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Chroniques du lundi/2

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Traduction par inconnu.
Aucune (p. 25-105).


ANNÉE 1892.


Lundi, 11 janvier.

Est-ce l’hiver enfin qui vient de nous arriver ? Il est tombé de la neige, il est vrai, mais ne pourrait-elle pas disparaître bientôt comme celle qui l’a précédée ?

Espérons que non, toutefois, et que de nouveaux flocons viendront bientôt rejoindre les autres, pour couvrir la terre d’une bonne croûte glissante et dure.

Cela nous fera des chemins passables et on saura définitivement à quoi s’en tenir sur le genre de véhicule dont il faudra se servir. La semaine dernière encore, on essayait, le matin, les voitures sur les patins ; à midi, on les mettait sur des roues, et ni les unes, ni les autres, en réalité ne remplissaient l’office.

Ce qui portait chacun à désirer l’arrivée de l’hiver, un vrai hiver canadien, comme nous y sommes habitués, avec ses froidures, ses frimas, ses neiges, et son atmosphère pure, exhilarante, débarrassée de miasmes morbifiques, de microbes de grippe et de fièvre.

Ceux qui doivent être contents d’avoir de meilleurs chemins, ce sont les chevaux.

Surtout ceux des tramways. Pauvres bêtes, qu’elles sont à plaindre et comme elles me font de la peine !

M. Arthur Buies disait que les chiens de Tadousac étaient si maigres qu’ils s’appuyaient sur les clôtures pour aboyer ; je soutiens qu’il faudrait également des poteaux pour y laisser, de temps en temps, les chevaux d’omnibus s’y reposer. Vous les voyez partout maigres à faire peur, suant, haletant et n’en pouvant plus.

Je croyais que les cochers avaient un peu d’affection pour leurs bêtes, mais l’exception à cette règle existe pour les chevaux des chars urbains, qui, sont sans doute, les parias de la race chevaline. Les mauvais traitements ne leur sont pas ménagés. Là où il devrait y en avoir quatre, six, vous n’en voyez que deux, le poil toujours noyé de sueurs, une épaisse buée les enveloppant, et l’aspect si misérable que vous éprouvez comme un remords, d’ajouter le poids de votre personne au fardeau déjà trop lourd qu’ils traînent derrière eux.

Mercredi dernier, jour des Rois, je prenais le tramway de la rue Saint-Denis. La foule revenait de la grand’messe à Notre-Dame et commençait à remplir l’omnibus.

Malgré les proportions modestes du véhicule, tous ceux qui ont voulu entrer ont été acceptés. Je crois qu’on aurait volontiers essayé d’y loger Notre-Dame, et nous étions tous là, empilés les uns sur les autres, assis, debout, suspendus aux lanières de cuir, accrochés partout, garnissant tous les espaces possibles et impossibles.

All right ! cria le conducteur en tirant sur le cordon de la clochette.

On entend au dehors le claquement strident du fouet qui s’abat, puis, un silence.

Rien ne bougeait.

All right ! cria de nouveau le conducteur qui feint de croire que le signal du départ n’a pas été entendu.

Mais il s’agit bien de cela. Les rues, mi-glace, mi-asphalte, sont impraticables et les chevaux, — deux seulement — misérables spécimens de l’espèce, efflanqués, rompus, fourbus, mal ferrés, après de pénibles efforts sont incapables d’enlever la voiture.

Rien n’y fait, ni les coups de fouet qu’on ne leur ménage pas, ni les cris de l’automédon, et nous y serions probablement encore, si plusieurs passagers n’eussent pris le parti le plus sage, celui de descendre et de soulager ainsi le char qui commença alors à glisser, en grattant péniblement le pavé.

Quel trajet ! Lentement, comme défilerait un corbillard, on avançait ; le conducteur à pied conduisait le deuil.

À chaque minute, l’on était arrêté.

— Allons, disaient quelques bonnes âmes, il faut donner aux chevaux une petite chance !

Comme j’étais anxieuse de savoir ce que l’on entendait par cette « petite chance, » je penchai la tête pour regarder au-dehors et je vis cinq ou six hommes qui poussaient le tramway en arrière.

Malheureusement, ils ne pouvaient le pousser tout le long du chemin ; en plein milieu de la côte Saint-Denis, les chevaux s’arrêtèrent net, et bien des femmes commencèrent à pousser des petits cris d’effroi. En effet, s’il n’y avait pas eu tant de terre et de cailloux pour entraver notre descente, nous roulions jusqu’en bas et Dieu sait dans quel état nous serions arrivés de l’autre côté.

On a beau avoir la conscience pure, personne ne songe, en prenant place, à faire le grand voyage, même pour la modique somme de cinq sous.

Moi, surtout, qui, depuis ce que m’en a dit mon rédacteur en chef, ai constamment devant les yeux, le sort réservé dans l’autre monde, aux personnes qui s’occupent de journalisme, « dans la sixième chaudière à gauche, » je tremblais de tous mes membres.

Nous en fumes quittes pour la peur, et en arrivant à destination, nous avons pu constater qu’il y avait juste une heure et quart que nous avions laissé les coins des rues Saint-Denis et Craig.

Pour revenir, ce fut une autre histoire. Un des chevaux s’était abattu près de la pharmacie Baridon. Au lieu de l’aider à se relever, on l’a roué de coups, et le cœur me fait encore mal quand je pense aux efforts désespérés du pauvre quadrupède pour se remettre sur ses jambes et retombant lourdement sur l’asphalte glacé, sans y parvenir.

Pendant ce temps, les passagers maugréent et s’indignent non sans raison. Tous, avec une unanimité touchante, blâment la compagnie, les directeurs, les conducteurs. Ceux-ci, qui, pour être conducteurs n’en sont pas moins hommes, c’est-à-dire, pas trop patients, ripostent à leur tour, pas toujours de la façon la plus polie du monde et envoient promener leurs censeurs chez le diable bien avant le temps.

Je vous laisse à juger si tout cela est aimable pour les dames forcément devenues les témoins de cet échange d’aménités.

Pour éviter ces désagréments, il faudrait que les Montréalais exigeassent par l’entremise de leurs édiles :

Quoi ?

Les tramways électriques.


Lundi, 22 février.

Quand une femme ouvre un journal, son premier soin est de regarder tout d’abord à la colonne qui contient les décès, les naissances et les mariages.

Vous ne pourriez pas plus empêcher cela que vous ne pourriez défendre à certains galants penseurs d’écrire quoique ce soit sans parler d’amour et du beau sexe.

Il n’y a pas de mal dans l’un ou l’autre cas, je vous prie de le croire. Je constate seulement le fait, en ce qui nous concerne, pour en arriver à dire que, fidèle à cette habitude, je lisais, l’autre jour, dans un journal de cette ville, une communication de mariage, la plus cocasse que vous puissiez imaginer.

On ne saurait se figurer le tort que peut faire aux amis, ce zèle intempestif s’interposant toujours pour rendre publics les événements qui surgissent dans une famille.

Il s’en trouve qui, voulant sans doute récompenser leurs hôtes d’une hospitalité quelconque, ou qui, trouvant l’occasion de faire figurer leur nom, se chargent de reproduire l’incident en un récit ampoulé où le bon sens brille par son absence.

Telle nécrologie, par exemple, au lieu d’attendrir le lecteur, amène un sourire sur ses lèvres, ou telle description de fête couvre de ridicule les héros, ne laissant dans l’esprit qu’une bien pauvre idée des personnages en général et de l’écrivain en particulier.

Peu de journaux ont le courage moral de refuser ces élucubrations, d’abord parce qu’on ne veut pas froisser un abonné peut-être, ensuite, parce que ces annonces sont des plus rémunératoires. On est toujours sûr d’une commande de quelques centaines de numéros contenant le petit chef-d’œuvre littéraire, que les intéressés distribuent, en guise de souvenirs, aux amis et aux parents jusqu’à la quatrième génération.

C’est pourquoi vous auriez pu lire, il y a quelques jours, dans une feuille montréalaise, un long article, s’intitulant pompeusement :

« Autour d’un Mariage. »

Pourquoi « autour » ? Je n’en sais rien. Seulement, avec un titre comme celui-là, on est toujours sûr d’attirer l’attention.

Mais au fait et sans plus tarder :

« La jolie paroisse de V… était en liesse, mardi dernier. Il y avait grand gala et réjouissance complète comme jamais, de mémoire d’homme, le village n’en fut témoin, à propos d’une fête matrimoniale… »

Une paroisse en liesse, où il y a gala et réjouissance générale à propos d’un seul et unique mariage, doit être une paroisse gaie et facile à divertir ; on serait du moins tenté de le croire si l’écrivain ne voulait simplement que distinguer ce mariage de tous les autres en ajoutant que de « mémoire d’homme » on n’avait été à pareille fête.

Hum ! ce n’est guère flatteur pour ceux qui se sont mariés avant cette époque. Je suis sûre que les nouveaux époux n’auraient pas été charmés d’entendre les réflexions qu’une partialité si flagrante a dû provoquer.

« Disons donc brièvement que l’union conjugale des nouveaux époux a été bénie par un autre cousin de épousée. »

C’est la première fois, je le ferai humblement remarquer qu’il est question de cousinage. Je ne saurais donc vous donner des nouvelles du premier cousin auquel il est fait une lointaine allusion.

Seulement le sens ambigu de la phrase suggère que la cérémonie a dû avoir été déjà faite par un premier cousin, et ça laisse une impression désagréable dans l’esprit du lecteur.

« La messe en musique fut une splendide messe en musique, continue le fidèle narrateur. Coïncidence digne de remarque, l’organiste de la circonstance fut la propre sœur de la mariée… »

Il y a des gens qui persisteront à ne rien voir de miraculeux dans ce fait ; il est vrai de dire que nous sommes dans un siècle où le scepticisme et l’incrédulité règnent en maîtres.

« À l’issue du repas, fort bien servi » — ceci est une attention délicate pour les garçons de table, — « et non moins goûté des convives » — cela est un compliment indirect aux marmitons, de sorte que par ce tour de diplomatie raffinée il n’y aura pas de jaloux, — « il y eut des discours élogieux sur l’héroïne du jour et sa famille. »

« L’époux répondit au nom de sa femme dans les termes les plus appropriés ; dissimulant, (fi ! le vilain hypocrite) sa légitime fierté et son contentement, sous le voile de l’éloquence qu’engendre la plus intime conviction alliée à la facilité. »

Cette phrase mériterait d’être citée comme exemple dans un traité de littérature.

«  Presqu’au sortir de ces agapes patriarcales… » Vous allez croire que j’exagère, mais je vous assure que le mot y est en toutes lettres, bien que j’ignore ce qu’il peut signifier dans la présente circonstance.

« … inondés de cadeaux en grand nombre, M. et Mme X. sont partis en voyage de noces. »

Partir inondés, je ne trouve pas que ce soit agréable ; espérons que les nouveaux époux ne sont pas du même avis.

On se doute facilement que nous touchons au dénouement de cette touchante épopée.

En effet, il ne reste plus que le mot de la fin que je vous donne dans toute son intégrité.

