Aller au contenu

Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/9

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IX

Ce n’était point le hasard qui avait amené le digne prieur de la Rabida à la rencontre de son ami.

Sept mois et demi s'étaient écoulés depuis le départ de la petite escadre, et déjà, depuis bien des jours, devançant le terme où elle

pouvait être raisonnablement attendue, il consumait à son observatoire tout le temps que lui laissaient de libre les devoirs de sa charge. Là, les yeux fixés sur la mer, il passait tour à tour de la prière au calcul et au rêve, tandis que les grains de son rosaire roulaient entre ses doigts plus souvent distraits qu’il ne l’aurait voulu.

On ne le voyait presque plus descendre à Palos où chaque regard lui semblait un reproche à l’ami, au protecteur de cet aventurier génois, pour qui la ville était en deuil de tant de marins chers et utiles à leurs familles.

Aussi lorsque dans la matinée du 15 mars 1493, il parut inopinément en haut de la petite ruelle qui mène au port, avant qu’il eût atteint le quai, haletant, suffoqué par l’émotion et la rapidité de sa marche, au point de ne pouvoir parler, un cri d’appel avait déjà couru de maison en maison, et à l’instant, comme par magie, toute la population de la ville était groupée autour de lui.

C’est qu’en effet, et comme on l’avait deviné, celui qui le premier avait compris le génie de Colomb, de même, il avait le premier reconnu la Niña à sa coupe, et le premier encore, il avait voulu apporter l’heureuse nouvelle à ceux qu’elle intéressait le plus après lui.

Quelle fut, au premier moment, la joie, le délire de ces pauvres gens, la réalité n’a ni exemples ni images pour l’exprimer.

Tel qu’il s’annonçait, cependant, l’événement laissait place encore à des inquiétudes. Des trois caravelles sorties du port, une seule y rentrait, la plus petite ; et, comme elle revenait portant pavillon amiral, n’y avait-il pas lieu de tout craindre pour les deux autres, les plus grandes ? Si donc le père Marchena pouvait à bon droit se croire sûr de revoir bientôt son ami, combien de familles ne semblaient-elles pas menacées de la plus amère déception ?

Enfin, comme il est, dans notre nature que plus le sort nous favorise, et plus nous exigeons de lui, c’était déjà trop peu pour quelques-uns du retour de l’expédition, si elle avait manqué son but, et comment en douter, d’après le peu de temps qu’elle avait duré, et le seul navire qui en rapportait des nouvelles.

Évidemment sept mois et douze jours n’avaient pu suffire à gagner le pays de l’or et des épices et à revenir après l’avoir conquis, converti et mis à contribution.

Ainsi tel habitant de Palos, qui, la veille encore, se désespérait en comptant les heures, aujourd’hui à demi-rassuré sur la vie des siens, reportait son inquiétude sur les résultats matériels de cette expédition qui avait dû enrichir tout le pays ; il reprochait presque à Colomb un retour dont la promptitude faisait présager une déception.

Ce dernier point ne devait pas tarder à être éclairci.

Du plus loin que la Niña avait été aperçue, bien que chargée à couler bas, un certain air de crânerie dans ses allures avait donné le pressentiment d’un triomphe. Au reste, elle n’avait pas tardé à parler plus haut et plus clairement par la bouche de ses canons, par ses signaux, par les hourras de son équipage répétés sur les deux rives de l’Odiel, et auxquels déjà répondait dans toute la ville une acclamation à peine dominée par les joyeuses volées du tocsin.

Où trouve-t-on, en pareil cas, les fleurs, les vases, les draps blancs semés de bouquets, les tapis, les images saintes, qui, en un clin d’œil, font d’une pauvre bourgade un lieu enchanté, je n’en sais rien, mais on les trouve.

Colomb, au débarqué, marcha jusqu’à l’église sur des tapis de fleurs, de genêts et de lauriers-roses, sous des guirlandes de feuillages, sautant de terrasse en terrasse.

Mais ce qui toucha le plus Colomb, ce fut l’ivresse de reconnaissance qu’il voyait éclater dans tous les yeux. On savait déjà par quelle disposition expresse il s’était efforcé de rendre à la petite cité tous les enfants qu’il lui avait enlevés, bien malgré elle, on s’en souvient. Tout ce que la Niña en avait pu porter, il les lui avait laissé prendre. Le reste, en très petit nombre, avait pris passage sur la Pinta. Or, pendant le temps même qu’on chantait le Te Deum à l’église et sur les parvis extérieurs, car ce jour-là l’église se trouva trop petite, la Pinta, elle aussi, mouillait dans le port, et, de tout son équipage, un seul homme manquait à l’appel et y manquait volontairement. Cet homme, qui était pourtant de Palos, c’était le commandant de la Pinta, l’infidèle, et déjà nous pouvons dire l’infortuné Alonzo Pinzon, qui, du plus loin qu’il eût aperçu la Niña rendue avant lui et portant pavillon amiral, s’était fait débarquer, et avait pris la fuite à travers champs. Ce parti honteux était le seul qui pût momentanément le soustraire au juste châtiment que méritait sa trahison.

À peine, en effet, avait-il eu pris terre au golfe de Biscaye, après cette tempête où il ne doutait pas que n’eût péri la petite Niña, qu’il avait adressé aux deux rois une lettre de notification, où il s’attribuait tout l’honneur des découvertes de Colomb. La réponse foudroyante qu’il reçut de la cour, peu de jours après avoir

vu le triomphal retour de l’Amiral, acheva tellement de le désespérer,

qu’il mourut subitement et sans que sa mort fût remarquée, sans qu’elle fit du moins aucun bruit.

