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Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/3

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CHAPITRE III

En Espagne régnaient de concert Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, et le côté religieux de l’entreprise joint aux avantages matériels qu’en promettait la réussite, semblait fait pour tenter deux princes, en ce moment aux prises avec les plus pressants besoins d’argent.

Mais, cette gloire, en perspective, s’effaçait devant celle, à demi conquise déjà, de l’Espagne pied à pied arrachée aux Maures et aux Arabes. Là aussi, et bien plus sûrement, en apparence, il y avait profit, honneur, devoir. Avant la conquête et la conversion de peuples inconnus, pour ne pas dire imaginaires, passait la patrie à purger de ces Maures, de ces Arabes, non moins mécréants et plus redoutables que les habitants de Cypangu et du Cathay. Nulle des forces vives de la nation et de la couronne, également réduites aux derniers sacrifices, ne pouvait être détournée d’un si grand objet, même dans un but plus immédiat et plus certain que n’était celui de Colomb, même pour une expédition exigeant moins de frais et de bras que la sienne.

Ces considérations et beaucoup d’autres n’avaient pu manquer de frapper l’esprit de Colomb lorsqu’il s’arrêta précisément au parti qu’elles condamnaient, lorsque, demandant à l’Espagne militante, appauvrie, absorbée dans le douloureux enfantement de son unité, ce que lui avaient refusé Gênes sa patrie, la riche Venise, et le Portugal aventureux, opulent et en pleine paix, il sembla donner une excuse à ceux qui le traitaient d’insensé. Il avait foi en la sagacité d’Isabelle la Catholique.

Pas une des qualités de l’homme ne lui a manqué, pas une des vertus, pas un des charmes, pas une des grâces de la femme. Dieu ne l’avait pas seulement choisie, il l’avait désignée, il l’avait parée à l’avance pour ces deux choses qu’elle a faites : la prééminence des races latines affirmée par l’expulsion de ce croissant que l’Orient subit encore, et la découverte du nouveau monde.

Le mérite du roi Ferdinand, son époux, et il lui en faut tenir compte, c’est qu’il la comprit quelquefois et ne l’entrava pas toujours. Ses peuples lui en ont su gré en l’associant à la gloire de sa compagne, comme il le fut à son pouvoir ; par condescendance pour Isabelle, qui, tout en le chérissant, sut parfois, à regret, mais à propos, lui résister, ils désignaient le couple royal par cette appellation que la postérité n’a pas désavouée : Les deux rois.

L’invasion portugaise repoussée, l’ordre rétabli dans les finances du royaume, la richesse nationale accrue, le clergé épuré, la réforme introduite dans les couvents, les arts, les sciences, les belles-lettres encouragés : telles sont les œuvres de ce règne, et quant à la part qui en revient à Ferdinand, on la mesurera bientôt à celle qu’il prit aux encouragements donnés à Colomb.

Guerrière, savante, lettrée, Isabelle n’en fut que plus jalouse de mériter l’épitaphe des grandes matrones romaines : Lanam fecit. Jamais son époux ne porta de linge qu’elle n’eût entièrement façonné de ses mains.

Sa modestie égalait ses lumières : dans les conseils, elle se montrait avant tout soucieuse de s’éclairer, et, sa résolution une fois prise, elle trouvait pour l’imposer les formes les plus gracieuses, les plus poétiques. Un jour, respectueusement blâmée de procéder avec trop de lenteur à la mise en état de siège de Grenade, elle cueillit une grenade qui se trouvait à sa portée, et, la mangeant lentement, grain à grain : « C’est grain à grain, dit-elle, que doit se manger la grenade. »

Isabelle est au-dessus du panégyrique ; le superlatif l’atténue ; on ne devrait parler d’elle que simplement, froidement ; on ne le peut pas.

