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Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/12

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CHAPITRE XII

Si quelque chose pouvait ajouter au dédain qu’inspire naturellement à toute âme fière la popularité, cette contrefaçon de la gloire, on raconterait ici en détail le retour de Colomb dans ce même port d’où il avait appareillé, vingt-neuf mois auparavant, sous les auspices d’une faveur si populaire.

Il suffira de dire, pour la suite de ce récit, que le contraste fut complet, et que pas un seul mot, dans les écrits de l’Amiral, ne laisse voir que cette épreuve l’ait trouvé inférieur à lui-même,

Le silence des deux rois, après qu’il leur eut notifié son retour, lui devait être plus sensible, car devant eux il avait à plaider la cause, non plus de sa gloire, mais de son œuvre compromise et de son honneur attaqué. Ce silence pesa sur lui pendant tout un mois, qu’il passa vraisemblablement au monastère de la Rabida, près de son ami Juan Perez, revenu avec lui, et dont tout ce qu’on sait depuis cette époque, c’est qu’il mourut peu de temps avant Christophe Colomb.

Lorsqu’enfin arriva la lettre royale qui mandait ce dernier à Burgos, où était la cour, en mémoire de ses premières luttes et en vue de celles qu’il se préparait à soutenir, l’Amiral vice-roi des Indes occidentales avait repris son ancien habit de capucin. On sait combien lui était chère cette armure faite de patience et d’humilité. Même en se rendant à petites journées à Burgos, il n’en voulut pas revêtir une autre. Il surprenait ainsi, par sa simplicité du moins, ces populations à l’esprit mobile que n’étonnait plus la pompe d’un cortège, où cependant elles pouvaient voir un Indien portant une chaîne d’or pesant environ seize mille francs de notre monnaie, somme considérable pour le temps.

L’Amiral, en effet, avait eu cette chance inouïe, la dernière, de découvrir une opulente mine d’or à Saint-Domingue, et cela au moment même où il partait pour aller se défendre contre une accusation, la plus sérieuse — disons le mot, la seule sérieuse — qu’on ait jamais formulée contre lui, l’accusation d’avoir un peu exagéré la richesse minérale des immenses et fertiles contrées révélées et données par lui à l’Espagne.

Mais cette découverte et les preuves matérielles, palpables, qui en attestaient la réalité, étaient loin de produire l’effet qu’il en avait tout naturellement attendu en se rappelant son premier triomphe. Le charme était rompu, rompu à jamais. Les déserteurs de l’expédition avaient parlé.

Mieux que le Génois Christophe Colomb, ces Espagnols connaissaient la fière indolence d’un peuple qui, aujourd’hui encore, récolte la plus mauvaise huile du monde, tandis qu’il en pourrait avoir la meilleure, si, au lieu de ramasser ses olives pourries sous l’arbre, il daignait les cueillir à temps. Or on lui avait appris, à ce peuple de gentilshommes, que l’or, si abondant qu’il pût être dans le nouveau monde, encore fallait-il se donner quelque mal pour le recueillir. De ce jour-là, le nouveau monde et son révélateur avaient perdu tout leur prestige.

Cette épreuve ne découragea pas l’Amiral qui, en somme, n’avait jamais sérieusement compté que sur Isabelle. Si froide qu’eût été la missive officielle qui l’appelait à Burgos, si prévenus qu’il s’attendit à trouver les deux rois, il se présenta à leur audience avec un respect confiant et aisé, devant lequel s’écroula subitement tout l’échafaudage des accusations intentées contre lui.

Au lieu de la défense qu’il avait préparée un peu au hasard, on ne lui demanda que le récit de sa deuxième expédition, et ce récit ne fut interrompu que par des marques d’intérêt et des questions témoignant de la vive et intelligente curiosité d’Isabelle.

Le roi Ferdinand, d’un naturel moins expansif, interrogea Colomb sur un seul point, que celui-ci, par une précaution peut-être feinte, avait évité d’aborder. C’en fut assez pour réveiller les espérances des puissants ennemis de Colomb, qui, sur ce point, le point capital à leurs yeux comme à ceux du roi, croyaient l’Amiral peu en mesure de répondre d’une façon satisfaisante.

Colomb, en effet, ne répondit pas, du moins verbalement ; il fit avancer l’Indien porteur de la lourde chaîne d’or qui, de Séville à Burgos avait eu si peu de succès dans les campagnes.