Telle fut la fin déplorable d’un homme doué de grands talents, d’un marin justement estimé, auquel la part qu’il avait prise à la découverte du nouveau monde assurait un brillant avenir. Il peut être compté parmi les célèbres victimes de la plus aveugle, et il faut le croire, de la plus indomptable des passions.

Quant à Christophe Colomb, on peut penser quel immense soulagement ce fut pour lui de n’avoir point à sévir contre un homme qu’il n’aurait pu épargner cette fois. La joie qu’il eut de revoir la Pinta fut donc sans mélange comme celle des habitants de Palos, dont aucun n’eut une absence à déplorer.

La petite cité reconnut tout ce qu’elle devait à Colomb pour avoir si bien disposé les choses, mais elle vit aussi dans la façon dont elles avaient tourné une disposition expresse de celui qui dispose de tout ; le jour de l’arrivée, elle avait accompagné l’Amiral et tous ses marins à l’église, où d’un seul et même cœur ils avaient rendu grâces à Dieu ; le lendemain, elle les suivit de même à la chapelle de Sainte-Marie-de-la-Rabida, où, nu-pieds et en chemise, comme pauvres gens sauvés de naufrage, ils allaient accomplir un vœu solennellement fait en mer.

La communion donnée et la messe dite, Juan Perez et Christophe Colomb, s’étant dérobés à la foule, montèrent ensemble les marches de cet humble observatoire où ils avaient tant de fois ensemble agité les destins du monde ; et là enfin commencèrent entre eux de longs et doux entretiens.

La scène est aisée à faire revivre : une chambre assez vaste, nue, blanchie à la chaux : de larges arceaux ouvrant sur la mer immense ; quelques sièges autour d’une table chargée de sphères, de livres et de plans, auxquels Colomb vient d’ajouter ses propres cartes et son journal de voyage, qu’on n’a pas encore abrégé ; enfin, dans la muraille, au-dessus des deux amis, une petite niche, et dans cette niche une statuette de la sainte Vierge, couronnée de fleurs toutes fraîches, et au-dessous de laquelle on lit : Ave, maris stella !

Là Colomb eut pour confident de son cœur et de son génie un génie ou du moins un cœur égal au sien, rare-concert, et qu’il ne lui fut donné de retrouver ni à la cour, ni sur les mers, ni dans ses relations avec aucun savant laïque, nulle part, en un mot, sinon dans ce couvent, où la plus grande des œuvres maritimes avait mûri.

Après deux jours à peine donnés à de si doux épanchements et aux récits qu’il devait à ses hôtes, Christophe Colomb commença de vaquer aux nombreuses occupations que lui imposait le succès de son entreprise.

Déjà, de Lisbonne, il avait fait secrètement passer aux deux rois un bref aperçu de ses découvertes ; il en rédigea une exposition moins succincte, et l’expédia à la cour, qui se trouvait alors à Barcelone.

En même temps, il s’empressait d’informer de son retour sa femme et ses deux fils, qui n’avaient pas quitté Cordoue, et il adressait à son père, à ce père chéri, qui, par bonheur vivait encore, un messager de confiance, porteur d’une lettre, où, en donnant au vieillard la bonne nouvelle, il le suppliait de lui confier désormais son frère Jacques, dont il croyait pouvoir assurer l’avenir.

Ce Jacques — en espagnol Diego — dut faire alors bien des jaloux, dans cette ville de Gênes, qui avait méconnu son frère. Il était âgé de vingt-six ans, et exerçait l’humble profession paternelle, sans porter ses vues au delà ; qui aurait pu s’attendre à le voir jamais appelé à la cour d’Espagne, et devenir en un jour, de Jacques le Cardeur, comme on l’appelait, le seigneur don Diego Colon, aide de camp du Grand Amiral de la mer Océane ?

On verra bientôt que, par une grâce spéciale à cette famille bénie des Colomb, il ne fut au-dessous, ni de cette position de confiance, ni de celle d’administrateur et gouverneur de l’Inde Espagnole, qui lui fut accordée peu de jours après, et qu’il devait occuper à son honneur dans le cours de l’année suivante.

Au reste, tout ce qui s’appelait Colomb, en Italie et même dans un rayon plus étendu, n’attendit pas si longtemps pour se dire parent de l’illustre navigateur ; si donc le vieux Dominique eut le chagrin d’être séparé de son dernier fils, il lui resta la consolation de voir sa famille accrue chaque jour, de façon à en perpétuer à jamais l’existence, sinon l’éclat.

Pendant que ces divers messages couraient à destination, Colomb adressait au Saint-Siège, avec l’hommage de sa soumission filiale, un fidèle exposé de ses découvertes, et, dans cette pièce rédigée de concert avec Juan Perez, il soumettait à l’autorité religieuse les premiers jalons de ce partage du nouveau monde, que devaient consacrer les fameuses bulles des 3 et 4 mai 1493.

En même temps, ou du moins par intervalles, et comme délassement d’un travail si grave et si délicat, on le voyait accomplissant dans toute leur rigueur les divers pèlerinages pour lesquels le sort, à quatre reprises, l’avait spécialement désigné pendant la tempête.