Aller au contenu

Casanova – Histoire de ma vie (manuscrit)/Tome 10/Chapitre 3

La bibliothèque libre.

Chapitre III

Le Florentin. Emilie mariée. Scolastique, Armellina au bal.

Si avant de souper avec Armellina j’en étois amoureux au point de me voir forcé à ne plus la voir pour ne pas en devenir fou, après ce souper je me suis vu dans la necessité absolue de l’obtenir pour ne pas en mourir. Ayant vu qu’elle n’avoit consenti aux petites folies aux quelles je l’avois excitee qu’en les prenant comme des badinages indifferens, j’ai pris le parti de pousser ma pointe jusqu’où elle pouvoit aller par ce même chemin. J’ai commence de toute ma force à jouer le role d’indiferent. je n’y allois que tous les deux jours, je ne la regardoit pas avec de yeux amoureux, je fesois semblant d’oublier de lui baiser la main, j’en fesois autant à Emilie, je lui parlois de son mariage, et je lui disois que si j’étois sûr d’obtenir d’elle quelque faveur j’irois demeurer à Civitavecchia quelques jours après qu’elle auroit fait ses noces. Je feignois de ne pas remarquer que ces propos fesoient de la peine à Armelline, qui ne pouvoit pas souffrir que je prisse du gout pour son amie. Emilie me disoit qu’étant mariée elle se trouveroit moins genée sur l’article de ses devoirs, et Armelline piquée de ce qu’elle osoit me faire esperer des faveurs à sa presence lui disoit que les devoirs d’une femme mariée étoient plus forts que ceux d’une fille. Je la corrigeois lui insinuant une mauvaise doctrine. Je lui disois que le grand devoir d’une femme n’étoit que celui de ne pas risquer de rendre la descendence de son mari equivoque, et que pour le reste ce n’étoit que des bagatelles, et que je n’exigerois jamais d’Emilie que des bagatelles faites pour n’amuser que les yeux et les mains. J’ai même dit à Emilie que pour agir avec efficacité pour lui faire obtenir des graces j’avois besoin non seulement qu’elle me fit esperer qu’elle seroit bonne quand je serais à Civitavecchia ; mais qu’elle me donnat quelque gage de sa bonté future avant que de se marier. Elle me repondit une fois qu’elle ne me donneroit jamais autres gages que les memes que me donneroit Armellina, que je devois penser à marier aussi. Armelline, malgrè le trouble que ce discours lui causoit, me dit que j’étois le seul homme qu’elle pouvoit dire d’avoir vu depuis qu’elle étoit au monde, et que n’esperant aucun mari, elle ne me donneroit jamais aucun gage, malgrè qu’elle ne concevoit par ce que ce gage pouvoit être. J’avois la force de m’en aller en la laissant dans le trouble. Je me sentois mourir en devant jouer ce role vis à vis de cet ange que j’adorois ; mais je ne connoissois pas un plus sûr moyen pour parvenir à vaincre ses prejugés.

J’ai loué une loge à Capranica quand j’ai vu des huitres superbes qui étoient arrivées au maitre d’hotel de l’ambassadeur de Venise, qui m’en a cedé cent pour le même argent qu’elles lui coutoient. En allant les porter à la même auberge où j’avois soupé la premiere fois, j’ai demandé au valet une chambre où il y auroit un lit ; mais il me repondit que cela n’étoit pas permis à Rome ; il me dit qu’au troisieme etage je pouvois avoir deux chambres où il y avoit des larges sophas que je serois le maitre de regarder comme des lits, et ayant trouvé que la chose étoit ainsi je les ai prises. Je lui ai dit de faire du feu dans toutes les deux, et de me donner à manger tout ce qu’il y avoit à Rome de plus delicat.

En entrant avec les deux filles dans la loge au troisieme rang que j’avois loué j’ai vu dans la loge près de la mienne la marquise d’Aoust, et je n’ai pas eu le tems de lui echapper. Elle me salua d’abord en se felicitant d’être ma voisine. Elle étoit avec son abbé françois, son mari, et un jeune homme d’une figure aussi belle que noble, que je n’avois jamais vu chez elle. Elle me demanda d’abord qui étoient les deux filles qu’elle voyoit avec moi, et je lui ai dit qu’elles etoient de la maison de l’ambassadeur de Venise. Elle fit l’eloge de leur beauté sans faire une difference odieuse de l’une à l’autre ; mais elle se mit à parler beaucoup à Armellina, qui étoit de son coté et qui repondit tres gentilement à tous les propos qu’elle lui à tenu jusqu’au commencement de la piece. Le jeune homme se mit aussi à lui parler, et après m’en avoir demandé la permission il lui donna un grand papier rempli de confitures la priant de le partager avec sa voisine. L’ayant reconnu à l’accent pour florentin, je lui ai demandé si ces sucreries étoient de son pais, et il m’a repondu qu’elles etoient de Naples d’où il arrivoit depuis trois jours.

Après le premier acte, je fus surpris de l’entendre me dire qu’il avoit une lettre à me donner, dont la Marquise de la C… l’avoit chargé. Je viens d’aprendre votre nom, me dit il, et j’aurai l’honneur de vous la porter demain, si vous voulez bien me dire où vous logez. Apres les ceremonies d’usage, je me vois obligé de le lui dire. Je lui demande des nouvelles du marquis, de sa belle mere, d’Anastasia, me disant charmé de recevoir des lettres de la marquise, de la quelle j’attendois une reponse depuis un mois — C’est precisement la reponse à votre lettre dont cette charmante dame m’a crée porteur — Il me tarde de la lire — Je peux vous la donner d’abord sans prejudicier au plaisir que j’aurai demain de vous voir chez vous. Je viens vous la porter dans votre loge, si vous me le permettez — Je vous en prie — Il auroit pu me la donner de la main à main là ou il étoit ; mais n’importe.

Il entre ; je lui cede ma place près d’Armellina ; il tire de sa poche un portefeuille, et il me remet la lettre. Je l’ouvre, je la vois de quatre pages, je lui dis que je la lirai chez moi, puisque la loge étoit obscure, et je la mets dans ma poche. Il me dit qu’il resteroit à Rome jusqu’après Paques, puisqu’il vouloit tout voir, malgrè qu’il ne pouvoit pas esperer de voir quelque chose de plus beau que ce qu’il avoit devant ses yeux.

Armelline qui le regardoit tres attentivement rougit, et detourne sa tete, et pour ce qui me regarde je me trouve piqué, et d’une certaine façon insulté par ce compliment qui etoit poli, mais aussi insolent qu’inattendu. Je ne lui reponds rien, et je decide que ce beau garçon devoit etre un fat étourdi de la premiere classe. Nous voyant devenus muets, il s’apperçoit qu’il m’avoit choqué, et après avoir batu la campagne avec des propos sans liaison, il s’en alla.

Je fais d’abord mon compliment à Armellina du beau coup qu’elle avoit fait dans l’espace d’une demie heure, et je lui demande ce qu’elle pense du personnage qu’elle avoit si bien su enchanter — C’est, à ce qui me semble, un fort bel homme, mais au compliment qu’il m’a fait je deplore son mauvais gout. Je vous prie de me dire si c’est la mode de faire rougir ainsi une fille qu’on voit pour la premiere fois — Non ma chere Armelline, ce n’est ni la mode, ni la politesse, ni un proceder permis à quelqu’un qui veut voir la bonne compagnie, et qui à l’usage du monde.