«  Comme elle a quitté le port, que leur nacelle vogue à jamais sur l’océan tranquille de la parfaite félicité ! »

On rendra cette justice au narrateur que dans tout son récit, il n’y a qu’un point d’exclamation et qu’il est placé là où le lecteur le met lui-même d’ailleurs :

À la fin.


Lundi, 14 mars.

La science a des audaces à nulle autre pareille. Dernièrement, on est venu nous annoncer que les singes parlent. Un savant a poussé l’amour de la linguistique jusqu’à aller s’établir chez eux, dans une cage en fer, pour y étudier leur langage à l’aide des phonographes et de divers autres appareils.

Je ne sais vraiment ce que ces intéressants animaux auront à nous enseigner et si, quand nous les comprendrons, l’humanité sera beaucoup plus sage, mais, en attendant, la chose semble assez plaisante.

Non seulement, on a réussi à trouver que les animaux possèdent un traité de rhétorique qui vaut le nôtre, peut-être, mais on a établi que les chiens, les chats, les perroquets et les chevaux possèdent les principes des sciences abstraites et savent compter.

L’homme n’a qu’a bien se tenir. Il pourrait avoir, dans le domaine de l’intellect, de sérieux concurrents.

J’emprunte à quelques journaux les détails qui suivent :

C’est à d’Audubon que l’on doit les premières expériences démontrant jusqu’à quel point cette idée de calcul est développée chez les animaux.

Un jour, le célèbre ornithologue, allant avec quatre camarades, faire une excursion, remarqua un perroquet qui entrait dans son chalet. Audubon et un de ses compagnons pénétrèrent dans la maison. Aussitôt le perroquet en sortit, et se mit à sautiller tout autour sans la rejoindre. L’ami d’Audubon quitta le premier l’habitation, mais le perroquet ne fit pas mine de vouloir y retourner se rappelant qu’il était venu deux visiteurs et qu’un seul était reparti. Aussi, dès que l’ornithologue fut dehors à son tour, l’oiseau revint à sa maison. Audubon s’assura ensuite que le perroquet pouvait compter jusqu’à quatre, mais non au-delà.

Un médecin russe, le docteur Timofieff, a renouvelé les expériences d’Audubon sur des oiseaux, des chiens, des chats et des chevaux, et a publié le résultat de ses recherches.

Ce chercheur assure que la corneille peut compter jusqu’à dix, et en cela elle est supérieure, dit-on, à des peuplades entières de la Polynésie qui sont moins avancées en calcul.

Les observations faites par le même savant sur son chien, sont particulièrement intéressantes.

Ce chien avait la manie d’enfouir ses os, non en un endroit unique comme le font la plupart de ses congénères, mais dans des cachettes distinctes. Un jour, le médecin lui présenta vingt-six gros os que l’animal s’empressa d’enterrer en vingt-six places différentes.

Le lendemain, le maître ne lui donna rien à manger, et le laissa dans le jardin. La bête se mit sur le champ en devoir de déterrer les os. Elle en retira dix exactement, mais elle s’arrêta quelques secondes, le regard fixe, comme si elle calculait combien il lui en restait encore en réserve, puis elle se remit à l’ouvrage.

Cette fois, elle en déterra, l’un après l’autre, neuf de plus, et, après un moment de réflexion, elle en mit six autres à jour. Elle considérait sa besogne comme terminée car elle se prit à dormir. Mais, tout à coup, semblant se rappeler qu’il devait lui rester un dernier os, elle se leva, courut dans le jardin et finit par rapporter le vingt-sixième.

«  Il était évident, ajoute le docteur Timofieff, que le nombre vingt-six était au-dessus de l’intelligence canine, c’est pourquoi le chien l’aurait divisé, en sa tête, en trois parts, comptant chacune séparément : malgré cette précaution, il allait commettre une erreur, et ce n’est qu’après mûre réflexion, qu’il s’aperçut de sa faute et pût la réparer.

«  Le chat est moins ferré, en calcul, que le chien et ne, sait point compter jusqu’à dix.

«  Avant de donner à mon chat, son morceau favori je le lui mettais devant le museau et le retirais aussitôt. De cette manière, j’habituais le chat à ne recevoir son repas qu’après avoir été trompé six fois. L’animal s’accoutuma à ces cérémonies : il assistait impassible aux cinq premières offres, et ce n’est qu’après la sixième qu’il bondissait pour recevoir le morceau.

«  J’ai renouvelé mes expériences pendant deux semaines, et le chat ne s’est pas trompé une seule fois. Mais quand j’essayais de renouveler jusqu’à dix mes offres dérisoires, Mimi ne pouvait plus deviner le moment où cessait son supplice, et il s’élançait, avant le temps pour happer le morceau.

« Les expériences sur les chevaux sont encore plus curieuses.

« Dans des villages du gouvernement de Pskov, le docteur a observé un cheval de paysan, qui avait pris l’habitude de faire une halte, pendant qu’il labourait, après avoir tracé vingt sillons.

« Dans un autre village, dit-il, j’ai vu un cheval qui comptait les verstes d’après le nombre de poteaux et l’heure d’après les coups de l’horloge.

« Un jour, j’allais à Valdaï, lorsqu’à la vingt-deuxième verste, un des chevaux de la troïka s’arrêta tout à coup.

« Le postillon descendit de son siège, donna de l’avoine au cheval, et l’on se remit en route. Tout jeune, ce cheval aurait été habitué par son maître à recevoir une poignée d’avoine toutes les vingt-cinq verstes, et le cheval comptait les verstes d’après le nombre de poteaux. Cette fois-ci le cheval s’était trompé de trois verstes, mais ce n’était pas sa faute. Il comptait les verstes par le nombre de poteaux et non d’après la fatigue, et, cette fois, il avait pris pour des poteaux kilométriques trois poteaux qui leur ressemblaient beaucoup, et, qui servaient à marquer la limite des bois de l’État. C’est ainsi que le cheval s’était trompé de trois verstes.

« Ce même cheval s’était habitué à recevoir sa nourriture dans l’écurie dès que l’horloge voisine sonnait minuit. J’ai pu constater moi-même qu’à chaque coup de l’horloge, le cheval dressait l’oreille et écoutait : il baissait la tête d’un air mécontent lorsque l’horloge frappait moins de douze coups, puis, il manifestait clairement sa satisfaction lorsqu’enfin les douze coups annonçaient l’heure du repas. » Après toutes ces démonstrations, ne désespérons pas de pouvoir, un jour, apprendre l’arithmétique aux femmes.


Lundi, 21 mars.

Figurez-vous que j’ai amené un numéro gagnant au dernier tirage de la Loterie du Peuple.

Quand je dis : j’ai, c’est une façon de parler, car la vérité vraie c’est que nous étions deux ayant droit au même billet.

Une mienne amie m’avait offert de réunir nos deux bourses, et, avec leur contenu, de tenter la fortune dans ce jeu de hasard.

Nos trésors additionnés s’élevaient à la modeste somme de dix centins : tout juste assez pour justifier nos prétentions au billet de mille.

Bref, nous achetâmes un billet. Zizitte avait quelques sinistres appréhensions à cause d’un zéro dans le chiffre numérique et secouait mélancoliquement la tête.

— Un zéro, tu sais, répétait-elle, ça veut dire ; rien. Nous n’aurons donc rien et nous y aurons perdu tout notre argent !

Ce « tout notre argent », dit d’un ton lamentable, me donnait, j’en conviens, froid dans le dos. Pendant quelques secondes, des visions noires de famine, d’agonies épouvantables dans d’affreux galetas, traversèrent mon esprit,

— Changeons-le, hasardai-je.

— Non pas, reprit vivement mon amie, ça ne nous portera pas chance. Essayons plutôt de conjurer le sort…

À ce moment nous passions devant une vitrine étincelante de joaillerie, et, le nez collé sur le vitrage, un petit bossu examinait attentivement les merveilles que contenait l’étalage.

— C’est fait, ajouta-t elle gaiement. Ce bossu est la première personne que nous avons rencontrée après l’achat de notre billet, cela va nous porter chance… Heureusement que ce n’était pas une bossue.

— Est-ce que ce n’est pas aussi chanceux ?

— Décidément non. La rencontre d’une bossue est malchanceuse aux personnes de son sexe comme elle est heureuse aux autres. Et vice-versa. Tu comprends ? Mais dans le cas où une de ces disgraciées de la nature nous croisera sur la route, n’oublie pas aussitôt de cracher par terre du côté opposé à celui où elle aura passé.

— Fasse le ciel, dis-je pieusement, que nous ne rencontrions personne qui nous mette dans cette pénible obligation.

Le reste de notre chemin s’acheva sans encombre À la maison, on tira au sort pour savoir laquelle de nous devait garder le précieux billet. Je tombai sur la plus haute lettre, mais comme mon amie faisait déjà la moue, je proposai que chacune de nous le garderait sa quinzaine. Sur ce, nous nous séparâmes en belle humeur.

Non, je n’entreprendrai pas de raconter tous les châteaux en Espagne, toutes les espérances, tous les grands projets, tous les beaux rêves dorés que nous a donnés la possession de ce petit bout de papier.

D’abord, nos prétentions étaient assez modestes. On s’était facilement contenté de désirer cinquante dollars. Vingt-cinq dollars chacune, c’était déjà quelque chose Mais, bientôt, nous enhardissant, nous sommes montées jusqu’à cent, cinq cents et mille. Il fallait bien s’arrêter là, puisque ce chiffre était le nec plus ultra de la limite prescrite.

À force d’en parler, nous en étions venues à considérer le lot gagnant comme notre propriété personnelle, et le 14 mars, jour du tirage, n’était que l’époque de l’échéance où nous devions entrer en possession de notre bien.

Naturellement, le partage était égal.

Zizitte, dont la vive imagination venait d’être enflammée par des récits mirobolants des beautés de l’ancien monde, ne désirait pas plus que s’embarquer au plus vite, voir par elle-même, les merveilles de Paris, gravir les cîmes neigeuses et accidentées de la Suisse, promener ses illusions sur le Rhin, soupirer sur les bords de l’Adriatique, baiser la poussière sacrée des catacombes… Que sais-je encore ?

Je ne manquai pas de lui représenter tout ce que ce projet avait d’insensé.

— Voyons, lui dis-je, raisonne un peu : Cinq cents dollars, c’est une jolie somme, sans doute, mais conviens qu’avec cela on ne peut voyager bien loin. Et ton excursion terminée, que te restera-t-il ? Moi, je suggère autre chose. Par exemple, est-ce que cela ne te sourirait pas d’acheter une propriété avec notre argent ? Ça, vois-tu, c’est positif, c’est palpable. Ça durera, même plus longtemps que nous. Je t’avouerai que posséder un immeuble a toujours été un de mes plus chers désirs.

— À mon tour, reprit vivement mon amie. Comment peux-tu acheter quelque chose qui vaille, même au prix de mille dollars ? L’idée est vraiment absurde.

— Je le crois bien. Aussi ce n’est pas avec le produit d’un unique tirage que je propose de faire cette acquisition, mais avec celui de plusieurs. Puisque la chance nous a favorisées, pourquoi nous abandonnerait-elle après un si beau début. Je suis certaine de compléter la somme qui me manque dans les autres tirages qui doivent suivre.

— Alors, comme nous sommes de moitié dans les profits, je puis espérer autant que toi. Ce qui nous permettra à toutes deux d’effectuer chacune notre profit.