Ce fut un vrai coup de théâtre, et, à l’effet qu’il produisit sur le prince et toute sa cour, on put voir une fois de plus combien, sur certaines matières les grands ont le sens mieux avisé que le menu peuple.

L’Amiral ne s’en tint pas là : tandis que la reine et ses dames examinaient à sa prière des oiseaux rares, de belles gemmes dans leur gangue, des morceaux d’ambre, des coquilles d’huîtres perlières, il mettait sous les yeux du roi d’énormes échantillons de la mine d’or si à propos découverte par lui sur la côte méridionale de Saint-Domingue.

À cette vue, et surtout au regard sévère que le monarque jeta sur les ennemis de Colomb, les Fonseca, les Margarit et leur coterie comprirent que leur triomphe était pour le moins ajourné.

Colomb n’usa du sien qu’avec la plus charmante modestie ; il ne chercha pas à s’en prévaloir pour reconquérir une popularité dont l’inconstance lui avait fait sentir le peu de prix. Fier et plus touché encore des marques d’estime que lui donnait la reine et des audiences privées où elle daignait l’appeler avec la fidèle duchesse de Moya, et cette illustre Juana de la Torre, nourrice de l’infant, dont il s’était fait une amie intime, il se consolait dans un si auguste commerce des délais apportés à une nouvelle expédition, gage de la reconnaissance officielle de ses droits.

Ajoutons qu’une grande douceur lui avait été ménagée par Isabelle, qui, en s’attachant comme pages les deux fils de Colomb, avait voulu qu’il ne pût approcher d’elle sans voir ses enfants. Mais le sentiment qui avait inspiré une attention si délicate à cette reine, la plus tendre des mères, allait bientôt subir des atteintes si lamentables pour elle-même, que le contre-coup en serait fatal pour son protégé.

Déjà le mariage de la princesse Marguerite, sa fille, avec le roi de Portugal, si ardemment qu’elle l’eût souhaité, lui avait imposé une séparation douloureuse, et donné en même temps des préoccupations dont l’Amiral n’avait pu songer à la détourner. Des mois avaient été perdus ainsi pendant lesquels le roi s’était peu à peu laissé influencer de nouveau contre celui-ci, et non sans quelque apparence de raison.

Le commandant de trois navires venant de la colonie s’était vanté qu’il rapportait une cargaison d’or en barres. Cette expression, prise à la lettre, avait déterminé Ferdinand à disposer de fonds destinés par la reine à une troisième expédition de l’Amiral, et, en somme, l’envoi de la colonie s’était trouvé réduit à un certain nombre d’Indiens dont la vente, pour un capitaine, homme d’imagination, représentait de l’or en barres.

On devine quel parti la haine, sous le voile de la charité, tira d’une telle déception.

Ces mêmes hidalgos, qui avaient exercé d’affreux sévices sur les naturels de Cuba et de Saint-Domingue, d’autres qui possédaient en Castille des esclaves nègres ou maures, d’autres encore, qui avaient fait brûler des juifs à petit feu, se signaient à la seule pensée qu’on pût réduire en esclavage, ou faire travailler aux mines, d’innocents Caraïbes, de pauvres Indiens anthropophages.

Et en même temps on reprochait à la nouvelle colonie de ne pas verser assez d’or dans les coffres de la métropole.

Il semble qu’il eût été plus simple d’aller remplacer au travail des mines ces infortunés Indiens ; mais le nouveau monde, le pays de l’or, était tombé dans un tel discrédit, qu’on netrouvait pour s’y rendre sous la conduite de son révélateur, que des meutriers, des voleurs, des forçats condamnés à vie ; et encore, à l’appât de la liberté, fallait-il ajouter, pour les séduire, la promesse de toutes sortes d’avantages et d’un prochain retour en Europe.

La perspective d’avoir à discipliner de tels hommes rebutait moins Colomb que les infimes tracasseries de ce Conseil des Indes, dont l’évêque Fonseca était toujours l’administrateur général. Un moment ces dégoûts parurent avoir tellement usé sa patience, que, pour l’y dérober, la reine offrit de lui constituer, dans l’île de Saint-Domingue, une vaste principauté héréditaire ; mais Colomb déclina cette offre vraiment royale, la croyant suggérée par des rivaux jaloux d’endormir ou de circonscrire au moins son activité, et réveillé par ce coup d’éperon, on le vit pourvoir lui-même à l’achat des moindres fournitures et denrées destinées à l’expédition.

