu toutes les chambres, et les refectoires elle fit des complimens à Emilie que je lui ai presentée. Elle lui dit qu’elle savoit qu’elle étoit triste, et qu’elle penseroit à lui trouver un mari qui auroit le secret de la rendre gaye. La superieure appuya le compliment avec un rire d’aprobation ; mais j’ai vu dix à douze bigotes surannées qui firent une grimace de componction. Emilie cependant lui baisa d’abord la main comme pour la somer de sa parola.

Ce qui faisoit ma satisfaction étoit qu’aucune pensionnaire ne pouvoit contester la primauté à Armelline ; la maitresse même de mon jeune ami Marcuccio ne pouvoit pas la mettre en doute, car elle n’étoit pas grande. Lorsque nous descendimes au parloir, la princesse dit à Armelline qu’elle demanderoit permission au Cardinal de la conduire avec elle pendant le Carnaval trois ou quatre fois aux differens theatres de Rome ; et pour lors j’ai vu toute la comunauté effrayée exceptée la superieure qui dit que Son Eminence étoit le maitre de supprimer toutes les rigueurs dans une maison où les filles n’étoient detenues que pour se bien marier. Armelline enflammée par la honte, et par la joye paroissoit perdue. Elle ne savoit où trouver des paroles propres à la remercier. Dans le moment de partir elle recomanda à la superieure Armelline, et Emilie, en lui donnant une cedule pour qu’elle fasse à ces filles les petits presens dont elles pouvoient avoir plus de besoin. La duchesse de Fiano lui dit qu’elle me chargeroit d’un petit present qu’elle vouloit aussi faire à ces deux filles.

Le lecteur peut se figurer tout ce que j’ai dit à la princesse d’abord que nous fumes dans la voiture pour lui temoigner mes sentiments. La reconnoissance me l’auroit faite devorer. Ni elle, ni le Cardinal douterent un seul instant de l’esprit d’Armelline, malgrè qu’ayant perdu le courage elle n’avoit pas su briller. Elle ne pouvoit être que telle que l’education l’avoit faite. La princesse étoit impatiente de la voir au théatre avec elle, et à souper dans une auberge comme il y a à Rome la coutume. Elle ecrivit d’abord sur ses tablettes les noms de ces deux filles pour leur faire avoir toutes les graces possibles. Je pensois à la maitresse de mon pauvre Menicuccio, mais ce n’étoit pas le moment de la recomander : ce fut au Cardinal de Bernis que j’ai confié le lendemain mon empressement pour ce garçon, et il s’interessa si bien après l’avoir vu qu’il la lui fit epouser avant la fin du Carnaval avec une dot de cinq cent ecus, qui joints au cent que je lui ai donné lui fournirent le necessaire pour se meubler, et pour ouvrir une boutique.

Mais mon beau moment fut celui du lendemain de la visite à la grille, où la superieure descendit d’abord pour me remercier. La cedule avoit été de cinquante ecus romains avec les quels elle alloit mettre bien en linge Armelline egalement qu’Emilie. Elles resterent étonnées lorsque je leur ai dit que le gros abbé etoit le Cardinal de Bernis, car elles ne savoient pas qu’un cardinal pouvoit se permettre de quiter la pourpre. La duchesse de Fiano leur avoit envoyé un tonneau de vin : tant de largesses leur en fesoit esperer d’autres, et me regardant comme l’auteur de leur fortune, il me sembloit de pouvoir aspirer à tout.

Trois ou quatre jours après la princesse remercia le Cardinal Orsini, et lui ayant dit qu’elle s’interessoit à marier quelques une de ses filles, et que voulant auparavant leur faire un peu connoitre les usages du monde elle desiroit la permission de les conduire avec elle quelque fois aux théatres en s’engageant de les remettre toujours à leur pensions bien accompagnées. Le cardinal lui avoit repondu que la superieure recevroit toutes les instructions la dessus qu’elle pourroit desirer. J’ai dit à la princesse que je saurois lui dire tous les ordres que la superieure recevroit.

La superieure même me dit le lendemain que l’auditeur du Cardinal étoit allé lui dire que Son Eminence abandonnait à sa sagesse le soin qu’elle devoit avoir de toutes les filles qu’elle avoit sous sa direction dans la maison, et lui ordonner d’avoir tous les egards pour la princesse Santa Croce en laissant qu’elle les conduisît dehors allant les chercher, ou envoyant des personnes sûres à elle connues. Elle avoit aussi reçu ordre de lui envoyer les noms de celles qui ayant passé l’age de trente ans auroient envie de sortir du lieu recevant deux cent ecus. Elle n’avoit pas encore publié cet ordre ; mais elle étoit certaine de se voir debarassée au moins d’une vingtaine.