Enfoncé dans le silence, j’avois l’air de n’ecouter que la belle musique ; mais le fait étoit que le ver de la lache jalousie me rongeoit le cœur. J’examinois le sentiment de rancune qui m’agitoit, et je travaillois dans mon esprit pour le trouver raisonnable, car il me paroissoit que ce florentin devoit me supposer amoureux d’Armelline, et ne devoit pas debuter par lui faire la plus belle de toutes les declarations d’amour à ma presence sans crainte de me deplaire à moins de ne me prendre pour quelqu’un qui ne seroit en compagnie d’un si jolie fille que pour en être le complaisant. Au bout d’une demie heure de ce silence, la nayve, et sincere Armelline me mit dans un état encore plus mauvais me disant avec un tendre regard que je devois me tranquilliser, et être sûr que ce jeune homme ne lui avoit fait le moindre plaisir en la flattant ainsi. Elle ne sentoit pas que c’étoit me dire precisement le contraire. Je lui ai repondu que tout au contraire je desirois qu’il lui eutfait plaisir. La bonne enfant poursuivit encore à me tourmenter me disant qu’il avoit peut être cru que j’étois son pere.

Que repondre à cette raison aussi cruelle que plausible ? Rien. Enrager, me taire, et enfin n’en pouvant plus prier Armelline, et Emilie de nous en aller. C’étoit à la fin du second acte, et certainement si j’avois possedé mon bon sens je n’aurois jamais fait à ces bonnes filles une proposition, dont je n’ai vu tout ce qu’elle avoit de tyrannique, et d’injuste que le lendemain. Malgrè cela elles se regarderent un moment ; puis elles furent prêtes. Je leur ai dit en biaisant que je devois eviter que l’equipage de la maison Santa Croce ne fût connu si nous sortions du théatre avec la foule, et que nous y retournerions le surlendemain. J’ai empeché Armelline de mettre la tete hors de la loge pour saluer la marquise d’Aoust. J’ai trouvé à la porte le valet qui me servoit qui causoit avec un de ses camarades, ce qui me fit juger que la princesse étoit à l’opera. Nous allames descendre à l’auberge. J’ai dit à l’oreille du laquais d’aller à l’hotel, et de revenir trois heures après minuit. Dans le froid qu’il fesoit je devois avoir des egards pour les chevaux.

Nous nous mimes d’abord devant le feu, où pour une demie heure je ne me suis occupé que des belles huitres qu’un marmiton habile ouvroit à notre presence attentif à ne pas perdre une seule goute de la savoureuse eau dans la quelle elles nageoient. Nous les mangions à mesure qu’on les ouvroit, et les rires de ces filles, qui pensoient au jeu de l’echange commença à dissiper ma mauvaise humeur. Dans la douceur d’Armellina il me sembloit de voir l’innocence de sa belle ame, et je me voulois du mal de ce qu’envieux de la justice que lui avoit rendu un homme fait pour lui plaire beaucoup plus que moi, j’avois permis à un sentiment haineux de parvenir à troubler ma paix. Armellina en bouvant du champagne comme je lui avois apris me regardoit de façon à me prier de joindre ma gayeté à la sienne. Emilie me parla de son futur mariage ; et sans lui repeter que j’irois à Civitavecchia je lui ai promis que son futur auroit en peu de jours les dispenses en baisant cent fois les mains de la belle Armellina, qui paroissoit me remercier d’être redevenu tendre.

Egayés par les huitres, et par le champagne, nous soupames delicieusement. Nous eumes de l’esturgeon, et des trufles exquises, dont je sentois la delicatesse plus en jouissant de l’appetit voluptueux avec le quel ces filles mangeoient de tout cela, qu’en mangeant moi même. Un sentiment de la nature tres bien raisonné avertit un homme qui pense qu’un moyen sûr de se faire aimer de quelqu’un est celui de lui procurer quelque plaisir nouveau. Quand Armelline me vit animé par la joye, et redevenu ardent, elle dut reconnoitre son ouvrage, et se complaire de la force qu’elle avoit sur moi. Elle me donnoit sa main de son gré. Elle m’empechoit de tourner ma tete à gauche pour regarder Emilie ne faisant autre chose que tenir ses yeux sur les miens. Emilie mangeoit, et ne s’en soucioit pas. Il me paroissoit impossible qu’elle put se refuser à ma tendresse après souper, à l’orgie des huitres, et du punch.

Après avoir servi le dessert, les autres cinquante huitres, et tout ce qu’il me falloit pour faire le punch, le valet s’en est allé en nous disant que l’eau étoit au feu dans l’autre chambre, où il y avoit tout le necessaire pour la retraite des demoiselles. La chambre etant petite nous avions trop chaud ; je les ai excitées à aller dans l’autre chambre se debarasser de leurs robes fourrées de peau à poil, et de revenir manger des huitres en pleine liberté. Leurs robes étant faites à leur tailles avec des baleines elle revinrent en corset blanc, et en court jupon de basin, qui n’alloit que jusqu’à la moitié du mollet de leurs jambes. Elles revinrent se tenant embrassées, et riant de leur deshabillé. J’eus la force de dissimuler toute l’émotion que me causa le prestige de cet habillement, et de ne pas même fixer mes yeux sur leur gorge dans le tems qu’elles se plaignoient de n’avoir ni fichu au tour du cou, ni jabot au haut de leurs chemises. Je leur ai dit nonchalament que je ne les regarderois pas, car la vue d’une gorge m’étoit fort indiferente. En connoissant la nature j’avois besoin de mentir. J’étois sûr qu’elles ne pouvoient plus faire grand cas de ce dont j’en fesois si peu. Ces deux filles, qui savoient d’avoir la gorge fort belle, furent etonnées de mon mepris ; elle durent s’imaginer que je n’avois jamais vu de belles gorges ; et à Rome effectivement les beaux seins sont plus rares que les jolis minois. Malgrè l’honeteté de leurs mœurs Armellina, et Emilie durent se proposer de me convaincre que j’avois tort : c’étoit à moi à les mettre à leur aise, et en état de n’être honteuses de rien. Je les ai enchantées en leur disant que je voulois les voir à faire le punch elles mêmes. Le sac de citron étoit deja exprimé dans un grand gobelet. Elles furent charmées lorsque je leur ai dit que je le trouvois meilleur que j’avois fait la premiere fois qu’elles en burent.

Au jeu des huitres d’une bouche à l’autre j’ai chicanné Armellina sur ce qu’avant que je prisse l’huitre elle en avaloit l’eau. Je convins qu’il étoit difficile de faire autrement ; mais je me suis engagé à leur aprendre comment il falloit faire pour conserver l’huitre avec l’eau dans la bouche en lui elevant derriere un rampar avec la langue pour l’empecher d’entrer dans l’œsophage. Obligé à leur en donner l’exemple je leur ai apris à introduire elles mêmes comme moi l’huitre, et l’eau dans la bouche de l’autre en y introduisant dans le meme tems dans toute son etendue la langue. Je n’ai pas trouvé mauvais qu’elles ne se souciassent que je leur allongeasse la mienne, et Armelline ne trouva pas non plus mauvais que je m’arretasse à sucer la sienne qu’elle me donnoit tres genereusement riant beaucoup après du plaisir qu’on ressentoit à ce jeu, dont elles convenoient avec moi que rien ne pouvoit être plus innocent.

Ce fut par hazard qu’une belle huitre que je donnoi à Emilie en approchant la coquille de ses levres tomba au milieu de sa gorge, elle vouloit la reprendre ; mais je l’ai reclamée de droit, et elle dut ceder ; se laisser delacer, et me permettre de la recueillir avec mes levres du fond où elle etoit tombée. Elle dut souffrir par là que je la decouvrisse entierement ; mais j’ai ramassé l’huitre d’une façon qu’il n’y eut aucune apparence que j’eusse resenti autre plaisir que celui d’avoir repris, maché, et avalé l’huitre. Armellina observa tout cela sans rire surprise que je montrois ne faire aucun cas de ce que je devois avoir vu. Emilie apres s’etre bien essuyée riant beaucoup se relaça.

