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Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/2

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CHAPITRE II

En 1470, année à laquelle on peut rapporter avec certitude l’arrivée de Colomb à Lisbonne, cette ville était fréquentée par un grand nombre d’Italiens, négociants, marins, aventuriers et artisans de toute sorte, dont plusieurs même s’y étaient établis. Ils n’étaient pas les seuls. Toutes les nations maritimes de l’ancien monde avaient là des représentants, acteurs ou spectateurs émerveillés des premières expéditions vraiment scientifiques dont l’exemple eût été donné jusqu’à ce jour. Aussi régnait-il sur toute cette côte, la plus avancée de l’Europe, une activité, une fermentation matérielle et intellectuelle, dont rien, de nos jours, ne saurait donner une idée. On eût dit cette foule cosmopolite accourue dans quelque vague attente à une sorte de rendez-vous, et, comme les Hébreux au bord de la mer Rouge, attendant qu’un nouveau Moïse lui donnât le signal d’un mystérieux et suprême exode.

La place de Christophe Colomb était là.

Accueilli par ses compatriotes avec une extrême faveur, on a vu qu’il trouva parmi eux son frère Barthélemy. Cette rencontre, au reste, ne semble pas avoir été due au hasard. Si le grand mouvement maritime, dont le Portugal était alors le centre sous l’inspiration persistante de feu don Henrique, avait dû attirer Christophe, il est à croire que la présence de Barthélemy à Lisbonne influa sur le projet qu’il avait formé de s’y rendre, et, en tout cas, sur le parti qu’il prit de s’y arrêter quelque temps.

D’autres liens plus chers encore allaient bientôt l’y retenir.

Comme son frère, pilote habile et non moins habile dessinateur de cartes géographiques, Colomb, sur les avis de celui-ci, et probablement sous sa direction, s’appliqua de nouveau à ce même art qui lui était déjà familier, et y trouva de faibles moyens d’existence. Il y joignait celui de transcrire et d’enluminer des manuscrits, et assez d’industrie et de connaissances spéciales pour trafiquer avec quelque avantage et des originaux et des copies qu’il en tirait.

Ce temps d’arrêt entre les deux parties les plus actives de sa

vie lui permit de refaire et d’avancer beaucoup son éducation

littéraire et scientifique ; éducation dont un de ses derniers écrits nous peut donner en quelque sorte le programme : « Le Seigneur, dit-il dans ses Prophéties, me gratifia abondamment de connaissances dans la marine ; de la science des astres il me donna ce qui pouvait suffire ; de même de la géométrie et de l’arithmétique. De plus, il m’accorda l’esprit et la dextérité pour dessiner les sphères et pour y placer en propres lieux les villes, les rivières et les montagnes. »

Enfin il ajoute, et ce passage est particulièrement à noter ; « J’ai étudié toutes sortes d’ouvrages, l’histoire, les chroniques, la philosophie et d’autres arts pour lesquels le Seigneur m’ouvrit l’intelligence. »

Colomb en cela n’exagère rien : il avait, en effet, pour le temps, une lecture immense, mais à laquelle avait présidé peu d’ordre et de suite. On le voit, sans le regretter, dans tous ses écrits, à la diffusion d’un style où la naïveté du tour, comme le nombre et la richesse des images, font de cet unique défaut une grâce toujours nouvelle.

Ces mêmes écrits, au reste, nous donnent encore, dans les citations qui y surabondent, la liste de ses lectures. On aime surtout à y trouver celles qui préparèrent son esprit ou l’encouragèrent plus tard à la recherche de ces terres occidentales, dont la tradition ou le pressentiment remontent aux premiers âges historiques et vraisemblablement plus haut encore.

Dans le Livre de Job, il découvrait « une terre cachée aux yeux de tous les vivants, même aux oiseaux du ciel, et dont le chemin n’était connu que de Dieu seul ».