M. de Montalembert la proclame « la plus noble créature qui ait jamais régné sur les hommes ».

Parmi ses contemporains, Oviedo se perd dans la contemplation de « cette Âme immense, de cet océan de vertus ». D’autres la comparent à sainte Hélène, mère de Constantin, à sainte Thérèse, à sainte Élisabeth de Hongrie. Pierre Martyr écrit à un des plus illustres Romains de la Renaissance : « Prends pour un feuillet sibyllin, Pomponius, ce que je vais te dire : cette femme est plus forte qu’un homme fort, supérieure à toute âme humaine, un modèle de décence et d’honnêteté. »

Le chapelain de Ferdinand renonce à peindre tant de charmes et de vertus : « Tout ce que le roi, dit-il, possède de grâce, de distinction, de dignité, se trouve réuni, mais à un degré bien plus éminent chez cette reine, la félicité, l’honneur des Espagnes, le plus bel exemplaire de toutes les vertus. »

Enfin, le cardinal franciscain Cisneros, aussi grand savant qu’habile ministre, déclare que le soleil n’éclaira jamais son égale.

Ce dernier personnage n’avait pas seulement été appelé aux conseils d’Isabelle, il avait pénétré à la fois dans son génie et sa conscience, Mais, avant lui, la reine avait trouvé, dans la famille franciscaine, un directeur qui devait, plus tard, exercer une influence capitale sur l’acte le plus glorieux de son règne.

Juan Perez de Marchena n’avait encore d’autre titre qu’une naissante réputation de science et de sainteté, lorsqu’Isabelle avait choisi pour confesseur ce simple religieux franciscain. Le sujet avait obéi, mais le moine avait soupiré, et bientôt, du consentement de la reine, il avait retrouvé cette ombre du cloître, aussi

conforme à sa vocation religieuse que propice à son goût pour la

méditation et l’étude. Isabelle n’avait pas, pour cela, renoncé aux conseils du père gardien de Sainte-Marie de la Rabida, et, dans ce monastère où il avait établi un observatoire, Juan Perez devait parfois interrompre ses recherches et ses prières pour répondre à des lettres de cette reine, dont il avait gardé la confiance tout entière.

Aucun autre lieu n’eût pu être aussi favorable à des observations astronomiques que ce couvent, qui dominait une vaste étendue de mer, et, au nord, ces plaines immenses qu’embrassent, d’un côté, le Guadalquivir, et, de l’autre, la Guadiana.

Ce monastère était du reste, aussi humble que la famille religieuse qui l’habitait : toute sa richesse consistait en un jardin, quelques vignes, d’immenses cyprès, des pins-parasols, des palmiers — de ces derniers, il n’en reste plus qu’un, et c’est presque le seul des trésors végétaux de la Rabida, qu’ait épargné la rage du temps et celle des hommes.

À peu de distance est Palos-de-Moguer, petit port de mer, aujourd’hui non moins désolé que le monastère qui le domine et tout le pays qui l’entoure ; mais il n’était pas sans activité ni même sans quelque importance en 1485, et le père Juan de Marchena y trouvait à consulter l’expérience de maint pilote, et même de quelques hommes instruits, tels que Garcia Hernandez, médecin de la communauté.

Un jour que ce dernier venait de faire au couvent sa visite ordinaire, le père gardien, en le reconduisant, s’arrêta devant un spectacle que la situation écartée de la Rabida rendait peu ordinaire.

Un jeune garçon, d’une physionomie intéressante et distinguée, mais pâle, chétif, et paraissant accablé de fatigue, dévorait quelques aliments que le père portier s’était empressé de lui offrir. En face, un homme à peine vêtu de haillons, souillé de poussière, couvait cet enfant d’un regard attendri, d’un regard qui ne pouvait être que celui d’un père.

Juan de Marchena lui aussi était père, père d’une famille pauvre, et chérissant et honorant la pauvreté. Il commença donc par engager son nouvel hôte à réparer ses forces, et quand celui-ci eut pris sa part de la collation, le bon père, sûr de n’être pas indiscret, n’hésita plus à l’interroger. À ce maintien, à ce noble visage que nous avons déjà dépeint, à ces yeux qu’humectaient la reconnaissance, mais dont nulle épreuve, nulle avanie n’avaient pu fléchir l’assurance, ni troubler la limpidité, il avait reconnu un homme.

L’étranger répondit qu’il était Génois, comme l’indiquait son accent ; qu’il se nommait Christophe Colomb, et qu’ayant conçu la pensée et arrêté le projet d’aller dans l’Inde par « la mer Océane », il venait offrir aux deux rois de partager avec eux la gloire de cette entreprise, dont tous les frais seraient naturellement à leur charge.

