Aller au contenu

Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1835

La bibliothèque libre.

Chronique no 87
30 novembre 1835


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



30 novembre 1835.


L’Amérique rompra-t-elle avec la France ? L’empereur Nicolas recevra-t-il M. de Barante ? Rappellera-t-il M. de Pahlen ? Les États-Unis ont-ils conclu une alliance secrète avec la Russie ? Et la confédération suisse se laissera-t-elle intimider par les notes menaçantes de M. de Broglie ? — La diplomatie a repris un mouvement inaccoutumé depuis que toutes ces questions s’agitent. La Russie surtout occupe tous les esprits, et tous les regards accompagnent M. de Barante, qui arrivera aux frontières de la Russie, au moment même où l’empereur sera sous l’impression récente de l’article fulminant du Journal des Débats. Aussi, la veille de son départ, Mme de Barante a-t-elle fait dire une messe solennelle pour invoquer la providence de M. Thiers, et la prier d’être favorable à l’ambassade de son mari.

Pendant ce temps, le Journal des Débats continue à évoquer les souvenirs de la Pologne avec une ardeur et une vivacité qui ne sont pas dénuées de courage, et qui retentiront au cœur des Polonais épars en France, en Angleterre, en Espagne, errans, fugitifs, et poursuivis par la vengeance de l’empereur Nicolas. Ces démonstrations d’intérêt en faveur de la Pologne, émanées d’un journal qui représente une école politique, fondée uniquement sur les intérêts matériels, sans enthousiasme, s’inspirant uniquement des besoins du moment et des faits, ayant tout réduit, selon les principes de la politique des autres états, à la froide et intelligente discussion des nécessités et des avantages d’une situation, ont certainement une plus grande portée, et ont dû produire une impression plus vive, en Europe, que ne font d’ordinaire les articles de nos journaux. Les intérêts européens qui s’attachaient à la nationalité de la Pologne se sont donc réveillés avec quelque force, puisque l’école des intérêts s’est émue à la vue de l’oppression de ce malheureux pays ? Souvenons-nous de la Grèce. La France et l’Angleterre l’ont laissé égorger pendant plusieurs années par la Turquie, sans s’émouvoir, sans ouvrir un asile aux malheureux qui fuyaient le sabre turc, à la vue de nos vaisseaux ; la France n’eut même pas honte de fournir ouvertement aux oppresseurs de la Grèce des officiers, des armes, des munitions ; l’Angleterre leur donna ses matelots ; puis un jour vint où l’examen attentif de la situation de l’Europe, où un calcul mieux raisonné des intérêts de l’Angleterre et de la France, conseillèrent aux deux gouvernemens de la tendresse pour la Grèce au lieu de la froide immobilité qu’on avait gardée, de l’enthousiasme pour les souvenirs classiques de cette terre, dont on voyait la désolation avec tant d’indifférence et de dégoût. Que de nobles et généreuses passions éclatèrent alors ! avec quelle rapidité la France et l’Angleterre, entraînant, malgré elle, la Russie, volèrent au secours de la Grèce ! Peu de jours suffirent pour la délivrer et la replacer au rang des nations, où elle n’eût jamais remonté si deux diplomates, fort indifférens aux souffrances des Grecs et à l’éclat de leur antiquité, n’eussent jugé qu’il était temps de combler une lacune qu’ils avaient trouvée sur la carte. La Pologne aura son tour ; quand l’intérêt commandera, et il commande déjà, quoique faiblement, la Pologne ressuscitera de ses ruines, bien étonnée à la vue des défenseurs qui la protégeront ; telle main qui a contribué à la plonger dans la tombe, écrira ou combattra pour sa régénération ; tel nom qui a été flétri pour l’avoir vue périr sans lui donner un regret, est peut-être destiné à être béni par les peuples, à être honoré et glorieux à cause de l’appui courageux, éloquent ou héroïque, qu’il prêtera à la Pologne : car rien n’est courageux, rien n’est éloquent, rien n’est héroïque comme l’intérêt. L’histoire de ce temps ne le prouve que trop.