Esdras, affirmant que l’Océan n’occupe qu’une faible partie de la terre, ajoutait prophétiquement, et sous l’influence d’une inspiration plus vraie : « Un jour apparaîtra une terre aujourd’hui cachée. »

Enfin, Isaïe, lu et médité sans cesse, apparaissait à Colomb dans ses rêves, et, désignant d’une main l’Occident, complétait par le geste une prophétie plus autorisée que celle d’Esdras, moins vague que celle de Job.

À ces autorités sacrées, fondement d’une foi, qui, chez lui, précéda la conviction, se joignaient celles de nombreux écrivains profanes, et en premier lieu des poètes.

Pour Colomb, l’Atlantide de Platon, ou plutôt de Solon, interprête des sages d’Égypte, était une terre jadis séparée de la nôtre par une révolution physique, et que le génie de l’homme devait y relier un jour.

Sénèque, en effet, n’avait-il pas dit, en des vers plus beaux et mieux inspirés qu’il n’en fit jamais : « Lorsqu’Océan aura brisé les liens par lesquels il enchaîne l’orbe terrestre, et que cet orbe sera ouvert à toute communication, alors, siècles futurs, Thétis vous dévoilera une nouvelle grande terre, et Thulé ne sera plus l’extrémité du monde. »

Cette grande terre que Plutarque ne tardera pas à voir reflétée dans la lune comme dans un miroir, elle existait déjà dans des traditions poétiques bien antérieures à Sénèque, sous la forme d’une île immense située au delà des colonnes de Briarée (plus tard colonnes d’Hercule), Là, suivant le mythe de Théopompe et de ceux qui l’ont embelli, régnait un printemps éternel. Là une race d’hommes à taille gigantesque (les Patagons de l’avenir) habitaient des villes nommées le Combat ou la Piété. L’or (toujours l’or) y abondait ainsi que les pierres les plus précieuses. Là enfin, Saturne dormait dans une profonde caverne, entouré de génies qui l’avaient servi lorsqu’il commandait encore aux dieux et aux mortels. Ces génies tenaient une sorte d’état des rêves prophétiques du Temps endormi, lequel ne rêvait autre chose que ce que méditait Jupiter. Pas un de ces détails ne pouvait être contesté : un homme de notre monde, un sage, ayant habité cette grande terre des Méropiens, avait révélé à Sylla tout ce qu’il avait appris des génies qui protégeaient le sommeil de Saturne.

Strabon avait écrit, en commentant l’opinion d’Eratosthènes : « La zone tempérée revenant sur elle-même forme entièrement le cercle, de sorte que, si l’étendue de la mer Atlantique n’était pas un obstacle, nous pourrions nous rendre par mer de l’Ibérie (Espagne) dans l’Inde, en suivant toujours le même parallèle… »

Se rendre par mer de l’Espagne dans l’Inde ! Ces termes de l’unique problème que Christophe Colomb se soit proposé de résoudre, n’exprimaient pas chez les anciens une opinion isolée : on les trouve plus ou moins explicitement reproduits chez plusieurs auteurs. Quant à l’étendue de mer dont Strabon se fait un épouvantail, Aristote, ou du moins son école l’avait notablement réduite, et la croyance à cet égard avait tellement prévalu sur les hypothèses contraires, qu’à une époque relativement récente, Sénèque, le même sans doute que nous avons déjà cité, écrivait dans ses Questions naturelles : « Quand l’homme, spectateur curieux de l’univers, a contemplé la course majestueuse des astres, et cette région du ciel qui offre à Saturne une route de trente ans, il méprise, en jetant de nouveau ses regards sur la terre, la petitesse de son étroit domicile. Combien y a-t-il depuis les derniers rivages de l’Espagne jusqu’à l’Inde ? L’espace de très peu de jours si le vent est favorable au vaisseau. »

Nous ne citons qu’une faible partie des témoignages antiques auxquels, conformément à l’esprit de son siècle, Colomb dut accorder une importance capitale. Si grande, au reste, qu’ait été son érudition, pour le temps, il n’avait pas reçu de première main tous les éléments dont se forma ou du moins s’étaya sa conviction. Il en dut la plupart, sinon à Bacon, à Averroès et à Martyr d’Anghierra, du moins à Nicolo di Lira et surtout à Pierre d’Ailly, ingénieux compilateur, auquel il s’en réfère le plus souvent avec une naïveté digne de sa grande âme.