C’était juste et je n’avais rien à dire. Zizitte pourrait donc traverser les océans, et j’aurais pignon sur rue.

Ce n’est pas tout. Si nous voyions quelque chose, quelque objet qui nous plût, vite nous nous promettions ce luxe, ce bijou, ce meuble, cet objet d’art, jouissant de la perspective de ce plaisir, plus encore peut-être, que de la possession elle-même. Enfin, ces jours d’attente ne furent que de belles heures charmées par les plus beaux projets.

Que de riantes espérances, que de jolis nuages roses, embellissant un horizon, on peut ainsi se procurer avec un billet de loterie, de dix sous. Dix sous ce n’est pas cher pour acheter tant de petits bonheurs.

Le jour était arrivé. Après l’heure du tirage nous nous rendîmes en personne réclamer notre bien.

« Or qu’advint-il ? Je le dirai sans rire, » comme on chante dans la chanson de Nadaud.

Nous n’avions pas le bon numéro et nous n’eûmes ni mille, ni cinq cents, ni cent, ni dix, ni cinq.

Nous avons dégringolé tous les étages, jusqu’au dernier échelon : le billet d’une piastre.

Après en avoir déduit la proportion pour cent, les frais de voiture, etc., nous sommes restées à notre point de départ : dix centins.

Dire que nous n’étions pas un peu désappointées ne serait pas rendre exactement la situation. Adieu veau, vache, etc.

Pourtant il nous restait encore un moyen de nous reprendre, de recommencer nos rêves si brusquement interrompus…

Et, avec nos derniers dix sous, nous avons acheté un autre billet de loterie.


Lundi, 28 mars.

Je détache d’une chronique qui a paru dernièrement, dans un journal, dont, par charité, je tairai le nom, le paragraphe suivant :

« Voyez ces dames qui vont traverser la rue au moment où vous arrivez en voiture. Vous arrêtez votre cheval, elles s’arrêtent, font quelques pas en arrière et vous regardent. Vous touchez votre cheval pour aller plus vite et pour leur laisser le chemin libre, et les voilà qui en font autant : elles sont presque sous les pieds du cheval, elles jettent des petits cris effarouchés, et se rejettent de nouveau en arrière. Le lendemain et les jours suivants, elles recommenceront le même jeu, et presque toujours au même endroit. Les femmes manquent d’initiative et ne savent quel parti prendre en face d’un danger imminent. »

Évidemment, l’auteur de ce petit chef-d’œuvre littéraire n’a pas vécu dans notre grande ville.

Il aurait vu que l’option de traverser ou non les rues sans danger, la liberté d’avancer ou de reculer, ne nous sont nullement concédées, mais que notre vie, en ces moments critiques, est absolument à la merci des cochers de place.

Et ils n’ont pas l’âme bien généreuse, car pour peu qu’elle insistât pour passer de l’autre côté, ils écraseraient sans pitié la téméraire.

À Montréal, il n’y a pas d’alternative. Il ne s’agit pas de marcher ou de s’arrêter, de faire quelques pas en arrière, de laisser aller la voiture si on le veut bien, c’est la voiture qui franchit l’espace quand même.

D’ailleurs, l’on y est tellement habitué, que, depuis longtemps, c’est chose reçue, acceptée, sans que personne songe à se rebiffer.

Vous voyez, aux coins des rues, de petits groupes de dames attendant que les voitures, les omnibus, les camions s’éloignent et, quand tous ils ont défilé, les uns au grand trot, les autres avec une lenteur qui fait bouillir d’impatience, on peut se décider à parcourir l’espace qui sépare un trottoir de l’autre. Il reste sage pourtant d’interroger l’horizon, en avant, en arrière, de chaque côté, pour voir si aucun véhicule n’arrive à toute allure, car avant que l’on ait fait la moitié du chemin, il serait prêt à vous écraser sans crier gare.

Nous en viendrons peut-être, avant longtemps, à être obligées de nous assurer d’une voiture de place, dans l’unique but de traverser d’un côté de la rue à l’autre. Il ne suffit pas que les cochers, les conducteurs de lourdes charrettes, mettent en danger les jours des pauvres piétonnes, les jeunes dandys, eux-mêmes, ne savent plus attendre et ne modèrent en rien l’allure de leurs fringants attelages.

L’autre jour, l’un d’eux faillit jeter sous les pieds de son cheval une charmante montréalaise, et il s’en excusa auprès d’elle, avec de grands coups de chapeau, en disant qu’il ne l’avait pas reconnue.

Cette excuse me rappelle celle qu’un chef irlandais avait faite, lorsque, cité devant son roi pour avoir mis le feu à une église, il ne trouva de meilleure raison, pour pallier sa faute, que d’alléguer qu’il avait cru que l’évêque était dedans.

Pour ma part, j’avouerai que je ne traverse jamais une rue un peu fréquentée sans choisir, du coin de l’œil, un gros monsieur, du large dos duquel je me fais un rempart et une garantie.

Le temps que prendra à lui passer sur le corps, dis-je en moi-même, me donnera celui de me sauver.

Ce n’est pas très héroïque, j’en conviens, mais l’instinct de la conservation crie plus fort que tout le reste.

Il n’est pas moins certain que je ne me hasarde jamais dans les mêmes circonstances, sans recommander mon âme à Dieu, qui fort heureusement, n’en veut pas encore.

Ce qui me laisse croire que je ne suis pas mûre pour le ciel, ou que ma tâche de chroniqueuse n’est pas terminée, et que je garde quelques bonnes petites vérités à dire à mon prochain avant de quitter cette terre pour toujours.

Mais, revenant au sujet qui présentement m’occupe, je ne pourrai mieux terminer mes remarques qu’en répétant ce qu’une personne de Montréal me disait il y a quelque temps, au retour d’une promenade qu’elle venait de faire à New-York.

— Une des grandes différences entre notre ville et la métropole américaine, assurait-elle, c’est que, là-bas, on fait arrêter les chevaux pour laisser passer les dames, et qu’ici, ce sont les dames qui sont obligées de s’arrêter pour laisser passer les chevaux.


Lundi, 4 avril.

Il est des innocents, et des innocentes aussi, n’en doutez pas, qui ne se gênent en rien pour dire que, s’il y a quelque chose de facile au monde, c’est de faire une chronique.

Ah ! Il faut les entendre :

— Une chronique ? Attendez donc un peu : c’est simple comme bonjour. On prend du papier, de l’encre, une plume, oui, une plume, et l’on n’a qu’à écrire, écrire jusqu’à ce que l’on ait couvert des pages et des pages… et v’lan, la chronique est faite.

Ce n’est guère malin comme vous voyez.

C’est comme la recette pour faire un canon. On prend un trou et l’on met du bronze à l’entour. C’est pas plus difficile que ça.

Il ne reste plus qu’à le charger d’une poudre de l’invention de ces bonnes gens, et le tour est fait. Mais la décharge ne produit pas grands dégâts, j’en réponds.

Il y en a comme ça, bonté divine, qu’il y en a ! qui blâment pour le seul plaisir de trouver à redire, qui critiquent tout et ne précisent rien, qui conseillent sans cesse et ne suggèrent pas davantage.

Et quand vous hasardez pour votre défense, qu’à la longue, les sujets deviennent rares, qu’il y a des mortes-saisons dans ce métier, comme ailleurs, ils semblent surpris que cela puisse vous embarrasser un seul instant.

— Allons donc, dit-on, les sujets courent les rues. Parlez de ceci, de cela…

« Ceci, cela », c’est un peu vague. Poussez-les au pied du mur, pour obtenir plus de détails, et la source des informations est déjà tarie.

Alors vous suggérez vous-même quelque chose.

On se récrie vivement :

— N’entamez pas ce sujet, c’est trop délicat : vous blesseriez sans même vous en douter. Ne parlez pas de cette affaire, vous froisseriez quelque susceptibilité. Ne traitez pas cette matière, ce n’est pas assez féminin,… cette autre n’est pas de votre ressort.

Tant à la fin, que, si on les écoutait, il ne resterait que des sujets de composition bons pour des petites pensionnaires, et encore !

Hé, mon Dieu ! me diront quelques sages, le mieux à faire alors, c’est de poursuivre son petit bonhomme de chemin, sans s’occuper de personne.

Ma foi, c’est aussi ce que l’on fait, je vous prie de le croire.

L’expérience commune, celle qui est plus âgée que vous et moi, démontre sans cesse qu’il est depuis longtemps impossible de contenter tout le monde et son père.

Il vaut encore mieux écrire tout simplement, comme cela vient, et s’il n’est pas permis de dire tout ce que l’on pense, je crois qu’il est toujours préférable de ne jamais dire ce que l’on ne pense pas.

De sorte qu’au lieu de fouetter son imagination pour lui faire créer des hypothèses nouvelles, et de consulter l’opinion de celui-ci, de celui-là, avant de composer la sienne, il vaut encore mieux raconter tout bonnement comme la chose nous a frappé. Cela n’engage en rien l’opinion du lecteur, et ça simplifie singulièrement la tâche de l’écrivain. Du moins, c’est mon impression.

Il ne s’ensuit pas, maintenant, que l’on n’écrive que ce que l’on a ressenti soi-même, ou que, si l’on décrit bien telle ou telle sensation c’est pour l’avoir éprouvée.

Sans doute, on peut, avant d’écrire, interroger son cœur, sa pensée, se demander comment on aurait pu agir en telle circonstance, afin de donner à son récit, la vraisemblance que le lecteur aime à retrouver partout. Mais de là à avoir nécessairement subi ces manifestations multiples de la douleur, de l’amour ou de la haine, que l’on raconte, il y a loin.

Quelques lecteurs ont déjà dit :

— L’on est toujours enclin à décrire ses propres sentiments.

Je ne le crois pas. Il est impossible, à mon avis, de livrer ainsi à un public indifférent les chers secrets de son âme, que, de crainte de les profaner, on ira pas même confiés à une oreille amie. Il est des trésors qu’on conserve avec un soin jaloux, et dont on ne voudrait pas confier la garde à personne et surtout à des inconnus.

Faut-il, parce qu’un auteur dépeint, retrace, avec une fidélité saisissante, la peur, les remords, les hallucinations, qui hantent le cerveau du criminel, croire qu’il a lui-même éprouvé toutes ces tortures ?

En étant doué d’un esprit observateur, on n’a qu’à regarder autour de soi pour trouver les matériaux nécessaires à l’édification de n’importe quelle œuvre. Il suffit d’étendre la main pour retenir et faire poser le personnage dont on a besoin.

L’expérience des autres, quand on se donne la peine de l’étudier attentivement, à raison de l’âge et de la diversité des personnes, sert davantage que si on ne consulte que la sienne propre. Et si on raccorde les genres divers, les physionomies variées avec le bon sens, on arrive à une harmonie qui agrée, semblant provenir tout entière d’une nature unique et vraie.

En un mot, qu’en use du cœur des autres, si on le veut, mais qu’on écrive avec sa tête. On y verra, je le crois, beaucoup plus clair.

Écrire, écrire, c’est bien beau, sans doute, mais ce n’est pas toujours facile !