Ne désespérons donc pas de la Pologne ; mais il y a mieux à faire pour la Pologne que de s’indigner des discours de l’empereur Nicolas. L’empereur s’est constitué l’ennemi de la Pologne, qu’il a combattue après tout, et où l’un de ses frères a péri. C’est un rôle comme un autre. L’empereur déclare à la municipalité de Varsovie qu’au premier mouvement de rébellion, au premier geste, il foudroiera la ville. Assurément, c’est un des droits que l’empereur Nicolas a reçus du dieu des rois, quand il a hérité de la couronne impériale et royale. Aimeriez-vous mieux que l’empereur Nicolas fît foudroyer la ville de Varsovie, sans prévenir ses habitans ? Ce discours, c’est tout simplement la sommation préalable, voulue en France et en Angleterre par la loi ; il est vrai que quelques-uns de ceux qui blâment si fort ce discours de l’empereur, se sont souvent épargné la peine de faire cette sommation, dont ne se croit pas dispensé l’autocrate lui-même. Mais l’empereur n’est plus le roi de la Pologne, il est le maître de cette nouvelle province de son empire, que vous lui avez donnée, tardifs défenseurs de la Pologne, quand vous n’avez pas protesté contre les actes qui ont suivi sa chute ! Des menaces aussi énergiques que les vôtres auraient peut-être sauvé alors la nationalité de la Pologne ; aujourd’hui, les menaces ni les gémissemens ne rappelleraient pas du fond de la Sibérie un seul de ces enfans de la Pologne, que la France avait adoptés sous son drapeau, et qui ont combattu deux ans, sans voir venir, comme ils le disaient si douloureusement, un seul courrier de la France !

Mais en se déclarant ainsi maître chez lui, en traitant avec mépris les souverains qui n’ont pas ce pouvoir absolu dans leurs états, l’empereur Nicolas nous a donné des droits dont l’usage bien entendu aurait été une meilleure réponse à son discours que toutes les menaces. Relevons nos forteresses démantelées par les traités de 1815 ; augmentons nos armées, nos forces navales, s’il est nécessaire ; pesons de toute notre puissance sur l’Orient ; que nos flottes s’ouvrent les portes de la mer Noire ; délivrons surtout la Grèce ; que le pavillon tricolore la protége contre la Russie, cachée sous le drapeau de la Bavière ; et quand l’empereur Nicolas nous adressera ses plaintes, au nom des conventions de la sainte-alliance, nous lui montrerons le traité de 1815, tout percé par sa propre épée et déchiré à Varsovie de sa main. C’est la seule réponse digne de la France, la seule dont l’empereur Nicolas ne se rira pas.

C’est en Grèce surtout que la France doit protéger et venger la Pologne. En secourant la Grèce, en lui prêtant ses soldats de Morée et son or ; en la laissant, avec un désintéressement vraiment antique, se choisir un roi en Allemagne, la France n’avait sans doute pas entendu faire de la Grèce un état allemand, encore moins un état russe. C’est là cependant ce qui est advenu. En ce moment, la Grèce se débat entre l’influence russe et l’influence allemande, entre M. d’Armansperg et le roi Othon. Le jeune roi aurait grande envie d’être Allemand et Bavarois, et de gouverner à Athènes de la façon dont il avait vu son auguste père gouverner à Munich ; mais tant d’indépendance ne lui est pas permise, et le roi se charge lui-même de le mettre à la raison. Le voyage du roi Louis n’a pas un autre but que celui de faire rentrer son fils sous l’obéissance du comte d’Armansperg, l’ennemi le plus actif de la nationalité hellénique. Pour le roi Louis, peu lui importe ; il se fera le lieutenant de la Russie en Grèce, pourvu que les murs et les socles du Parthénon se laissent paisiblement dépouiller de leurs statues et de leurs marbres, et que toutes les richesses classiques de l’ancienne Grèce aillent enrichir les Glyptothèques et les Pinacothèques de Munich, cette pâle et sèche parodie d’Athènes. Si la France souffrait patiemment la domination de ces nouveaux Turcs en Grèce, nous serions peut-être destinés à voir un jour l’empereur Nicolas débarquer au Pirée, et proférer, du haut de l’Acropolis, des menaces pareilles à celles qui ont jeté tant de stupeur dans Varsovie. Mais nous savons que la France ne ratifiera pas, du moins par des complaisances honteuses, les projets de la Russie à l’égard de la Grèce. Il paraît certain que le paiement du troisième tiers de l’emprunt grec, consenti et garanti par la France, a été indéfiniment suspendu par M. de Broglie ; et en vérité, la France ne pouvait consentir à payer plus long-temps les troupes allemandes du roi Othon et les frais de transport des monumens grecs en Bavière. Assurément personne en France ne blâmera cette énergique décision de M. de Broglie, pas même l’ambassadeur de la Grèce, M. Coletti, qui est un des plus purs patriotes de la Grèce, et qui doit gémir de ce qui se passe aujourd’hui dans son pays.