Deux autres personnages qu’il n’a point cités, que je sache, ne purent manquer d’exercer indirectement une grande influence sur son esprit. L’un est le négociant voyageur de Conti, l’autre ce fameux Marco Polo, surnommé Messer Milione, pour les monceaux d’or et de pierreries qui nous éblouissent encore dans ses relations de voyages au grand Cathay (la Chine), à Cipangu (Ceylan), et autres contrées de l’extrême Asie.

Ces relations pleines de faits réels et d’hyperboles inouïes, suivant que l’auteur raconte ou ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu dire, Colomb avait pu se dispenser de les lire : elles étaient dans toutes les mémoires, elles défrayaient toutes les conversations ; et, s’il ne croyait pas à des villes d’or, à des villes pourvues de douze mille ponts (Conti les réduisait à dix), il devait du moins, d’après les

richesses qu’avait rapportées le conteur, croire ce Cathay assez

opulent pour payer les frais d’une neuvième et suprême croisade. Tel était en effet le dernier terme de l’ambition du pauvre pilote génois : découvrir le chemin le plus court pour aller de l’Europe dans l’Inde, et, les trésors que procurerait cette découverte, les consacrer à la délivrance du saint Sépulcre.

Pendant qu’il ébauchait encore ce grand dessein avec ce mélange d’ardeur et de prudence que nous aurons tant de fois l’occasion d’admirer en lui, ayant, comme il l’a dit plus tard, « des rapports constants avec des hommes lettrés, ecclésiastiques et séculiers, Latins et Grecs, Juifs et Maures, » une circonstance, telle que la médiocrité de sa situation ne pouvait la lui faire attendre, apporta un grave et heureux changement dans sa vie privée, tout en lui fournissant de nouveaux moyens d’étude et d’observation pratique.

Vers l’époque où il était arrivé en Portugal, une perte sensible venait d’attrister la petite colonie italienne qu’avait fixée en ce pays la protection de don Henrique : Barthélemy Mognis de Perestrello, un des principaux marins, jadis employés par l’Infant dans ses expéditions maritimes, venait de mourir ruiné par le fait même de la récompense accordée à ses longs services.

Nommé gouverneur de Porto-Santo, une des Madères, et autorisé à coloniser cette île, où de grandes possessions lui étaient assignées, les capitaux lui avaient manqué à cet effet, et une circonstance aussi bizarre que funeste avait achevé sa ruine et celle d’une colonie ébauchée : des lapins, apportés dans l’île par les premiers colons, y avaient multiplié dans une telle abondance, qu’ils en dévoraient les productions naturelles et y rendaient toute culture impraticable.

On peut estimer, d’après ces tristes détails, quelle était la situation de la veuve du gouverneur de Porto-Santo, lorsqu’une de ses trois filles lui fut demandée en mariage par un prétendant aussi pauvre, mais aussi noble, et non moins désintéressé qu’elle-même.

Christophe Colomb aimait doña Felippa de Perestrello ; il avait su se faire distinguer par elle ; il obtint sa main sans difficulté.

D’un côté, une part à des droits presque entachés de ridicule, à des possessions d’une immensité dérisoire, dans une île inhabitée, inhabitable ; de l’autre, un monde… à découvrir, un rêve, et déjà, sans doute, une réputation de rêveur, tel fut l’apport des deux époux.

