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Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/10

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CHAPITRE X

Tous ces devoirs remplis, il se rendit d’abord à Séville, où l’attendait la réponse officielle des deux rois ; et de là à Barcelone, où il devait les trouver en personnes.

Ce voyage, dont retentissaient encore un siècle plus tard les provinces de Valence, de Murcie, de Castille et d’Aragon, fut une suite de triomphes qu’on n’a pas craint d’égaler à ceux de l’ancienne Rome ; comparaison un peu ambitieuse, sans doute, au point de vue matériel, mais non pas eu égard à l’enthousiasme qui accueillit en tous lieux le triomphateur.

Comme il approchait de la ville, traversant déjà non sans peine une foule avide de contempler ses traits et de lui témoigner son admiration et sa joie, il vit venir à lui, caracolant aux sons des anafiles, des trompettes et des cymbales, une troupe de cavaliers du plus haut rang le saluant de vives acclamations, et s’extasiant, avec autant de naïveté que les petites gens, devant l’étrange pompe de son cortège.

Il y avait là, en partie, les éléments et, à proprement parler, les germes d’une des plus grandes révolutions économiques qui se soient produites dans le monde.

En tête, marchaient les pilotes et les bas officiers de la Niña, dont un des principaux était chargé du grand étendard de l’expédition. Les matelots, mousses et novices venaient à la suite, portant liés à des perches, à des avirons, à des piques, les plus curieux échantillons des productions végétales, minérales et animales du nouveau monde : branches de divers arbres, chargés de leurs fruits, tels qu’entre autres le cacao, dont les amandes allaient bientôt fournir à l’Europe, et surtout à l’Espagne, un aliment d’un usage si général ; des noix de cocos, des régimes de bananes, d’énormes calebasses, une grande variété d’épices et de plantes médicinales, les unes déjà connues, les autres nouvelles ; des roseaux gros comme le corps d’un enfant ; des fougères arborescentes ; des rameaux de cotonnier, avec leurs gousses entr’ouvertes, d’où s’envolait, pareille à de légers flocons de neige, une matière destinée à vêtir un jour presque tous les habitants du globe, à les armer les uns contre les autres, à soulever périodiquement parmi eux des questions de vie ou de mort, des guerres fratricides, sans quartier et sans fin.

Parmi ceux des végétaux dont la substance et la forme avaient le mieux résisté aux effets d’une longue traversée en mer, se dressaient de hautes tiges, couronnées d’énormes épis, aux grains, les uns pourpres comme des grenats, les autres transparents et dorés comme de l’ambre, et à la cime desquels ondulait un soyeux panache blond. Cette plante était le maïs, destiné à changer, en moins d’un siècle, la base d’alimentation des classes pauvres, dans tout le midi de l’Europe.

Sans doute aussi on voyait là, tristement suspendue à ses tiges noircies et flétries, l’humble pomme de terre, dont la culture, introduite en France vers l’année 1580, y embrasse aujourd’hui un million d’hectares.

Ne doutons pas non plus qu’à titre de curiosité, ne figurât parmi ces productions le tabac ; mais il fallut encore près d’un siècle pour généraliser le triple usage de cette herbe, qui rapporte aujourd’hui à notre régie la bagatelle de cent et quelques millions par an. N’accusons donc pas Christophe Colomb de nous avoir fait ce présent, dont il ignorait la valeur, regrettons seulement qu’au lieu des avantages qui devaient si imparfaitement rémunérer sa découverte, il n’ait pas plutôt demandé le monopole des tabacs. De la sorte, et en supposant, par impossible, qu’on eût respecté cette concession dans sa descendance, celle-ci pourrait aujourd’hui accomplir le vœu de son pieux auteur, en achetant la terre sainte aux Musulmans.

Mais la chrétienté le souffrirait-elle ?

De toutes les productions du nouveau monde qui viennent d’être énumérées, les plus dignes d’attention, les épices, entre autres, produisirent le moins d’effet : elles ne payaient pas de mine, autant que, par exemple, la fameuse iguane tuée de la propre main de l’Amiral. Ce monstre si doux, si timide de son vivant, eut un grand succès d’horreur posthume. On admira combien ses dimensions l’emportaient sur celles d’un de ses semblables, lequel avait péri, un jour après, sous les coups d’Alonzo Pinzon, toujours inférieur à son chef et qui ne devait parvenir à le devancer que dans la tombe.

D’autres animaux, les uns empaillés, les autres vivants, frappaient moins encore les yeux par la variété de leurs couleurs et de leur forme que par leur physionomie essentiellement propre à la faune du nouveau continent. De ce nombre étaient l’agouti, l’almigui, le coati, le pécari ou dycotile ; différentes sortes de reptiles ; des sauriens, dont quelques-uns, moins gros, mais bien plus féroces que l’iguane, rappelaient, comme celle-ci, le crocodile d’Égypte, et, par cette ressemblance, accréditaient de plus en plus l’opinion que l’Amiral avait réellement découvert l’extrémité orientale de l’Inde.