Même tout en étant a labor of love, il arrive, parfois, que la tâche semble rude et ne peut s’accomplir qu’avec grande peine.

Surtout quand cette tâche s’impose, qu’elle a des heures, des jours assignés, les difficultés s’en accroissent et se multiplient. Le cerveau est un rebelle qui ne souffre pas qu’on le commande, et qui n’obéit qu’en rechignant.

Et ce n’est plus alors, le divin efflatus qui guide et qui enflamme aux heures d’inspiration. Les mots se traînent péniblement, les uns s’accrochent aux autres et servent à peine à cacher le désert d’idées qu’ils recouvrent.

Pourtant, il faut que le travail s’accomplisse quand même : vous le terminez enfin, mais au prix de quels pénibles efforts et pour quels misérables résultats !

La plaie de la chronique, — beaucoup d’autres plus compétents l’ont remarqué avant moi, — c’est la rareté des sujets à traiter. Et pour quelques personnes, les difficultés se compliquent encore. On permet au chroniqueur à barbe de traiter à peu près tous, les sujets, mais il est des sentiers où, nous, femmes, ne pouvons nous aventurer à moins de relever le bas de nos jupes afin de ne les pas traîner dans la boue, et c’est ce que plusieurs n’aiment pas à faire. Qui oserait les blâmer ? Les exagérations ne valent lien ; il y a lieu pourtant de savoir se garantir d’un excès de prudence, et de ne point se préoccuper des timorées à propos de tout, qui se voilent la face et sont toujours prêtes à crier scandale, au moindre mot qui s’écarte un peu du convenu. Il y aurait de quoi faire un cimetière, aussi grand que celui de la Côte des Neiges, avec tous les sépulcres blanchis de notre bonne ville.

Toutes ces raisons que je ne fais qu’effleurer en passant, et bien d’autres auxquelles je ne touche pas, peuvent faire comprendre que tout n’est pas rose dans le métier de la chronique. Mais, pour le moment, la mienne se trouve achevée, et j’ai devant moi une longue semaine avant de me mettre martel en tête.

Ami lecteur, nous allons nous reposer tous les deux.


Lundi, 2 mai.
Dies irae…

Jours de plaintes, de grincements de dents, de récriminations, de vaisselle brisée, de meubles qui s’effondrent, de verres qui s’entre-choquent, jours des déménagements !

La maison est éveillée de grand matin, le feu est éteint, l’air est cru, morne, glacial. À chaque pas les pieds heurtent des amoncellements sans nom, aux formes bizarres sous la grossière toile qui les recouvre. Vous ne reconnaissez plus dans ces paquets qui s’en vont pêle-mêle, le fauteuil de prédilection où vous aimiez à vous délasser, le tableau charmant qui reposait vos yeux ou la petite table que vous rouliez le soir, au coin du feu, avec les journaux et les livres favoris.

Depuis des jours déjà, l’heure de l’emballage a sonné et il faut vider toutes les pièces du logis.

On a tout remué, fouillé chaque recoin, réveillé bien des choses qui dormaient là tranquillement, et, avec elles est revenue une foule de souvenirs qui sommeillaient, eux aussi, sous la poussière du temps.

On agit d’une main qui semble sacrilège. Il faut ouvrir le tiroirs, exposer au grand jour ce qui reposait là, sous clef, protégé contre les regards indiscrets des curieux ou des indifférents ; il faut en retirer, un à un, les chers objets, et, pour se défendre des encombrements, distinguer dans l’ensemble les inutilités que l’on jettera au feu.

Les inutilités ? Il n’y a rien autre, si ce n’est la correspondance intime, douillettement enveloppée et reposant silencieuse dans les cases réservées d’un secrétaire. Les feuilles qui la composent tiennent toujours au cœur. Quelques-unes des lettres qui y figurent ont été écrites par une main, hélas ! déjà froide. Celles-là, oh ! celles-là, on les conserve éternellement, car, ce sont les reliques sacrées de la sainte amitié.

Mais il faut pourtant déchirer, retrancher : on coupe, on déchire, en détournant les yeux pour ne pas voir ces débris qui font mal.

Les grandes voitures sont arrivées. Un à un on emporte les meubles ; les lustres, les grands tableaux s’entassent au hasard. Ce qui paraissait joli, coquet, dans le salon bien rangé, avec ses draperies, ses objets d’art, paraît informe, laid, dans cet affreux désordre, exposé à la crudité de la lumière du jour, sous les rayons du soleil, qui le pénètrent au travers des myriades d’atomes de poussière dansant, tenus, en interminables évolutions.

La tristesse envahit tout alors. Elle monte de l’âme et se répand dans l’être entier.

Il semble qu’on ne saura jamais ramener l’ordre dans ce chaos sans nom, parmi cette confusion d’objets qui ont momentanément perdu leur valeur en des promiscuités compromettantes : la cuisine coudoyant le salon, les riches portières frôlant les vieux linges.

Tout cela part enfin, croisant dans l’escalier l’ameublement qui, avec ses tracas et ses troubles lui aussi, vient reprendre la place à peine vide.

À la hâte, on fait une dernière visite, à travers les pièces désertes qui ont vécu de la vie des partants, auxquelles on a communiqué un peu de soi-même : témoins discrets des jeux, des joies, des tristes ou des heureux jours.

« L’homme s’attache à tout, dit Alphonse Daudet, même aux choses, même aux pierres… »

Et Lamartine s’écrie, dans un élan de sympathie pour la vieille maison de Milly :

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

C’est être naïf que de s’attacher ainsi à tout, mais que voulez-vous ? Pour remédier à cela, il faudrait refaire la grande machine humaine, et qui sait si l’on gagnerait beaucoup au changement.

En attendant il faut partir. Ce n’est plus le moment de s’attarder.

Déjà les successeurs ont envahi le logement et on évite ces figures inconnues, qui, dans leur hâte curieuse, fouillent partout et ne comprennent rien aux regrets qu’on laisse échapper.

Le jour, d’ailleurs, touche à sa fin. Harassé, brisé, courbaturé, il faut gagner le nouveau logis où rien ne dit rien, où l’on croit ne pouvoir s’acclimater jamais.

Mille pressentiments sombres envahissent l’esprit et la défaillance s’empare de l’âme…

La nuit, tous les objets empilés revêtent une forme singulière. Dans le demi-sommeil qui suit ces heures d’agitation, ils ressemblent à des fantômes et prennent des voix pour se plaindre…

Bonnes gens, qui déménagez, tout n’est pas dit encore : Vous pensez changer votre logis pour un plus beau, plus spacieux, plus confortable ? Hélas ! vous ne faites que changer de misère, et vous irez ainsi, promenant vos ennuis de porte en porte, jusqu’au jour où vous serez définitivement installés dans les six pieds de terre, d’où, Dieu merci, on ne déménage plus.


Lundi, 9 mai.

«  Le cœur de l’homme est plein d’oubli ;
C’est une eau qui remue et ne garde aucun pli.
L’herbe pousse moins vite aux pierres de la tombe
Qu’un autre amour dans l’âme, et la larme qui tombe
N’est pas séchée encor que la bouche sourit,
Et qu’aux pages du cœur un autre nom s’écrit. »

Tous les journaux ont publié dernièrement le mariage prochain de la princesse Marie Victoria de Teck avec le prince Georges de Grades.

On ajoutait, pour tout commentaire, que la reine Victoria est très heureuse de cette union en perspective, et que l’événement cause également une grande satisfaction parmi le public, où les deux fiancés sont très populaires.

De sorte que tout le monde est content… excepté, peut-être les deux intéressés, mais, ça, c’est un petit détail insignifiant et qui ne vaut pas la peine d’une considération.

Cette nouvelle, qui nous arrive d’outre-mer, ne pouvait passer inaperçue, et il serait difficile d’analyser les impressions diverses créées par la lecture du message. Il a semblé, tout d’abord, que quelque chose se froissait subitement en nous, et les réflexions qui ont suivi n’ont pas été de nature aussi réjouissante que celles qui accompagnent d’ordinaire l’annonce d’un mariage.

La princesse Marie occupe les sommets de la hiérarchie sociale, et si, pour ma part, je prends intérêt à ce changement dans sa vie, ce n’est point à cause du sang royal qui coule dans ses veines, mais parce que je vois en elle plus qu’une princesse : j’y vois une femme.

Ni la fortune, ni le rang, ni les grandeurs ne peuvent pétrir un être humain autrement que ne l’est un autre moins favorisé sous le rapport des biens de ce monde.

Nous avons tous une âme, nous avons tous un cœur, avec des facultés plus ou moins développées, et la douleur est la loi commune.

Ce que nous ressentons dans la sphère d’intelligence où Dieu nous a placés, ceux qui nous précèdent ou ceux qui nous suivent dans l’ordre social le ressentent comme nous.

Il est donc permis de juger les autres d’après nos propres sensations, et de pénétrer un peu le secret de la vie privée que recouvre le masque habituel dont il faut se servir dans les rapports avec le public.

Il n’y a pas bien des mois, quelques semaines à peine, l’univers entier s’était senti profondément ému du malheur qui venait frapper cette jeune princesse, par la perte d’un fiancé, jeune et beau, fauché en plein printemps, au moment où la vie s’offrait, pour tous les deux, si riante et si douce.

Dieu sait tous les cœurs que cette catastrophe imprévue surprit alors, et les douloureux échos que le dénouement tragique vint réveiller dans les âmes. Dieu sait tous les chants que ce triste départ a inspirés, et que, dans les nombreux et sincères témoignages de sympathie accordés à l’aïeule, au père, à la mère du royal héritier, la plus grande part revenait à la jeune fiancée, promenant, en pleurant dans les vastes salons de Sandringham, une affliction qui ne voulait pas être consolée.

Si la mort du prince Victor a produit une profonde impression, et si les peuples se sont sentis touchés quand les cloches de la cathédrale Saint-Paul ont sonné le glas funèbre, c’était surtout à cause de cette idylle si brusquement interrompue par la mort.

Le prince était relativement peu connu. D’un naturel timide, de constitution physique délicate, il vivait assez retiré, et ne s’était encore signalé par aucun acte marquant. Les journaux ne nous disaient que peu de chose sur son compte, jusqu’au jour où ils nous apprirent, tout à coup, qu’il aimait et qu’il était aimé. La reine Victoria, se souvenant sans doute, de son premier et unique amour, avait enfin donné son consentement et autorisé les fiançailles des deux amoureux.

Songez donc ! depuis des années déjà, ils s’aimaient en silence, sans cesse éloignés l’un de l’autre par la volonté royale. Malheureux incontestablement, désespérant presque de pouvoir jamais fléchir la rigide Impératrice, ils ne pouvaient qu’exciter le plus vif intérêt. Puis, la sanction étant accordée, le jour des épousailles fixé, les félicitations imprimées, de tous les côtés du royaume, depuis le plus haut dignitaire jusqu’à la plus humble ouvrière, tous offrirent l’or, les bijoux, les étoffes aux fins tissus à la plus heureuse des filles de l’Angleterre.

La princesse Marie était généralement estimée, les pauvres avaient appris à bénir son nom, et le peuple vénérait cette future reine qu’il avait vu grandir, et qu’on lui présentait comme devant être un jour sa souveraine.

