Aller au contenu

Chroniques (Buies)/Tome I/Cacouna

La bibliothèque libre.
Typographie C Darveau (1p. 35-48).


Cacouna, 13 Juillet 1871.


Quelle étrange saison ! Ciel brillant, ciel qui invite et qui fait peur à la fois, qui échauffe et glace tour à tour dans la même journée, pur et limpide le matin, chaud à midi, brûlant à cinq heures, froid à huit. Quand vient le soir, le voyageur qui voulait partir le lendemain matin hésite ; sa femme a le frisson, ses jeunes filles s’enveloppent dans leurs mantilles : Ah mama ! how chilly ! et le bon père, qui a les poumons pleins de la poussière des rues, s’immole : l’homme est né pour le sacrifice, la femme pour l’imposer. Les jeunes gens, les élégants, les cocodès et autres, excepté les correspondants de journaux, hommes inaltérables, voyant les jeunes filles rester à la ville, y restent aussi. C’est logique, mais c’est ennuyeux comme tout ce qui est bien raisonné.

Cependant les Anglaises sont braves. Quel est ce bruit de voix argentines, ce gazouillement humain qui brise la cadence monotone des roues des bateaux, c’est la voix des femmes d’Albion qui volent aux eaux par troupes comme les hirondelles qui fuient. Quoique les Anglaises du Canada continuent d’appeler l’Angleterre leur home, une patrie que la plupart d’entre elles n’ont jamais ni vue ni connue, elles se font parfaitement à leur patrie réelle et bravent mieux que les vraies Canadiennes l’inconstance de son climat. Que voit-on dans les stations d’eau renommées, fashionables ? Des familles anglaises et rien que des familles anglaises. Ce sont elles qui ont bâti les jolis et riants cottages qui font de Cacouna le Saratoga canadien, et ces cottages se comptent par vingtaines ; ils s’échelonnent sur le coteau jadis abrupte et inculte qui domine le fleuve, et leurs parterres émaillés, leurs petits jardins coupés de rocs et de taillis, les allées étroites, les sentiers épineux en font comme un petit Eden à moitié sauvage où l’on peut rêver, gémir, chanter et grelotter à discrétion.

Depuis deux jours que je suis ici, je parcours d’un bout à l’autre ce village qui n’existait pas il y a vingt ans, et qui aujourd’hui a plus de deux milles de longueur, avec des maisons élégantes, presque aussi proches les unes des autres que celles de la ville, eh bien ! je n’ai pas encore entendu un mot de français, si ce n’est des habitants qui viennent vendre leurs produits et des cochers qui mènent les visiteurs. Déjà quelques Américains, fuyant le ciel corrosif de New-York, sont venus à Cacouna avec leurs femmes pour respirer, disent-ils, et ils respirent tant qu’ils demandent, avec un grand sérieux, quelle est la distance entre Cacouna et le pôle nord. Moi qui suis de toutes les conversations, je leur réponds, comme l’aurait fait Mirabeau, qu’il n’y a entre eux que la distance du Capitole à la roche Tarpéienne, l’espace d’un pas, mais que ce pas est un abîme.

Il n’y a pas encore beaucoup d’études de mœurs à faire ; les voyageurs sont en retard, et le grand hôtel de Cacouna, qui compte 400 chambres, en a à peine une cinquantaine de remplies. Mais en revanche, toutes les maisons privées ont reçu leurs familles ; on attend de jour en jour l’essaim nombreux, bruyant, qui vient toujours tôt ou tard s’abattre dans les hôtels, mais cette fois il se fait désirer. Quoi de plus attrayant pourtant que ce grand hôtel de Cacouna ! L’habitant du Saint-Lawrence Hall est un dieu et il n’a pas le temps d’avoir un désir. Pour égayer les repas et faciliter la digestion troublée par le surcroît d’appétit qu’apporte l’air vif de la campagne, des musiciens loués pour la saison font entendre les sons de la harpe, du violon et de la flûte, et cela au déjeuner, au lunch, au dîner, au souper. Je suis arrivé ici au son des fanfares, comme un triomphateur ; la valse, la valse joyeuse, toujours amoureuse, éclatait dans les airs ; quelques amis que je ne m’attendais pas à voir me reçurent dans leurs bras ; on ne me donna pas le temps de rien demander, tous mes désirs étant prévenus et satisfaits d’avance.