Ces animaux, généralement de petite taille, rendaient plus étonnante l’énorme dimension de certaines tortues marines, dont les carapaces n’avaient pas moins de six pieds de longueur, Mais ce qui égayait la scène en parlant tout à la fois aux yeux et aux oreilles, c’étaient les flammants roses perchés sur leurs longues et frêles échasses et toujours en peine de savoir où ils poseraient leurs gros becs ; les kakatoès au plumage couleur de chair, à la huppe soufrée, toujours prêle à se hérisser de colère, les splendides aras et cent autres sortes de perroquets battant des ailes sur leurs perchoirs aériens et répondant aux acclamations de la foule par des cris et des rires assourdissants, quelquefois même par des mots espagnols appris pendant la traversée.

Les produits de l’industrie indienne suivaient de près cette ménagerie ambulante ; armes offensives pour la plupart : massues, arcs, flèches, zagaies, casse-têtes admirablement travaillés dans un bois lourd et dur comme du fer ; meubles divers aussi solides que légers ; instruments de musique, les uns à percussion, les autres à vent, et, parmi ceux-ci, la double flûte des anciens, cette même flûte incompréhensible pour nous, et dans laquelle, cependant soufflaient des deux narines les contemporaines de Périclès, comme les sujettes d’Anacoana.

Tandis que les armes attiraient principalement l’attention des hommes, les femmes admiraient de volumineux et légers trophées, composés d’écharpes aux couleurs douces et fondues comme celles de l’arc-en-ciel ; des sortes de mantilles faites de plumes d’oiseaux, de blanches et fines naguas, robes à mille plis et trainantes, mais sans manches ni corsages. — Comment des sauvagesses, des idolàtres, avaient-elles pu concevoir et exécuter de si gracieuses parures !

Et ces colliers, ces diadèmes en plumage de colibri ! Et ces corbeilles, ces jolis paniers à ouvrage aux couleurs si habilement assorties, d’un tissu si fin, si serré, qu’ils pouvaient contenir de l’eau sans en laisser filtrer une goutte.

On aurait pu répondre aux dames de Barcelone que ces derniers objets n’étaient pas d’un usage très commun dans le pays même d’où ils venaient. C’était la fleur de l’industrie du nouveau monde offerte à la reine de Castille par la reine de Cibao, à la fleur de Grenade par la Fleur d’or. Travaillés par des mains de femmes, ils contrastaient avec nombre de ces zémés qui font de plus en plus irruption dans nos musées d’où ils finiront par chasser les Muses, de ces hideuses et grossières idoles devant lesquelles on n’osera bientôt plus dire qu’Apollon et Minerve sont de faux dieux.

Plusieurs de ces idoles, cependant, trouvaient grâce devant la foule ; mais il faut dire qu’elles étaient d’or, ou du moins revêtues de plaques de ce métal, entre autres ces grands masques dont nous avons déjà parlé et auxquels un nez, des oreilles, une langue d’or donnaient à de certains yeux un je ne sais quoi de divin.

Après les dieux venaient immédiatement leurs adorateurs, six beaux Indiens, dont la nudité disparaissait sous le tatouage et les riches ornements dont ils étaient parés. Ces pauvres gens faisaient pitié à tout le monde avec leurs grands yeux tristes. On observa que souvent, pressés par cette foule dont ils ne s’expliquaient pas le délire, ils se retournaient instinctivement vers un cavalier qui venait immédiatement après eux.

Au regard que leur renvoyait ce personnage, mieux qu’aux respects dont on le voyait entouré, ou à tout autre signe extérieur, on reconnaissait l’amiral Christophe Colomb, le héros de la fête, celui qui, sans faire répandre une seule goutte de sang, venait de donner un monde à l’Espagne.

Le peuple, avec plus encore d’attendrissement que d’admiration, saluait en ce conquérant pacifique un homme sorti de ses rangs et qui, au faîte des honneurs, n’y faisait pas moins bonne figure que les plus riches et les plus vaillants gentilshommes, lesquels, du reste, partageaient l’ivresse commune.

Quant aux femmes de toute classe, depuis la vive manola dressée sur la pointe du pied pour voir l’Homme, jusqu’aux belles dames penchées en dehors des balcons ruisselants de brocart de drap, d’or, de velours semé d’aljofar et de pierreries, il n’en était pas une qui des yeux, qui des lèvres, qui du bout des doigts ne saluât Colomb.