À cette déclaration d’une naïveté que tout autre Espagnol eût peut-être taxée de folie, le père de Marchena ne manifesta aucune surprise : il partageait, dit-il, les convictions de Colomb ; il ne doutait pas davantage que les deux rois — l’un d’eux au moins — n’accueillissent avec joie sa proposition ; mais les circonstances étaient loin d’être favorables, et, en attendant qu’elles le

devinssent, Colomb ne pouvait refuser de la communauté l’asile qu’elle

était trop heureuse de lui offrir.

Cette offre si simplement faite ne fut pas moins noblement accueillie, à la grande joie du jeune Diego, qui, ainsi que son père, prit le même jour le costume franciscain, ce même costume que Colomb avait si longtemps porté autrefois par dévotion, et aussi un peu par économie.

Le séjour dans le couvent fut une période de calme pour Colomb, dont la vie n’eut guère jamais d’autre repos. Il ne paraît pas que, pendant ce séjour de près d’un an à la Rabida, cet infatigable lutteur ait impatiemment souffert les délais apportés à son entreprise. Il avait son fils auprès de lui ; on croyait à son génie ; on admirait son éloquence, sa persévérance, son courage de lion, sa piété d’ange ; on partageait, on enflammait ses espérances, que le digne Juan Perez travaillait de toutes ses forces, de tout son cœur, à réaliser par son crédit sur Isabelle.

Enfin, celui-ci crut pouvoir tenter une démarche lorsque les opérations de guerre contre les Maures eurent conduit les deux rois à Cordoue, où ils paraissaient devoir séjourner quelque temps et se donner un peu de loisir. Colomb partit pour cette ville avec une lettre de recommandation pour le confesseur de la reine ; mais ses propositions ne furent pas même écoutées : il fut traité de visionnaire, et vit la cour s’éloigner de Cordoue sans qu’il eût obtenu un regard de cette Isabelle en qui cependant il croyait toujours.

Le modeste Juan Perez avait trop douté de lui-même : il n’avait pas directement adressé son ami à la reine.

Demeuré à Cordoue, Colomb reprit, pour vivre, ses travaux de cosmographie, recrutant, du reste, chaque jour, des partisans à son système, et se créant de nombreux et puissants amis. Malgré l’humilité de sa situation présente, son mérite se faisait jour à tel point, qu’il lui dut la main d’une demoiselle noble, Beatriz Henriquez, dont il eut bientôt un fils qu’il nomma Fernand.

Ce mariage, rapporté par l’historiographe royal d’Espagne, Antonio de Herrera, rencontra, d’abord dans la famille Henriquez, une opposition qu’on a sans doute exagérée, car, dès son premier voyage, et quand sa future grandeur n’était encore qu’un problème fort disputé, Colomb emmenait avec lui un neveu de doña Beatriz ; et, plus tard, un jeune frère de cette dame commandait un des navires de la troisième expédition.

Les deux époux, au reste, ne devaient goûter que bien peu des douceurs qu’ils s’étaient promises : Colomb ne s’appartenait pas, et s’il l’avait oublié et fait oublier un instant, doña Beatriz s’en souvint à l’heure des séparations, et se résigna noblement à la seule grandeur qui pût l’élever jusqu’à son époux : l’abnégation. Elle se donna tout entière à l’éducation de son fils et du premier-né de Colomb, qui lui fut bientôt confié. Ne voyant son mari qu’à de longs et rares intervalles, elle vécut obscurément, mais dignement et utilement, près de sa famille à Cordoue.

Colomb ne lui était pas uni depuis un an, que la cour militante des deux monarques ayant pris ses quartiers à Salamanque, il dut se rendre en toute hâte en cette ville, où l’appelait Gonzalez de Mondoza, archevêque de Tolède, grand cardinal d’Espagne, auquel l’avaient recommandé ses amis de Cordoue. Il eut bientôt gagné

à sa cause ce prélat un moment arrêté par des scrupules théologiques,

dont l’inanité lui fut démontrée moins par les arguments que par la foi de Christophe Colomb, et cet obscur pilote génois, cet aventurier étranger — étranger, c’était là le pire, — ce visionnaire, cet hérétique, fut, en audience solennelle, présenté aux deux rois par un cardinal, par un personnage qui jouissait d’un tel crédit, qu’on l’appelait le troisième roi.