Il était six heures du soir. Je pris un souper homérique, fabuleux, puis je descendis la colline et me promenai sur la rive retentissante, écoutant le sourd battement des flots repoussés par l’abîme, qui ressemble à une canonnade lointaine. Quel grand et superbe fleuve que ce Saint-Laurent avec la bordure des énormes montagnes du nord, escarpées, jaillissantes, sourcilleuses, et luttant entre le ciel et la terre pour conserver leur effrayant équilibre ! Moi, pensif, surpris par la petitesse de mon être devant la hauteur de ce spectacle, rappelant avec effort les plus profondes images et les plus chers souvenirs de ma vie, je restai confondu du néant de l’ambition humaine et de la folie d’espérer !

Ce fut en ce moment que j’aperçus quelques cabanes d’Indiens, jetées sur le rivage comme des tas de varech. « Ô Wistitis. Micmacs, Hurons, Abénaquis, Onontagués, que venez-vous faire ici ? — Nous faisons des paniers, des corbeilles, des bracelets, des petites boîtes, des pendants d’oreilles et des porte-cigares en osier ou en paille, et nous les vendons aux beaux messieurs comme vous, » me répondit de son wigwam fumeux une horrible créature plus laide qu’une grimace de fée, plus crasseuse que la natte grossière qui couvrait le sol de sa cabane. Beau monsieur était alléchant, je le pris au sérieux : en un clin-d’œil passa devant moi la vision de mes innombrables victimes, et je pensai qu’un porte-cigares de vingt-cinq cents était bien le moindre holocauste que je pusse offrir à tous ces fantômes.

Le ciel commençait à se couvrir, c’est de rigueur. Cette année le ciel se couvre régulièrement tous les soirs, verse des torrents de pluie et se découvre ensuite tous les matins. C’est le contraire de l’humanité ; aussi je ne m’étonne pas de ce que les hommes déraisonnent tant.

Je vous ai dit que les Canadiens viennent peu aux stations d’eau fashionables. S’ils se rendent moins dans les lieux où il y a encombrement, ils se répandent davantage dans les différentes campagnes qui bordent le fleuve, où presque tous ils ont des familles amies qui les attendent pour passer un mois ou deux. Au lieu de revenir des eaux amaigris, fatigués, ahuris, ils en reviennent avec des forces nouvelles et des couleurs éclatantes sur les joues. Mais pour celui qui cherche le tourbillon, qui veut oublier et se plonger durant quelques jours dans l’ivresse des plaisirs semés sous ses pas, qu’il vienne au Saint-Lawrence Hall, il est certain d’oublier les heures et les quantièmes. Perdre le fil du temps, c’est un des rares bienfaits que la Providence ménage aux malheureux, mais hélas ! il faut toujours le ressaisir, et les heures de repos comptent alors comme des siècles.

Cacouna, vous le savez, est à deux lieues et du village et du quai de la Rivière-du-Loup, deux lieues d’une route charmante, plus belle et mieux tenue qu’aucune rue de la ville. Son nom est déjà célèbre même aux États-Unis ; un Américain, avec qui j’ai fait le trajet, me disait que bon nombre de ses compatriotes songeaient à déserter les oasis brûlantes de Long Branch et les ruineuses somptuosités de Saratoga, pour venir ici se retremper avec beaucoup moins d’argent et beaucoup plus de satisfaction. Il regardait les champs, les clôtures, les maisons, les voitures qui passaient, et ne cessait de m’interroger sur les habitudes, les progrès, les ressources, les différents genres de culture, le degré de prospérité, les tendances des habitants, et, tout en m’interrogeant, il m’instruisait moi-même. Pour les Américains tout est matière à instruction ; ils possèdent une foule de connaissances pratiques sur les pays qui avoisinent le leur ; ils voyaient moins pour le plaisir que pour connaître et comparer : à leurs yeux, perdre du temps n’a pour ainsi dire rien d’humain, et, tout en prenant du repos, ils se meublent la mémoire de tout ce qui peut lui être utile ou avantageux. Voyez leurs femmes, leurs filles en voyage ; toujours un livre à la main ; aussi jamais vous ne les prenez au dépourvu sur quelque sujet que ce soit. Quelles charmantes et faciles causeuses, et quelle conversation intéressante que la leur ! À ma table, il y en a deux ou trois qui font à elles seules tous les frais de la causerie, et, moi qui suis un bavard, je désespère de placer un mot. Ajoutez à cela qu’elles sont presque millionnaires… oh ! voilà le danger. Chut ! je méprise le métal… parce que je ne le connais pas ! C’est toujours ainsi.