Il prouva ainsi que chez lui cette même volonté, habituée à subjuguer les volontés les plus rétives, était également à l’épreuve des petits et des grands obstacles.

Un instant, après toute une année d’efforts soutenus avec trop peu de suite par Isabelle, il croyait toucher à son but, lorsque la mort presque subite de l’infant Don Juan, fils chéri de cette princesse, était venue lui fermer tout recours à l’intervention d’une mère si cruellement éprouvée.

Ce fut seulement huit mois après ce douloureux événement que, dans les conditions les plus tristes — on peut s’en faire une idée par ce qui précède, — il leva l’ancre du port de San Lucar de Barrameda.


Jusqu’à la dernière minute, Colomb avait pu craindre de voir son expédition contremandée, ou du moins retardée. Insulté, maudit par la populace, il fut menacé sur son propre bord par un vil agent des bureaux de la marine, qu’il dut châtier et lancer à la mer.

Ce misérable, du reste, fut largement indemnisé par les gros bonnets du parti : on le posa en victime, en martyr, comme on a fait depuis de tant d’autres de ses pareils ; mais cet incident, qui ne pouvait plus discréditer Colomb dans les bureaux, fit du moins penser aux chenapans qui composaient son équipage que leur amiral était un homme.

Le soir de ce même jour, Colomb ouvrait en ces termes son journal adressé aux deux rois :

« Le mercredi, 30 mai (1498), je partis au nom de la très-sainte Trinité, de la ville de San Lucar souffrant encore des fatigues de mes premiers voyages. À mon précédent retour des Indes, j’avais espéré goûter un peu de repos en Espagne, mais je n’y trouvai que chagrins et tourments. »

Celui qui écrivait ces lignes n’emportait pas seulement de sa patrie adoptive le sentiment d’y être méconnu ; à une telle cause de découragement, s’ajoutaient des souffrances physiques, qu’il ne craignit pas d’aggraver par le choix d’un itinéraire, le plus hasardeux qu’il se fût encore tracé.

Lorsqu’il eut atteint, presque sous la ligne équatoriale, d’abord l’île de la Trinité, puis l’immense delta formé par les bouches de l’Orénoque, il avait acheté cette importante découverte de la terre ferme par tout ce que la faim, la soif, les éléments, la maladie, peuvent causer de souffrances à un homme.

Ces épreuves, dont quelques-unes étaient aussi nouvelles pour lui que pour ses compagnons, n’eurent pas raison de son énergie. En lutte avec un équipage dont les misères lui faisaient seules pardonner le peu de soumission, miné par la fièvre, torturé par la goutte, à demi privé de la vue par une ophtalmie, il dictait les

lignes suivantes : « À une heure avancée de la nuit, étant sur le

pont du navire, j’entendis comme un rugissement terrible, et comme je cherchais à pénétrer l’obscurité, je vis à l’instant même, au sud, la mer, pareille à une colline de la hauteur du vaisseau, s’avancer lentement vers nous. Au-dessus avec un horrible fracas roulait un courant par lequel je crus certain que nous allions être engloutis. À présent encore, j’éprouve en y songeant un saisissement douloureux. Heureusement, le courant et la montagne d’eau passèrent outre, se dirigeant vers l’entrée du canal, où après avoir tourbillonné quelque temps, elles s’affaissèrent. »

Ce canal dont l’entrée orientale reçut le nom de Bouche-du-Dragon, Colomb n’hésita pas à y pénétrer, peu d’heures après l’énorme masse d’eau qui s’y était engouffrée.

Là, il ne s’expliqua d’abord pas ce dernier phénomène par la crue subite d’un des immenses fleuves qui se dégorgent dans le golfe de Paria. Mais, bientôt, la saveur des eaux et d’autres rapports et indices lui révélèrent l’existence d’un continent que les circonstances ne lui permettaient malheureusement pas d’explorer comme il l’eût voulu.