D’abord que j’ai rendu compte à la princesse de ce que la superieure avoit reçu ordre de faire elle trouva que le Cardinal ne pouvoit pas en agir plus noblement. Le cardinal de Bernis lui dit que la premiere fois qu’elle vouloit faire voir la comedie ou l’opera à ces filles elle devoit aller les prendre en personne, et avertir la superieure qu’elle ne les enverroit jamais chercher qu’envoyant une voiture de chez elle avec sa livrée. Ce fut ainsi qu’elle se regla, et peu de jours après elle alla toute seule prendre Armelline avec Emilie, et elle les conduisit à son palais au campo di Fiore, ou je l’attendois avec le Cardinal, le prince son mari, et la duchesse de Fiano.

On les fêta, on leur parla avec bonté, on les encouragea à repondre, à rire, à dire librement ce qu’elles pensoient, mais tout etoit inutile : se voyant pour la premiere fois dans une chambre magnifique dans une compagnie pareille elles n’avoient pas la force de parler : elles étoient noyées dans la honte, et dans la peur de dire des betises. Emilie n’osoit repondre sans se lever, et Armelline ne brilloit que par sa beauté : excitée par la princesse à lui rendre des baisers pareils à ceux qu’elle lui donnoit, elle ne put jamais en venir à bout. Armelline riante s’excusoit, lui baisoit la main avec transport, et quand la princesse coloit sa bouche sur la sienne Armelline pas vissoit positivement ignorer la façon de decocher le baiser. Le Cardinal, et le Prince rioient, la duchesse de Fiano disoit que tant de retenue n’étoit pas naturelle, et je souffrois comme un damné, car tant de gaucherie me sembloit aller au confins de la bêtise, puisqu’Armelline n’avoit besoin que de baiser les levres de la princesse comme elle lui baisoit les mains. Il lui paroissoit qu’en la baisant ainsi elle lui manqueroit de respect, et qu’elle ne devoit jamais prendre cette liberté, malgrè la permission que la princesse lui donnoit.

Le Cardinal me dit à part qu’il lui paroissoit impossible qu’en deux mois je n’eusse initié cette fille ; mais il dut le croire, et reconnoitre la force de l’education. Pour cette premiere fois la princesse voulut les conduire à la comedie au theatre de Torre di Nonna, où elle dûrent rire, et cela nous fit esperer. Après la comedie nous allames souper à une auberge, et à table soit l’appetit, soit les remontrances que je leur fis, elles se degourdirent. Elles se laisserent persuader à boire du vin, et elle gagnerent par là du courage : Emilie quita sa tristesse, et Armelline donna enfin des beaux baisers à la belle princesse, et en se levant de table elle lui en donna à foison, et les applaudissemens la convainquirent qu’elle n’avoit pas mal fait.

Ce fut à moi que la princesse donna la charmante commission de les reconduire à leur couvent. Voila le moment dans le quel je devois faire le premier pas pour parvenir là où tout amant vise. C’étoit une voiture à deux places avec un stapontin ; mais la voiture à peine partie je me suis apperçu qu’il ne faut jamais compter avant l’hôte. Lorsque j’ai voulu donner des baisers on a detourné la tête, quand j’ai voulu allonger les mains on s’est enveloppé, quand j’ai voulu forcer on ma repoussé, quand je me suis plaint on a osé me demontrer que j’avoit tort, quand je me suis mis en colere on m’à laissé dire, et quand j’ai menacé de ne me laisser plus voir on ne m’a pas cru.

