Aller au contenu

Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1835

La bibliothèque libre.

Chronique no 88
14 décembre 1835


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 décembre 1835.


La session va s’ouvrir, et nous aurons, à peu de distance de temps, le discours du trône et le message du président Jackson. Le discours se règlera sur le message. Les derniers navires arrivés de New-York ont apporté, avec les journaux américains, de dégoûtantes injures contre la France, des fanfaronnades et des menaces grossières ; mais ce n’est là que l’expression des passions d’un parti, et il y a loin des feuilles vouées au général Jackson, et qui vont sans doute plus loin que lui, à l’opinion de la chambre des représentans, et surtout du sénat. Quoi qu’il en soit, il y a lieu de conserver un espoir de paix, et il n’est pas exact de dire, comme on l’a annoncé, que M. de Broglie ait repoussé l’intervention amicale de l’Angleterre. Cette intervention n’a jamais été proposée officiellement par le ministère anglais. Il est vrai que lord Granville s’entretenant, il y a quelque temps, avec le ministre des affaires étrangères, lui parla de la médiation de l’Angleterre ; mais lord Granville n’en fit pas l’objet d’une note diplomatique, et sa pensée était que la France devait adresser cette proposition à lord Palmerston, qui l’accueillerait avec empressement. — La France, répondit M. de Broglie, accepterait volontiers la médiation du cabinet anglais dans cette affaire, mais il n’était pas digne d’une puissance telle que la France, de solliciter ce moyen de conciliation avec la république des États-Unis. Si le ministère français pouvait s’engager à reconnaître l’Angleterre pour arbitre, ajoutait le ministre, il ne pouvait faire que le gouvernement des États-Unis donnât les mains à cet arrangement. Les choses en sont restées là, et il est probable que le cabinet anglais a chargé son ministre aux États-Unis de faire une démarche semblable à celle de lord Granville auprès de M. de Broglie. Les assises d’une négociation sont donc posées, et elle pourra s’ouvrir si le gouvernement américain désire vraiment la paix ; mais, dans le cas contraire, la demande d’une médiation, faite par la France à l’Angleterre, n’eût fait qu’augmenter la jactance et l’orgueil américains. On voit que toute la question de la guerre repose aujourd’hui sur le message du président.

L’affaire de la présidence de la chambre est à peu près réglée. Le ministère s’est décidé à laisser encore cette année M. Dupin sur le fauteuil. M. le ministre de l’intérieur, qui gardait quelque rancune à M. Dupin, s’est sacrifié de bonne grâce, peut-être en songeant que l’appui de M. Dupin lui serait nécessaire pour former un cabinet, si de nouvelles dissensions éclataient entre lui et ses collègues. De leur côté, M. de Broglie et M. Guizot ont insisté pour que M. Dupin ne fût pas rejeté sur les bancs de la chambre, où l’activité de son esprit pourrait leur devenir funeste. La difficulté de trouver un président capable d’imposer à la chambre, de la dominer comme fait le président actuel, qui tient toujours un quolibet ou un mot foudroyant suspendu sur la tête de l’orateur et des turbulens, n’a pas été l’une des moindres considérations en faveur de son maintien.

M. de Talleyrand est malade d’une affection au cœur. La princesse de L… avait beau dire, il y a peu de jours, que cette maladie au cœur de M. de Talleyrand est une prétention, ce mal fait craindre pour ses jours, et abrégera peut-être une vie qui promettait d’être encore bien longue. La mort du docteur Bourdois, le médecin ordinaire de M. le prince de Talleyrand, augmente encore les alarmes de sa famille. Cependant le prince se rétablit un peu, et les mauvaises langues disent que la mort de sa femme lui a causé du soulagement. Il est vrai que le mot de M. de Talleyrand qui disait à Louis xviii, en apprenant l’arrivée de Mme de Talleyrand à Paris : « Sire, c’est mon 23 mars, » semble autoriser cette mauvaise plaisanterie. La princesse de Talleyrand, jadis Mme Grant, a reçu les derniers sacremens avec une piété exemplaire, mais elle n’a pu les obtenir qu’en obéissant aux volontés de M. l’archevêque de Paris, qui lui avait enjoint de faire une confession publique, et de demander pardon, les portes ouvertes, d’avoir donné au monde chrétien le scandale d’un mariage avec un prêtre. Cette rigueur de M. l’archevêque de Paris envers Mme la princesse de Talleyrand, présage au vieux diplomate les rigueurs qui l’attendraient à son tour, s’il avait la faiblesse de quitter ce monde avant M. de Quélen, ou s’il commettait l’imprudence de mourir dans son diocèse.