On peut même dire que le respect autant que la popularité dont jouissait Marie Victoria de Teck avaient rejailli sur son royal fiancé, et, lui valaient des témoignages publics pour lui jusqu’à ce moment inconnus.

Aussi, quand le malheur vint s’abattre en la somptueuse résidence du prince, quand la mort vint ravir à une tendre mère son premier-né, à une fiancée l’amour de ses jeunes années, les deux mondes s’émurent et prodiguèrent toutes les manifestations capables de compatir à une si grande infortune.

Hélas ! combien de jours se sont-ils écoulés depuis que le jeune prince repose dans sa dernière demeure, à la chapelle royale du Windsor ? A-t-on donné au temps, ce grand consolateur des inconsolables, le loisir de cicatriser la plaie faite à l’âme ?

Il semble que les flambeaux funéraires fument encore, et, qu’en prêtant l’oreille, on entendrait comme les échos des hymnes de la mort qu’on chante autour d’un cercueil.

Si la blessure a été profonde, elle devrait saigner encore. C’est trop tôt parler de réjouissances dans une maison endeuillée ; c’est trop tôt quitter les longs voiles noirs pour revêtir la blanche toilette des mariées. Et s’il faut aller à l’autel avec le bouquet d’épousée, qu’on prenne plutôt sur cette fraîche tombe les fleurs qui n’ont pas encore eu le temps de se flétrir : elles, au moins, ont su se souvenir.

Est-ce tant un époux que l’on aime qu’un trône que l’on convoite ? sont-ce tant les douceurs de l’hyménée qu’une couronne que l’on cherche ? est-ce moins le titre d’épousée que celui de reine que l’on ambitionne ?

Dans ce siècle où tout se pèse, se suppute et se vend, où l’on se sert trop souvent du flambeau de l’amour pour éclairer le contenu du portefeuille, faut il que l’exemple parte de si haut ?

Et d’une femme !

Non. J’aime mieux croire à une volonté étrangère qui inévitablement s’impose, et force de subir ces terribles exigences d’une situation à laquelle il faut tout sacrifier.

Il est des drames intimes dont on ne soupçonne pas toute l’étendue : des luttes qui se livrent avec le devoir et d’où celui-ci sort victorieux, mais au prix de bien des souffrances. Qui dira les douleurs secrètes, les déchirements intérieurs qui agitent une âme quelquefois, et qui se cachent soigneusement, semblables à ces volcans sous-marins dont l’éruption ne se manifeste pas au dehors.

Il est bien difficile d’accuser le cœur, et on ignore souvent toutes les larmes que cache un sourire…

Mais, c’est trop tôt, oh ! oui, trop tôt encore, pour parler des nouvelles fiançailles de la princesse Marie.


Lundi, 23 mai.

Après les mariages, les nécrologies. C’est dans l’ordre.

Il y a quelque temps, je vous conviais à des agapes patriarcales, données dans les environs de Montréal, à l’occasion des noces de jeunes mariés : aujourd’hui, je glane dans le recueil des notices nécrologiques.

Vous croyez que vous allez pleurer. Point.

«  S’il y a quelque chose d’amusant, disait Dickens, c’est le triste quand il est ridicule. »

Et il s’y connaissait bien, lui, le grand disséqueur du cœur humain.

Je ne sais quelle mouche pique certaines gens, qui ne peuvent laisser mourir personne, sans aller troubler le dernier sommeil des réflexions les plus sottes et les plus saugrenues.

Il n’y a pas de doute que tout cela est écrit avec les meilleures intentions du monde, mais ça assomme tout de même.

Les uns croient faire plaisir aux parents, aux amis : les autres cèdent au désir secret de se lire dans l’imprimé. D’aucuns saisissent avec empressement l’occasion d’aérer toutes les sentimentalités, les oh ! et les ah ! qu’un sujet si fécond ne manque pas de leur suggérer.

J’ai devant moi au moins une douzaine de ces notices nécrologiques et je regrette que le cadre de ma chronique ne me permette pas de les donner en entier. Quand il s’agit de faire ressortir les parties les plus saillantes de ces chefs-d’œuvre littéraires, j’hésite vraiment tant le choix est nombreux et varié.

Pour trancher la difficulté, je prends au hasard. Les doléances adressées à une jeune mère sur la perte de son bébé sont les premières qui me tombent sous la main.

Après s’être longuement étendu, avec une complaisance presque coupable, sur la fragilité des choses humaines, et déploré l’évanouissement des projets fondés sur ces «  jeunes fronts olympiens » (?), l’auteur s’adresse dans le transport de son émotion à la mère elle-même et s’écrie :

«  Console-toi, chère cousine ! Tu n’entendras plus, il est vrai, son gentil babil, son charmant gue… gue… gue, que tu aimais tant… »

Plus loin encore, perçant d’un œil inspiré la distance qui le sépare du céleste empyrée, il lui montre « son poupon » jouant avec les anges.

Le mot poupon, dans une circonstance aussi solennelle, donnerait aux esthéticiens des ébranlements cérébraux. Un poupon qui fait gue, gue, et qui meurt, là, qui meurt comme les autres, c’est à ne jamais s’en consoler.

Passons maintenant au décès d’un jeune écolier qui, pour me servir de l’expression du scrupuleux panégyriste «  faisait ses 3èmes années française et anglaise. »

Au dernier congé «  il était encore, ou du moins semblait être tout rayonnant de santé : après le souper, il fut vu suivant, mais avec une gaieté de mauvais aloi, le corps de musique du collège. »

C’est cette gaité de mauvais aloi qui l’a tué, j’en suis sûre.

Ici, je saute une demi-colonne, bien qu’elle contienne encore beaucoup d’ineffabilités, pour en arriver aux funérailles, « où, de chaque côte, s’étendant au loin, en arrière, était une double haie formée par les élèves, silencieux, recueillis et marchant dans un ordre si parfait qu’on les eut dit exercés longtemps d’avance pour de semblables cérémonies. »

Pourquoi pas ? qui sait si un exercice de ce genre de temps en temps, comme qui dirait aux heures de récréation, par exemple, ne préviendrait pas les désordres que l’on semble craindre ?

« Sur le bord de la fosse, un dernier salut, une ardente prière, un dernier adieu muet, douloureux, puis les élèves reprirent le chemin du collège, il était onze heures quand ils y arrivèrent. »

C’était bien commencé, bien touchant : la phrase planait, quand… un grand coup de vent lui cassa les deux ailes.

Ce « il était onze heures » sent le dîner d’une lieue, et tout le monde sait que le fumet d’un hachis de collège ne favorise guère l’inspiration.

« Le petit défunt laisse deux sœurs, dont l’une est à la fin de son cours : elle gradue cette année, et l’autre est déjà avancée. »

Ce paragraphe d’un style douteux termine l’oraison funèbre du « petit défunt. » Que cette prose lui soit légère !

En avez-vous assez ? Ce serait dommage, car je voudrais encore citer quelques extraits d’un article obituaire sur la mort de madame X…, une bien digne femme, que je respecte et vénère, et qui avait certainement mérité que l’on déplore sa perte en de meilleurs termes.

« La douleur est bien l’apanage de l’humanité, débute pompeusement l’écrivain. Souvent, comme le mince filet d’eau, elle trace lentement son sillon, mais le creuset n’en est pas moins profond et la peine, plus tardive parce qu’elle est continue, n’est que plus vive. »

Plus tardive parce qu’elle est plus continue ! J’avoue franchement que cela est tellement profond que je m’y perds. Ce n’est pas souvent qu’une femme reconnaît son ignorance, et, espérons que mon humilité, pour être plus tardive, n’en sera que plus continue.

« Quelle nuit terrible et quel sinistre réveil ! Deux du même coup : monsieur et madame X… Sortons-nous d’un rêve pénible et fatiguant ! Étions-nous encore sous le poids des terribles hallucinations d’une mauvaise nuit ? Hélas ! non

« Vite, nous nous rappelons qu’à peine quatre jours auparavant, l’une des enfants de la regrettée défunte faisait bénir son union matrimoniale dans l’église de B…, et encore pour cette raison la surprise et la douleur furent générales. »

Attrapez, en passant, monsieur le marié.

« … il y a quelques chose de lugubre dans tout cela… »

Tant il est vrai de dire que le mariage rappelle l’idée de la mort puisqu’il est le tombeau de l’amour.

Viennent ensuite de longs et prolixes détails, qui ont bien aussi leur mérite, croyez-moi, et que je passe à regret. Seulement, je noterai encore :

« Nos remerciements à nos concitoyens qui ont rarement mieux fait les choses. »

Ce « rarement » a beau dorer la pilule, le fait reste toujours là : les choses ont déjà été mieux faites, et ça m’agacerait, moi, si c’était mon affaire.

Dans une autre nécrologie, je lis la terminaison suivante :

« La procession se dirigea vers le cimetière où reposera désormais le sujet de notre article. »

La périphrase peut être ingénieusement trouvée, mais ne manque-t-elle pas d’un peu d’élégance ?

Généralement ces élucubrations ne sont pas signées d’un nom connu. La plupart se cachent derrière la signature « Communiqué : » c’est le mot consacré.

Ô « Communiqué, » que de crimes, hélas ! on commet en ton nom !

Un de nos écrivains canadiens, il y a quelques années, avait frappé d’estoc et de taille le triste sire Communiqué. Pendant quelque temps on l’a cru mort, mais il y a belle lurette qu’il est ressuscité, le traître, plus fort, plus vigoureux et moins honteux que jamais.

Quel est le journal qui ne se donne pas le luxe d’un Communiqué ? La Patrie aussi s’il vous plaît. Et comment donc ! Il y en avait même un assez cocasse l’autre jour, mais comme il a déjà donné des ennuis à son auteur, et que celui-ci a d’ailleurs avoué ingénuement n’être pas habitué à rédiger ces sortes d’articles, je veux bien ne pas le taquiner davantage.

Place maintenant à la poésie. Le journal qui a publié cette merveille, sentant probablement le besoin de s’excuser, a cru devoir la faire précéder d’une petite note de la rédaction avertissant les lecteurs que « sur la demande d’un parent, (appuyée sur la douce persuasion des espèces sonnantes, je suppose,) on publiait textuellement le poème en question. »

Je ne puis mieux faire, que de reproduire, moi aussi, textuellement, laissant au lecteur le soin de faire lui-même des commentaires.

Les anges sont venus chercher notre Bien-Aimée,
Et l’ont emportée avec douceur pour se reposer :
Les fleurs de Lys vont fleurir aux rayons de soleil,
Comme il le dise, «  Dieu connaît tout par oreille. »

Notre Edouardina se réjouit avec sa sœur,
Dans cette grande ville, aux portes dorées :
Avec les Saints, les Saintes et tous les vainqueurs,
D’avoir marcher dans le chemin éclairé.

Elle a laissé cette tendre et dévouée mère,
Dont les pas sont faibles et peu considérables :
Mais, cette pensée, seule reconsole cette mère :
Elle revoyera encore cette enfant si aimable…

La rime, le bon sens, l’orthographe, les règles de la versification y sont, grâce à Dieu, dédaigneusement bannis.

Dame aussi, quand on s’appelle Edouardina !


Lundi, 13 juin.

