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Chroniques (Buies)/Tome I/Souvenir du Saguenay

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Typographie C Darveau (1p. 48-56).

SOUVENIR DU SAGUENAY


Je vous écris sur un tronc d’arbre, dans la solitude mélodieuse des bois. J’ai pour compagnons l’aimable propriétaire de l’hôtel de Tadoussac. M. Fennall, le vieux Willy, un guide endurci dans mille excursions périlleuses, et une foule innombrable de moustiques qui me communiquent l’inspiration et la rage. Nous sommes partis pour visiter, à quinze milles dans l’intérieur, le premier lac poissonneux dont le vieux Willy a la garde. Tout autour de nous est la forêt, forêt de sapins, d’épinettes, de bouleaux, qui suit dans mille détours la chaîne abrupte des Laurentides ; de distance en distance on aperçoit quelques espaces nus où poussent de maigres champs de blé, essais pénibles des premiers colons qui se sont établis dans ces solitudes.

Il fait chaud, je ne m’en plains pas, puisque c’est la première fois cette année ; l’atmosphère est pleine de molles caresses et le soleil ruisselle parmi les feuilles encore chargées de la pluie des derniers jours. Nous suivons un chemin, ou plutôt un sentier tracé avec peine parmi les ronces, les arbres entrelacés dont les racines se croisent sous les pas, les troncs noircis, déchiquetés et comme frappés de la foudre, image désolante des combats que l’homme livre à la nature. Ça et là une chaumière isolée, construite en bois brut,[1] à peine couverte d’un toit d’écorce où perce un tuyau brisé, s’échappe de la lisière du bois, et nous entendons les coups redoublés de la hache du défricheur et les craquements des arbres s’abattant sous sa main.

Ici règne la misère dans une horreur souveraine. Ces défricheurs, ces squatters courageux sont seuls dans le fond des bois, en lutte contre tous les éléments, contre la terre ingrate, contre un ciel glacé pendant sept mois de l’année, contre les fléaux imprévus, contre le feu qui, embrasant la forêt, dévore en même temps la moisson, contre la faim, contre l’isolement. Et cependant accablés, mais non abattus, épuisés de fatigue, ils luttent toujours et pendant des années, jusqu’à ce que leurs fils, devenus grands, leur assurent enfin le fruit de leurs rudes labeurs. Il faut qu’une génération s’efface pour que la terre se féconde, et lorsqu’elle est fécondée, les enfants, en trop grand nombre pour la partager entre eux, se séparent. Les uns vont plus loin, défricher de nouveaux espaces ; les autres restent, travaillent de longues années encore jusqu’à ce qu’enfin leurs fils, devenus trop nombreux à leur tour, et emportés par le souffle puissant qui pénètre jusque dans les plus solitaires réduits du Nouveau-Monde, émigrent vers l’ouest des États-Unis.

Un instant attristés par le spectacle des souffrances humaines, nous continuons notre route. Au loin, dominant l’horizon des forêts, les montagnes se dressent dans toutes sortes d’attitudes fantastiques ; on dirait les vagues pétrifiées d’un océan en fureur. Des pics dépouillés, des crêtes nues jaillissent dans l’air ; et parfois, sans que rien ait préparé ce spectacle, car la nature a toujours des sourires imprévus, on voit une pente douce s’incliner et le chant des oiseaux égayé le murmure de la brise à travers le feuillage.

Impossible de nous tenir tous les trois dans la charrette qui a pour siège une petite planche de sapin ; le chemin est coupé çà et là par des arbres que les orages ont renversés ; ailleurs, il passe sur une lisière étroite, entre deux précipices. Willy, le guide, à chaque instant s’arrête pour déblayer le terrain. Willy, c’est l’enfant de la forêt, un enfant de sept pieds qui a grandi avec les chênes et les pins. Il paraît comme un géant parmi ces géants du sol ; rien n’entrave sa marche à travers les taillis habitués à se courber sous ses pas ; il est le maître de ces solitudes indomptées, et les grands arbres, abaissant sur lui leurs ombres muettes, le saluent en passant. Des nuées de brûlots assiègent son vaste cou découvert, il ne les sent même pas, il est haletant, un ruisseau de sueurs inonde son front ; on le croirait épuisé, et cependant il soulève encore, et d’une seule main, les énormes troncs qui embarrassent la route. Au bout de quatre heures, nous avions fait trois lieues, et je ne voyais pas encore de terme à notre marche. Willy soufflait à faire frissonner les feuilles, et je songeais avec effroi à l’heure où il pourrait avoir faim, car nous n’avions avec nous qu’un jambon et quelques œufs.

Enfin, à un petit détour du sentier, un enclos d’avoine et de patates s’offre soudain à nos yeux. Le vent souffle librement autour de nous ; un lac formé de deux baies apparaît au pied de collines touffues, et, sur ses bords, la cabane de Willy où nous attendent sa femme Josephte et son fils Maltus, un nom romain qui lui sert à prendre des truites.