Le clergé de Paris a été mieux représenté, cette semaine, par les séminaristes de Saint-Sulpice que par M. l’archevêque. Dans le malheureux incendie de la rue du Pot-de-Fer, où le commerce de la librairie a essuyé tant de pertes, on a vu les jeunes théologiens courir avec courage de grands périls, et se jeter dans les flammes pour sauver, non pas seulement les belles éditions de saint Chrysostôme et de saint Augustin, mais encore Voltaire, Rousseau, d’Holbach, et jusqu’aux discours de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon ! Cet incendie cause de grands désastres. Il frappe des négocians laborieux, des gens de lettres et une foule d’ouvriers de tout genre, à qui la librairie fournissait du travail dans cette rigoureuse saison. Parmi les ouvrages consumés dans l’incendie de la rue du Pot-de-Fer, nous devons surtout citer le poème de M. Edgar Quinet, intitulé Napoléon, que, malgré ce désastre, nous verrons bientôt paraître. Les ouvrages sur l’Amérique de M. de Tocqueville et de M. Gustave de Beaumont ont également péri. Les auteurs ont renoncé généreusement à leurs droits, et autorisé le libraire à publier une seconde édition. Ailleurs on ouvre des souscriptions en faveur des victimes de l’incendie, et il faut espérer qu’on ne restera pas en arrière du bel exemple donné par M. de Tocqueville et M. de Beaumont.

Ce n’est ni l’incendie de la rue du Pot-de-Fer, ni l’affaire d’Amérique, ni la prochaine session de la chambre, qui occupe l’attention de M. le ministre de l’intérieur. Toute sa pensée se porte sur la nomination de M. Dosne, son beau-père, à la place de régent de la banque, qui se trouve vacante par la mort de M. Saulty. M. Dosne tenait déjà de la sollicitude et de la piété filiale de M. le ministre de l’intérieur, la recette générale du département du Nord, qui représente un revenu de plus de 200, 000 francs. La place de régent de la banque ajouterait encore à l’éclat de sa position. M. Dosne sera donc régent de la banque. Son concurrent est M. Lemercier de Névil, ancien agent de change, ainsi que M. Dosne, et receveur-général du département de la Somme. Mais M. Lemercier n’a pas un ministre pour gendre, et il succombera. Un grand dîner a été donné cette semaine au ministère de l’intérieur, afin de préparer l’élection de M. Dosne ; les principaux actionnaires de la banque y assistaient. M. Odier, l’un des régens de la banque, se distingue de ses collègues, les honorables MM. Vernes et Gautier, par l’activité et le zèle de ses démarches en faveur de M. Dosne.

On a lu avec avidité le rapport de M. Portalis sur l’attentat de Fieschi ; c’est un gros livre qui a tout l’intérêt et la variété du roman. En lisant cette vie de Fieschi, on croirait entendre le récit des aventures de Gil Blas ou de Guzman d’Alfarache, et la morale en est frappante. Mais ce livre est aussi une cruelle satire de la société où une intelligence active est si rapidement entraînée vers le crime. Le rapport de M. Portalis tend évidemment à rendre toute une opinion complice de ce crime abominable. Aussi ce rapport, tiré à un nombre immense d’exemplaires, sera répandu dans tous les départemens. M. d’Argenson a déjà protesté contre ce mémoire, où il est accusé d’avoir accueilli chez lui la femme que fréquentait Fieschi. M. d’Argenson lui avait fait l’aumône. Le prince Ch. de Rohan protestera sans doute aussi contre les accusations portées contre lui ; et M. Carrel, rédacteur en chef du National, a publié une longue lettre où il prouve qu’un passage du National cité dans le rapport, n’a jamais existé. Pour nous, nous nous bornerons à faire remarquer une inexactitude de détail. Il est dit, dans le rapport, qu’un panier de vin, envoyé à Sainte-Pélagie par Pépin, était destiné à M. Cavaignac. M. Cavaignac n’a jamais bu que de l’eau. Au reste, messieurs les pairs s’amusent beaucoup de Fieschi. M. Pasquier aime à le visiter, et dernièrement il a passé une heure à le voir commander l’exercice à ses gardiens. Les bons mots de Fieschi circulent dans son salon. Il est vrai que ceux de Lacenaire les font oublier maintenant. Lacenaire fait beaucoup de tort à Fieschi.