Quatre ou cinq huitres après j’ai donné une huitre à Armelline la tenant assise sur ma cuisse, et adroitement je l’ai versé sur sa gorge ce qui fit beaucoup rire Emilie que dans le fond étoit fachée qu’Armelline allat exempte d’une epreuve d’intrepidité pareille à celle qu’elle m’avoit donnée. Mais j’ai vu Armelline enchantée de l’accident malgrè qu’elle ne vouloit pas en faire semblant. Je veux mon huitre, lui dis-je — Prenez la.

Je lui delace tout le gilé, et l’huitre etant tombée en bas tant que possible je me plains de devoir l’aller chercher avec ma main. Grand Dieu ! Quel martyre pour un homme amoureux de devoir dissimuler l’excès de son contentement dans un pareil moment ! Armelline ne pouvoit m’accuser de rien sous le moindre pretexte, car je ne touchois ces charmans seins durs comme du marbre que pour chercher l’huitre. Après l’avoir prise et avalée ; j’ai empoigné un de ses seins en reclamant l’eau de l’huitre qui l’avoit inonda, je me suis emparé du bouton de rose avec mes levres avides en me livrant à toute la volupté que m’inspiroit le lait imaginaire que j’ai sucé pour deux ou trois minutes de suite. Je ne l’ai quittée toute surprise, et attendrie que pour recouvrer mon esprit que le grand plaisir m’avoit fait exhaler là, où je ne savois pas si elle pouvoit s’en douter. Mais lorsqu’elle me vit comme stupide fixer mes yeux sur les siens, elle me demanda si j’avois eu bien du plaisir à contrefaire l’enfant à la mamelle — Oui car c’est un badinage innocent — Je ne le crois pas ; et j’espere que vous n’en direz rien à la superieure : ce que vous m’avez fait n’est pas innocent pour moi, et nous ne devons plus ramasser des huitres. Emilie dit que ce sont des petites foiblesse qu’on efface avec de l’eau benite. Nous pouvons jurer, ajouta-t-elle, que nous ne nous sommes donné pas un seul baiser. Elles allerent dans l’autre chambre un moment, et après y etre allé aussi, nous ecartames la table, et nous nous mimes devant le feux sur le sophas, que nous y approchames ayant près de nous sur un gueridon la jatte du punch, et des verres. Nous n’avions plus d’huitres.

Etant assis entr’elles j’ai parlé de nos jambes qui se ressembloient à la perfection, et que cependant les femmes s’obstinoient à vouloir couvrir de leur jupes, et en disant cela je les leur touchois en leur disant que c’étoit tout comme si je touchois les miennes, et voyant qu’elles ne s’étoient pas opposées à l’examen que j’en ai fait jusqu’au genou, j’ai dit à Emilie que je ne voulois d’elle autre recompense que celle qu’elle me laissa mesurer la grosseur de ses cuisses comparées à celles d’Armelline. Elle doit, dit Armelline, les avoir plus grosses que moi, malgrè que je suis plus grande qu’elle — Il n’y a pas de mal à me laisser voir cela — Je crois qu’oui — Eh bien, je les mesurerai des mains — Non, car vous nous regarderez — Non : d’honneur — Laissez vous bander les yeux — Volontiers. Mais vous laisserez que je vous les bande aussi — Eh bien ; oui. Nous jouerons à Colin-maillard.

Apres avoir bu nous nous bandames tous les trois, et ce fut alors que le grand jeu commença, et que se tenant de bout devant moi elles, se laisserent mesurer plusieurs fois, tombant sur moi en riant toutes les fois que je les mesurois trop haut Ayant assez elevé mon mouchoir je voyois tout, mais elles devoient faire semblant de ne pas s’en douter. Elles durent aussi m’avoir triché de la même façon pour voir ce que c’étoit que ce qu’elles sentoient entre les cuisses lorsque le rire les fesoient tomber sur moi. Le charmant jeu ne parvint à sa fin que lorsque la nature excessé par le plaisir me priva de la force de poursuivre. Je me suis alors remis en état de decence avant qu’elle se debandent, ce qu’elles firent quand elles entendirent ma sentence. Emilie, dis-je à Armelline a les cuisses, les anches, et tout plus formé que vous ; mais vous devez encore grandir. Muettes, et riantes elles se mirent à mes cotés croyant, je ne sais pas comment, de pouvoir se desavouer tout ce qu’elles m’avoient laissé faire. Il m’a paru ; mais je n’ai rien dit qu’Emilie avoit eu un amant ; mais Armelline étoit à tous egards intacte. Elle avoit l’air plus humilié que l’autre, et beaucoup plus de douceur dans ses grands yeux noirs. J’ai voulu prendre un baiser sur ses belles levres, et j’ai trouvé fort singulier qu’elle detourna sa tête en me serrant cependant les mains de toute sa force.

Nous avions parlé de bal. Elles en etoient fort curieuses : c’etoit la fureur plus que la passion de toutes les filles de Rome depuis que le pape Rezzonico les avoit tenues à jeun de ce plaisir pendant tous les dix ans de son regne. Ce pape qui avoit permis au Romains les jeux de hazard de toute espece, leur avoit defendu de danser ; son successeur Ganganelli ayant une autre cervelle avoit defendu le jeu, et avoit donné une entiere permission à la danse. Il ne savoit pas pourquoi il devoit empecher ses sujets de sauter. Je leur ai donc promis de les conduire au bal après avoir trouvé dans le quartier de Rome le plus eloigné du plus peuplé un bal où elles ne risqueroient pas d’être connues. Je les ai conduites au couvent trois heures après minuit assez content de tout ce que j’avois fait pour calmer mes desirs, malgrè que par là j’eusse augmenté ma passion ; je me trouvois convaincu plus que jamais qu’Armelline étoit faite pour être adorée de tout homme sur le quel la beauté avoit droit d’exercer un empire absolu. J’étois dans le nombre de ses sujets, et bien me fache de l’être encore, et de me voir dans la misere, puisque l’epuisement de l’encens a rendu l’encensoir deplorable.

Je reflechissois à l’espece d’enchantement qui me forçoit à redevenir toujours amoureux d’un objet qui me paroissant nouveau m’inspiroit les mêmes desirs que m’avoit inspirés le dernier que j’avois aimé, et que je n’avois cessé d’aimer que lorsqu’il avoit cessé de m’en inspirer. Mais cet objet qui me paroissoit nouveau l’étoit il, effectivement dans l’essentiel ? Point du tout ; car c’étoit toujours la même piece n’ayant, de nouveau que le titre. Mais en parvenant à la posseder m’appercevois-je que c’étoit la meme dont j’avois joui tant d’autres fois ? Me plaignois-je ? Me trouvois-je attrapé ? Point du tout. La raison en est que jouissant de la piece je tenois toujours les yeux fixés sur l’affiche, sur le charmant titre que lui donnoit la physionomie enchanteresse qui m’en avoit rendu amoureux. Mais si toute l’illusion vient donc du titre de la piece, ne vaudroit il pas mieux aller la voir sans avoir lu l’affiche ? Qu’importe savoir le nom d’un livre qu’on veut lire, d’un mets qu’on veut manger, d’une ville dont on veut parcourir toutes les beautés ?