Arrivés au couvent, une servante ouvrit la petite porte, et voyant qu’elle ne la fermoit pas après que les filles étoient entrées, je me suis avancé, et voyant qu’on ne me le defendoit pas je suis allé avec elles au troisieme etage chez la superieure qui étoit au lit, et qui ne me parut pas surprise de me voir. Je lui ai dit que je m’etois cru en devoir de lui consigner ses eleves en personneelle me remercia ; elle leur demanda si elles avoient bien rit, et bien soupé, et après cela elle me pria de faire moins de bruit que je pouvois en m’en allant. Je leur ai donc souhaité un bon someil, et je suis parti en donnant un cequin à la servante, et un autre au cocher en descendant chez moi. J’ai trouvé Marguerite endormie sur un fauteuil, qui en se reveillant commença par me dire des injures ; mais qui changea de ton, lorsqu’à mes tendres caresses elle eut lieu de juger que je ne me trouvois coupable d’aucune infidelité. Je l’ai renvoyée deux heures après bien convaincue que je l’aimois uniquement. J’ai dormi jusqu’a midi, et apres avoir diné avec elle je suis allé à trois heures chez la princesse, où j’ai trouvé le cardinal. Ils s’attendoient à la narration d’un petit triomphe, et ils furent surpris d’entendre le contraire, et sur tout de me voir indiferent.

Je paroissois tel peut être ; mais il s’en falloit que je le fusse. N’étant pas dans l’age de faire l’enfant, j’ai donné une tournure comique à ma mauvaise fortune, en finissant par leur dire que n’aimant pas les Pamela j’avois pris le parti d’abandonner l’entreprise. Le Cardinal me dit qu’il m’en feroit compliment dans trois jours.

Armelline ne me voyant pas ce jour là, crut que j’avois dormi tard ; mais lorsqu’elle ne me vit pas le surlendemain, elle envoya chercher son frere pour savoir si j’étois malade, car je n’avois jamais eté deux jours sans la voir. Menicuccio vint donc me faire part de l’inquietude de sa sœur, charmé d’ailleurs de pouvoir aller lui dire que je me portois bien — Oui, mon cher ami, allez lui dire que je poursuivrai à solliciter à sa faveur la princesse ; mais qu’elle ne me verra plus — Pourquoi donc ? — Parceque je veux tacher de guerir de ma malheureuse passion. Votre sœur ne m’aime pas, et je n’en suis que trop convaincu. Je ne suis plus jeune, et je ne me sens pas disposé à devenir le martir de la vertu. L’amour ne permet pas à une fille, vertueuse tant qu’il vous plaira, de la pousser si loin. Elle ne m’a jamais accordé la legere faveur d’un baiser — Je ne l’aurois pas cru par exemple — Croyez le. Je dois finir. Votre sœur est trop jeune, et elle ne sait pas à quoi elle s’expose en agissant ainsi vis a vis d’un homme amoureux, et de mon age. Dites lui tout cela sans vous mêler de lui donner des conseils. — Vous ne sauriez croire combien cela m’afflige. Il se peut que la presence d’Emilie la gêne — Non, car je l’ai souvent pressée tête à tête. Je dois enfin me guerir, et si elle ne m’aime pas je ne veux la conquerir ni par la seduction, ni par la reconnoissance. L’exercice de la vertu ne coute rien à une fille qui n’aime pas ; elle peut se sentir ingrate, mais elle se plait à sacrifier la reconnoissance au prejugé. Comment vous traite votre future ? — Tres bien depuis qu’elle est sûre que je l’epouserai.

Je fus faché alors d’avoir commencé par me donner pour marié, car piqué comme j’étois je lui aurois promis de l’epouser sans intention même de la tromper. Menicuccio s’est enallé affligé, et je suis allé à l’assemblée des Arcades au Capitole, ou la marquise d’Aout devoit reciter sa piece de reception. C’étoit une jeune françoise qui étoit à Rome depuis six mois avec son mari doux, et aimable comme elle, mais lui cedant beaucoup du coté de l’esprit. Cette marquise avoit même du Genie ; j’ai commencé ce jour là à lier avec elle grande connoissance ; mais sans la moindre idée d’amour : je laissois volontiers la place libre à un abbé françois qui étoit amoureux fou d’elle, et qui pour elle abandonna sa fortune.

La princesse Santa Croce me disoit tous les jours qu’elle me donneroit la clef de sa loge quand je voudrois pour conduire à l’opera ces filles même sans elle ; mais quand elle vit que huit jours s’étoient ecoulés sans que j’y fusse retourné, elle commença à croire que j’avois tout à fait rompu. Le cardinal me croyoit toujours amoureux, et il louoit ma conduite ; il me predit que la Superieure m’ecriroit, et il devina. Elle m’ecrivit au bout de huit jours un billet court, et poli, dans le quel elle me prioit d’aller la demander au parloir. J’ai cru de ne pouvoir me dispenser d’y aller.