Ils habitèrent d’abord sous le même toit que la dame de Perestrello, et Colomb dut pourvoir aux besoins communs à l’aide de ses travaux de cartographie et de son commerce de livres ; mais les hautes relations de sa nouvelle famille fixèrent promptement sur lui l’attention de personnages importants, et même les regards du roi, qu’il entretint de ses voyages et vraisemblablement de ses projets. À l’appui de ceux-ci, ce prince lui fit voir un jour des roseaux égalant ceux de l’Inde par leur dimension, et qu’on avait recueillis flottant sur les côtes des îles Acores.

Colomb apprit en outre que sur ces mêmes rivages on avait vu, poussés par des vents d’ouest, tantôt de grands pins d’une espèce étrangère à ceux de l’ancien monde, tantôt des pièces de bois sculptées avec un art curieux, délicat, mais sans analogie avec le nôtre. Enfin, à l’île des Fleurs, on avait trouvé sur la grève deux cadavres, dont la conformation et les traits n’avaient rien de commun avec le type d’aucune race connue.

Ces renseignements, qui ne faisaient que confirmer chez lui une conviction déjà assise, Colomb les reçut en partie d’un habile et hardi marin don Pedro Correa, qui, ayant épousé la plus jeune sœur de doña Felippa, avait hérité de son beau-père le gouvernement de Porto-Santo.

Colomb et sa femme avaient accompagné le nouveau gouverneur dans l’île où les appelaient des intérêts communs, et c’est là que leur était né un fils, qui reçut le prénom espagnol de Diego.

Toutefois, Colomb ne séjourna pas longtemps à Porto-Santo. Ayant repris son métier de marin, il navigua le long de la côte africaine ; et comme son beau-père Barthélemy de Perestrello, il prit part aux voyages et aux découvertes des Portugais dans ces régions. Puis, en 1473 on le retrouve à Savonne auprès de son père qu’il aide à lutter contre des embarras financiers.

Plus que jamais, son projet d’atteindre l’Inde en traversant l’Atlantique, l’obsédait ; et dès 1474, il le communiquait à Toscanelli, le cosmographe. Celui-ci en fut émerveillé, et Christophe Colomb, sûr de lui-même, pénétré de la grandeur de son idée, passa en 1476 à Gènes ; et de là à Venise, offrant à chacun de ces deux États maritimes son plan et ses services.

Cette patriotique tentative ayant échoué devant les préventions, l’orgueil et la proverbiale économie républicaine, il alla encore une fois embrasser son père à Savone, après quoi, sans plus de souci des aventuriers plagiaires qui pourraient profiter de ses révélations, il mit son projet sous le sceau de Dieu et reprit la mer.

Cette grande consolatrice aimait Colomb comme si elle l’eût fait : il lui ressemblait tant ; ses yeux brillaient d’un même azur, et, par instant, d’un même feu ; profond, impétueux comme elle, il avait des calmes non moins subits, non moins suaves. Colomb, d’ailleurs, était un si bon fils ! Que demandent les mères ? Que leurs enfants reviennent à elles quand le monde les a blessés. Alors, si grands, si vieux qu’ils soient, elles les recueillent, elles les grondent tendrement, elles les bercent sur ce sein qui les a nourris, dans ces bras qui les ont portés, qui les porteraient encore au besoin.

Ce suprême asile des éprouvés. Colomb en savait la douceur ; il ne manquait jamais d’y recourir dans ses épreuves et il n’y avait pas dormi une heure qu’il se réveillait pacifié.