Tout cela est à la lettre dans une ville, dans un mets, dans une comedie ; le nom n’y fait rien. Mais toute comparaison est un sophisme. L’homme, se distinguant de tous les autres animaux ne peut devenir amoureux d’une femme que par le vehicule de quelqu’un de ses sens, qui tous, le tact excepté, siegent dans la tête. Par cette raison, s’il a des yeux, c’est la physionomie qui exerce sur lui tout le prestige de l’amour. Le plus beau corps d’une femme toute nue qui s’offriroit à sa vue, sa tete étant couverte pourroit l’exciter à la jouissance ; mais jamais à ce qu’on appelle l’amour, puisque si dans le moment ou il se livreroit à l’instinct, on lui decouvroit la tete maitresse de ce beau corps, qui auroit une de ces physionomies vrayement laides, qui inspirent le degout, la repugnance au plaisir de l’amour, et souvent la haine, il s’enfuyeroit avec un espece d’horreur pour la brutalité à la quelle il étoit dans le moment de se livrer. C’est tout le contraire qui arrive lorsqu’une physionomie qui lui paroit belle, a rendu un homme amoureux. S’il parvient à en jouir nulle deformité, ou laideur de son corps le rebute : il parvient même à trouver beau ce qui est laid s’il s’avise d’examiner ; mais il ne s’en soucie pas.

L’empire de la physionomie étant donc etabli en nature dans l’animal homme, le genre humain possesseur immediat du calcul moral dans tout ce qui est necessaire à ses besoins decida dans tous les pais civilisés qu’il falloit couvrir d’habits toute la personne, excepté la figure, et non seulement les femmes ; mais les hommes aussi, qui cependant dans la suite des siecles dans plusieurs provinces de l’Europe privent l’usage du s’habiller de façon qu’il est fort aisé aux femmes de se les figurer tels qu’ils doivent être tous nus. Le gain que les femmes firent dans l’etablissement de cette loi est incontestable, malgrè que les belles physionomies soyent plus rares que les beaux corps, car l’art parvient facilement à donner des appas à un visage qui n’en a pas, tandis qu’il n’y a pas de fard pour corriger la laideur d’une poitrine, d’un ventre, et de tout le reste qui compose le corps humain. Je conviens cependant que les phenomerides de Sparte avoient raison, comme toutes les femmes qui rebutent avec leur figure ayant un tres beau corps, car à cause du titre, malgrè la beauté de la piece elles se trouvent frustées de spectateurs ; mais c’est egal ; l’homme a besoin d’aimer, et pour qu’il devienne amoureux il a besoin d’un titre qui excite sa curiosité. La femme le porte sur la superficie de sa tete. Heureuses, et tres heureuses les Armellina dont la piece et belle au point qu’elle surpasse l’expectative.

Tres contente de ma conquête, et de la certitude que j’avois de parvenir à me rendre parfaitement heureux je suis entré dans ma chambre, où j’ai trouvé Marguerite profondement endormie sur le canapé. Je me suis vite deshabillé, et sans faire aucun bruit j’ai eteint la bougie, je me suis couché, et livré d’abord au someil dont j’avois le plus grand besoin. À mon reveil à midi, Marguerite me dit qu’un tres beau monsieur étoit venu pour me voir sur les dix heures, et que n’ayant pas osé me reveiller elle l’avoit amusé jusqu’à onze. Je lui ai fait, me dit elle, du caffé qu’il a trouvé fort bon ; il m’a dit qu’il reviendra demain, et n’a pas voulu me dire son nom. C’est un des plus aimables hommes que j’aye connu. Il m’a fait cadeau de cette piece que je ne connois pas : j’espere que vous n’en serez pas faché.

C’etoit le Florentin : il lui avoit donné une piece de deux onces. Cela m’a fait rire, et n’etant nullement jaloux de Marguerite, je lui ai dit qu’elle avoit bien fait à l’entretenir, et encore mieux à recevoir la piece qui valoit quarante huit pauls. Elle m’embrassa tendrement, et en grace de cette avanture elle m’epargna les reproches qu’elles m’auroit fait d’etre rentre si tard. Curieux de savoir qui étoit ce phenix de la Toscane qui étoit si genereux j’ai lu la lettre de Donna Leonilda. C’étoit Monsieur +++ negociant etabli à Londres, qui avoit été recomandé à son mari par un chevalier de Malte qui étoit à Marseille d’où il etoit arrivé par mer, il étoit maitre de sa fortune aimable, instruit, et genereux ; elle m’assuroit que je l’aimerois. Après m’avoir dit beaucoup de choses de son mari, de sa mere, et de toute la famille, elle finissoit sa lettre par me dire qu’elle étoit heureuse d’etre grosse en six mois, et qu’elle se trouveroit encore plus heureuse si Dieu, ( car Dieu fait tout ) lui accorderoit la grace d’accoucher d’un garçon. Elle me prioit d’en faire compliment au marquis.

Soit nature, soit education, cette nouvelle m’a fait frissonner. Je lui ai repondu quelques jours après en envoyant ma lettre ouverte incluse dans une de compliment que j’ai écrite à son mari, que les graces que Dieu accorde n’arrivent jamais trop tard, et que jamais nouvelle ne m’avoit interessé d’avantage. Leonilde dans le mois de Mai accoucha d’un garçon que j’ai vu à Prague au couronement de l’empereur Leopold, chez le prince de Rosemberg. Il s’appelle marquis de la C… comme son pere, qui vecut jusqu’à l’age de quatrevingt ans. Quoique mon nom lui fut inconnu, je me suis fait presenter, et j’ai joui de sa conversation une autre fois au spectacle. Il étoit avec un abbé tres instruit qu’on appelloit son gouverneur ; mais il n’en avoit pas besoin, car à l’age de vingt ans il avoit la sagesse que peu d’hommes ont à soixante. Ce qui me fit un veritable plaisir, et des plus sensibles fut la ressemblance de ce garçon au feu marquis mari de sa mere. Ce fut cette reflexion qui m’arracha des larmes songeant à la satisfaction que cette ressemblance devoit avoir causé à ce brave homme egalement qu’à la mere. Je lui ai écrit, et j’ai chargé de la lettre son fils. Elle ne l’a reçue qu’à son retour à Naples dans le carnavel de l’année 1792, et j’ai d’abord reçu une reponse dans la quelle elle m’invite au mariage de son fils, et à aller finir mes jours dans sa maison. Peut être irai-je.

J’ai trouvé à trois heures la princesse de Santa Croce au lit, et le Cardinal qui lui tenoit compagnie. La premiere chose qu’elle me demanda fut la raison qui m’avoit fait quiter l’opera à la fin du second acte. Je lui ai repondu que je me trouvois en état de lui raconter une histoire de six heures tres interessante eu egard aux details ; mais que je ne pouvois la narrer qu’en recevant auparavant carte blanche, car il y avoit des circonstances que je devois peindre trop d’après nature. Le Cardinal me demanda si c’étoit quelque chose dans le gout des veilles avec Marie MathildeM. M., et ayant entendu que c’étoit precisement dans ce gout là, il demanda à la princesse, si elle vouloit être sourde. Elle repondit que je pouvois compter sur cela, et je leur ai narré toute l’histoire à peu près dans les mêmes termes dont je me suis servi pour l’écrire. Les huitres ramassées, et le Colin-maillard la firent rire malgrè sa sourdité. Elle convint à la fin avec le Cardinal que je m’étois bien conduit, et elle se trouva sûre que je finirois l’ouvrage à la premiere occasion. Le Cardinal me dit que dans deux ou trois jours j’aurai une dispense des publication pour le pretendu d’Emilie avec la quelle il pourra l’epouser partout où il voudra.

Le lendemain à neuf heures Monsieur +++ vint me voir, et je l’ai trouvé tel que la marquise me l’annonçoit ; mais j’avois une dent de lait contre lui à cause du compliment, et qui augmenta lorsqu’il me demanda si la demoiselle qui étoit avec moi etoit mariée, ou engagée, et si elle avoit pere, et mere, ou autres parens de qui elle pouvoit dependre. Je l’ai prié avec un sourire un peu amer de me dispenser de l’informer de ce qui pouvoit regarder cette demoiselle, puisqu’au théatre elle étoit en masque. Il rougit, et me demanda pardon. En le remerciant de l’honneur qu’il avoit fait à Marguerite en acceptant d’elle une tasse de caffé, je l’ai prié de me faire le même plaisir en l’assurant que j’irois dejeuner chez lui le lendemain. Il demeuroit chez Roland vis à vis de S.t Charles, où demeuroit la Gabrieli illustre chanteuse qu’on surnommoit la Coghetta à la quelle le prince D. G. Battista Borghese fesoit une cour assidues.