Il faut approuver M. de Broglie dans cette mesure ; mais comment se fait-il que M. de Broglie, esprit prudent et réfléchi, ait si hâtivement adressé au canton de Bâle la note qui fait aujourd’hui le sujet des réclamations du gouvernement fédéral à la France ? Il est évident aujourd’hui que le rédacteur de la note ministérielle n’avait pas pris la peine de lire la teneur de nos conventions avec les cantons suisses. Les conventions sont formelles. — Les citoyens français, est-il dit, doivent jouir en Suisse des mêmes droits que les citoyens suisses. Or, les Israélites suisses n’ont jamais eu le droit d’acquérir des immeubles dans le canton de Bâle-Campagne ; donc les citoyens français n’ont pas ce droit. Le premier employé des affaires étrangères venu, à qui M. de Broglie eût fait demander un rapport sur cette affaire, eût certainement fait lire au ministre la note officielle de M. de Rayneval, qui précéda le traité du 30 mai 1827, entre la confédération suisse et le gouvernement français. Cette note ne laisse pas le moindre doute sur l’esprit du traité en ce qui concerne les Israélites ; et il semble qu’elle ait été rédigée uniquement pour la solution de l’affaire dont il s’agit aujourd’hui. — « Il est entendu, disait M. de Rayneval, que les citoyens français qui appartiennent au culte Israélite ne peuvent prétendre aux droits qui découlent de l’article 1er (celui où il est dit que les Français auront les mêmes droits que les Suisses) dans les cantons qui excluent les Israélites, puisque les juifs suisses ne peuvent aspirer, dans ces cantons, aux droits dont jouissent les autres citoyens suisses. » Que devient maintenant l’ordonnance du roi, contresignée par M. de Broglie, et précédée de cet exposé : « Considérant qu’au mépris du droit des gens, et contrairement aux stipulations des traités qui règlent les rapports entre la France et les cantons suisses, le gouvernement du canton de Bâle-Campagne a méconnu le libre exercice du droit d’établissement et de propriété envers MM. Wahl, de Mulhausen, en annulant un contrat passé par eux, et en motivant cette annulation sur la qualité d’Israélites, etc. » — Que pensera-t-on de notre ministère des affaires étrangères dans les chancelleries de l’Europe, quand on apprendra qu’on ne sait pas y lire attentivement les traités, et qu’on y prend des mesures de rigueur, sans daigner consulter les pièces et les dossiers ? Il ne s’agit ici que d’un demi-canton suisse, il est vrai ; mais jugez des effets d’une telle légèreté dans une négociation avec l’Amérique ou l’Angleterre !

M. Thiers, qui lit et qui examine moins que personne, ne manquera pas de se réjouir en secret de cette faute de M. de Broglie ; car outre l’envie que M. Thiers porte à M. de Broglie, comme grand seigneur et homme considéré, ses yeux jaloux et inquiets n’ont jamais perdu de vue la présidence du conseil et le ministère des affaires étrangères, auquel il se croit si propre. Un écolier qui voit faillir ses maîtres, n’a pas plus de joie que n’en éprouve, en pareille circonstance, M. Thiers, qui regarde, avec quelque raison, ses collègues comme ses maîtres dans le ministère. Chaque jour M. Thiers soupire et demande quand cette domination finira ; aujourd’hui, il espère que la chambre le débarrassera de M. Guizot et de M. de Broglie, et en attendant, pour prendre patience, M. Thiers essaie de se consoler par des niches dont le récit l’amuse en famille. C’est ainsi qu’une sous-préfecture, promise à M. Guizot, ne lui a pas été accordée par M. Thiers, quoiqu’elle eût été demandée avec quelque instance et avec quelque raison, par le ministre de l’instruction publique à son collègue de l’intérieur ; c’est aussi sous cette influence que M. Thiers a rédigé le rapport au roi qui précédait les dernières nominations aux préfectures vacantes.

S’il faut en croire ce rapport, M. Thiers veut rentrer, avant tout, dans les conditions de la révolution de juillet ; ce rapport est presque une charte administrative ; les places doivent être exclusivement données à l’avancement, et M. Thiers combat ouvertement, mais en théorie seulement, les complaisantes doctrines qui consacrent la nécessité d’accorder les emplois de la haute administration, dans les départemens, aux hommes les plus influens par leur nom et par leur fortune. M. Thiers a entendu faire là une sorte de manifeste aux chambres, et pour mieux l’appuyer, non content de ne pas céder à la recommandation de M. Guizot, il a encore éconduit un autre de ses collègues à qui il avait promis, pour son fils, la sous-préfecture de Saint-Denis. Quant à ce ministre, élevé dans les camps, et qui n’a pas puisé dans l’étude et dans la méditation, la patience et l’esprit de précaution de M. Guizot, sa colère a été sans bornes, et M. Thiers n’aura pas peu à faire pour se soustraire à son ressentiment. Il faut dire aussi que cette colère, un peu brutale, ne manquait pas de logique, quand, s’adressant à M. Thiers, elle lui demandait s’il avait bien le droit de blâmer le népotisme, lui qui avait arraché à la complaisance de son collègue, le ministre des finances, une recette générale de 200,000 francs de revenu, en faveur de son beau-père. — M. Thiers, disait plaisamment le ministre irrité, veut bien qu’on lui passe la casse, mais il ne veut pas nous passer le séné. Cette discussion avait lieu en plein conseil, où l’arbitre naturel de ces sortes de différends affectait, avec une impassibilité digne de son rang, de ne pas prendre part à ces tristes débats, et s’occupait, d’un air distrait, à tracer des hiéroglyphes sur une feuille de papier, sans doute pour ne pas entendre ou ne pas sourire en entendant une épithète bien connue, qui a voltigé de nouveau, en cette circonstance, aux oreilles de M. Thiers. On eût dit un moment que le maréchal Soult venait de reprendre la présidence du conseil.