L’ayant demandée seule, elle descendit seule à dix heures du matin. Elle debuta par me demander pourquoi ainsi de bout en blanc j’avois suspendu mes visites — Parceque j’aime Armelline — Cette raison étoit celle qui vous forçoit à l’honorer de votre visite tous les jours : or il est difficile de comprendre comment cette même raison puisse avoir une consequence tout à fait contraire — Elle doit l’avoir, madame ; car quand on aime on desire, et quand on desire en vain on souffre, et la souffrance continuelle rend l’homme malheureux : ainsi vous voyez que je dois faire tout ce qui depend de moi pour cesser de l’être. — Je vous plains, et je vois que vous agissez en sage ; mais si la chose est comme je pense, permettez moi de vous dire que vous devez estimer Armelline, et que vous ne devez pas en la quitant ainsi donner sujet à toutes les filles de cette maison de porter un jugement tout à fait contraire à la verité — Que peut on juger ? — Que le votre n’étoit qu’un caprice, et que vous l’avez quittée d’abord que vous vous etes trouvé satisfait — Ce seroit le comble de la mechanceté ; mais je ne saurois qu’y faire, car pour me guerir de ma folie je n’ai que ce seul remede. En connoissez vous un autre ? Daignez me l’indiquer — Je ne connois pas beaucoup cette maladie là, mais il me semble que peu à peu l’amour devient amitié, et pour lors on devient tranquille — C’est vrai ; mais pour devenir amitié l’amour a besoin de n’etre pas brusqué. Si l’objet aimé ne le menage pas il se desespere, et il devient mepris ou indifference. Je ne veux ni me desesperer, ni parvenir à mepriser Armelline qui est un ange de beauté, et de vertu. Je veux lui être utile tout de même, et ne plus la voir, et je suis sûr que cela ne peut pas lui deplaire, car elle doit s’etre apperçue de ma colere. Cela ne doit arriver plus — Voila ce que c’est ; je suis à l’obscur de tout. Elles m’ont toujours assurée qu’elles ne vous ont manqué en rien, et qu’il leur est impossible de deviner la raison qui peut vous avoir induit à ne plus venir les voir — Soit timidité, soit prudence, soit crainte de me faire du tort, elles vous on menti ; mais vous meritez de savoir tout. Mon honneur même exige que je vous informe — Je vous en prie, et vous pouvez etre sûr de ma discretion.

Je lui ai alors dit en detail toute l’affaire, et je l’ai vue penetrée. Elle me dit que sa maxime étoit de ne penser jamais au mal sans une grande vraisamblance ; mais que connoissant la faiblesse humaine elle n’auroit jamais cru que nous nous etions tenus dans des bornes si severes depuis presque trois mois que nous nous voyions tous les jours. Il me semble, me dit elle, qu’il y a moins de mal donc un baiser, que dans le scandale que cause votre abandon — Mais je suis sur que Armelline ne s’en soucie pas — Elle pleure tous les matins — Ces pleurs peuvent venir d’une vanité, ou peut être de la peine que peut lui faire la raison à la quelle on veut attribuer mon inconstance — Ceci pas ; car j’ai fait entendre à toute la maison que vous etes malade — Et que dit Emilie ? — Elle ne pleure pas ; mais elle est fort triste, et il me semble qu’en me disant toujours, que si vous ne venez plus ce n’est pas sa faute, elle veuille dire que la faute est d’Armelline. Faites moi le plaisir de venir demain : elles meurent d’envie de voir une fois l’opera d’Aliberti, et l’opera bouffon à Capranica — Eh bien, madame, je viendrai dejeuner demain matin, et demain au soir elles verront l’opera — J’en suis bien charmée : je vous remercie. Puis-je leur donner cette nouvelle ? — Je vous prie même de dire à Armelline que je ne me suis determiné à retourner à la voir qu’en force de tout ce que vous m’avez dit.