À la table d’à côté, ce sont des Anglaises ; celles-là ne parlent pas de trop, c’est dérogatoire. Quand on a de la dignité, on n’a pas de langue ; ces Anglaises n’ouvrent les lèvres que pour introduire une bouchée précieusement, comme si elles se faisaient une opération à la gencive ; du reste, irréprochables, droites comme des fioles, avec mille louis de revenus. Il y a peu d’hommes ici, et les dames se montrent rarement ; elles sont comme effrayées de la solitude du grand hôtel : le jour, tout le monde reste chez soi ; mais le soir, il y a foule sur le trottoir. Ce n’est pas encore le temps du carnaval ; dans quinze jours, le bal incessant commencera et l’hôtel sera comme un vaisseau dans la tempête. Dans quinze jours je serai déjà loin ! J’aurai été au Saguenay, à Kamouraska, à la Malbaie, que sais-je ? Peut-être même que je ne serai plus, tout cela pour les lecteurs du Pays qui se moqueront de moi si je péris en route.


Pour « l’Opinion Publique »


Cacouna, 16 juillet, 1871.

Il pleut et il tonne, il pleuvra et il tonnera demain, il a plu et il a tonné hier, voilà le bilan de la saison. Comment s’étonner après cela que les gens viennent peu aux eaux cette année ? Ils ont de l’eau tous les jours tant qu’ils en veulent, l’eau du ciel, intarissable, diluvienne, qui vous surprend à toute heure et vous accable de ses bienfaits. La terre en est saturée et les bons habitants qui, il y a un mois, imploraient à genoux le dieu des orages, se relèvent épouvantés de la générosité divine. Dans le grand hôtel de Cacouna, deux cents chambres, retenues depuis le 13 juillet, sont encore veuves ; le propriétaire, joyeux, plein d’espoir tous les matins, s’assombrit vers le soir comme le ciel ; il attend et ne voit rien venir que son coach vide de sa course quotidienne au bateau-à-vapeur et au chemin de fer. Cependant toutes les maisons privées et les jolis cottages de Cacouna sont pleins, pleins de familles qui restent chez elles tout le jour et qui, le soir, s’échappent par torrents sur les trottoirs ; ce sont surtout les femmes : place aux blondes filles d’Albion. Les jeunes gens, et ils ne sont guère nombreux, sont obligés de marcher dans le chemin poudreux, sans autre distraction que d’ôter leur chapeau à chaque instant et de se rompre l’échine dans cette gymnastique gracieuse.

C’est la mode de s’ennuyer à Cacouna ; aussi tout le monde y court. Entendons-nous ; tout le monde ici, ce sont les Anglais, peuple né pour la contrainte.

Mettez cent familles canadiennes dans Cacouna, et le village est bouleversé ; parties de plaisir, piques-niques, promenades sur l’eau, bains, bals, ce sera un divertissement, un train-train continuel. Il n’y aura pas autant de jolies résidences, de cottages bâtis avec luxe, pas autant de parterres bien alignés et proprets, pas autant de bosquets découpés avec art sur le coteau onduleux qui descend au fleuve, pas autant de petits jardins perdus dans les taillis muets, ni de maisonnettes de bains s’attristant dans leur abandon, mais vous sentirez une vie bruyante, la mêlée des plaisirs, des amusements sans cesse renouvelés, des hommes et des femmes qui se cherchent au lieu de se fuir dans un repos monotone ; vous entendrez une tempête de cancans, chose redoutable et charmante ; vous verrez les gens debout à huit heures, courant les bois et les champs, des jeunes filles et des jeunes gens infatigables, toujours prêts à recommencer la vie joyeuse de la veille, des amourettes, des fleurettes, des ariettes, des riens, des matrones indulgentes, des pères bons comme le pain béni, des réunions intimes de cent personnes, tout le monde se connaissant, jouissant, riant, sautant, embrassant la vie par tous les pores, cette vie de deux mois qui revient tous les ans. Au lieu de cela, vous avez dans Cacouna des gens qui ressemblent à la pluie ; ils ont des visages comme des nuages. Quand ils sourient, c’est signe de mauvais temps, et quand ils marchent, on se sent inquiet et l’on regarde l’horizon. Les Canadiens, eux, savent s’amuser ; hélas ! que sauraient-ils s’ils ignoraient cela ? Jouir vite et rapidement des quelques heures que le ciel nous mesure ; aimer et sentir, se répandre au dehors, fouetter l’aile souvent lente du temps, s’oublier soi-même en oubliant de compter les jours, voilà le secret de la vie !