Mais ce n’est pas seulement dans le conseil que M. Thiers excite des irritations autour de lui et, ce qui est plus fâcheux, des sarcasmes. M. Dupin ne tarit pas sur M. Thiers et ses alentours, et si sa mordante ironie ne lui coûte pas la présidence de la chambre, ce sera la preuve la plus certaine que, dans le conseil et dans la chambre, M. Thiers ne mène pas encore la majorité. Un mot surtout ne sera jamais pardonné à M. Dupin ; dans les salons du ministère de l’intérieur, on l’accuse d’avoir changé le Do en d’Au, la première syllabe d’un nom qui revient souvent dans la bouche caustique du président de la chambre ; et quelle que soit la tendance aristocratique du ministère, ce grotesque anoblissement cause, dit-on, au jeune ministre, une impatience dont M. Dupin subira quelque jour les effets. Heureusement pour lui, M. Dupin n’a jamais été mieux vu en haut lieu, où l’on répète sans cesse que l’on ne trouverait pas dans la chambre un homme capable d’exercer une influence aussi généralement respectée, et de maintenir l’ordre dans les discussions avec autant d’énergie et d’impartialité. Cette pensée prévaut tellement sur les petites intrigues qui se préparaient sourdement contre le président de la chambre, qu’on ne doute plus de sa nomination.

— La princesse de Lieven continue de résider à Paris, et son hôtel est devenu le point de réunion de la diplomatie. Cette dame a acquis beaucoup d’influence parmi les hommes éminens, par l’empressement qu’elle met à se rapprocher de la société française, et l’enthousiasme qu’elle exprime hautement pour la France. Les réunions de la princesse de Lieven remplaceront les fêtes que M. de Pahlen devait donner cet hiver, et que l’article du Journal des Débats a fait suspendre, sans doute pour long-temps. La maison de Mme de Lieven et celle de Mme de Flahault verront donc l’élite de la société de Paris. Mme de Lieven et Mme de Flahault affectent de ne pas fréquenter le salon de M. le ministre de l’intérieur.


— Depuis bientôt trois mois la province enlève à la capitale les plus beaux fleurons de sa couronne dramatique ; chacun des applaudissemens enthousiastes qui accompagnent le succès de Mme Dorval dans les rôles d’Adèle, de Catarina, de Kitty Bell, doit retentir comme un reproche dans le cœur des Parisiens. Rien ne peut peindre les transports de joie de ces heureux privilégiés ; les éloges brûlent les colonnes du feuilleton. Les Bretons y perdent leur sang-froid. Ces apparitions rapides de nos bons artistes dans les provinces ont d’immenses résultats pour les destinées de l’art ; Mme Dorval est le missionnaire du romantisme ; elle révolutionne toutes ces âmes candides ; elle les ébranle, les transforme, y fait pénétrer par de larges ouvertures le sentiment de l’art ; elle attise bien des flammes qui sommeillaient sous une enveloppe terne et dure, et son passage en Belgique et en Bretagne laissera de profonds souvenirs ; mais c’est surtout dans le rôle de Kitty Bell, si empreint de résignation chrétienne et de suave mélancolie, que Mme Dorval a déployé toute sa sensibilité et toute son énergie. C’est aussi ce rôle qu’elle avait choisi pour faire ses adieux au public nantais, dans une représentation donnée au bénéfice des indigens. L’affluence des spectateurs était considérable : au moment où elle prononça ces mots : « Donner aux pauvres, c’est prêter à Dieu, » une pluie de couronnes, de bouquets, de fleurs, tomba aussitôt sur la scène, et l’actrice fut en quelque sorte ensevelie dans son propre triomphe, comme dirait un père de l’église.

Aux applaudissemens qui ont accueilli Mme Dorval, répondent ceux de Toulouse, de Béziers, de Marseille ; à qui s’adressent-ils ? à un autre grand artiste, à celui qui a créé Antony, Didier, Buridan. Ces deux gloires sont sœurs.