Je suis allée à Valleyfield assister aux fêtes du sacre de Mgr Émard et, vraiment, il m’arrive de regretter que tout le monde n’ait pas eu la même inspiration.

C’est dommage que l’on ne sacre pas des évêques plus souvent. D’abord, sans parler de la cérémonie elle-même, qui est grandiose et imposante, il se fait, — surtout dans ces villes-campagnes, — un tel remue-ménage, un tel va et vient joyeux, il s’y produit animation si extraordinaire, à plusieurs lieues à la ronde, que l’air même a comme un parfum de fête.

Peu s’en est fallu pourtant que le soleil nous boudât, mais réflexion faite, il est revenu à de meilleurs sentiments et il s’est pris à sourire de la manière la plus gentille du monde.

Je faisais le trajet avec une amie. C’est agréable de voyager avec une amie, — qui est aimable j’entends, — et elle l’est celle-là, j’en réponds.

Aussi avec quel entrain nous avons fait la route, causant et badinant comme deux écolières en vacances. Et tant ri que nous avons fort scandalisé un digne disciple de Thémis, — quelque futur juge, j’en suis sûre, — qui a essayé vainement un de ses plus sérieux plaidoyers pour nous ramener à la raison.

C’est un joli trajet à faire. Ces prés verts, ces arbres, ce fleuve entrevu de temps en temps dans des éclaircies, reposent les yeux fatigués des pavés d’asphalte et de bitume.

On passe devant une foule de jolies campagnes que je voyais pour la première fois, comme Laprairie, Beauharnois, etc.

C’est dans les environs de ce dernier endroit, je crois, que ma compagne de voyage m’a fait remarquer, dans les grands champs qui bordaient la route, de petites touffes d’herbes plus hautes, plus drues que le reste du gazon.

On n’a jamais pu, paraît-il, les faire disparaître et savez vous comment on les appelle ces obstinées ? Je vous le donnerais en cent que vous ne le devineriez pas. Eh bien on les appelle : «  des têtes de femmes » !

Comment trouvez-vous l’idée ?

Enfin nous arrivons. C’est joli, savez-vous, Valleyfield. Pas très bien bâti, par exemple, mais le site est magnifique.

Puis ce beau canal et cette baie magnifique rachèteraient bien d’autres défectuosités.

La gare est grande comme ma main, — laquelle n’est pas de dimension formidable, je vous prie de le croire. — Il y a une minuscule plate forme que l’on avait bordée pour la circonstance de branches de sapin qui fleuraient bon.

Je puis bien le dire, il y avait autant de monde aux alentours de la gare qu’à l’église. Il faut ajouter, cependant, qu’il y en avait déjà tant à l’église qu’il n’y restait plus de place.

C’était un gai coup d’œil. Partout des banderolles, des oriflammes, des drapeaux qui s’agitaient sous le souffle de la brise avec des claquements joyeux.

«  Tout n’était que festons, tout n’était qu’astragales. »

Ça et là, pendaient encore, accrochées aux arbres, des lanternes chinoises et vénitiennes, et les fenêtres avaient gardé les papiers de soie de toutes couleurs dont on les avait décorées pour l’illumination du soir précédent.

Les habitants avaient revêtu leurs plus beaux habits de fête et regardaient, d’un air réjoui et content, les nombreux étrangers qui affluaient dans leur petite ville.

Deux personnages surtout ont excité au plus haut point la curiosité des naturels du pays. Ce sont deux bons frères Franciscains, nu-pieds et tête-nue, qui apparaissaient, pour la première fois, au milieu des chapeaux haut de forme et des bottes vernies, devant les yeux ébahis des habitants de Valleyfield.

Jamais ces bons Franciscains n’ont eu autant de succès. On se pressait, on se coudoyait pour mieux les voir, et les suppositions allaient leur train. Je ne crois pas qu’à l’heure qu’il est, on soit définitivement fixé sur leur compte, et le souvenir de ces deux étranges apparitions demeurera, probablement dans l’esprit de tous, inséparablement lié aux grandes démonstrations du 9 juin 1892.

Il y eut bien encore quelque méprise comme celle, par exemple, de ma voisine à l’église, une bonne vieille, qui voyant l’abbé mitré de la Trappe, tout de blanc habillé, la figure ascétique, et dont la haute taille dominait au chœur, l’appelait « le Saint-Père. »

Mais il y avait tant de chanoines, de Dominicains, d’Oblats, d’abbés de toute sorte, qu’une méprise était bien excusable.

Quant aux bonnes religieuses, il y avait une si grande variété de cornettes, de petits et de grands bonnets, que — toujours pour me servir des expressions de ma bonne femme, — « il n’y avait pas moyen de les différencer. »

Vous ne vous attendez pas, je suppose, à ce que je recommence le récit des cérémonies du sacre.

Non. Les journaux, d’ailleurs, n’ont pas laissé à ce sujet la plus petite lacune à combler.

On fait bien les choses à Valleyfield, et les visiteurs venus pour assister aux fêtes y ont été entourés de délicates prévenances et accueillis avec la plus généreuse hospitalité.

Mgr Émard s’y trouvera bien, j’en suis sûre, et déjà le nouveau prélat semble s’être attiré toutes les sympathies.

À l’issue de la messe il y eut un magnifique banquet, sous une large tente dressée dans des champs avoisinant la gare.

Les décorations de la salle du banquet démontraient un goût exquis. J’eus le privilège, ainsi que mon amie, d’y mettre le nez, de sorte que je n’en parle pas sur la foi des on-dit. Le menu était abondant et nul doute qu’il devait être excellent aussi. Mais, de cette dernière particularité, je n’ai pas eu d’expérience personnelle. Ce sont les dames et les demoiselles de la ville qui servaient les convives, toutes de noir vêtues et parées de petites écharpes de couleur attachées au bras. Il y avait de plus une délicieuse musique d’orchestre. En un mot, l’ensemble formait un joli spectacle.

Ce banquet ne se composait pas seulement de membres du clergé ; il s’y mêlait aussi beaucoup d’éléments profanes, choisis parmi les délégués des nombreuses associations et les représentants de la presse.

On m’a même parlé d’une rencontre, — ménagée par ce savant jurisconsulte dont je vous parlais au commencement, — entre une gentille veuve et un fort galant veuf, et qui ont causé sérieusement entre la poire et le fromage.

Vous le savez, les beaux jours sont courts. Il fallait dire adieu à ses amis d’un jour, quitter Valleyfield, son ciel hospitalier, ses drapeaux flottants.

Le soleil se couchait radieux derrière la montagne, comme notre train-express entrait à Montréal.

Lundi, 14 juin.

(C’est que c’était l’hiver
et que c’est le printemps.)

V. Hugo.

L’air est doux. Le ciel, maillé de bleu, resplendit plus beau à travers les nuages floconneux. Dans les espaces, flottent mollement les fils de la Vierge et le zéphir apporte à mes sens ravis, des parfums subtils, pénétrants, comme les brises de l’Arabie traversant les oasis en fleurs.

La terre s’est réveillée de son long sommeil. Elle a secoué sa torpeur, son engourdissement et sourit au soleil, son inconstant amant ; coquette, elle se revêt de sa plus belle parure pour fêter le retour de son bien-aimé. Elle a piqué de ci, de là, sur ses longs vêtements, des fleurettes aux couleurs vives, tranchant sur sa robe d’émeraude.

Oh ! le bon air ! Oh ! le renouveau du printemps qui change tout en vous, dore vos illusions de couleurs plus belles et laisse couler dans vos veines un sang plus vif et plus chaud…

C’est lui aussi qui met des chansons dans l’air, des mélodies enivrantes au-dedans de l’être, et qui, par son souffle vivifiant, fait vibrer les fibres de l’âme comme des harpes éoliennes.

Allons au bois ! le gazon est tendre, l’herbe soyeuse et, dans la ramure, les feuillus épais forment des bosquets charmants, des solitudes pleines de silence et de mystère.

Dans les sentiers ombreux, arrachés aux arbres en pleine éclosion, il pleut des pétales roses et blancs, qui tombent, en tournoyant gracieusement, sur la tête des jeunes couples qui s’y promènent en balbutiant la douce maïeutique de l’amour.

Les arbustes sont chargés de fleurs ; partout les épines sont cachées sous la pousse nouvelle et l’on n’aperçoit plus que des rameaux enguirlandés, souples, flexibles comme des baguettes de fées.

Oh ! les fleurettes, les gentilles fleurettes, cachées dans la mousse, chastes floraisons qu’on dirait écloses sous des baisers de vierge, si frôles, si délicates, qu’on craint les voir s’envoler dans les airs sous l’haleine des vents.

Elles sont là, toutes tremblantes sur leurs tiges, livrant aux espaces les parfums de leur âme, embaumant la solitude des bois, et ne demandant qu’à vivre et mourir aux pieds des grands arbres qui les ont vues naître.

Déjà la douce hépatique, notre anémone printanière, a réjoui nos yeux, et la linnée boréale, aux clochettes roses, ouvre timidement son calice aux premiers rayons du soleil de juin.

Le trillium, qui rappelle par sa forme et sa blancheur immaculée le lys royal, émaille à profusion le gazon de la montagne, et la petite violette et la clématite pourpre croissent avec lui dans toute leur sauvage beauté.

Tout est fête sous la feuillée. C’est la note gaie qui domine dans l’air. Elle se joint aux concerts mélodieux des chantres ailés, de la brise murmurante, du doux frisselis des feuilles, des discrets bruissements de l’insecte butinant.

Les oiseaux nous sont revenus. D’abord l’hirondelle au plumage cendré, accrochant sa demeure à nos toits, aux recoins des corniches et jusque sous les arceaux de Notre-Dame.

Voyez les industrieuses ouvrières raser dans leur vol rapide, les prés, les routes, becqueter la graine tombée, saisir le brin de paille échappé à la saison dernière à la gerbe du moissonneur, et s’envoler à tire d’aile, chargées de leur précieux fardeau, tisser le nid qui doit abriter leurs amours.

Le rossignol a quitté sans regret les orangers en fleurs, les plaines parfumées de la Syrie et vient gazouiller ses suaves romances sous notre beau soleil.

Et dans le silence des nuits, quand la brise assoupie ne murmure que faiblement, quand les fleurs alanguies ouvrent leurs corolles à la rosée rafraîchissante, sa voix s’élève pure et cristalline et va charmer les échos endormis.

Tantôt, elle éclate dans les airs, triomphante et sonore comme une fanfare guerrière : c’est l’Alléluia d’amour.

Tantôt elle se fait tendre et plaintive pour consoler la douleur cachée : c’est l’hymne sublime de l’espérance qui parle au cœur un sympathique langage.

Et les fleurs et les bocages, les hommes et les choses, recueillis et émus, écoutent ces trilles mélodieux qui montent dans la mélancolisante clarté des étoiles…

Les oiseaux, la verdure, les bois, l’air pur, la jeunesse ? le printemps !

Mon Dieu ! qu’il fait bon de vivre !


Lundi, 4 juillet.

Voici la saison des vacances.

Depuis une quinzaine, les colonnes des journaux n’étaient remplies que de ces mots : distribution, prix, accessits, couronnes, médailles, etc. Aujourd’hui tout cela est terminé, et, les joyeuses pensionnaires prennent leurs ébats au grand air de la liberté.