C’est au milieu de telles et bien autres manifestations que Colomb arriva au palais et bientôt dans la salle splendide où l’attendait le couple royal, entouré des plus grands dignitaires des deux couronnes et de l’Église. À sa vue, emportés par un même mouvement, Isabelle et Ferdinand s’étaient soulevés de leurs trônes, mais déjà Colomb fléchissait un genou devant eux et s’apprétait à leur baiser les mains suivant l’étiquette ; la reine ne le permit pas : avant même qu’il eût pu mettre un genou en terre, elle lui désigna un siège auprès d’elle, lui enjoignant de se couvrir comme il convenait à sa qualité. Elle ne s’assit elle-même qu’après s’être vue obéie.

Aussitôt qu’il se fut remis de l’émotion due à un tel accueil, il commença un récit détaillé de son expédition. Les deux princes ne pouvaient se lasser de l’entendre, soit qu’il répondit à leurs demandes en leur donnant des renseignements sur les ressources du nouveau monde et sur les échantillons qu’il leur en faisait passer sous les yeux, soit que, cédant à l’inspiration, il exposât les grands résultats à venir de sa découverte pour la gloire de Dieu, le bonheur et la sanctification de l’humanité.

Ce fut par un de ces tableaux, expression de la plus sublime candeur, qu’il termina cette longue exposition, et telle en fut l’impression sur le roi, la reine, la cour et le peuple, que tous ils tombèrent en même temps à genoux, et, versant des larmes de joie, entonnèrent un Te Deum, que la ville entière répéta bientôt après eux.

Cette noble scène qui, suivant le bon et saint évêque de Chiapa (il en était), fit éprouver aux assistants un avant-goût des délices du paradis : ce Te Deum, chanté par tout un peuple à genoux, c’était le chant du cygne de la chevalerie chrétienne, l’ère du Dante close par Christophe Colomb. Encore un peu de temps, et ni l’un ni l’autre de ces deux fraternels génies ne sera plus compris, même des siens.

Et en cela on verra une fuis de plus à quel point les règles de l’art sont en quelque sorte calquées sur les voies de la Providence. S’il se rencontre jamais un poète, une langue, des circonstances, un auditoire dignes de produire et d’entendre un poème sur Christophe Colomb, on en trouvera le plan tout tracé dans la vie que Dieu lui a faite avec ce même art qui a fait le monde.

Quelle grandeur et quelle suite dans l’idée ! quel ordre dans la marche des faits ! quelle unité dans le caractère du héros ! quelle harmonie dans tout l’ensemble, et que de variété dans les détails ! Enfin, quel art, si l’on ose s’exprimer ainsi, dans la disposition des contrastes !

Pendant quelques mois encore tout réussira à l’homme du jour : admiré, adoré de toute l’Espagne, de toute l’Europe ; chanté même par les Maures, en Afrique ; salué, dans tout l’éclat de son triomphe, par les ambassadeurs de ce même sénat de Gênes qui l’avait traité de si haut ; consulté, conseillé, béni par la cour de Rome qui, elle du moins, ne l’abandonnera jamais ; il se montrera aussi affable dans le succès qu’on l’a vu fier et résolu dans la disgrâce, et charmera la terre et le ciel par sa modestie.

Sans cesse appelé auprès de la reine, il la verra écouter avidement ses récits, entrer dans ses projets, souscrire à ses plans, en presser l’exécution, y veiller elle-même.

Au lieu des trois caravelles et des quelques hommes de mauvaise

volonté arrachés avec tant de peine pour sa première expédition,

il aura sous ses ordres une escadre de dix-sept navires, montée par sept cents hommes, tant soldats que matelots, colons, gentilshommes, artisans de tout métier, et s’il n’en a pas davantage, c’est qu’il en aura lui-même fixé le nombre, car on aura pu compter par milliers les personnes de toute condition qui ont demandé à suivre sa fortune.

Enfin, muni de pouvoirs illimités, emportant avec lui tous les éléments, tous les instruments de colonisation qu’aura pu imaginer son expérience, jointe à la maternelle sollicitude de sa reine ; pourvu lui-même par celle-ci d’un domestique élevé à trente personnes, dont dix écuyers portant l’épée, il appareillera de Cadix.

Sa traversée sera aussi heureuse que rapide ; il abordera, comme il l’aura voulu et ménagé, non pas au port de Saint-Domingue d’où il était parti, mais sur les côtes habitées par ces Caraïbes anthropophages, objet de ses plus ardentes recherches, pendant les derniers mois de sa première expédition ; et alors… alors commencera pour lui une série de contre-temps, de déceptions, de luttes, puis de revers, puis de désastres, que nous ne saurions passer sous silence ; mais sur lesquels on nous pardonnera de ne point insister. C’est un privilège des héros, qu’avec le temps, leur gloire absorbe peu à peu, dans la douceur de son éclat, ce que les persécutions qu’ils ont souffertes auraient de honteux pour l’humanité.