D’abord que ce jeune florentin fut parti j’ai volé à S. Paul, où il me tardoit de voir la mine que me feroient mes vestales, que j’avois si bien initiées. Elles parurent devant moi ayant sur leur figure un caractere tout opposé à celui qu’elles avoient dans les jours precedens. Emilie etoit devenue gaye, et Armellina triste. J’ai d’abord dit à Emilie que dans trois jours je lui porterois la plus ample dispense des publications, et que dans huit tout au plus tard elle auroit le billet du Cardinal Orsini entre les mains de la superieure pour recevoir quatre cent ecus, et son congé, et que dans le même jour je lui porterois deux cent ecus provenans de graces, dont je retirerois l’argent des que j’aurois le certificat de son mariage. Hors d’elle même par cette nouvelle elle quita la grille pour courir la donner à la superieure.

J’ai alors pris les mains de ma pauvre Armelline et en y imprimant dessus des baisers qui partoient de mon ame je l’ai conjurer de quiter son air de tristesse — Que ferai-je ici me dit elle sans Emilie ? Que ferai-je ici quand vous serez parti ? Je suis malheureuse. Je ne m’aime deja plus.

J’ai cru de mourir de douleur en la voyant pleurer apres m’avoir dit ces quatre paroles. Je n’ai pas pu me tenir. Je lui ai donné parole de ne pas quiter Rome avant de la voir mariée, et de lui faire une dot de mille ecus — Je ne me soucie pas des mille ecus ; la parole que vous me donner de ne partir de Rome sans me voir auparavant mariée me rend l’ame, et je ne demande pas d’avantage ; mais si vous me manquez j’en mourois. Soyez en sûr — Je vous en donne parole, et je mourrai plus tot que vous manquer. Pardonnez, ma chere Armelline, à l’amour qui m’a peut être trop egaré avant hyer — Soyez mon constant ami, et je vous pardonne tout — Laissez que je baise pour la premiere fois votre belle bouche.

Après ce baiser qui me promit tout ce que je pouvois desirer, elle essuya ses larmes, et Emilie parut avec la Superieure, qui me dit tout ce qu’elle pouvoit me dire de plus obligeant. Elle me dit que je devois me disposer à m’interesser pour une autre fille qu’elle comptoit de donner pour camarade à Armelline d’abord qu’Emilie s’en iroit. Je lui ai promis de faire tout ce qu’elle m’ordonneroit, et en meme tems je l’ai priée de permettre qu’elles aillent avec moi le même soir à la comedie à Tordi Nona.

D’abord qu’elles resterent seules je leur ai demandé pardon, si j’avois disposé d’elles sans leur consentement. Emilie me dit qu’elles seroient des veritables monstres si après tout ce que je fesois pour elles, elles pussent me refuser quelque chose — Et vous, ma belle Armellina, vous refuserez vous à ma tendresse ? — Non, mon ami, mais dans les bornes que la sagesse ordonne. Point de Colin-Maillard par exemple — Ah ! mon Dieu ! C’est un si joli jeu. Vous m’affligez — Trouvez en un autre, me dit Emilie.

Emilie étoit devenue ardente, et cela me deplaisoit, car j’avois peur qu’Armellina en dêvint jalouse. Je pouvois avoir cette crainte, en connoissant le cœur humain, sans la moindre fatuité.

Je suis allé en les quitant me procurer une loge à Tor di Nona, puis à l’auberge pour m’ordonner et souper dans les memes chambres sans oublier les huitres, malgrè que je fusse sûr de n’en avoir plus besoin. Je suis allé après cela chercher un joueur de violon pour le charger de me procurer trois billets dans un bal où je pourrois esperer de n’être connu de personne. Je l’ai averti que je serois seul avec deux demoiselles qui ne danseroient pas.

De retour chez moi ayant intention de diner tout seul, un billet de la marquise d’Aout qui me reprochoit de n’aller jamais diner avec elle me detourna : j’y fus, et j’y ai trouvé le florentin. Ce fut dans le courant de ce diner que j’ai connu une bonne partie de ses merites : je l’ai trouvé tel que Donna Leonilda me l’avoit annoncé. La marquise me demanda vers la fin du diner pourquoi je n’étois pas resté à l’opera jusqu’à la fin — Parceque les demoiselles s’ennuyoient — Elles ne sont pas de la maison de l’ambassadeur de Venise, comme vous m’avez dit : j’en suis certaine. — Vous avez raison, Madame ; excusez mon petit mensonge. — Ce fut une defaite pour ne pas me dire qui elles sont ; mais on le sait — Tant mieux pour les curieux — Celle qui m’a parlé merite d’exciter la curiosité de quique ce soit ; mais à votre place je lui ferois mettre un peu de poudre sur ses cheveux — Je n’ai pas cette autorité ; mais Dieu me preserve de la gêner.

Le florentin me plut n’en disant rien. Je l’ai fait beaucoup parler de l’Angleterre, et du commerce qu’il fesoit. Il me dit qu’il alloit à Florence pour se mettre en possession de son heritage, et en même tems se chercher une epouse pour retourner à Londres marié. Je lui ai dit en le quitant que je n’aurois l’honneur de le voir chez lui que le surlendemain à cause d’une pressante affaire qui m’etoit survenue. Il sut alors m’engager à n’y aller qu’à midi pour lui faire le plaisir de diner avec lui.

Plein de mon bonheur, je suis allé prendre mes filles, qui jouissant de toute la comedie comme moi sans la moindre interruption. Arrivant à l’auberge j’ai ordonnée à la voiture de revenir à deux heures, et nous allames nous mettre devant le feu tandis qu’on se fatiguoit à ouvrir les huitres qui ne nous interessoient plus comme les deux premieres fois. Ces filles avoient pris vis à vis de moi la contenance qui convenoit à leur état actuel. Emilie avoit l’air d’une personne, qui ayant vendu de la bonne marchandise à credit, conserve un air de pretention à cause du bon marché qu’elle a fait à l’acheteur. Armelline tendre, riante, et un peu humiliée me parloit des yeux, et me fesoit souvenir de la parole que je lui avois donnée. Je ne lui repondis que par des baisers enflammés, qui la rassuroient ; mais qui en même tems lui fesoient prevoir que je voudrai augmenter de beaucoup les devoirs que j’avois contractés avec elle. Elle me paroissoit resignée, et avec le contentement dans l’ame je me suis mis à table ne m’occupant que d’elle. Emilie, à la veille de se marier, n’eut pas de peine à croire que je ne la negligeois qu’à cause d’un sentiment de respect qui me paroissoit dû au sacrement avec le quel elle alloit se lier.

Après notre souper gai, et voluptueux comme de coutume, je me suis mis sur le large sopha avec Armelline, où j’ai passé trois heures que j’aurois pu me rendre delicieuses, si je ne m’etois pas obstiné à vouloir la derniere faveur. Cette fille n’y voulut jamais consentir. Ni mes caresses, ni mes paroles, ni [illisible] mes emportemens ne purent cependant jamais lui faire perdre sa douceur. Tendre entre mes bras, tantot riante, et tantot amoureusement triste dans le plus eloquent silence, elle ne m’accorda jamais ce que je poursuivit toujours à vouloir sans cependant avoir jamais la mine de me le refuser. Cela paroit une enigme ; mais elle ne l’est pas. Le defaut de son consentement n’étoit pas un refus ; mais il l’étoit par rapport à l’effet. Elle sortit de mes bras vierge, affligée peut être de n’avoir pas eu la force de manquer à son devoir. Forcé par la nature à finir, toujours amoureux, et peu satisfait, lui demander pardon fut ma seule ressource. C’étoit le seul moyen, à ce que la nature me disoit, de me menager son consentement pour une autre fois.