Voyez-le plutôt, en Islande — il s’était enfui jusque-là — peu de mois après ces échecs navrants que nous n’avons fait qu’indiquer. Voyez, dans cette note de voyage, à quel calme limpide l’agitation a fait place, et comme l’amertume, s’il en reste, s’est vite déposée au fond de cette âme :

« L’an 1477, au mois de février, je naviguai plus de cent lieues au delà de Tille (Thulé), dont la partie méridionale est éloignée de l’équateur de 73 degrés, et non de 63, comme le prétendent quelques géographes, et Tille n’est pas placé en dedans de la ligne qui termine l’occident de Ptolémée, Les Anglais, principalement ceux de Bristol, vont avec leurs marchandises à cette île qui est aussi grande que l’Angleterre. Lorsque je m’y trouvai, la mer

n’était pas gelée, quoique les marées y soient si fortes, qu’elles y

montaient à vingt-six brasses, et descendaient autant. Il est vrai que le Tille dont parle Ptolémée se trouve là où il le place, et se nomme aujourd’hui Frislande. »

Malgré des erreurs de distance et surtout de latitude, que l’état actuel de la science géographique permet à un enfant de relever, ce passage témoigne de la rare sagacité de son auteur. Il distingue, le premier parmi les modernes, deux îles de Thulé dont la moins étendue et la plus méridionale appelée Finlande est l’ultima Thule de Ptolémée et de Sénèque. On dirait, suivant l’expression de Humboldt, que Colomb ait deviné ce que les recherches sur la géographie ancienne ont rendu de plus en plus probable dans les temps modernes.

Notons à ce propos que le même savant, dans l’examen qu’il fait du passage cité, n’admet pas la supposition que Christophe Colomb ait pu recevoir en Islande des informations de nature à éveiller en lui l’idée de la grande entreprise qu’il devait plus tard mettre à fin. « Il aurait pu savoir, dit-il, que les colons scandinaves du Groënland avaient découvert la terre de Vinland, que des pêcheurs de Frislande avaient abordé à une terre appelé Drogeo ; toutes ces nouvelles ne lui auraient aucunement paru se lier à ses projets. » Le célèbre géographe, Adam de Brême, a bien sans doute reconnu le Vinland dès le dixième siècle, plus tard Ortelius a fait justement remonter à des Norwégiens du neuvième siècle la première découverte de l’Amérique continentale ; mais les ouvrages de ces auteurs n’ont paru, les premiers que longtemps après la mort de Colomb, et les seconds que dix ans avant.

Ajoutons en passant que toutes ces nouvelles, comme dit Humboldt, s’il les eût apprises sur les lieux mêmes, auraient nécessairement influé sur ses plans ; or, nous le voyons, après son retour d’Islande, soumettre ceux-ci au roi Jean et à son conseil exactement dans la même forme où il les avait exposés à Toscanelli, en 1474.

L’intelligent successeur d’Alphonse V fit d’abord à ces ouvertures un meilleur accueil que les sénats de Gênes et de Venise ; il les prit même en telle considération, que leur auteur dut immédiatement fixer le prix qu’il entendait mettre à l’heureuse exécution de son plan. Mais les prétentions de Colomb ayant été mesurées par lui à la hauteur de l’entreprise, on les trouva exorbitantes, eu égard, surtout, à l’obscurité, à la pauvreté de celui qui les soutenait. Colomb n’en voulut rien rabattre quelques instances, quelques concessions qu’on lui fit, et il reprit encore une fois ses humbles travaux avec un calme et une suite qui ajoutèrent à l’estime et à la confiance du roi.

Bientôt, en effet, malgré l’opposition dédaigneuse de plusieurs de ses familiers, ce prince porta la question devant un conseil supérieur. Elle y fut débattue avec passion, et, ce qui marquait un progrès notable, traitée presque uniquement au point de vue des frais d’expédition. À la fin cependant, le roi ne paraissant reculer devant aucun sacrifice d’hommes ou d’argent, Colomb fut invité à déposer ce que nous appellerions aujourd’hui un mémoire détaillé de ses propositions générales et particulières, avec raisons et calculs à l’appui. Il obéit sans défiance, et attendit patiemment le résultat d’un examen auquel il n’était pas admis. À ce propos,

on raconte que cet examen dura longtemps et que le peu qu’il en

transpirait semblait à Colomb du meilleur augure, quand un bruit répandu dans Lisbonne lui fit suspendre à cet égard son jugement. Des matelots, récemment revenus en mauvais état d’une mystérieuse expédition se raillaient du Génois et de ses idées ; à mots couverts, d’abord, puis hautement et avec la jactance que donnent ces vins du Midi, ils se vantaient d’avoir expérimenté le fameux projet de Colomb et d’avoir payé cher la confiance de leur chef en cet aventurier.