Il est six heures du soir ; je suis enveloppé de nuages qui portent la foudre, et partout autour de moi l’horizon se resserre. Un bruit de pas précipités vient frapper mon oreille ; le roulement des voitures gronde sur le gravier, et j’entends un bruit mêlé de voix qui se répandent en bruyants échos dans les longs corridors de l’hôtel. C’est l’arrivée des nouveaux voyageurs ; j’accours les voir ; ils sont quarante à cinquante, presque tous des femmes et des jeunes filles ; c’est monotone et ravissant ; nous ne sommes pas assez du sexe laid pour faire diversion et nous sommes encore de trop pour le plaisir de ces dames. Quoi de plus réservé, de plus retenu, de plus exclusif qu’une Anglaise en voyage ? C’est un mur à triple enceinte ; on l’aborde en grande cérémonie, après avoir fait mille circonvallations, et si on ne l’aborde pas, tant mieux ! Il fait déjà assez froid sans aller se geler au contact de ces pâles beautés dont les paroles tombent comme des flocons de neige. Ce sont, ce soir surtout, des femmes du Haut-Canada ; demain l’on attend beaucoup d’Américaines du Sud ; oh ! demain, c’est le grand jour. Combien n’ai-je pas compté de lendemains, moi, pauvre chroniqueur dont le lendemain est toute la fortune ! Mais pour les femmes, demain, c’est jamais. Donc, je n’attends pas les Américaines du Sud, parce qu’elles ont écrit qu’elles allaient venir. Dans deux jours je serai parti, et pourtant j’aurais bien voulu rêver sous le feu de ces noires prunelles qui promettent tout ce qu’elles ne tiennent pas et vous font désirer d’être heureux sans croire au bonheur.

Décidément, j’ai besoin d’une douche................... Si je descendais le coteau, trois cents pas à faire, au bout desquels la marée haute m’invite en même temps qu’une maison de bain divisée en quinze à vingt compartiments où il n’y a personne ? Bah ! est-ce qu’on vient aux eaux pour se baigner ? Je veux faire comme les autres ; demain matin, à 7 heures, on m’apportera dans ma chambre un bain d’eau salée avec un verre de la même liqueur ; on a tout ce qu’on veut ici, et en cadence encore ! on se baigne au son de la musique, on déjeune, on dîne et l’on soupe au son de la musique.

C’est une maison unique que ce grand hôtel de Cacouna qui contient quatre cents chambres ; nulle part ailleurs le service n’est aussi complet, aussi intelligent, aussi actif. Construit il y a dix ans, il a été agrandi depuis de deux ailes immenses où les pas se perdent. Quand je pense qu’il y a vingt ans Cacouna n’était rien ! Quelques rares voyageurs y venaient dans le Rowland Hill, petit vapeur-sabot qui faisait mine de se mouvoir ; plus tard le Saguenay vint y déposer de temps à autre des curieux qui cherchaient des plages vierges. Enfin, l’on bâtit le quai de la Rivière-du-Loup, et le Magnet inaugura une série de voyages réguliers qui sont devenus aujourd’hui quotidiens, sans cependant suffire encore à la foule énorme qui se donne rendez-vous dans ce resort de la fashion. Vous n’habitez pas ici dans le Canada ; rien ne peut y donner l’idée d’un village de notre pays ; toutes les anciennes maisons d’habitants ont fait place à des villas qui affectent tous les styles sans en revêtir un seul, mais qui cependant ne manquent pas de pittoresque, villas construites par des étrangers, entourées de jardins, échelonnées à perte de vue sur une ligne capricieusement brisée, assises dans cent attitudes diverses sur le coteau qui domine le fleuve et d’où l’on embrasse une vue qui s’étend à plus de vingt lieues dans tous les sens.




Lundi matin, 17 juillet.

Il est neuf heures, oui, neuf heures ; j’en ai honte ; aussi, je me pardonne. Je m’éveille au son de Rigoletto ; la harpe frémit et sanglote en jouant la Dona è mobile.

« Souvent femme varie,
« Bien fol est qui s’y fie. »

Chanson de François Ier, que le père Adam avait fredonnée déjà et que ses fils chanteront encore jusqu’à la fin du monde sans se lasser d’être fols.

