Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/13

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CHAPITRE XIII

La race des Bobadilla est la même en tout temps et en tout pays ; chez elle l’ineple, ou du moins l’imprévoyance, égale toujours la bassesse et la cruauté.

Celui qui fit enchaîner Christophe Colomb ne soupconnait guère, sans doute, que par un traitement si barbare, il ajoutait à la gloire de sa victime le trait le mieux fait pour la rendre un jour populaire, Et encore moins soupçonnait-il, qu’avec ces mêmes fers dont il chargeait le révélateur du nouveau monde, il se rivait lui-même à tout jamais au piédestal de ce héros.

Au moins, le simple bon sens aurait-il pu lui rappeler que toute rigueur inutile porte avec elle sa condamnation, et qu’une respectueuse intimation d’avoir à se rendre en Espagne, n’eût pas trouvé Colomb moins soumis que ces ridicules ferrailles dont ses ennemis, les premiers, rougirent de le voir accablé.

Mais la rage et la peur avaient tellement aveuglé cet agent des rancunes bureaucratiques, qu’il s’imagina avoir fait merveilles en entendant les huées dont la lie du peuple honora le départ de Christophe Colomb et de ses frères, comme lui enchaînés.

Cet homme, qui cependant était chrétien, qui avait entendu le récit de la Passion, ne se rappela point Barrabas, quand il vit porter en triomphe le cuisinier de l’Amiral, le seul être qui, en l’absence du bourreau, se fût présenté pour river les fers de son maître, de son bienfaiteur.

À peine, cependant, la Gorda eût-elle levé l’ancre, qu’une réaction morale en faveur du grand homme emmené captif, se répandit comme un frisson dans toute l’île. Horreur chez les rares honnêtes gens, crainte vague et confusion chez les autres : la rigueur de Bobadilla fut unanimement réprouvée.

En même temps, à bord, le capitaine de la caravelle, un brave pilote, nommé Andrès Martin, et l’officier qui avait dû arrêter l’Amiral, se présentèrent devant lui, le suppliant de se laisser enlever ses fers.

Colomb ne pût qu’être sensible à cette marque d’une respectueuse sympathie, mais il refusa le soulagement qu’on lui offrait. Entrevoyait-il quel relief donneraient un jour à sa gloire ces chaînes qu’il voulut emporter jusque dans la tombe ?

Qu’une telle pensée ait pu s’offrir à l’esprit d’un si grand artiste c’est ce qui n’a rien d’improbable, pour qui a vu l’esquisse dont nous avons donné une brève description dans la première partie de ce récit. Un autre grand Italien, et longtemps après lui un poète non moins jaloux et non moins soigneux de sa gloire, n’ont-ils pas, dans un sentiment analogue, préféré à un tardif retour dans leur patrie, la perpétuité d’un exil artificiel ?

De même que la lance d’Achille pouvait seule guérir les blessures qu’elle avait faites, de même l’autorité de qui émanait l’injure dont souffrait Colomb, devait seule être admise à la réparer.

De toute façon, un sujet si fidèle ne croyait pas pouvoir, sans crime, se dérober au traitement, même injuste, que lui infligeait le représentant déclaré de ses souverains.

Mais un autre motif encore paraît avoir inspiré sa conduite ; un motif plus sérieux que le soin de sa gloire, plus sacré que la soumission due aux rois : c’était la soumission à la volonté de Dieu.

Ce sentiment est l’esprit même de sa lettre à la bonne Juana de la Torre, nourrice du feu prince don Juan, son amie. Mais cette vague apologie de sa conduite qu’il rédigea pendant la traversée, n’exprime pas seulement la fière résignation aux événements et l’absolue confiance en Dieu qui faisaient le fond de son caractère et de sa doctrine ; destinée à être mise sous les yeux de la reine, elle va au-devant des accusations et les réfute, sans méthode et comme au hasard, mais avec une largeur et une justesse de vues dont le passage suivant pourra donner au moins une idée.