À ce moment, de tant de rois, Colomb n’en vit qu’un seul : Isabelle.

Il la contemplait enfin, cette merveille, l’honneur, l’amour, le salut de la chrétienté. Il la voyait aussi belle qu’elle était bonne, avec ce maintien qui la grandissait, avec ses traits nobles et fins, ses cheveux abondants et de ce blond si cher aux peintres de madones ; ses yeux couleur de mer comme ceux de Colomb qu’ils semblaient refléter ; et, quand ces doux regards se furent enfin rencontrés, quand ces deux âmes se furent pénétrées pour une même création, le miracle était accompli, l’unité du monde était faite.

Mais si l’avenir appartenait désormais à Colomb, le présent était encore, pour un temps, dans la main des hommes. Les raisons de notre héros, si elles avaient séduit la reine et donné à penser au roi, n’avaient produit que peu d’effet sur une assemblée composée moins de géographes que d’hommes d’État et de théologiens. Seuls, parmi ces derniers, les dominicains, à l’éternelle gloire de leur ordre, avaient reconnu la plausibilité et l’orthodoxie du système.

Ils avaient offert à son auteur la plus large hospitalité dans leur couvent de Saint-Étienne, où se tenaient les conférences, avec une solennité qui eut du moins pour effet d’élever Colomb dans l’opinion publique. Le roi et la reine lui marquaient en outre une réelle bienveillance, et ses juges eux-mêmes, tout en combattant ses idées, avouaient ne résister qu’avec peine aux séductions de son éloquence.

Ils ne lui opposaient, du reste, que des opinions incohérentes, des préjugés déjà dépassés de leur temps. Les uns traitaient de rêverie l’existence d’un hémisphère où les hommes et les animaux auraient dû marcher la tête en bas et les pieds en l’air, D’autres, en admettant la sphéricité du globe terrestre, y voyaient un obstacle insurmontable, sinon à l’aller, du moins au retour de l’expédition projetée.

Il était plus aisé à Colomb de répondre à de telles objections que de persuader des juges dominés en secret par la question d’opportunité. La guerre, en effet, venait de reprendre une activité nouvelle, et cette fameuse assemblée, réunie avec tant de peines, se sépara sans avoir rien conclu.

Les deux rois, néanmoins, se tenaient pour suffisamment édifiés. Colomb avait acquis près d’eux une importance morale, qui s’accrut, pendant les années suivantes, de la part qu’il prit, en ingénieur et en soldat, à la guerre sainte.

Ce fut au siège de Malaga que, servant pour la première fois sous les ordres de Leurs Altesses, il vit l’héroïque Isabelle, revêtue de son éblouissante armure, et, telle qu’un archange, brandissant cette épée moins arme que symbole, qu’on admire aujourd’hui encore à la Armeria Real de Madrid. Sur la lame est incrusté le nom du célèbre armurier Antonius, et sur la garde on lit, d’un côté : Je désire toujours l’honneur, et, de l’autre : Maintenant je veille, paix avec moi.

Malaga s’étant rendue en 1487, Colomb, logé, indemnisé de ses frais de campagne, bercé en outre des plus flatteuses promesses, suivit la cour à Saragosse, puis à Valladolid, où il reçut du roi de Portugal une lettre presque suppliante, dans laquelle ce monarque s’efforçait de renouer les relations interrompues, acceptant d’avance toutes les conditions que « son ami particulier » avait mises précédemment à l’exécution de son entreprise.

On était alors à la fin de l’année 1488 ; la guerre traînait en longueur ; les deux rois étaient toujours bien disposés sans doute, mais Colomb, et il le sentait, avait moins gagné que perdu, en raison de cette faveur même, dans l’esprit de ses adversaires.

En de pareilles circonstances, l’offre de Jean II était bien faite pour le séduire ; il n’y répondit, cependant, que par un refus respectueusement mais formellement exprimé.

Ce n’est pas qu’il conservât contre le roi de Portugal le ressentiment d’une injure que celui-ci semblait réparer avec tant d’abnégation et de grâce ; mais Colomb, désormais, ne comptait plus que sur Isabelle.