Lettres autographes de Mme Roland, adressées à Bancal des Issarts, membre de la convention, et précédées d’une introduction, par M. Sainte-Beuve[1].

Ce n’est pas sans quelques préventions que nous avons ouvert ce livre tout confidentiel et publié à l’insu de l’auteur, cette exhumation posthume, à laquelle ne pouvait s’attendre la femme célèbre dont le nom réveille en foule tant de souvenirs glorieux et mélancoliques. Nous redoutions cette divulgation inattendue de l’ame la plus fougueuse, la plus confiante, la plus imprudente peut-être, qu’ait fait vibrer le tocsin révolutionnaire. Ces lettres autographes nous montrent Mme Roland du 22 juin 1790 au 11 septembre 1792, c’est-à-dire pendant toute la durée de la Constituante et de la Législative ; elles viennent ainsi combler une lacune de ses Mémoires, ou tout au moins donner de nouveaux renseignemens sur cette époque, où Mme Roland était encore sous le charme des illusions les plus républicaines. Ces lettres, écrites à la hâte sous le coup des premières impressions, offrent parfois une sorte d’incohérence dans les idées, de vulgarité dans l’expression. C’est une ame qui n’est pas maîtresse d’elle-même ; c’est l’écume blanchâtre qui tourbillonne à la surface du gouffre. Mais quelquefois un éclair de génie vient sillonner ces brouillards, un rayon de soleil colore cette neige odorante du printemps. On a à peine le temps de pousser un cri d’admiration, qu’on est replongé dans les ténèbres, qu’on est emporté par le courant. Ces lettres de Mme Roland sont précédées d’une introduction de M. Sainte-Beuve, où il les résume, les commente, les explique l’une par l’autre. Rien n’est plus curieux que le contraste de ces deux styles ; d’une part, la colère, l’enthousiasme, les illusions, l’orgueil philosophique, en un mot toutes les émotions qui peuvent volcaniser un cœur naïf qui ignore son temps, les hommes avec lesquels il vit, qui s’ignore lui-même ; de l’autre, un écrivain judicieux, poli, affable, plein de mansuétude chrétienne, qui a l’expérience des partis et des choses, qui contemple d’un regard serein cette effervescence, et l’interprète sans la partager ; d’un côté, le génie et une révolution qui commence ; de l’autre, le bon sens et une révolution qui finit.


— Nous avons sous les yeux les trente-deux premières livraisons d’une nouvelle traduction de Byron, par M. Benjamin Laroche[2]. On sait les immenses difficultés d’un pareil travail, c’est donc tout à la fois justice et loyauté de reconnaître que M. B. Laroche a satisfait heureusement à la plupart des conditions de la tâche qu’il s’était imposée. Byron pour le contour de la phrase, le mouvement des images et la concision constante du style, ne connaît qu’un seul rival dans toute la littérature anglaise, et ce rival n’est rien moins que Milton. Pour tenter de reproduire dans notre langue les ouvrages d’un poète dont l’expression serre de si près la pensée, il ne suffit pas de connaître parfaitement l’idiome avec lequel on veut lutter ; il faut manier, sans broncher un seul instant, la langue française, qui, pour la composition du langage poétique, est loin d’offrir les mêmes ressources que la langue anglaise ; M. B. Laroche nous semble pénétré de ce double devoir. Nous avions jusqu’ici deux traductions de Byron, l’une qui passe habituellement à côté du texte et qui ne s’interdit pas de le mutiler ; l’autre qui, dans son respect pour la littéralité complète, n’évite aucun des contre-sens qui se présentent sur son passage ; M. B. Laroche a su être à la fois consciencieux, fidèle, littéral sans lourdeur, et il a rencontré l’élégance dans la fidélité.