« Je ne dois pas être considéré comme un gouverneur ordinaire exerçant dans une ville ou province régulièrement administrée et jouissant de lois qui peuvent être littéralement exécutées ; ce que j’ai droit à demander, c’est qu’on me juge comme un capitaine envoyé d’Espagne aux Indes, pour y conquérir des peuples nombreux, belliqueux, différant des nôtres par la religion et les mœurs, vivant disséminés par les montagnes et sans points de réunion fixes ; car, dans les Indes, il n’y a ni villes, ni traités politiques, » etc. À cette revendication du vrai, du seul point de vue duquel son administration devait être jugée, Colomb aurait pu ajouter un fait : c’est que son système de pénalité, à l’égard des indigènes, était loin d’égaler en sévérité celui qu’il avait trouvé en vigueur chez ces peuples eux-mêmes. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, à l’affreux supplice du pal dont le simple délit de vol était puni chez eux, il avait substitué la marque, usitée pour le même cas en Espagne, où elle entraînait une dégradation morale dont l’idée même était étrangère à des sauvages. — Que leur importait d’ailleurs l’estime de leurs oppresseurs, de conquérants qu’eux-mêmes ils en étaient venus à regarder comme autant de larrons pillards, assassins, sacrilèges ?

Quant à la réduction de ces mêmes sauvages en servitude temporaire, quel autre moyen d’exploiter le sol et les mines lui avaient laissé d’un côté la fainéantise espagnole, et de l’autre l’insatiable avidité du fisc ?

Au reste, bien qu’il n’eût pas sur l’esclavage les idées du temps

où nous vivons, Colomb, personnellement, l’avait dans une telle

horreur, que jamais il ne posséda un seul esclave. En revanche, aurait-il pu dire, tel de ses plus ardents accusateurs en exploitait plus de deux cents.

Enfin, si le don prophétique ne lui eût pas fait défaut en cette occasion, cet homme, qui seul jusqu’à cette heure avait su se faire aimer des indigènes aurait pu clore le débat en prédisant que toutes ses mesures d’administration et de police coloniale, si fort blâmées en 1500, seraient en 1510 le code même des colonies, avec accroissement de rigueur ; et qu’au xixe siècle les nations les plus civilisées de l’Europe, les plus hostiles à l’esclavage, auraient presque achevé d’exterminer les indigènes du nouveau monde — sans parler de l’Océanie.

Le tout, hélas ! en vertu de cette loi, dure sans doute, mais évidemment providentielle : assimilation ou la mort.

Mais, grâce au ciel, Colomb n’avait pas à se mettre en peine de justifier sa conduite ; encore une fois il allait n’avoir à défendre que ses ennemis ; et il ne s’en fit pas défaut, car la plupart ne durent qu’à ses charitables instances, l’accomplissement des engagements pris avec eux.

Autant, du reste, son second départ de Cadix avait passé inaperçu, autant fut profonde et universelle l’émotion que souleva sa rentrée dans ce même port, en un si indigne appareil. Les chaînes qu’il portait ne résonnèrent pas en vain sur les dalles du vieux môle ; l’écho s’en répandit d’âme en âme jusqu’à la cour, où il réveilla la conscience d’Isabelle, Pour des motifs moins délicats sans doute, et plus personnels, Ferdinand ne se montra pas moins ému ; il protesta que ses intentions avaient été méconnues, ses instructions outrageusement dépassées. Fonseca, lui-même, avoua que son agent était allé trop loin, et les bureaux de la marine ajoutèrent au nom de Bobadilla, cette épithète de funeste augure : Zélé.

Un an plus tard, sur ces mêmes registres, l’épithète et le nom même étaient effacés. Bobadilla, révoqué de ses fonctions, avait péri avec les plus ardents ennemis de Christophe Colomb.

Tout est miracle dans cette vie, dans ce poème en action, où les faits se déroulent avec une suite et un art dont nulle œuvre humaine n’égale l’harmonie faite d’oppositions.