Après nous être habillés tristement gais, nous reveillames Emilie, qui dormoit comme si elle avoit été dans son lit, et après les avoir mises chez elles, je suis allé me remettre en forces dans mon lit, riant de tous les reproches que me fesoit Marguerite.

Le Florentin me donna un petit diner tête à tête, où la chere recherchée, et sa delicatesse fut ce qui me donna à penser le moins. Ce qui m’affecta beaucoup furent les marques d’amitié, les espressions obligeantes, les offres genereux d’argent si j’en avois besoin. Cela devoit avoir une raison, et je ne la trouvois pas. Il avoit vu Armelline, elle lui avoit plu, je l’avoir brusqué une fois qu’il m’avoit parlé d’elle, il n’en avoit plus parlé, et dans ce diner il n’y avoit jamais eu question d’elle. Je me voyois reduit à devoir croire à la sympathie : j’ai meme cru de devoir lui en savoir gré, et le payer de retour. Je lui ai rendu son diner chez moi, et j’ai fait diner avec nous Marguerite, dont n’étant plus jaloux, j’aurois aimé qu’il put en devenir amoureux. Il n’auroit pas trouvé Marguerite difficile, car il lui plairoit, et ils m’auroient trouvé complaisant tous les deux ; mais il n’en fut rien. Elle avoit loué une petite bague qu’il avoit à la chaine de sa montre, et il me pria de lui permettre de lui en faire present ; j’y ai consenti, et c’etoit lui dire tout ; mais les choses resterent là.

En huit jours tout fut fait pour le mariage d’Emilie. J’ai escompté ses graces pour lui anticiper l’argent, et le même jour qu’elle sortit du couvent elle se maria, et elle partit pour Civitavecchia avec son mari. Trois jours après Menicuccio epousa sa maitresse, et Armellina vint à la grille le lendemain avec la superieure, et une nouvelle fille qui pouvoit avoir deux ou trois ans plus qu’elle, qui étoit tres jolie ; mais elle ne m’interessa que mediocrement : amoureux toujours d’Armellina, dont j’aspirois à l’entiere conquête je ne pouvois qu’être indifferent pour tout autre objet. La superieure me dit que cette fille, qui s’appelloit Scolastique seroit à l’avenir la camarade inseparable d’Armelline, et qu’elle étoit sûre qu’elle sauroit se gagner mon estime, car elle étoit aussi sage qu’Emilie ; mais qu’en recompense je devois m’interesser pour elle dans l’inclination qu’elle avoit pour un homme qui avoit un tres bon emploi, et qui seroit prêt à l’epouser, s’il avoit trois cent ecus pour payer la dispense qui lui étoit necessaire pour l’epouser. Il étoit fils d’un cousin de Scolastique en troisieme degré, elle l’appelloit son neveu, quoiqu’il fût plus agé qu’elle ; la grace n’étoit pas difficile à obtenir en payant ; mais pour l’obtenir gratis j’avois besoin de trouver quelqu’un qui la demandat au saint pere. Je lui ai promis de parler.

Le carnaval s’acheminoit à sa fin, et Scolastique n’avoit jamais vu ni opera ni comedie. Armelline avoit envie de voir un bal, et j’avois enfin trouvé un, où il me paroissoit d’être sûr que personne ne nous connoitroit, mais la chose pouvant avoir des consequences, il falloit prendre des precautions : je leur ai demandé si elles vouloient s’habiller en hommes, dont j’aurois fait mon affaire, et elles y consentirent de tout leur cœur. J’avois une loge au theatre Aliberti pour le lendemain de ce bal, ainsi je les ai averties de demander permission à la superieure, et de m’attendre sur la brune, où j’irois les prendre comme à l’ordinaire dans une voiture de la maison Santa Croce. Quoique decouragé par la resistence d’Armelline, et par la presence de sa nouvelle camarade, qui ne me paroissoit faite ni pour être brusquée, ni pour garder le manteau, j’ai cependant fait porter à l’auberge où nous allions toujours tout ce qui étoit necessaire pour habiller ces filles en hommes.

Armellina montant dans la voiture me donna la mauvaise nouvelle que Scolastique n’étoit à part de rien, et que nous ne devions nous permettre la moindre chose à sa presence. Je n’ai pas eu le tems de lui répondre. L’autre monta, et nous allames à l’auberge, où à peine entré dans la chambre où il y avoit bon feu, j’ai dit d’un ton qui montroit de l’humeur que si elles vouloient être en plein liberté, j’irois dans l’autre chambre, malgrè qu’il y fesoit froid. En disant cela je leur ai montré les habits d’homme. Armellina me repondit qu’il suffisoit que je leur tournasse le dos ; en ajoutant : n’est ce pas Scolastique ? — Je ferai comme toi ; mais je suis tres affligée ; car je suis sûre que je vous gêne. Vous vous aimez, et c’est tout simple : je vous empeche de vous en entredonner des marques. Je ne suis un enfant. Je suis ton amie, mais tu ne me traites pas en amie.

À ce langage du bon sens ; mais qui pour s’ennoncer si bien demandoit une bonne dose d’esprit, j’ai respiré. Vous avez raison, belle Scolastique, lui dis-je, j’aime Armellina, et elle cherche un pretexte de ne pas m’en donner des marques parcequ’elle ne m’aime pas.

En disant ces paroles, je suis sorti de la chambre, et j’ai fermé la porte. Je me suis mis à me faire du feu. Un quart d’heure après Armelline frappa, et me pria d’ouvrir. Elle étoit en culotes. Elle me dit qu’elles avoient absolument besoin de moi, car les souliers etant trop petits elles ne pouvoient pas se les chausser. Comme je boudois, elle vint à mon cou, et elle n’eut pas de peine à me calmer ; je lui disois mes raisons en couvrant de baisers tout ce que je voyois, lorsque Scolastique nous surprit avec un grand eclat de rire. J’étois sûre, nous dit elle, que je vous genois ; mais si vous n’avez pas en moi toute la confiance, je vous avertis que je n’aurai pas demain le plaisir d’aller à l’opera avec vous — Eh bien, lui dit Armellina, embrasse aussi mon ami — Me voila.

Cette generosité d’Armellina me deplut ; mais je n’ai pas laissé pour cela de donner à Scolastique les baisers qu’elle meritoit, et que je lui aurois donné quand même elle auroit été laide, car tant de gentillesse n’etoit pas faite pour être avilie. Je lui ai même donné des baisers d’amour avec intention de punir Armellina ; mais j’étois dans l’abus. Je l’ai vue enchantée : elle embrassa tendrement son amie, comme pour la remercier de sa complaisance, et pour lors je suis entré avec elles pour voir de quoi il s’agissoit. Je les ai fait asseoir, et j’ai vu qu’il falloit absolument que j’envoyasse leur chercher des souliers ; ce fut au valet de l’auberge que j’ai donné cette commission avec ordre de revenir avec un cordonnier qui porteroit tous les souliers qu’il auroit dans sa boutique. En attendant le cordonnier, l’amour ne me laissa pas le maitre de me borner avec Armellina à des simples baisers. Elle n’osoit ni me refuser, ni se refuser ; mais comme pour se disculper elle m’obligeoit à faire à Scolastique les mêmes caresses que je lui avois faites, et Scolastique pour la mettre en état de tranquillité alloit elle même au devant de tout ce que j’aurois pu exiger d’elle si j’en aurois été amoureux. Cette fille étoit charmante, elle ne cedoit à Armellina que du coté de la douceur, et d’une delicatesse dans les traits de la physionomie qui étoit toute particuliere à l’autre. Le jeu dans le fond ne me deplaisoit pas ; mais la reflexion me remplissoit d’amertume. Ce que je voyois me rendoit certain qu’Armellina ne m’aimoit pas, et que si l’autre ne m’opposoit aucune resistance, ce n’étoit que pour mettre son amie à son aise, et pour le convaincre qu’elle pouvoit se fier à elle entierement. Je me suis reconnu avant que le cordonnier arrive dans la necessité absolue de tacher de prendre du gout pour Scolastique. Je devins tout d’un coup curieux de voir si Armellina ne changeroit pas de contenance, lorsque je me montrerois vraiment amoureux de son amie, et si celle-ci poursuivroit à m’accorder ce qui devroit lui paroitre trop, car jusqu’à ce moment là mes mains n’etoient jamais allées au dela des bornes que la ceinture des culotes mettoit à leur taille.