Que la princesse fut contente quand je lui ai donné cette nouvelle l’après dîner ! Le Cardinal savoit que la chose devoit aller ainsi. Elle me donna d’abord le billet de sa loge pour le lendemain, et elle envoya ordre à l’ecurie de me servier avec sa livrée. Le lendemain quand j’ai fait appeller Armelline, Emilie descendit la premiere pour avoir le tems de me faire des reproches sur ma conduite : elle me dit qu’un homme ne pouvoit pas en agir ainsi quand il aimoit bien, et que j’avois mal fait en disant tout à la superieure — Je ne lui aurois rien dit, si j’avois malheureuse depuis qu’elle à lui dire — Armelline est devenue malheureuse depuis qu’elle vous connoit — Pourquoi s’il vous plait ? — Parcequ’elle ne veut pas s’ecarter de son devoir, et elle voit que vous ne l’aimez que pour l’en detourner — Mais son malheur cessera d’abord que je ne l’importunerai plus — En cessant cependant de la voir — Precisement. Croyez vous que cela ne me coute pas de la peine ? Mais ma paix exige cet effort — Elle sera alors convaincue que vous ne l’aimiez pas — Elle jugera ce qu’elle voudra. En attendant, ce que je sais est, que si elle m’aimoit comme je l’aime, nous serions d’accord — Nous avons des devoirs, que vous autres ne croyez pas d’avoir — Soyez donc fideles à vos pretendus devoirs, et ne trouvez pas mauvais qu’un homme d’honneur les respecte en se tenant eloigné de vous.

Armelline parut, et je l’ai trouvée changée — D’ou vient que vous etes pale, et que vous n’avez pas votre air riant — Cela vient de ce que vous m’avez chagrinée — Eh bien. Appaisez vous, reprenez votre bonne humeur, et souffrez que je tache de me guerir d’une passion, dont la nature est celle de tacher de vous detourner de vos devoirs. Je serai tout de même votre ami, et je viendrai vous voir une fois par semaine tant que je resterai à Rome — Une fois par semaine ! Il ne falloit pas commencer par venir tous les jours — C’est vrai. Votre physionomie trompeuse ne m’a pas laissé deviner ; mais j’espere qu’en force au moins d’un sentiment de reconnoissance vous trouverez bon que je tache de redevenir raisonnable. Pour aider ce remede à operer, je dois vous voir le moins souvent possible. Pensez y un peu ; et vous [Une page est manquante à cet endroit du livre. ]

À l’heure de l’opera je suis allé les prendre dans le même equipage, et avec le même domestique. Quand la portiere vit la livrée de Santa Croce, elle les fit descendre, et elle me trouverent assis sur le strapontin. Elles ne furent pas surprises de me trouver seul. Emilie me fit les complimens de la superieure que me prioit d’aller le lendemain lui parler. Je les ai conduites à l’opera, où je ne les ai jamais distraites de l’attention avec la quelle elles devoient être à un spectacle qu’elles voyoient pour la premiere fois. Ni gai, ni triste, je me suis occupé que de repondre à toutes leurs questions. Etant Romaines elles devoient savoir à peu près la constitution des chatrés ; mais malgrè cela Armelline vouloit croire que celui qui chantoit le second role étoit une femelle : sa gorge lui deceloit cette verité. Je lui ai demandé si elle oseroit aller se coucher avec lui, et elle me repondit que non, parcequ’une honete fille doit toujours être au lit toute seule.

Telle avoit été la rigidité de l’education qu’on avoit donné aux filles de cette maison. Cette mysterieuse reserve sur tout ce qui pouvoit suiter le plaisir de l’amour n’avoit pu que leur donner l’idée de la plus grande importance sur tout ce qui dependoit des yeux, et du tact : de là venoit qu’Armelline ne me livra ses mains qu’après me les avoir long tems contestées, et ne voulut jamais que je voye si les bas que je lui avois donnés alloient bien. La defense de coucher avec une autre fille avoit dû lui faire comprendre que celle de se laisser voir toute nue étoit une sceleratesse, et si elle l’étoit vis à vis d’une fille comme elle, que devoit elle penser si elle venoit à se trouver vis à vis d’un homme ? La seule idée devoit lui donner des frissons. Toutes les fois que je m’étois étendu à la grille à des propos libres sur les plaisirs dependans de l’amour, je les avois trouvées sourdes, et muettes. J’enrageois. Je ne me souciois pas de faire sortir de sa tristesse Emilie, malgrè que fraiche, et assez jolie ; mais je me desesperois lorsque je voyois Armelline qui ne conservoit plus sa figure riante lorsque je m’avisois de lui demander si elle savoit en quoi consiste la difference qui passe entre une fille, et un garçon.