Il ne s’en éloigna pas cependant sans avoir recueilli de précieuses observations, entre autres celles du courant équatorial dont la découverte lui appartient. On aimerait à croire qu’en ces mêmes parages où il voyait l’emplacement du Paradis terrestre, Colomb aurait aussi découvert le renflement du globe dans la zone équatoriale, mais les termes dans lesquels il s’exprime sur ce sujet ne sont pas clairs. Peut-être a-t-il eu l’intuition d’une vaste mer s’étendant au delà — je dirais au sud — du nouveau continent, ce qui n’empêche nullement qu’il ne vit dans ce dernier le prolongement de l’Asie. On a pu observer quels concours de circonstances, quels étranges rapports de noms venaient sans cesse le confirmer dans cette opinion, que la vue des naturels devait rendre encore plus plausible.

Ces hommes, dont les traits rappelaient le type hindou et même caucasien, mieux que ceux des Lucaïens et Caraïbes, portaient des turbans d’une étoffe souple et brillante comme de la soie ; leurs mœurs, leurs habitations commodes et même élégantes, ajoutaient à l’apparente signification de cet attribut. Enfin, parmi les productions essentiellement asiatiques de leur pays, il s’en trouvait une qui valut le nom de Golfe des Perles à une large baie où, par parenthèse, rien n’a justifié depuis lors une si gracieuse appellation. Et néanmoins, dans toute cette riche contrée, sur la terre ferme aussi bien qu’à Tabago, à la Grenade, à Margarita et autres îles nouvellement découvertes, hommes, femmes, enfants portaient des perles en colliers et en bracelets. Colomb en avait même acheté plus de trois livres à Cubagua où il en vit pêcher en abondance.

Ce fut pourtant de cette dernière ile, qu’avec des regrets accrus par une heureuse trouvaille, il partit le 18 août pour l’île de Saint-Domingue, en vue de laquelle il arriva rapidement et sans encombre.

Mouillé dans une anse de la petite île de Beata, il venait le dépêcher secrètement un Indien à ses frères Diego et Barthélemy lorsque ce dernier arriva par mer en toute hâte à sa rencontre. L’Amiral s’attendait à de mauvaises nouvelles, mais ce que lui apprit l’Adelantado dépassait de beaucoup tout ce qu’il avait craint de plus fâcheux.

Déjà il savait que son frère, auquel il avait délégué en partant son autorité, l’avait vue aussitôt méconnue par toute la partie turbulente de la colonie.

Barthélemy, en cette occasion, avait déployé toutes les ressources d’un génie à la fois militaire et organisateur, que son frère seul connaissait, mais qui n’avait pas tardé à se révéler à ses adversaires eux-mêmes, par des mesures aussi sages que vigoureusement soutenues. Renonçant à se faire aimer d’hommes incapables d’un bon sentiment, il s’en était fait craindre ; au gant de velours de Christophe Colomb, il avait substitué un gantelet de fer.

Ce moyen lui aurait peut-être réussi à la longue, s’il n’avait eu affaire qu’à des hommes en communion de mœurs et d’idées avec lui, tels qu’étaient plusieurs des Européens. Et cela d’autant mieux, qu’on avait bientôt su l’accueil favorable dont la cour avait honoré Christophe Colomb. Fort de cette nouvelle, Barthélemy espérait détacher du groupe de ses ennemis le perfide mais politique Roldan, et quant aux complices ou aux rivaux de ce dangereux personnage, de sévères leçons les avaient déjà à peu près réduits, lorsqu’un nouvel élément de désordre était venu compliquer la situation.

Christophe Colomb, lors de son dernier départ, avait pu penser qu’il laissait soumise de gré ou de fait toute la population indienne de l’île, à l’exception des tribus restées neutres, sur lesquelles régnait le noble et puissant cacique Behechio, beau-frère de Caonabo. L’enlèvement de ce dernier avait causé dans l’île une émotion générale et des prises d’armes partielles ; mais Barthélemy en avait eu facilement raison, grâce à la neutralité persistante de Behechio. Un an s’était écoulé sans que rien annonçât aucun changement dans les dispositions ambiguës de ce chef qu’on ne pouvait considérer ni comme ennemi ni comme allié.

Une position si indépendante n’en avait pas moins ses dangers pour l’autorité espagnole. D’un moment à l’autre, le chef des tribus belliqueuses du Xaragua pouvait offrir à un des partis qui divisaient la colonie, où à une des bandes qui l’infestaient, les moyens de la dominer par les armes ; et en effet, on crut savoir que Roldan négociait secrètement avec lui dans de telles vues, et qu’une influence toute-puissante sur l’esprit du cacique était déjà parvenue à l’y faire entrer.