Le cordonnier arriva, et elles furent en peu de minutes tres bien chaussées. Après cela je leur ai passé leurs habits, et j’ai vu deux fort jolies filles vetues en hommes tres elegament, et faites pour rendre envieux de mon bonheur quiconque les verroit avec moi. Après avoir ordonné que le souper fut prêt à minuit nous descendimes, et allames à la maison où l’on donnoit ce bal, et où il y avoit à parier que je ne serois pas connu, car le joueur de violon au quel j’avois payé les trois billets m’avoit assuré que c’étoit une compagnie de marchands.

J’entre dans la sale avec mes deux metamorphosées, et la premiere personne qui me frappe est la marquise d’Aoüt avec son mari, et l’abbé. Ici les complimens d’usage de part et d’autre, et toutes les railleries de saison sur mes deux camarades, qui n’ayant aucun usage du monde se tenoient là comme interdits ; mais ce qui m’ennuya à la mort fut une grande demoiselle, qui finissant un menuet, vint faire une reverence à Armellina pour l’inviter à danser avec elle. Cette demoiselle étoit le florentin qui avoit eu la phantaisie de se deguiser en fille. C’étoit une beauté achevée. Armelline croyant de ne devoir pas passer pour dupe, lui dit qu’elle le reconnoissoit, et il lui repondit avec esprit qu’elle se trompoit peut être, car il avoit un frere qui lui ressembloit parfaitement, tout comme elle devoit avoir une sœur qui avoit sa même physionomie, avec la quelle son frere avoit parlé dans une loge du theatre Capranica. Ce propos bien soutenu du coté du florentin fit beaucoup rire la marquise, et quoiqu’à contrecœur j’ai pris le même parti. Armellina s’étant dispensée de danser, la marquise la fit asseoir entr’elle et le florentin, et le marquis d’Aoust s’empara de Scolastique : mon devoir étoit celui de n’avoir des attention que pour la marquise, et de ne pas seulement regarder Armellina à la quelle le Florentin tenoit des discours qui l’occupoient entierement. Jaloux comme un tigre, et en devoir de dissimuler, le lecteur peut se figurer combien je souffrois, et combien je me repentois d’être venu à ce bal. Mais la cruauté de ma situation augmenta lorsque j’ai vu un quart d’heure apres Scolastique se detacher du marquis d’Aoüt, et parler debout dans un coin de la sale à un homme ni jeune ni vieux qui d’un air honnête paroissoit tenir avec elle un discours tres interessant.

Les minuets suspendus, on s’arrange pour une contredanse, et je suis surpris de voir Armelline rangée avec le Florentin, elle en homme lui en fille. Je les approche pour leur faire compliment, et avec un ton des plus doux je demande à Armellina, si elle etoit sûre de savoir la contredanse. Monsieur m’a dit, me repondit elle, qu’il est impossible que je la manque en ne fesant que tout ce qu’il fera. Je n’ai rien à repondre. Je vais vers Scolastica, beaucoup curieux de cet homme qui lui parloit. Elle me le presente d’un air timide, et elle me dit que c’étoit son neveu, le même qui desiroit de faire son bonheur obtenant la permission de l’epouser. Ma surprise fut grande ; mais je la dissimule à la perfection : je lui dis tout ce que je pouvois lui dire d’honete, et de consolant, en lui comuniquant que la superieure m’avoit prevenu, et que j’avois deja pensé au moyen d’obtenir la grace du saint pere pourque la permission de se marier ne coutant le sou ni à lui, ni à elle. Il se recomande à moi, en me disant qu’il n’étoit pas riche, et je me console en voyant qu’il n’étoit troublé par le moindre sentiment de jalousie.

Je laisse Scolastique avec lui, et je regarde avec etonnement Armelline, qui alloit tres bien, et qui ne manquoit jamais la figure. Le Florentin qui étoit maitre la dressoit à merveille : ils avoient l’air de deux heureux : je fesois du mauvais sang ; mais je n’ai pas moins complimenté Armellina après la contredance, et fait des eloges au Florentin, qui jouoit la dame à merveille : il étoit si bien habillé qu’on auroit dit qu’il avoit une gorge. Celle qui l’avoit si bien mis étoit Madame d’Aoüt. Ne pouvant prendre assez sur moi pour negliger une observation exacte de tout ce qu’Armellina fesoit, je n’ai pas voulu danser ; mais toujours fort à ne laisser paroitre la moindre humeur. Scolastique toujours avec son pretendu occupée dans des discours pour eux tres interessant ne m’inquieta pas. Elle causa constamment trois heures de suites avec lui jusqu’au moment que je suis allé lui demander si elle vouloit que nous partissions. Ce fut vers minuit ; moment qu’il me tardoit de voir arriver, car la peine que j’avois endurée m’avoit fait mille fois maudire le bal, et la complaisance que j’avois eu d’y conduire ces filles.

Mais mon embaras ne fut pas petit à onze heures, et demie. C’étoit un Samedi, et toute l’assemblée attendoit minuit pour aller souper et manger gras ou aux auberges, ou là où ils étoient decidés d’aller. La marquise d’Aoüt, que les naivetés d’Armellina avoient enchantée, me dit d’un ton d’aisance, et en même tems de despotisme d’aller souper chez elle avec mes deux compagnons — Madame je ne peux pas avoir cet honneur, et mes deux compagnons en savent la raison — Celui-ci ( Armellina ) vient de me dire que cela ne depend que de vous — C’est une defaite : croyez moi.

Je me tourne à Armellina, et je lui dis en riant, et avec toute la douceur qu’il m’etoit possible de contrefaire, qu’elle savoit bien qu’elle devoit être chez elle tout au plus tard à minuit, et demie ; et elle me repond avec une douceur sincere que c’étoit vrai ; mais que malgrè cela j’étois le maitre. Je lui repons un peu tristement que je ne me croyois pas le maitre de manquer à ma parole ; mais qu’elle n’étoit pas moins maitresse de m’y faire manquer. La marquise alors, le marquis, et le Florentin aussi pressent Armellina d’user de son pouvoir, et de m’obliger à manquer ma pretendue parole, et Armellina ose me faire des instances en consequence. J’enrageois ; mais determiné à tout hormis qu’à donner le moindre motif de me faire juger jaloux. Je dis à Armellina de l’air le plus naturel que je le voulois bien si son amie y consentoit ; et elle me repond d’un air de contentement qui me fendoit le cœur d’aller lui demander ce plaisir.