Vous les connaissez toutes à leurs petites mines éventées, à leurs yeux grands ouverts, pleins de curiosité, à leurs médailles toutes neuves et reluisantes, qu’un nœud de velours retient là, bien en vue, autour de leur joli col ou attachées sur la poitrine, comme les décorations des vieux grognards de la garde impériale.

Ma foi ! il n’y a rien à redire à cela ; elles leur appartiennent bien ces décorations, payées qu’elles sont avec les beaux écus sonnants du papa.

Cela semble un peu cocasse, de prime abord, qu’il faille acheter ainsi le mérite au poids des carats, mais vous comprenez que ça deviendrait un peu onéreux pour les bonnes sœurs — surtout quand on considère le nombre fantaisiste des médaillées, — de délier les cordons de la bourse à chaque fois.

C’est bien beau, très honorable, très émouvant même de voir sa fillette recevoir tous les honneurs de son cours, mais quand on a à acheter tout cela, l’enthousiasme et l’orgueil paternels peuvent en éprouver un léger refroidissement. C’est ce qu’on pourrait appeler le revers de la médaille.

Quand j’allais au couvent, on semblait avoir pris pour principe de ne jamais renvoyer, à la fin de l’année, aucune élève, les mains vides, à la maison paternelle ; pour rendre tout le monde content, on allait jusqu’au prodige, et on fondait des prix qui faisaient certainement plus d’honneur au bon cœur qu’au bon sens des fondatrices.

C’est ainsi qu’on décernait des prix de gentillesse, d’amabilité, voire même un prix d’hygiène ( ?).

Je me rappelle d’un « prix de complaisance, » donné en faveur d’une compagne de mes premières années de pension, tellement dépourvue de talent, — l’élève et non la pension, — qu’il n’y avait pas eu moyen de lui accorder avec justice même un accessit de lecture.

Pauvre Rébecca ! — car elle portait ce nom biblique qui aurait tant excité l’ire de MM. Drumont-Morès, s’ils eussent vécu dans son intimité — je me rappellerai d’elle jusqu’à mon dernier jour, fût-il celui du jugement dernier. Jamais je n’ai vu d’enfant si inintelligente. Pas idiote pourtant, oh ! non, tout à fait ordinaire, je vous assure, en dehors des heures de classe, mais du moment qu’il s’agissait de leçon, nix ! elle n’y était plus du tout et débitait les bourdes les plus abracadabrantes qui soient au monde.

Dire le plaisir que nous avions à l’entendre réciter ses leçons est impossible, et, tous nos rires ne lui faisaient pas plus d’effet que de l’eau sur le dos d’un canard.

Au demeurant, la meilleure fille du monde et d’une complaisance ! Enfin, quand je vous dis qu’elle en a eu le prix !

À un examen de fin d’année, il lui fut demandé, une bonne fois, ce que c’était qu’un port de mer. — Un cochon, répondit l’imperturbable Rébecca, d’un ton convaincu.

Les examinateurs, — vous ai-je dit que c’était un couvent de campagne, — s’esclaffèrent littéralement ; le bon vieux curé pleurait de rire s’essuyant les yeux avec son grand mouchoir rouge.

Quant aux élèves, elles firent une ovation à Rébecca qui accueillit assez modestement du reste les honneurs de son triomphe.

Quelques bonnes âmes cependant furent scandalisées. Pensez-y ! depuis un temps immémorial les murs du pensionnat, où l’on ne se doutait pas encore qu’on chanterait en vers ces intéressantes bêtes, n’avaient pas entendu répéter dans toute sa crudité cette épithète malsonnante.


Lundi, 11 juillet.

Savez-vous comment on fait de la littérature aux États-Unis ?

Par quel moyen on inonde le pays d’un flot de dime novels, où toutes les aventures les plus extraordinaires sont accumulées, où tous les héros et les héroïnes meurent et ressuscitent plus qu’il ne faut, où l’on trouve enfin tous les sentiments qui n’ont pas de bon sens ?

L’Américain a le génie inventif, on le sait.

De même qu’il a ses manufactures de coton, de caoutchouc, il a imaginé en plus les manufactures de roman.

Une industrie très-besogneuse et très lucrative si l’on en juge par la quantité d’histoires à sensation qui se débitent, et par le nombre incalculable des acheteurs.

Seulement, les cervelles humaines tiennent lieu de machines et sont mises en opération le jour comme la nuit.

Une romancière américaine a récemment révélé, devant le tribunal de Philadelphie, les moyens dont elle et ses congénères se servent, pour se procurer une énorme quantité de romans qu’elles signent ensuite de leur nom, afin de donner la vogue et en retirer les gains de vente qu’elles convoitent.

Elles ont établi, quoi ?

Ni plus ni moins qu’une fabrique de romans, où l’on emploie de pauvres femmes que quelques dollars, — le mighty dollar — dédommagent maigrement du plus ingrat et du plus ardu de tous les labeurs.

Et pour un si mince profit, elles sont tenues de fournir un roman complet sur tel et tel sujet qu’on leur indique.

Par contre, on leur permet d’emprunter où elles voudront les menus détails du dialogue et de l’intrigue.

Quand on songe au travail incessant de ces manœuvres, à l’état de surexcitation intense qu’elles ont à subir, on ne peut s’empêcher de s’apitoyer sur leur triste sort.

Un roman par semaine ! Mais cela semble fabuleux.

Combien de temps leur cerveau résistera-t-il à ce surchauffage de l’imagination ? Les rouages mis en perpétuel mouvement s’useront avant l’âge, et la plupart d’entre elles iront finir le roman dans un cabanon de folles.

Triste et douloureuse perspective.

On affirme que des auteurs parisiens ne dédaignent pas de recourir aux moyens dont je viens de parler et, on pourrait même, ajoute-t-on, citer quelques noms bien connus dans le monde des lettres qui en font largement usage.

Et que ne cite-t-on pas ? Mais qu’ils en soient pour leur honte, et restent marqués au front, comme d’un stigmate, du mépris des gens de bien.

C’est une monstruosité que de spéculer ainsi sur le talent d’autrui pour aider et grandir le sien. Il y a dans ce trafic quelque chose de déloyal qui révolte et répugne toute âme droite.

On a déjà remarqué qu’après la mort de certains romanciers populaires, il surgissait tout à coup une série d’œuvres inédites qui eussent demandé à l’auteur, pour les produire lui-même, deux fois autant que la durée de son existence.

J’avais lu cette remarque à propos des œuvres, soi-disant posthumes, d’Alexandre Dumas père, de Ponson du Terrail, etc.

J’ai pu juger de la vérité de cette assertion en constatant, moi-même, que, depuis la retraite de Guy de Maupassant, un nombre prodigieux de nouvelles inédites signées de son nom, sont publiées presque chaque jour, dans les revues parisiennes.

Leur authenticité pourrait être mise en doute même par les gens dont la foi est encore robuste.

Combien il y a loin de ces Shylocks modernes à ces grands et nobles cœurs qui, croyant rencontrer sur leur route un talent réel, lui tendent la main, pour l’encourager, lui ouvrent le chemin du succès, et se servent de leur nom, oui, mais seulement pour couvrir les jeunes débutants d’un peu de leur gloire et les protéger d’une manière plus efficace.

Les frères de Goncourt, — qui viennent justement de publier le sixième volume de leurs mémoires, — le dernier à publier pendant leur vie, ont réglé par leurs dispositions testamentaires l’emploi de leur remarquable et splendide collection d’œuvres d’art.

MM. de Goncourt ordonnent que vente en soit faite et le produit destiné à la fondation et au soutien d’une académie, où douze jeunes écrivains, choisis parmi ceux dont les écrits promettent le plus, seront installés confortablement, logés, chauffés, entretenus au frais des fondateurs.

Là, dans le calme et le recueillement, les heureux élus pourront donner libre coursa l’inspiration ; développer et laisser mûrir les richesses de leur intelligence, sans être obligés de sacrifier, dans un travail hâtif, les plus belles productions de leur esprit pour se procurer le pain nécessaire à leur subsistance quotidienne. Les deux frères, Edmond et Jules de Goncourt, ont eu cette touchante prévoyance en voyant autour d’eux des nouveaux venus supérieurement doués, céder sous l’aiguillon du besoin, se hâter outre mesure ou abandonner pour un morceau de pain des œuvres promises à la célébrité.

Et quels étaient alors ces sujets distingués qui avaient si fort excité les sympathies de MM. de Goncourt, et qui peinaient durement dans le terre à terre du journalisme.

Des noms comme Émile Zola, Théodore de Banville, Flaubert et Alphonse Daudet.

Des protégés futurs des de Goncourt, deux ont déjà disparu de la grande scène de la vie : Théodore de Banville et Flaubert.

Tous, cependant, ont fait leur marque et sont arrivés au sommet de la renommée, sans avoir eu d’autres secours de MM. de Goncourt que leurs bonnes intentions.

Ainsi, ce sont des hommes d’une autre génération, avec d’autres goûts, d’autres idées, d’autres méthodes littéraires, peut-être, qui bénéficieront de la générosité des bienfaisants donateurs.

Il sera intéressant de suivre les débuts de cet institut d’un nouveau genre, et bien des vœux seront faits pour que le succès vienne couronner les premiers essais de cette œuvre philanthropique.


Lundi, 18 juillet.

J’ai un gros chagrin depuis hier.

Un chagrin immense qui me pèse sur le cœur, sur la tête et sur les épaules.

Ce n’est pas un diable bleu, — est-il bien sûr, par parenthèse, que le diable soit bleu ? — qu’on peut secouer quand on veut, sortir, promener et amuser, mais une horrible sensation que rien ne sait me faire oublier.

Par exemple, si vous me demandez la cause de tout cet émoi, si votre âme sympathique, voulant s’affliger avec la mienne, veut savoir le malheur qui a fondu sur moi, ma foi ! je ne le sais pas trop bien moi-même. Cependant, comme je m’attends à toutes les calamités à la fois, je n’en suis pas moins à plaindre.

Figurez-vous que c’est une bonne action qui m’a valu tout ce mal. Ce n’est pas très encourageant, vous l’avouerez.

En sortant de la petite église de Bonsecours, un pauvre vieux, à longue barbe blanche, appuyé sur son bâton, l’air vénérable comme un Benoit Labre, et plus propre que lui, — du moins s’il faut en croire les traditions, — me tendit silencieusement sa petite sébile en ferblanc.

Il faut que je confesse mon faible pour les vieux mendiants.

Les infirmités pour moi n’y font rien. Qu’il soit bancal, tortu, bossu, cela m’attendrit peu, je l’avoue, tant que le sujet n’a pas doublé le cap de la soixantaine.

Je m’apitoie sur la vieillesse parce quêtant la plus irrémédiable, elle devrait être, par conséquent, la plus regrettable des infirmités.

Et quand je pense à ces vieillards, qui après une longue vie de luttes et de misères sans doute, n’ont pu vaincre les rigueurs du sort et mendient le pain qui doit encore prolonger une si pénible existence, c’est de toute mon âme que je plains ces malheureux.

Qui racontera leur triste histoire, qui pourra dire ce qui les a réduits à cette humiliante extrémité ! L’ingratitude des enfants peut-être : l’indifférence des parents bien certainement.