Nous n’étions pas partis pour faire la pêche ; j’ai horreur de cet exercice qui exige l’immobilité et une patience ridicule. Tenir pendant des heures une perche à la main et jeter des appâts aux goujons indéfiniment, sans changer de posture, ne me semble pas essentiellement gai. Mais, en revanche, quelle délicieuse chose que de se bercer sur la surface bleue d’un lac, en mêlant la cadence aisée de la rame au petit clapotis de l’eau subitement éveillée ! Nous eûmes bientôt lancé sur l’azur limpide le frêle canot d’écorce, avec Willy au milieu de nous ; les rames, poussées par ses bras de chêne, coupaient la nappe d’eau sans presque y laisser de trace que des gouttelettes pendantes qui tombaient sans bruit. En un instant, nous atteignîmes la première baie, en face d’un petit promontoire flanqué de deux rochers nus, dont l’ombre sourcilleuse se noie dans les profondeurs du lac. Nous gravîmes lentement, saillie par saillie, ce petit cap solitaire dont les parois brûlantes, frappées par le soleil, se répétaient sur l’eau en mille reflets incandescents. Parvenus au sommet, nous nous arrêtâmes pour regarder tout autour de nous.

Dans le silence et l’infini nous étions seuls. L’inconnu semblait agrandir autour de nous sa sphère mystérieuse ; un mirage universel enveloppait le ciel et la terre. Il me semblait voir les collines s’élever lentement, enguirlandées de longues vapeurs baignées de lumière. J’abaissai doucement les yeux sur l’étroit rocher où nous étions debout. En bas, Willy, à moitié couché sur la plage, regardait les petites vagues clapoter le long des galets, et, sur le bord des crevasses étroites qui serpentaient à mes pieds, quelques lézards se tenaient accroupis, silencieux habitants de ces retraites où peut-être jadis avait retenti le cri de guerre des Hurons. Compagnons de la solitude et des souvenirs effacés, ils en gardaient l’immobilité, l’inaltérable repos.

« Voulez-vous savoir ce qu’est l’écho dans nos montagnes ? » me dit M. Fennall, « vous pourrez le redire ensuite dans vos chroniques. » Et, prenant un fusil, mon compagnon le déchargea dans l’air. Un bruit sec alla frapper le ciel, et tel qu’une fusée qui, retombant du haut de sa course, s’éparpille en une pluie lumineuse, il se brisa dans l’espace en mille vibrations éclatantes. L’écho roulant de montagne en montagne, de précipice en précipice, frappant les rochers aux profondeurs sonores, s’élevant dans l’air pour retomber aussitôt avec un fracas mille fois répété jusque dans les entrailles des collines et des ravins frémissants, s’arrêta tout à coup comme suspendu dans l’immensité : puis, semblable aux derniers tressaillements de la note qui meurt sous les doigts de l’artiste, il s’éteignit doucement en rendant quelques sons plaintifs comme un regret de quitter l’espace ému de ses accents. Oh ! le reste de ma vie au milieu de cette nature paisible, dans la liberté des bois mais, hélas ! l’homme n’a qu’un jour à vivre sur la terre, et tout ce jour il est esclave !

Déjà le soir commençait à déployer son manteau d’ombres ; la brise, chargée de fantômes à peine formés, s’agitait sur l’azur du lac ; la forêt semblait s’épaissir dans le crépuscule naissant, et le chant des oiseaux regagnant leur nid se perdait dans les soupirs de l’air. Willy n’avait pas quitté son attitude pensive et immobile, comme l’Iroquois de jadis qui pouvait guetter son ennemi un jour entier sans remuer d’un pouce. En nous voyant faire un mouvement pour regagner le canot, il se leva tout d’une pièce, ouvrant une bouche comme une des portes de Thèbes, accompagné d’un bâillement semblable au vent s’engouffrant dans une caverne.

« Il commence à être temps, dit-il, il faudra siffler une giffle, car, voyez-vous, mon estomac prend des shires. »

Je restai ébahi, et Mr. Fennall, éclatant de rire : « Siffler une giffle, me dit-il, cela veut dire avaler une énorme rasade pour tromper l’appétit : aussi ne le fait-on que lorsque l’estomac prend des shires, ou lorsqu’il dégringole jusqu’au talon, poussé par la faim. »

J’admirai et compris aussitôt, car, moi aussi, je commençais à éprouver des shires.