Après l’opera Armelline me dit qu’elle avoit bon appetit depuis huit jours qu’elle n’avoit presque rien mangé à cause du chagrin qu’elle avoit eu de ne plus me voir. Je lui ai repondu que si j’avois su cela j’aurois ordonné un bon souper tandis que nous ne mangerons que ce que l’aubergiste nous donnera — Combien seron nous ? — Rien que nous trois — Tant mieux. Nous serons bien libres — Vous n’aimez donc pas la princesse — Je l’aime ; mais elle veut des baisers, qui m’etonnent — Vous lui en avez donné cependant, et de tres amoureux — J’eus peur, ferant autrement, qu’elle s’imagine que je suis une sotte — Me feriez vous le plaisir de me dire, si vous croyez d’avoir commis un peché en lui donnent ces baisers ? — Non certainement, car je n’y ai eu aucun plaisir — Pourquoi donc n’avez vous pas fait cet effort pour moi aussi ?

Elle ne me repondit pas, et nous arrivames à l’auberge où j’ai fait faire bon feu, et j’ai ordonné un bon soupé. Le valet me demanda si je voulois des huitres, et voyant que les filles étoient curieuses de savoir ce que c’étoit, je lui en ai demandé le prix. Il me dit qu’elles étoient de l’arsenal de Venise, et qu’il ne pouvoit les donner que pour cinquante pauls le cent, et j’y ai consenti. J’ai voulu qu’on les ouvre à ma presence.

Armelline étonnée que son caprice alloit me couter cinq ecus romains me pria de revoquer l’ordre ; mais elle se tut lorsque je lui ai dit que rien ne me paroissoit cher lorsque je prevoyois que je pouvois lui procurer un plaisir. À ma reponse elle me prit la main, que j’ai retiré avec depit lorsqu’elle la portoit à sa bouche : ayant fait cela un peu trop brusquement Armelline resta mortifiée. J’étois assis devant le feu entr’elle, et Emilie ; son trouble me fit de la peine : je lui ai demandé pardon en lui disant que ma main n’étoit pas digne d’etre baisée par elle ; mais malgrè mon excuse Armelline ne put pas s’empecher deux petites larmes de sortir de ses beaux yeux. J’en ai eu le plus grand chagrin. Armelline étoit une colombe point du tout faite pour être brusquée. Je pouvois renoncer à son amour, mais n’ayant le dessein ni de me faire craindre, ni de me faire haïr je devois la quiter tout à fait, ou m’y prendre tout autrement. Assuré pas les deux larmes que j’avois dû blesser au supreme degré sa delicatesse je me suis levé, et je suis descendu pour aller ordonner du vin de champagne.

Ètant remonté cinq à six minutes après j’ai vu qu’elle avoit pleuré d’importance, et qu’elle se mettroit à table dans une mauvaise assiette, et cela me desoloit. Je n’avois pas de tems à perdre ; je lui ai reiteré mes excuses, et je l’ai priée de retourner à se montrer riante à moins qu’elle ne voulut me donner la plus grande mortification. Emilie m’appuya, je lui ai pris la main, je la lui ai baisé tendrement, et elle se rasserena. On vint ouvrir les cent huitres que remplirent quatre grand plats. L’etonnement de ces pauvres filles m’auroit beaucoup diverti si j’avois eu lieu d’etre content ; mais l’amour me desesperoit. Je languissois, et Armelline me prioit d’être comme j’étois dans le commencement de la connoissance que j’avois faite avec elle ; comme si l’humeur dependant de la volonté.

Nous nous mimes à table où j’ai apris à ces filles à manger des huitres en leur donnant l’exemple. Elles nageoient dans leur eau. Armelline après en avoir avalé cinq à six dit à Emilie qu’un morceau si delicat devroit être un peché ; Emilie repondit que ce ne devroit pas être un peché parceque le morceau étoit exquis ; ma parceque à chaqu’huitre que nous avalions, nous avalions un demi paul — Un demi paul ? dit Armelline et notre seigneur le Pape ne le defend pas ? Si ce n’est pas un peché de gourmandise, je voudrois savoir ce qu’on entend par gourmandise. Je mange ces huitres avec plaisir ; mais je t’assure que je veux m’en accuser en confession pour voir ce que le Confesseur me dira.