Le pieux enthousiasme de cette reine lui paraissait pouvoir seul assurer, non pas tant les moyens d’exécution que la réalisation du but suprême qu’il donnait mentalement à son entreprise. Plus que jamais, en effet, la découverte d’une Inde occidentale n’était dans sa pensée qu’un acheminement à la délivrance de la terre sainte, menacée en ce moment même par l’islamisme des plus sacrilèges représailles. S’il n’entrevoyait pas encore toute la portée matérielle de son œuvre, il lui en donnait moralement une bien plus haute et plus vaste que nul conquérant n’en rêva jamais : prendre l’islamisme centre deux feux, tel est le vœu qu’il opposa, de concert avec Isabelle, aux sommations du soudan d’Égypte. La reine, en outre, chargea les deux moines franciscains, porteurs des susdites menaces, d’annoncer au soudan la reddition de Baza, dont ils venaient d’être témoins, et, par avance, la prise de Grenade, qui ne devait pas tarder, en effet, à couronner la guerre sainte.

La junte, cependant, s’étant de nouveau réunie à Salamanque, sur les instances de Colomb, avait fini par se déclarer solennellement contre le projet, le déclarant aussi impraticable matériellement que dépourvu de toute base scientifique.

Cet arrêt, un des plus burlesques qui jamais ait été rendu par un corps savant, n’avait exercé aucune influence sur la reine ; elle ne cessait de soutenir Colomb par des promesses dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, mais dont l’exécution était toujours rejetée à la fin de la guerre, de cette guerre qui ne finissait pas.

Et les jours, les mois, les années se succédaient avec une lenteur mortelle, années d’attente, de démarches, de luttes stériles, de fluctuations, dont les détails, par la fatigue qu’ils causent au lecteur, peuvent seuls donner la mesure de l’héroïque persévérance de Colomb.

Aux sièges, en campagne, il avait du moins, la diversion du danger et l’exaltation de la cause. Là, il trouvait d’amères délices à exposer, comme la tête la plus vulgaire, une vie dont la préservation merveilleuse lui renouvelait sans cesse le gage de sa prédestination.

Mais les fêtes, ces fêtes où la joie publique semble une insulte aux chagrins privés, les triomphales entrées de ville, les bals, les carrousels, voilà où la patience de Colomb était soumise à des épreuves auxquelles sa dignité devait lui imposer finalement de se dérober.

Cette résolution prise, on devine aisément où il alla d’abord chercher des consolations.

Le père gardien l’attendait. Quatre années s’étaient écoulées depuis leur séparation, lorsqu’il donna de nouveau le baiser de paix, lorsqu’il rouvrit l’asile de la prière à cette grande âme toujours en peine. La douleur du bon père égalait celle de son hôte, avec un surcroit de confusion et presque de remords : n’était-ce pas lui qui avait affermi dans l’esprit de Colomb cette confiance que la reine avait si peu justifiée ?

Colomb, à cet égard, s’empressa de la disculper : il ne se plaignait point d’Isabelle, en qui il avait toujours cru, et dont il comprenait les embarras et les préoccupations de tout genre. Moins que jamais, il doutait des intentions, des promesses d’une si noble femme, d’une si sainte reine ; mais, ne voyant pas que les circonstances pussent de longtemps le seconder, il inclinait à se rendre, soit en Angleterre où il avait noué quelques relations, par l’entremise de son frère Barthélemy, soit près du roi de France Charles VIII, de qui ses propositions avaient depuis peu reçu un accueil favorable.

Le père de Marchena n’hésita pas à combattre des projets que, dans sa foi au génie de Colomb, il jugeait aussi funestes pour ses souverains que pour son pays. Il insinua que Charles VIII était sans doute un prince très aventureux, très brave, très brillant, mais qu’il était aussi bien jeune, et accusant dans sa conduite toute la légèreté de son âge… et de sa nation : ennemi de l’Italie, en outre, il menaçait déjà la patrie de Colomb. Et puis, en France tout serait à recommencer. Colomb ne manquerait certes pas de protecteurs, ni même d’anges tutélaires, chez une nation qui avait

produit Jeanne d’Arc ; mais Jeanne d’Arc n’avait-elle pas été brûlée, sans que cette nation fit un pas pour la secourir ? Rien de semblable s’était-il jamais vu dans le pays où régnait Isabelle ?