À cette nouvelle, la première pensée de Barthélemy fut de mettre le pied sur cette mèche incendiaire ; la seconde de rendre visite à la belle et puissante Anacoana.

Barthélemy fut un très grand homme. Pour égaler son frère, peut-être ne lui manqua-t-il que le don de l’initiative, et une plus large dose de cet élément féminin qui sert de levain au génie, et fait qu’une sorte de grâce est toujours unie à la force.

La capture et la mort de Caonabo lui avait semblé un abîme ouvert entre les Européens et la veuve de ce barbare, et cette erreur lui avait fait négliger une femme au pouvoir de laquelle il ne croyait d’ailleurs que médiocrement.

Heureusement, il reconnut sa faute avant qu’elle devint irréparable, et, aussitôt, conciliant la galanterie à la politique, il partit avec un corps de troupes le plus nombreux et le mieux armé possible, afin de donner à sa visite cette pompe guerrière, qu’aucune femme, dit-on, ne voit avec indifférence, même en des contrées moins sauvages que ne l’était encore le Xaragua.

Anacoana fut vivement flattée de cet hommage. Cette femme extraordinaire, qui avait su comprendre le génie de Christophe Colomb, mais qu’avait éloignée de lui pour longtemps la prise de Caonabo, n’avait pas les mêmes raisons pour tenir rigueur à Barthélemy. L’intérêt même de sa nation, périodiquement décimée par les Caraïbes, lui conseillait de ressaisir, par l’Adelantado, quelque chose de sa première influence sur l’Amiral. En se retirant, comme elle l’avait fait, chez son frère le cacique Behechio, elle avait obéi à des convenances senties et observées même chez des peuples enfants, mais on peut croire qu’elle s’était aisément consolée de la perte d’un homme qu’elle n’avait jamais pu rallier à sa politique ni dépouiller des instincts féroces du Caraïbe.

Plus tard, la haute intelligence dont elle était douée lui avait fait pressentir, à travers les divisions des Européens, le triomphe définitif de l’autorité légitime, et, quant aux faibles encouragements qu’elle avait donnés aux rebelles, ce n’avait été de sa part qu’une sorte de premier avertissement à l’adresse de Barthélemy, dont elle se voyait négligée.

Une politique non moins féminine, je veux dire non moins adroite, la fit d’abord rester passive, lorsque le cacique son frère, prenant autrement qu’elle la visite militaire des Espagnols, eut levé quarante mille guerriers qu’il expédia à la rencontre de Barthélemy.

Bientôt, cependant, satisfaite d’une démonstration qui rendait à

celui-ci politesse pour politesse, elle décida son frère à rappeler ses troupes et ne songea plus qu’à faire à l’Adelantado une réception digne de lui-même.

La splendide flore des Antilles fit les frais d’élégance de toutes les fêtes données aux Espagnols. La reine elle-même, dans une sorte de représentation dramatique dont la musique et les vers étaient de sa composition, parut au milieu de ses nymphes, sous un costume uniquement composé de fleurs, mais de fleurs assemblées avec un art qui eût rendu jalouses les premières faiseuses de Séville et de Burgos.

Au reste, ces enchantements enfantins servaient chez Anacoana une politique haute et loyale. En prenant congé de Behechio et de son aimable sœur, Barthélemy, avait voué à cette Isabelle du nouveau monde autant de confiance et de respect que d’admiration.

Tranquille désormais, et ne craignant de la part du Xaragua aucune diversion hostile, il se jeta sur la Vega-Real, où il dut à regret combattre Guarionex, qui, d’allié et d’ami de l’Espagne, avait été poussé à la révolte par de trop justes ressentiments.

Après avoir battu et fait prisonnier ce cacique, qu’il rendit aux prières de ses sujets, il avait puni de mort deux chefs inférieurs, et en même temps l’auteur du principal outrage qui avait fait prendre les armes à Guarionex. Aussitôt, furieux, comme on peut le croire, des fêtes données à Barthélemy, Roldan avait saisi cette occasion de retourner contre l’allié d’Anacoana les armes qu’il en avait reçues avec le titre de Grand-Juge de l’île, et, pendant que son bienfaiteur, retourné dans le Xaragua, y recevait, au milieu d’un nouveau triomphe, le tribut et l’acte de vassalité de Behechio, il s’était érigé en défenseur des Indiens soi-disant opprimés par l’Adelantado, et avait rallié à sa cause, sous ce prétexte, leurs véritables, leurs uniques oppresseurs.