Ces naivetés me rendoient heureux dans l’ame ; mais j’avois besoin de l’etre dans le corps. Mon amour qui mouroit de faim envioit le sort de ma bouche. En mangeant cinquante huitres nous vuidames deux bouteilles de champagne mousseux, qui fit rire ces bonnes filles, qui se trouvoient obligées a commettre l’indecente faute du renvoi. Que j’étois faché de ne pouvoir pas me livrer au rire, et devorer de baisers Armelline que je ne pouvois devorer que des yeux. J’ai dit au valet de servir le souper, gardant les autres huitres au dessert. Elles étoient surprises de se trouver l’appetit plus vif après avoir mangé seize morceaux si excellens. Armelline me paroissoit devenue amoureuse : j’avois besoin de me flatter, et de l’esperer. Comptant un peu sur Baccus j’ai defendu l’eau. Nous eumes un souper des plus fins pour une auberge. Mes pauvres heroïnes s’en donnerent. Emilie même etoit toute en flammes. J’ai fait porter de citrons, un bouteille de Rhum du sucre, une grande jatte, et de l’eau chaude, et apres avoir fait mettre sur la table les autres cinquante huitres, j’ai renvoié le valet. J’ai fait un grand punch que j’ai animé en y versant une bouteille de Champagne. Après avoir avalé cinq à six huitres, et bu du punch, qui fit faire les hauts cris àux deux filles, car elles se trouvoient excedées par les charmes de cette boisson, je me suis avisé de prier Emilie de me mettre dans la bouche avec ses propres levres une huitres, Vous avez trop d’esprit lui dis-je pour vous imaginer qu’il y a du mal à cela.

Emilie etonnée à cette proposition se mit à penser. Armelline la regardoit attentivement curieuse de la reponse qu’elle me donneroit — Pourquoi, me dit elle, ne proposez vous pas cela à votre Armelline ? — Donne la lui la premiere, lui dit Armelline, et si tu en as le courage, je l’aurai aussi — Quel courage faut il ? C’est une folie d’enfans ; il n’y a pas de mal à cela.

Après avoir reçu cette heureuse reponse j’ai cru de pouvoir chanter victoire. Je lui ai mis la coquille à la bouche, je lui ai dit de humer l’eau en gardant l’huitre entre ses levres. Elle executa la leçon fidelement après avoir bien ri, et j’ai recueilli l’huitre en colant mes levres sur les siennes avec la plus grande decence. Armelline l’aplaudit en lui disant qu’elle ne l’auroit pas crue capable de faire cela, et elle l’imita parfaitement. Elle fut enchantée de la delicatesse avec la quelle j’ai pris l’huitre de dessus ses levres. Elle m’etonna en me disant que c’étoit pas crue capable de faire cela, et elle l’imita parfaitement. Elle fut enchantée de la delicatesse avec la quelle j’ai pris l’huitre de dessus ses levres. Elle m’etonna en me disant que c’étoit à moi aussi a leur faire la restitution du cadeau ; et Dieu sait le plaisir que j’ai eu à m’aquiter de ce devoir.

Avec ce beau jeu nous mangeames toutes les huitres en vidant toujours de verres de punch. Nous etions assis en ligne, moi au milieu d’elles, le dos tourné contre le feu, la tête nous tournoit, jamais yvresse ne fut si plus gaye, ni plus raisonnée, ni plus complete. Le punch cependant n’etoit pas encore fini. Nous avions chaud. J’ai dû oter mon habit n’en pouvant plus, et elles dûrent delacer leurs robes qui par devant étoient doublées de fourures. Je leur ai dit qu’il y avoit un cabinet tout près de la porte de notre chambre, où elles pouvoient aller, et elles se leverent vite en se prenant par la main ravies que j’avois deviné le besoin qu’elles avoient, et qu’elles n’osoient pas me decouvrir. Elles retournerent dans la chambre se pamant de rire, puisqu’elles ne pouvoient pas se tenir debout. Je les ai laissées un moment par la même raison, mais un peu moins ivre qu’elles. Elles etoient assises devant le feu, ne faisant que rire de l’état dans le quel elles se trouvoient. Je leur servois de paravant, ne leur disant rien du plaisir que j’avois a les voir dans un desordre qui me laissant contempler la beauté de leur sein me ravissoit l’ame. Je les remerciois toutes les deux du plaisir qu’elle me procuroient avec leur charmante compagnie. Je leur ai dit que nous ne devions sortir de l’auberge qu’apres avoir bu tout le punch. Elles me repondirent en se pamant de rire que ce seroit un dommage de le laisser là ; et nous bumes. J’ai osé leur dire que leur jambes étoient si belles que je ne saurois pas les quelles meritoient la preference, et pour lors elle redoublerent leur rire parcequ’elles ne s’étoient pas apperçues que leur robes ouvertes, et leur jupes courtes m’en laissoient voir la moitié.