Un quart d’heure après, nous étions installés, Fennall et moi, à la table rutilante avec son précieux poids de jambon, d’œufs et de café doré dont les parfums onctueux inondaient la chaumière. Je dévorai, ou plutôt j’engloutis, et je remarquai en fonctionnant combien l’appétit d’autrui sert à aiguillonner le sien propre. Willy, assis au fond de la cabane, me regardait avec des yeux remplis d’un désespoir immense. Il craignait que le souper ne dût finir jamais. C’était le seul jambon, il n’y avait plus d’œufs, et déjà le café, vidé à longs traits, n’apparaissait plus au fond de la cafetière qu’entremêlé d’épais dépôts de marc. Les shires redoublaient dans l’estomac de Willy avec un fracas qui devenait menaçant ; une dégringolade continue, mêlée de soupirs, nous révélait l’abîme sans bornes qui se creusait en lui. Enfin le pauvre homme s’affaissa, et, d’une voix altérée, il me demanda si j’aimais la pêche, que c’était la bonne heure pour prendre du poisson, et que son fils Maltus me conduirait.

Je partis d’un éclat de rire tellement sonore que le ventre de Willy, semblable aux cavernes de la montagne, se remplit d’échos et fit entendre des mugissements : « Maltus, Maltus, m’écriai-je, ô pêcheur antique, prends ta nacelle, voguons sur l’onde azurée, mais parle bas, parle bas, jette tes filets en silence… » et, entonnant la barcarole si connue de la Muette de Portici, je me dirigeai vers le lac.

« Mais, papa ! » s’écria à son tour Maltus, le dernier des Romains, « moi, non plus, je n’ai pas soupé ; monsieur, il n’y a pas de truites du tout dans le lac en ce moment, il n’y a que des goujons, et c’est le matin qu’est le meilleur temps pour les prendre. »

Willy se leva avec une colère pareille au rugissement d’un troupeau de buffles, et il allait s’élancer sur Maltus, lorsque, retrouvant tout à coup l’amour du prochain perdu dans mon assiette, je l’arrêtai en l’assurant que j’aimerais mieux pêcher le jour, et qu’il était temps pour lui et sa famille de souper.

Un soupir parti du fond des entrailles du pauvre affamé, et en même temps un regard, un regard qui disait « souper, souper ! mais avec quoi ? » glissa dans ses yeux, et il chercha sa femme.

Celle-ci arrivait juste en ce moment, les mains pleines d’une nouvelle couvée qu’elle venait de découvrir.

À cette vue, Willy faillit tomber à la renverse ; il respira comme si l’air du monde entier lui entrait dans les poumons, son visage s’évanouit, il tendit les bras, saisit sa femme et, avec une ardeur de vingt ans, l’embrassa pour tous les œufs que sa poule avait pondus.

Une heure après, nous étions tous étendus sur le plancher, avec nos paletots pour matelas, et, pour oreillers, nos bras arrondis sous nos têtes. Quant aux jambes, elle se mettaient où elles pouvaient ; pour moi, j’en avais une sur le ventre de Willy qui ne résonnait plus ; le géant était inerte, étendu comme une baleine échouée sur le rivage : sa femme ronflait, la bouche tournée à l’envers et grimaçant au plafond. Les maringuoins bourdonnaient et faisaient rage à nos oreilles ; M. Fennall se roulait et se tordait sur lui-même en désespéré pour échapper aux mille petits dards qui le déchiraient. Pour moi, je n’étais qu’une plaie saignante et, de mes deux mains, je me labourais le corps avec fureur. Oh ! que j’en avais assez de la belle nature au soin de laquelle je voulais, la veille même, passer ma vie entière !  !…

Enfin l’aurore, longtemps appelée, commença d’ouvrir à l’horizon sa tremblante paupière et à jeter quelques pâles lueurs qui, petit à petit, montaient dans le ciel. Il était près de quatre heures lorsque je mis le nez dehors, mon nez gonflé de la morsure de cent maringouins. La forêt s’emplissait déjà du concert matinal des oiseaux ; l’herbe se courbait en ruisselant sous une rosée de perles ; une fraîcheur parfumée s’échappait des bois de sapin où la grive secouait ses ailes alourdies par le sommeil. Plus loin, l’alouette rasait le lac de son aile aigüe, pendant que le petit oiseau-mouche, atôme volant, était emporté de branche en branche par le souffle du matin. Des essaims de moustiques, groupés dans l’air, bourdonnaient parmi les premiers rayons du soleil ; en les voyant, je fus pris d’une colère insensée et me mis à courir, agitant mon mouchoir, fendant l’air de mes bras partout où je trouvais les exécrables petites bêtes. Mais dans ce combat de l’homme contre l’insecte, l’homme fut le vaincu et je cédai le terrain, haletant, le visage et les mains ensanglantés.

C’est avec ces mêmes mains que je vous écris ma chronique. Tant pis si elle n’est pas amusante ; ça n’est pas ma faute. Il y a là tout ce qu’on peut humainement tirer d’une excursion dans l’intérieur du Saguenay ; si vous n’êtes pas satisfait, je recommencerai, et si vos lecteurs font les difficiles, je les enverrai à Tadoussac en faire autant.


  1. On appelle ici ces chaumières des « loghouses, » ou encore communément des « chantiers ».