Quelle journée radieuse ! quel ciel étincelant ! Les oiseaux gazouillent sous ma fenêtre ; ils sautillent, volètent de branche en branche, portant avec eux leurs amours ; la nature s’épanouit et sourit au soleil satisfait. Fredonne, fredonne le motif de tous les âges, ô harpe divine ! tes accords montent en se gonflant dans le ciel pur, si pur qu’un soupir peut s’y faire entendre jusque dans les nues. Sur la rive dorée se jouent et flottent de caressants rayons ; des jeunes filles blanches comme le lait, blondes comme les épis, sont étendues sur le sable, un livre à la main, un livre qui ferait croire qu’elles lisent ! Quand vous passez, elles l’ouvrent en abaissant leurs regards ; mais vous n’avez pas fait deux pas que le livre retombe à leur côté, sans même qu’elles s’en doutent. Regardez bien ; elles lèvent leurs grands yeux sur l’horizon lointain, vague comme leur pensée ; elles cherchent l’image de leur âme sur la surface de l’onde éternellement ondoyante et changeante ; les parfums de la mer dilatent leur poitrine émue ; çà et là des enfants courent en ramassant des coquilles et s’ébaudissent dans les flaques d’eau abandonnées par le reflux… Plus loin, là-bas, un amoureux de trente ans se promène, une jeune femme au bras, en soupirant la plainte qui recommence toujours et ne cesse qu’avec la vie. Je détourne les yeux avec amertume ; la folie humaine est affligeante parce qu’elle est éternelle ; sans cela ce serait délicieux. Les hommes n’apprendront jamais rien, et l’expérience est un fruit amer qui n’est pas même bon pour les dyspeptiques.

« Oui, sans doute, tout meurt ; ce monde est un grand rêve,
« Et le peu de bonheur qui nous vient en chemin,
« Nous n’avons pas plus tôt ce roseau dans la main
« Que le vent nous l’enlève.

« Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments
« Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
« Ce fut au pied d’un arbre effeuillé par les vents,
« Sur un roc en poussière.

« Tout mourait autour d’eux, l’oiseau dans le feuillage,
« La fleur entre leurs mains, l’insecte sous leurs pieds,
« La source desséchée où vacillait l’image
« De leurs traits oubliés.

« Et sur tous ces débris joignant leurs mains d’argile,
« Étourdis des éclairs d’un instant de plaisir,
« Ils croyaient échapper à cet Être immobile
« Qui regarde mourir. »

Alfred de Musset.

Je ne déjeunerai pas ce matin, il fait trop beau ; il me faut une poésie vivante, en chair et en os ou en marbre ; vous savez que le marbre parle par la bouche des femmes ; donc, je vais faire une cour effrénée à toutes celles qui ont envie de se moquer de moi. Halte-là ! qui passe ? C’est le gros propriétaire de l’hôtel Jean. En voilà de la chair et peu d’os, encore moins de marbre, de la bonne pâte d’habitant ! Ce digne bonhomme est aussi malheureux que replet ; pas une âme encore chez lui, un bon hôtel, ma foi, où l’on paie $1.25 par jour. Pour nourrir son envie, il passe et repasse à toute heure devant le Saint-Lawrence Hall et jette des regards désespérés sur tous les élégants qui, comme moi, promènent leur victorieux dédain du levant au couchant, sans se soucier de ce qu’ils auront à payer pour cela. Il ne peut croire que la Providence ait de pareilles injustices, ni que nous consentions à payer deux fois plus que chez lui pour rester où nous sommes. Oui, $2.50 par jour, voilà ce qu’il nous en coûte pour contempler, trois fois en vingt-quatre heures, au moment solennel et antique des repas, les nymphes de Toronto, de Montréal et de New-York.

Déjà les étrangers de Cacouna commencent à se dégourdir ; sans doute ils étaient paralysés par le froid. On les voit aller aujourd’hui de çi, de là, sur la longue route ; le bruit et le mouvement se répandent et l’on s’apprête aux plaisirs. Hélas ! c’est à la veille de mon départ : mais il est d’autres plages où souillent tout l’été les vents qui balaient les ennuis ; je vais aller vers elles ; il me reste encore à voir la Malbaie, Kamouraska, le Saguenay, Rimouski, Tadoussac, assez pour le juif errant, peut-être pas assez pour l’âme errante. Mais, je me ferai une philosophie intime et j’en doterai vos lecteurs, qui n’y comprendront rien. C’est le meilleur moyen de réussir auprès d’eux.