Le père de Marchena n’était pas seul du reste à plaider cette cause patriotique : Colomb se trouvait maintenant sur un sol moins

aride que celui de l’Université, La féconde parole de Juan Perez

lui avait suscité, en son absence, des amis et des adeptes à miracle. Le médecin Juan Hernandez, non seulement croyait au système, mais encore il voulait être du premier voyage, comme il en fut effectivement. Non moins fervent et plus utile, un Martin Alonzo Pinzon, des meilleurs marins et des plus riches armateurs de Palos, offrait de concourir pour une large part aux frais d’expédition.

De si flatteuses adhésions, de si vives instances ne pouvaient manquer de fléchir le ressentiment de Colomb, si justes qu’en fussent les motifs.

Un soir, le voyant ébranlé, Juan Perez, qui avait enfin pris sur lui d’écrire directement à la reine, montra la réponse engageante qu’il venait d’en recevoir à l’instant même, et par laquelle il était mandé à la cour. Christophe Colomb se rendit, et au premier signe qu’il eut donné, le père gardien fit seller une mule d’emprunt, et partit à minuit, sans escorte, sans guide, seul. Il traversa ainsi environ cent lieues d’un pays récemment conquis sur les Maures, et arriva enfin, non sans peine, mais sain et sauf, devant Grenade, dont les deux rois pressaient le siège. Le bon moine avait, lui aussi, son siège à faire et à presser. Admis sans délai près d’Isabelle, il écrivait le jour même à Colomb : « Je suis venu, j’ai vu, Dieu a vaincu. »

Isabelle, en effet, n’avait pas seulement renouvelé à Juan Perez les mêmes assurances qu’à Christophe Colomb ; elle mandait celui-ci près d’elle, avait les plus honorables instances, et lui faisait passer une indemnité de voyage et de séjour.

Un fait encore de meilleur augure, c’est que Colomb sembla n’être arrivé devant Grenade que pour voir le croissant s’y éclipser à tout jamais devant la croix, et les clefs de la ville rendues aux souverains de l’Espagne par Boabdil, le dernier des rois maures.

Ce triomphe de sa foi, dont il comptait pousser les suites si fort au delà du monde connu, combla de joie l’âme de Colomb ; mais ce qu’elle ouvrait d’horizon à ses espérances n’était, encore cette fois, qu’un mirage.

La junte, rassemblée de nouveau et en toute hâte, ne traita pas aussi dédaigneusement que par le passé un homme si ouvertement protégé par la reine ; mais, forte du peu de créance qu’il avait jusque-là trouvé chez le roi, elle rejeta avec hauteur les conditions que Colomb avait cru devoir stipuler pour lui-même en cas de réussite.

Malgré les apparences favorables qui l’avaient accueilli à son retour, semblable à ce ministre qui, même au plus fort de sa faveur, avait toujours conservé en secret son premier costume et sa houlette de berger, Colomb avait gardé sa mule. Il l’enfourcha tristement, et, sans avoir proféré une plainte, ni prévenu personne de son départ, il se rendit d’abord à Cordoue, où l’appelaient ses affections les plus chères et de suprêmes arrangements de famille, revint, encore une fois, mais secrètement à Grenade, où rien n’avait changé pour lui, et prit enfin la route de France, disant, en son cœur, un éternel adieu à l’Espagne. Il ne comptait plus sur Isabelle.

Il avait tort.

Il n’était pas, en effet, à deux lieues de Grenade, prêt à engager sa monture sur le pont de Pinos, qu’un brillant officier des gardes accourut à toute bride, s’arrêta devant lui comme pour lui disputer le passage, puis, aussitôt, mettant pied à terre et se découvrant avec respect, ce messager royal lui remit un pli scellé aux armes d’Aragon et Castille.

Colomb, suivant une version plus probable qu’autorisée, se défendit d’abord de prendre même connaissance d’une missive qui ne pouvait plus désormais changer en rien sa résolution. Mais, au nom d’Isabelle, il ouvrit le pli, et au lieu des promesses qu’il croyait y trouver, et qui sans doute ne l’eussent pas fléchi, il put lire la minute des lettres patentes accordant tout ce qu’il avait demandé.