À la réception de la lettre à doña Juana de la Torre, un courrier extraordinaire avait été dépêché à Colomb : on le plaignait, on l’admirait, on l’attendait.

Il partit alors pour Grenade où était la cour ; mais, en homme qui avait le sentiment juste des situations les plus délicates, les plus extrêmes, il fit route, puis se présenta devant les deux rois non plus, comme précédemment, sous l’humble habit de Franciscain, mais en seigneur, en Amiral, en vice-roi, mais avec le brillant costume, avec le regard calme et assuré que comportaient son rang, ses dignités, ses services, son caractère.

Le roi, qui le reçut le premier, put lui savoir peu de gré de cette attitude, mais il n’en laissa rien paraître.

Quant à Isabelle, en revoyant le noble vieillard qui venait de subir un si indigne traitement, bien loin de l’accuser, elle s’accusa elle-même, elle fondit en larmes et voulut que toute explication fût précédée de la destitution de Bobadilla et de la confirmation — nominale — de Christophe Colomb dans toutes ses dignités.

Moralement, la réparation était complète, mais à tout autre point de vue elle ne pouvait l’être de longtemps. Colomb comprit lui-même que son retour immédiat à Saint-Domingue y pourrait susciter des troubles ; il souffrit d’y voir nommer un administrateur intérimaire que le roi Ferdinand comptait bien en secret ne point rappeler, et ce fut seulement le 9 mai 1502, qu’il partit de Cadix avec quatre caravelles et cent cinquante hommes, non pas pour son gouvernement des Indes occidentales, mais pour un simple voyage de découvertes. Rien ne prouve mieux qu’une telle résolution le désintéressement de cette âme, son besoin d’action, l’ardeur qu’elle portait au service de Dieu et des hommes.

Le temps change parfois étrangement l’aspect des choses : Colomb, appareillant obscurément de Cadix avec quatre petits navires, combien ne nous semble-t-il pas, et combien n’est-il pas en effet plus grand, qu’évoluant naguère dans ces mêmes eaux avec une pompe royale, entrainant d’un geste une flotte, et accompagné des vœux de tout un peuple, qui n’avait d’yeux que pour le contempler, de voix que pour l’acclamer et le bénir.

Mais depuis longtemps l’habitude avait émoussé chez Colomb le sentiment pour nous si vif de ces contrastes. Depuis longtemps il ne jugeait ses propres actes que comme les devait comprendre l’équitable postérité ; et celui qu’il s’apprêtait en ce moment à accomplir, avait à ses yeux toute la grandeur qu’on s’accorde à y reconnaître aujourd’hui.

Il se proposait de reprendre l’exploration de la terre ferme découverte par lui le 1er août 1498, et d’arriver, soit à un détroit qu’il soupçonnait dans les parages d’Honduras, soit à une mer libre, qui aurait permis d’accomplir la circumnavigation du globe.

À cet effet, il emmenait avec lui, non plus comme à son précédent voyage, un ramas de bandits et de faméliques chercheurs d’or, mais des marins choisis, pour la plupart, des hommes de cœur et de savoir, et, en tête de cette élite, son vaillant frère Barthélemy, qui commandait une des quatre caravelles.

À bord de la sienne, la capitanate, il avait son futur historien, son fils Ferdinand.

On verra bientôt pour quelle rude école il l’avait arraché à la mollesse, aux séductions de la plus brillante des cours ; Mais, si l’on veut savoir avec détail dans quel abime de misère se trouva tout à coup plongé cet enfant chéri — il avait environ treize ans, — ce n’est pas ici qu’il le faut chercher. Un exposé complet du quatrième voyage de Colomb ne nous entrainerait pas seulement au delà des bornes de ce récit, il en dépasserait encore le but, en empiétant sur l’histoire d’un monde dont nous nous sommes uniquement proposé de raconter la découverte et de faire aimer le révélateur.

Nous allons donc terminer en donnant un sommaire de cette prodigieuse et douloureuse expédition, à l’effet surtout de relier entre eux et de dater quelques fragments d’une lettre de son auteur.