À ce moment étaient arrivées d’Espagne les nouvelles les plus défavorables aux Colomb. L’Amiral y était représenté comme en disgrâce, et une des preuves qu’on en donnait, c’était que l’élévation de Barthélemy à la dignité d’Adelatando n’avait pas été officiellement confirmée.

Voilà donc où en étaient les choses, lorsque averti du retour de son frère et l’ayant trouvé aveugle, malade et presque mourant, Barthélemy exposa à Christophe la situation de la colonie et lui en remit le gouvernement.

La première mesure de l’Amiral fut la confirmation publique de tous les actes de son frère, et la condamnation de ceux de Roldan ; en même temps, il écrivit à celui-ci une lettre que sa longueur ne nous permet pas de citer ; on ne comprend pas qu’un honnête homme y ait pu résister.

Roldan n’était qu’un habile homme : peu touché de la lettre, il le fut davantage des considérations que fit valoir près de lui le sage et fidèle Carvajal, qu’on avait d’abord desservi auprès de Colomb ; mais ce grand cœur eut cette qualité, précieuse entre mille, qu’on ne perdit jamais sa confiance, à moins qu’on ne l’eût en effet trahie.

L’événement lui donna raison pour Carvajal comme pour Guacanagari.

L’officier espagnol sut ramener François Roldan, et celui-ci, ne croyant plus qu’à demi à la disgrâce des Colomb, dicta, ou peu s’en faut, à Carvajal une sorte d’arrangement que Christophe Colomb, vu la difficulté des circonstances eut la prudence d’accepter.

Il donna alors aux soins de l’administration tout le temps qu’il ne passa point à étouffer des ferments de révolte, et déploya en toutes matières une intelligence, une activité, un bon vouloir, un mélange de douceur et de fermeté faits pour lui gagner d’autres hommes que cette lie des Espagnes, dont il était presque uniquement entouré.

Au bout de quelques mois il avait décidément rattaché Roldan à la cause de l’ordre et du génie, et avait même pu, avec son aide, réprimer de nouveaux excès des bandits. Des forts, des constructions importantes s’élevaient sous sa direction. Il avait écrit à la reine une lettre accompagnée d’un long mémoire comme elle les aimait et de ces présents qu’elle avait toujours reçus avec tant de bonté. Enfin, à son estime, les droits royaux perçus dans l’île, qui s’élevaient, grâce à lui, à soixante millions par an, devaient atteindre en quelques années — et l’événement le prouva — à une somme dix fois plus considérable.

Le prix de tant de zèle et de sagesse fut qu’un jour, comme il surveillait les travaux d’agrandissement de la forteresse de la Conception, il reçut la lettre suivante :

« Don Christophe Colomb, notre amiral de la mer Océane, nous avons ordonné au commandeur François de Bobadilla, porteur du présent, de vous dire certaines choses dont il est chargé. Nous vous prions d’y ajouter foi et créance et d’agir conséquemment. »

Cette lettre était signée du roi et de la reine, et ce que l’Amiral devait entendre, c’est que le commandeur Bobadilla, qui s’était déjà installé au palais du gouvernement, Je citait, lui, Christophe Colomb, par-devant une commission composée de tout ce qu’avait l’Isabelle de plus hostile à l’Amiral et à ses frères.

Colomb à ce moment était en mesure de résister avec avantage à une lettre de cachet, qui ne pouvait qu’avoir été surprise. Guarionex, Behechio, Guacanagari, tous les Indiens, sur un mot de lui, sur un signe d’Anacoana, se seraient soulevés contre le nouveau gouverneur. Celui-ci s’attendait tellement à une résistance armée, que lorsque l’Amiral se présenta devant lui avec la confiance que lui donnait, je ne dirai pas son innocence, mais sa vertu, le misérable n’en pouvait croire ses yeux. Mais bientôt, remis de sa stupéfaction, il se vengea de la peur qui le glaçait encore en faisant mettre Colomb aux fers.

Un simulacre de jugement suivit cet acte inqualifiable, et après un mois de la plus rigoureuse captivité, Christophe Colomb — on croit rêver en lisant de pareilles choses, — Christophe Colomb, séparé de ses deux frères, embarqués sur un autre navire, partit pour l’Espagne chargé de chaînes.