Ces fanfarons ne mentaient qu’à demi : leur commandant, un marin de quelque valeur, avait reçu copies des plans, cartes et notes de Colomb, et, parti avec une mission apparente pour le cap Vert, il devait en effet voler au confiant Génois ce qu’un roi voulait bien lui devoir mais non lui payer.

Mais s’il était aisé de prendre à Colomb une idée, il l’était moins de se donner le cœur et le génie d’un tel homme. Quelques jours de navigation vers l’ouest épuisèrent la résolution de ces forbans. La peur de l’inconnu les affola. Chaque souffle d’un vent ironiquement favorable leur semblait avancer leur perte. Il changea, ce vent, tout à coup, et ils bénirent la tempête qui les écartait de leur but. La mer, enfin, les rejeta sur ce même rivage où le futur grand amiral de l’Océan put les voir aborder pâles, tremblants, mais déjà moqueurs comme tous les lâches.

Colomb méprisa leurs sarcasmes ; mais, dans son âme, il rompit toute attache avec l’instigateur de cette tentative, qui, osée contre lui, n’avait tourné en somme qu’à son profit et à sa gloire.

À entendre, en effet, ces hommes et leur triste chef, là où ils avaient échoué nul autre ne pouvait réussir. On ne demandait qu’à les croire, et l’Océan, plus que jamais, fut réputé infranchissable. Personne autre qu’un fou ne pouvait plus affirmer le contraire.

Et cependant, le roi l’admettait ce contraire, et Colomb l’affirmait toujours, mais il ne s’offrait plus à le démontrer, Et voilà comment le Portugal, par la trahison d’un de ses monarques les plus sages, les plus éclairés, les moins gentilshommes, perdit l’occasion de gagner un monde.

En vain ce prince reconnaissait sa faute, dont il rejetait justement la plus grande part sur ses conseillers ; en vain s’efforça-t-il de la réparer ; en vain accorda-t-il à Christophe Colomb tout ce qu’il lui avait si longtemps marchandé ; Colomb resta inébranlable. Il retourna comme toujours à ses travaux, à ses chères études, puis, tout à coup, vers la fin de 1484, craignant sur de graves indices, de se voir imposer la mission à laquelle il s’était généreusement offert en de meilleurs temps, il partit secrètement de Lisbonne, emmenant avec lui son jeune fils Diego.

Colomb, à cette époque, avait eu la douleur de perdre la compagne qui l’avait si vaillamment aidé à soutenir le poids du jour. IL sentait le besoin de se retremper dans l’air natal, dans les affections de famille ; aussi se rendit-il d’abord à Gênes.

Là, s’il ne trouva pas pour ses projets plus d’encouragement qu’à son début, Si même il les vit plus officiellement dédaignés et pour des raisons tout aussi mesquines, du moins put-il embrasser encore une fois son vieux père en le réinstallant dans sa petite maison de la rue de l’Arc.

Ce devoir rempli, fort de la bénédiction deux fois paternelle imposée à son front et à celui de son enfant, quitte envers sa patrie, qui l’avait méconnu, ses méditations ou quelque impulsion secrète le déterminèrent subitement à se rendre en Espagne.

Comme ces oiseaux voyageurs qu’on voit planer longtemps indécis dans un même espace, et qui, tout à coup, partent comme une flèche dans une direction qui ne changera plus, de même Colomb venait enfin d’orienter son vol.