— L’ouverture des cours, qui s’est faite dans la dernière quinzaine, promet une solide et abondante nourriture aux jeunes esprits auxquels ils s’adressent. M. Ampère fils a commencé, au Collége de France, son histoire de la littérature française ; il débute, et avec raison, par l’époque gauloise et latine, dans laquelle notre langue, notre poésie, notre éloquence et tous nos genres littéraires ont des racines si profondes. M. Ampère traitera cette année tous les siècles antérieurs au douzième, c’est-à-dire à la formation et à l’éclosion de notre idiome vulgaire. Les siècles suivans, déroulés plus lentement, occuperont plusieurs années. Il a tracé, dans sa première leçon, un tableau fidèle et animé de la première route que, dans les deux leçons suivantes (sur les Ibères et sur les Celtes), il s’est mis déjà à parcourir. Le cours de M. Ampère, recueilli par la sténographie, revu, remanié et publié successivement chaque année, finira, nous en avons confiance, par constituer un monument d’ensemble aussi honorable à l’auteur qu’à notre époque, par la science, la suite, l’esprit de sagacité et le talent déployés.


M. Lenormant, suppléant de M. Guizot, cette année, à la Faculté des Lettres, traite des origines de la civilisation grecque, et en particulier de ses rapports avec l’Asie occidentale et l’Égypte. Dans son discours d’ouverture, qui vient d’être imprimé, et qui avait été écouté avec grande faveur, M. Lenormant exprime son dessein de reporter l’attention à ces époques antérieures, trop négligées, et dans lesquelles pourtant notre civilisation moderne a des racines lointaines. La civilisation grecque, principalement, est un précédent immense qui pèse sur toute la destinée du monde occidental. M. Lenormant ne se flatte pas de résoudre le problème de cette civilisation, et d’en déterminer toutes les sources ; mais il veut le bien poser, le circonscrire par quelques côtés, et en analyser plusieurs des élémens dont il a fait une étude approfondie. Compagnon de voyage de Champollion en Égypte, témoin et confident de cette pensée investigatrice si prématurément tranchée, il a droit et mission plus que personne pour reprendre ce côté égyptien de la question grecque. Ce souvenir de Champollion lui a fourni des mouvemens éloquens. En général, la façon de M. Lenormant, mélange d’érudition et d’ardeur, de connaissances multiples et de vues, doit introduire, dans l’enseignement d’une partie jusque-là assez froide et morte de l’histoire, une activité, une excitation qui fécondera pour l’étude de l’antiquité et familiarisera avec des travaux, trop peu vulgarisés en France, l’esprit de ses jeunes et nombreux auditeurs.


— L’Histoire de la Marine française, par Eugène Sue, est arrivée à sa cinquième livraison. Nous n’avons aujourd’hui qu’à constater le succès de ce bel ouvrage.


— Le mois de décembre est la saison des keepsakes et des annuaires. Parmi ceux de cette année, nous avons remarqué au premier rang les Femmes de lord Byron[3], galerie de trente-six portraits, empruntés aux ouvrages de lord Byron, et accompagnés du texte de l’auteur : ce bel ouvrage a heureusement échappé au désastre de la rue du Pot-de-Fer ; les Tableaux pittoresques de l’Inde[4], avec des gravures anglaises de Daniell ; et Notre-Dame de Paris[5], en un seul volume in-8o, orné de gravures par Finden, d’après Boulanger, Tony Johannot et Raffet.


— Dans l’article de M. Sainte-Beuve, sur le Génie critique et sur Bayle, que contenait notre dernier numéro, la note suivante ayant été omise, page 551, nous la rétablissons ici : c’est à l’endroit où il est parlé des phrases de Bayle longues et souvent difficiles à bien ponctuer, que devait être le renvoi : « J’ai surtout en vue, ajoutait en note M. Sainte-Beuve, certaines phrases de Bayle à son point de départ : on en peut prendre un échantillon dans une de ses lettres (Œuvres diverses, tom. i, p. 9, au bas de la seconde colonne ; c’est à tort qu’il y a un point avant les mots par cette lecture ; il n’y fallait qu’une virgule), Bayle partit donc en style de la façon du XVIe siècle, ou du moins de celle du XVIIe libre et non académique. Il ne s’en défit jamais. En avançant pourtant et à force d’écrire, sa phrase, si riche d’ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former ; elle s’épura, s’allégea beaucoup, et souvent même se troussa fort lestement. »

  1. Un volume in-8o, chez Renduel, rue des Grands Augustins, 22.
  2. Chez Charpentier, rue de Seine, 31.
  3. Grand volume in-8o. Prix : 36 fr. Chez Charpentier.
  4. Chez Bellizard, rue de Verneuil. Prix : 25 fr.
  5. Chez Renduel, rue des Grands-Augustins, 22.