Je vais alors, sûr de mon fait, à l’autre bout de la sale, et je dis à Scolastica en presence de son future toute l’affaire, et la priant en même tems de ne pas y consentir, mais sans me compromettre. Son parent loue ma prudence ; mais Scolastica n’a pas besoin que je la prie de jouer ce personnage : elle me dit clairement qu’elle ne consentiroit jamais à aller souper avec personne. Elle vient alors avec moi, et chemin fesant je l’instruit qu’elle devoit parler à Armelline à part. Je la conduis donc devant la marquise en me plaignant de n’etre pas reussi. Scolastica demande pardon, et dit à Armelline d’aller ecouter ce qu’elle avoit à lui dire. Elles se parlerent beaucoup, puis elles revinrent tristes, et Armellina dit qu’elle etoit fachée de ce qui cela ne se pouvoit pas absolument. La marquise alors n’insista plus, et vers minuit nous partimes. J’ai recomandé le silence à l’amant de Scolastique en le priant de venir diner avec moi le second jour de Careme. C’étoit un homme de quarante ans, modeste, fait pour plaire, et qui m’interessa à sa faveur au possible.

La nuit étant fort obscure, comme elle devoit être à la fin du carnaval, je suis sorti de la maison avec les deux filles, sûr de n’etre pas suivi, et allant chercher la voiture, où je savois qu’elle devoit être. Sortant d’un enfer où j’avois souffert pendant quatre heures comme un damné je suis arrivé à l’hotellerie sans jamais rien dire ni à l’une, ni à l’autre, et ne repondant pas aux questions raisonnables que la trop naturelle Armellina me fesoit. Scolastica me vengeoit en lui reprochant le tort qu’elle avoit eu de m’obliger ou à paroitre impoli, ou jaloux, où à manquer à mon devoir.

Armellina lorsque nous fumes dans notre chambre changea tout d’un coup en sentimens de pitié ma rage jalouse : j’ai vu ses beaux yeux avec les marques certaines des larmes que les verites que Scolastique lui avoit dit, lui avoient fait verser dans la voiture. Le souper étant servi, elles n’eurent le tems que d’oter leurs souliers. J’etois triste, et j’avois raison de l’être ; mais la tristesse d’Armelline me desoloit : je n’y trouvois pas mon compte : je devois la dissiper, malgrè que sa source dût me desesperer, car je ne pouvois la trouver que dans le gout que le Florentin lui avoit donné. Notre souper étoit exquis, Scolastique y fesoit honneur, mais Armelline, contre sa coutume, ne mangeoit guere. Scolastique deploya un caractere de gayeté, elle embrassoit son amie, et elle la prioit de participer à son bonheur, car son amant étant devenu mon ami, elle étoit sûre que je m’interesserois pour lui, et pour elle comme je m’étois interessé pour Emilie. Elle benissoit ce bal, et le hazard qui l’y avoit conduite. Elle demontroit à Armelline qu’elle n’avoit aucune raison d’être triste, puisqu’elle étoit sûre que je l’aimois uniquement.

Mais Scolastica se trompoit ; et Armelline n’osoit pas la desabuser en lui disant la veritable cause de sa tristesse. De mon coté l’amour propre m’empechoit de la lui dire, car je savois d’avoir tort. Armellina pensoit à se marier, je n’étois pas fait pour elle, et le beau Florentin étoit son fait. Notre souper finit sans qu’Armelline ait pu reprendre sa bonne humeur. Elle ne but qu’un seul verre du punch, et n’ayant guere mangé je ne l’ai pas excitée à en boire d’avantage de peur qu’il lui fasse mal. Scolastique au contraire qui goutoit cette agreable boisson pour la premiere fois s’en donna sans menagement, et trouva plaisant que la liqueur au lieu d’aller dans son estomac etoit montée à sa cervelle. Dans cet état de gayeté elle crut que son devoir étoit celui de nous faire faire une paix parfaite, et de nous rendre certains qu’elle ne seroit pas de trop se trouvant presente à toutes les demonstrations de tendresse que nous aurions pu nous entredonner.

Elle se leva de table, et se soutenant mal sur ses jambes elle tranporta son amie sur le sopha en la serrant contre son sein, en lui donnant cent baisers qui fesoient rire Armellina toujours triste. Elle m’appella, elle me fit asseoir pres d’elle, et elle la mit entre mes bras. Je lui fesois des caresses d’amour qu’Armellina ne repousoit pas, mais qu’elle ne payoit pas du retour que Scolastica esperoit de voir, et que je n’esperois pas, car elle ne m’auroit jamais accordé en presence de Scolastica ce qu’elle ne m’avoit pas accordé en trois heures que je l’avois eue entre mes bras Emilie étant profondement endormie. Scolastica, que ne vouloit pas avoir un dementi dans sa mediation, s’en prit à moi : elle me reprocha une froideur que j’étois bien loin d’avoir. Je leur ai dit de se defaire des habits d’homme, et de se rhabiller en filles. En disant cela j’ai aidé Scolastique à oter son habit, et sa veste, et Armelline alors en fit de même. Je leur ai presenté leurs chemises, et pour lors Armelline me dit d’aller me mettre auprès du feu ; mais deux minutes après le bruit des baisers me rendit curieux. Scolastica trop egayée par le punch couvroit de baisers la gorge d’Armelline qui enfin devenue riante en fit autant devant moi à son ardente amie. À cette vue Scolastica n’a pas trouvé mauvais que je rende justice à la beauté de ses seins, et que je devienne enfant à la mamelle. Armelline pour lors eut honte de se monstrer vis à vis de moi moins genereuse que son amie, et Scolastica triompha en voyant pour la premiere fois l’usage que j’ai fait des mains d’Armellina, qui jalouse de sa gloire somma Scolastica de m’en faire autant. Elle fit tout, et l’etonnement de cette fille, novice dans l’affaire malgrè ses vingt ans, m’a plu.

Après l’eruption, je leur ai passé leur chemises, et en toute decence je les ai debarassées de leur culotes. Elles allerent alors au cabinet de retraite en se tenant embrassées, et lorsqu’elles revinrent elles s’assirent sur mes genoux. Scolastica bien loin d’etre fachée de la preference que j’ai d’abord donnée aux beautés secretes d’Armellina, paroissoit en être charmée : elle regardoit mon manege, et la façon dont Armellina se pretoit à mes entreprises avec la plus grande attention esperant de voir ce que j’aurois bien voulu lui faire voir ; mais qu’Armellina ne vouloit pas m’accorder. Ne pouvant pas finir ou je voulois j’ai fait halte en songeant que j’avois des devoirs vis à vis de Scolastica, dont j’etois aussi curieux d’etaler à mes yeux toutes les beautés qu’une longue chemise couvroit. La complaisante amie ne me fit aucune resistence. Elle étoit trop sûre de mettre sur la balance la question. Il étoit difficile de decider laquelle des deux etoit plus belle ; mais Armelline avoit l’avantage d’etre aimée, la beauté de la physionomie de Scolastica etoit une autre. Je l’ai sentie aussi intacte qu’Armellina, et à la façon dont elle se tenoit j’ai clairement connu qu’elle me laissoit maitre de tout ; mais j’eus peur d’abuser du moment. C’étoit un triomphe trop beau pour le devoir à l’ivresse. J’ai fini en fesant cependant tout ce qu’un connaisseur peut faire pour procurer au charamant objet qu’on frustre tout le plaisir possible. Scolastica tomba rendue de volupté, et persuadée que je ´n’avois eludé ses desirs que par des sentimens de respect, et de delicatesse.

Armelline riante, et naïve nous fit compliment à tous les deux. J’en etois honteux, Scolastica lui demandoit pardon. Je les ai ramenées à leur couvent les assurant que j’irois les prendre le lendemain pour les conduire à l’opera, et je suis allé me coucher ne sachant pas decider si j’avois perdu, ou gagné dans la partie que j’avois faite. Je ne me suis trouvé en état de prononcer sentence que le lendemain à mon reveil.

=======