Après avoir fini le punch nous restames encore une demie heure à causer sans raisonner, me felicitant toujours en moi même de la force que j’avois de ne rien entreprendre. Au moment de partir je leur ai demandé, si elles pouvoient se plaindre de moi, et Armelline la premiere me dit que si je la voulois pour fille d’ame elle étoit prête à me suivre par tout — Vous ne craignez donc plus que je puisse vous exciter à manquer à vos devoirs — Non ; je me crois sûre avec vous — Et vous ? dis-je a Emilie — Et moi, je vous aimerai, lorsque vous ferez pour moi ce que la superieure vous dira demain — Je ferai tout ; mais je n’irai lui parler que vers le soir, car actuellement il est trois heures.

Ce fut alors qu’elles rirent. Que dira maman, que dira maman ? J’ai vite payé tout ce qui étoit écrit, en recompensant bien le valet, et je les ai conduites à leur couvent, où la portiere fut tres contente de la reforme de la maison quand elle reçut deux cequins. L’heure étant trop indue pour monter, je me suis d’abord rendu chez moi, d’ou j’ai renvoyé l’equipage de la princesse avec la plus grande satisfaction du cocher, et du laquais. Mais celle qui fut satisfaite fut Marguerite qui m’auroit arraché les yeux, si je ne l’avois pas convaincue à reprises de ma grande fidelité. Je lui ai dit, et elle dut le croire que je m’etois engagé jusqu’à cette heure là dans une partie de jeu.

Le lendemain j’ai egayé la princesse, et le cardinal en leur fesant la narration en detail de tout ce que j’avois fait. La princesse dit que j’avois manqué le moment ; mais le Cardinal trouva que je m’étois menagé une pleine victoire pour une autre fois.

Je suis allé au couvent pour savoir ce que la superieure vouloit, et ce que je pouvois faire pour Emilie. Cette bonne superieure me reçut me fesant compliment sur ce que j’avois su me divertir avec ses deux filles jusqu’à trois heures du matin sans avoir rien fait avec elles qui ne fût tres honete. Elles lui avoient dit de quelle façon nous avions mangé cinquante huitres ; et elle trouva le jeu tres innocent. Après ce prologue elle me dit que je pouvois rendre heureuse Emilie en engageant la princesse à lui procurer une dispense des publications de son mariage avec un marchand qui demeuroit à Civita vecchia, et qui l’auroit epousée depuis long tems sans la necessité de ces publications, puisqu’une femme vivoit qui pretendoit qu’il devoit l’epouser sans cependant en avoir aucune raison legitime. La contradiction qu’elle y mettroit feroit naitre un procès qui ne finiroit plus. Emilie me dit elle, deviendroit heureuse, et elle vous en auroit toute l’obligation. J’ai pris le nom de l’homme, et je lui ai promis de parler de mon mieux à la princesse. Elle me demanda si j’étois toujours dans la maxime de tacher de me guerir de l’amour d’Armelline, et je lui ai dit qu’oui ; mais que je ne commencerois à m’abstenir de la voir qu’en careme. Elle me fit compliment sur ce que dans cette année là le carnaval étoit fort long.

J’ai parlé le lendemain à la princesse de cette dispense des publications, qu’il ne falloit certainement pas demander sans un certificat de l’eveque de Civita vecchia, que l’homme étoit libre. Le Cardinal me dit de faire venir l’homme à Rome, et qu’il en fesoit son affaire, s’il pouvoit seulement avoir deux temoins connus qu’il n’étoit pas marié.La superieure écrivit en consequence, et peu de jours après j’ai vu cet homme dans un autre parloir à une grille avec la superieure, et Emilie. En se recomandant beaucoup à ma protection il me dit qu’il auroit besoin d’etre sûr avant que de l’epouser d’avoir six cent ecus. Il s’agissoit de lui faire avoir deux cens ecus en graces, puisque le couvent lui en donnoit quatrecent ; et je suis reussi ; mais avant cela je me suis menagé un autre souper avec Armellina, qui tous les matins me demandoit à la grille quand je la conduirois à l’opera comique qu’on donnoit au théatre Capracina. Je lui repondois que je craignois que ma tendresse me forçat à empieter sur ses devoirs qu’elle aimoit plus que l’opera comique. Elles me disoient que l’experience leur avoit apris à ne pas me craindre. Armellina me dit en riant que son confesseur s’étoit moqué d’elle, lorsqu’elle lui avoit dit qu’elle avoit mangé des huitres en les prenant avec sa bouche hors de celle d’un homme. Il lui avoit repondu que c’étoit un cochonerie.

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