Bientôt nous le verrons énumérer lui-même les honneurs et les privilèges qui lui étaient conférés par la reine, car c’était bien à Isabelle, à elle seule, qu’il devait cette acceptation pure et simple des conditions posées et maintenues, avec tant de dignité, par lui-même devant la junte.

Mais à qui devait-il cette soudaine et si décisive intervention d’Isabelle ? Ai-je besoin de dire que c’était à Juan Perez.

Le bon père n’avait pas plutôt appris la triste décision de la junte, que, sans tenter d’inutiles efforts près de celui qu’elle accablait, il avait couru droit à Isabelle. Là, soutenu par le fidèle Quintanilla et cette belle duchesse de Moya, dont, faute d’une mention plus étendue, le nom devrait être ici inscrit en lettres d’or, le courageux franciscain plaida la cause du génie, non pas contre Isabelle, qu’il trouva toute persuadée, mais contre Ferdinand, qui, au fond, ne l’était guère moins. Aussi, sa résistance n’avait-elle rien de dogmatique, elle s’appuyait uniquement mais obstinément sur l’épuisement du trésor. Cette éternelle objection était, à vrai dire, la seule qui, depuis tant d’années, tint la question suspendue. La reine, pour en finir, eut une inspiration sublime ; elle jeta dans la balance tous les diamants, toutes les pierreries de sa couronne, les offrant en gage pour les frais de l’expédition.

Le roi Ferdinand s’inclina avec sa grâce ordinaire, mais en laissant à la couronne de Castille les risques et périls de

l’entreprise. Luiz de Sant-Angel fit mieux : receveur des droits ecclésiastiques

dans l’Aragon, il laissa à la couronne de Castille tous ses diamants. Il refusa le gage de la reine, et se chargea de faire toutes les avances.

Cependant Juan Perez avait repris la route de Palos, bénissant Dieu dans son cœur. Il était à peine depuis un mois de retour dans son monastère, que Colomb l’y avait rejoint, nanti des lettres patentes autorisant sa mission.

À ces pièces, était annexée une lettre de privilège, élevant Christophe Colomb à la dignité de grand amiral de la mer Océane, et lui conférant le titre de don.

Enfin le port de Palos, qui, par une disposition antérieure, devait à la couronne deux caravelles armées et équipées, était choisi comme point d’un embarquement auquel la commune devait pourvoir dans le délai de dix jours.

Cette dernière clause excita dans la population moins d’enthou- siasme que les premières ; les mêmes marins qui, la veille encore, se seraient tous portés garants de la justesse des idées de Colomb, dès qu’il s’agit de concourir à leur réalisation, manifestèrent une répugnance qui alla presque à la révolte.

Colomb triompha cependant, soutenu par l’autorité et, surtout grâce à l’éloquence persuasive de Juan Perez et de ses moines, qui ne cessaient de rappeler leur devoir aux récalcitrants, et de combattre leurs terreurs et celles de leurs familles.

La conversion la plus importante qu’ils opérèrent fut celle de Martin Alonzo Pinzon, dont nous avons noté les dispositions précédemment si bienveillantes. Ce personnage et ses deux frères se décidèrent enfin à concourir de leur bien et de leur personne à l’équipement des trois caravelles, comme à l’aventureuse expédition qu’elles allaient tenter.

Dès lors, tout marche avec plus d’ensemble et de rapidité. Les difficultés s’aplanissent, les murmures s’apaisent, les parents se résignent, les amis entendent raison ; officiers, matelots, se sont mis en règle : leurs affaires, leur conscience, « tout est paré ». Nous sommes aux premières heures du vendredi, 3 août 1492 ; Colomb, après avoir fait la veillée des armes au monastère, est descendu au port, traversant une foule éplorée, agitée, mais respectueuse. Il a accosté la Pinta, et, debout sur le château de poupe, au milieu d’un profond silence, sa voix sonore a commandé de déployer les voiles « au nom de Jésus-Christ ».

La cloche du couvent sonne dans le lointain la messe de l’aurore. Juan Perez, du haut de la falaise, envoie une dernière bénédiction à son ami. La brise lui répond, elle accourt du côté d’où vient la lumière, d’où est venu le salut.