Il y a ici, à Montréal, un de ces vieux miséreux qui s’attirerait bien des sympathies, j’en suis sûre, si l’on connaissait comme moi à quelle famille il appartient.

De lui, je ne sais rien personnellement, mais j’ai connu les siens, qui occupent une position très enviable, dans une de nos paroisses du bas du fleuve.

Le frère de ce pauvre mendiant est mort, il y a quelques années à peine, laissant à ses enfants plus qu’une jolie fortune.

Peut-être même, depuis ce temps, quelques-uns d’entre eux ont-ils éclaboussé, au grand train de leurs équipages, ce misérable qui leur tendait la main.

Pourquoi ce pauvre disgracié de la fortune a-t-il été oublié dans la distribution des biens de famille ? Je n’en sais rien.

Pourquoi n’a-t-il pas été compris, au moins, dans les legs destinés aux œuvres charitables ? Je l’ignore. Mais en donnant votre obole, vous feriez de sérieuses réflexions, je vous le jure, sur l’étrangeté des choses de ce monde.

Quelle longue digression ? Où en étais-je arrivée dans le récit de ma lamentable aventure ?… Ah ! m’y voici. Le vieux me tendait la main et j’y déposais ma modeste offrande.

D’une voix chevrotante et cassée il me dit :

— Dieu vous bénisse…

Certes, c’était une bonne parole et j’aime çà entendre cette prière dans la bouche d’un vieillard.

— … et vous console ! continua-t-il encore.

j’eus comme un grand coup dans le cœur.

Que Dieu me bénisse et me console. Me consoler de quoi ? Les jambes me flageolaient et je dus m’asseoir quelques instants sur les marches de pierre du perron.

Là, je commençai à faire un retour sur les derniers jours qui venaient de s’écouler pour voir si vraiment quelque incident m’aurait laissée inconsolable.

J’eus beau m’interroger, je ne vis rien. La veille, la bonne avait bien, par mégarde, écrasé du bout du pied, un gentil bébé chat, mais cette mort prématurée ne m’avait pas affligée outre mesure et déjà, le « froid oubli » avait fait place à de stériles regrets.

Ça devait donc être autre chose.

Peut-être un peu d’ennui causé par une absence de quelques jours ? mais d’un voyage, on en revient et depuis la veille, j’étais heureuse.

Non, j’avais beau interroger les ciels de mes jours passés, ils n’étaient faits que de soleils.

Rien donc jusque là ne motivait le vœu du bon pauvre.

Puisque le passé n’avait pas besoin d’être consolé, évidemment c’était pour l’avenir. Rien qu’à y penser des sueurs froides me perlaient aux tempes.

Je n’ai jamais eu peur d’un ennemi qui m’attaque bien en face. Tout redoutable que peut être cet adversaire, je sais à quoi je dois m’attendre, et toujours sur la défensive, je sais riposter ou parer ses coups. Mais c’est celui que je ne connais pas que je redoute. Je ne le vois pas, mais il est là quelque part, caché, dissimulé, prêt à fondre sur moi, à me frapper au moment où je m’y attendrai le moins.

Si un malheur entrevu doit tomber sur moi, je m’aguerris d’avance, je l’attends résignée.

Toutes mes forces se concentrent vers cette partie de l’âme qui doit être blessée et vienne la douleur, elle me semble moins amère, moins cruelle.

Mais l’inconnu me fait peur. Cette angoissante sensation d’un malheur dans l’air me glace et me pénètre jusque dans la moëlle des os.

Aussi, j’ai depuis ce jour, des visions sinistres devant mes yeux et d’effrayants cauchemars hantent le sommeil de mes nuits.

J’ai des tons larmoyants quand je parle à ceux que j’aime et je me demande avec terreur si, d’ici à ce que je puisse les revoir, un épouvantable cataclysme ne les aura pas anéantis à jamais.

Intérieurement, j’adresse de solennels adieux à tout ce qui m’entoure, j’ai des attendrissements incroyables en regardant la verdure, et l’oiseau qui passe, la fleur qui se penche me mettent des pleurs pleins les yeux.

Dire que ce matin encore, j’étais si gaie, si disposée à aimer la vie que je trouvais bonne et belle.

Et brusquement sans crier gare, voilà tout mon horizon assombri, chargé de tempêtes, avec la foudre qui va gronder,… la pluie, la pluie de larmes prêtes à tomber.

Tout cela à cause d’un méchant sou.

Jugez un peu maintenant de ce que cela aurait été si j’en avais donné deux.


Lundi, 25 juillet.

A-t-on jamais goûté à ces massepains de confection si étrange que les Italiens vendent au coin des rues ?

J’avoue que je n’ai jamais vu de morceaux de sucre pour me fasciner autant, et depuis des mois, je les reluque en passant, du coin de l’œil, avec un intérêt qui va toujours croissant.

Ces petites boutiques ambulantes se propagent très rapidement et on en trouve maintenant dans tous les coins de la ville. Grâce à leur mode de construction, on peut les transporter aisément d’une rue à l’autre, choisissant les endroits les plus achalandés, les abords d’un square, la salle d’exercices, les coins de la rue St-Laurent, et à l’issue de la grand’messe, le dimanche, le voisinage de Notre-Dame.

Dans ces étalages, il y a des bananes d’abord, oh ! oui, des bananes toujours, puis, ces pains énormes, de couleurs assorties, dont on semble faire un débit extraordinaire.

Un de ces marchands (?) m’intéresse particulièrement : c’est celui qui se tient près des bureaux de la poste. Il est moins nomade que les autres celui-là, probablement parce que la place est plus avantageuse et plus lucrative.

Intérieurement, j’ai noté les évolutions qu’il a fait subir à ses massepains parce que c’est lui qui semble donner le ton à tous les autres. D’abord, — du moins quand je les vis pour la première fois, il y a quelque six mois, — ils étaient tous blancs, avec de grosses amandes qu’on entrevoyait par ci, par là, dans l’épaisseur du sucre. Puis sans changer de forme, ils se composèrent de trois couches superposées de couleur différente : la première blanche, la seconde rose et la troisième, chocolat foncé.

Cela faisait un joli effet, je vous l’assure, et rien qu’à l’écrire, ça me fait venir l’eau à la bouche.

Après avoir épuisé le caprice des gens, je suppose, la masse multicolore fit place à la couleur café et aujourd’hui, à côté des pains rose, blanc et café, s’étale le gâteau jaune, décoré pompeusement du nom de « Lemon cream. »

Méthodiquement, et avec un artistisme qui ferait honneur à une plus haute vocation, le monsieur Macaroni détache, à l’aide d’un couteau et d’un petit maillet, des morceaux qu’il dispose d’avance en petits paquets, après les avoir préalablement pesés dans une minuscule balance.

Ce qui me charme encore dans toute cette affaire, c’est qu’il fait la besogne avec une délicatesse louable, sans y toucher seulement du doigt. Et ceci n’est pas une mince considération, quand on songe que ces gens-là ne forment généralement pas la clientèle d’un manicure et que pour employer une expression connue : ils ont des rapports très tendus avec l’eau et le savon. Toutes ces observations ne sont pas, comme on serait tenté de le croire, le fruit de mes nombreuses visites à leur étalage.

Non, mais si je m’en suis abstenue, je confesse humblement que ce n’est pas l’envie qui me manquait. C’est que, voyez-vous, à ma gourmandise se mêle une pointe d’amour-propre ; l’endroit est trop en vue, la foule trop nombreuse et j’ai honte.

Ah ! si j’avais seulement le tiers de ma grandeur ! pardon je veux dire ma hauteur.

Une bonne fois tout de même je n’ai pu résister à la tentation qui m’aiguillonnait plus fort qu’à l’ordinaire, — c’était à l’époque où ce remarquable produit combinait les trois couleurs — et je fis un compromis entre ma dignité et ma gourmandise.

J’avisai un petit bonhomme qui musait dans la rue et lui désignant d’un geste l’objet de ma convoitise :

— Tu vois cela, dis-je, eh ! bien, prends ces dix sous et va m’en acheter. Nous partagerons ensuite.

Que croyez-vous qu’il fit ! Il alla chercher le bonbon et pendant que je me délectais par anticipation, le petit démon se sauvait en faisant la nique.

Fiez-vous aux hommes petits et grands !

Il y avait dans la rue St-Laurent, dans l’enfoncement d’une petite ruelle, un débitant de nougats. Je n’ai jamais passé devant lui sans le voir la bouche pleine. Et de fait, je crois qu’il était à la fois vendeur et consommateur.

À force de manger, il est venu, je suppose, à épuiser toute sa marchandise et comme la caisse devait s’en ressentir, il a jugé prudent de changer de genre de commerce. Ces jours derniers, il étalait modestement des bretelles et autres menus articles de toilette pour messieurs.

Par un reste d’habitude, il mâchonnait mélancoliquement un bouton de manchette.

Les négociants de crème à la glace sont aussi des personnages durant la saison d’été.

Les petits gamins leur font une cour assidue, et celui qui est installé au bas de la côte St-Lambert me semble avoir une fameuse clientèle.

Pour un sou, il donne de la crème plein un coquetier et faut voir avec quelles délices les habitués savourent ce mets délicat.

Leur méthode de dégustation est très simplifiée. D’abord, ils commencent par promener leur langue tout autour du coquetier, puis ils la creusent en forme de cuillère. et avec une dextérité qu’on ne saurait trop admirer, le contenu disparaît dans leurs jeunes œsophages et le contenant, — toujours à l’aide de la langue devenue lavette après l’ingurgitation, — est nettoyé à l’intérieur et à l’extérieur aussi proprement que pourrait le faire le cureur de vaisselle au Windsor.

Un soir de l’hiver dernier, alors que nous revenions d’une réunion intime, j’aperçus, sur les onze heures, coin des rues St-Laurent et Ste-Catherine, un chariot de dimensions assez grandes, garni de fourneaux à travers lesquels des charbons ardents brillaient avec des lueurs fantasmagoriques. Au milieu, s’agitaient de grands fantômes, tout de blanc habillés, armés de longues spatules, versant un liquide fumant dans des tasses qu’on distribuait ensuite aux spectateurs.

Entrevu à cette heure avancée de la nuit, cela me fit l’effet d’une apparition fantastique.

J’appris que ce n’était qu’un café sur roues où se distribuait du thé, du moka et du chocolat, des gaufres et autres pâtisseries de confection française plus ou moins douteuse, je pense.

J’aurais désiré examiner de plus près ces industriels, mais il ne sont, je crois, que des oiseaux nocturnes. Je les ai entrevus hier, après souper, comme ils longeaient une ruelle, filant grand train, avec un bruit de ferraille comme celui qui proviendrait de chaudières vides qui s’entre choquent. Puis, ils disparurent, telle une vision.


Lundi, 1er août.

— Vaudreuil ! Vaudreuil !

Dit le conducteur par la portière ouverte.

Arrachée brusquement à une demi-somnolence, je ramassai à la hâte mon ombrelle et m’élançai sur la plate-forme du char comme le train entrait en gare.

Oui, c’était bien Vaudreuil, Vaudreuil tant vanté que je voyais enfin pour la première fois.

Vous imagineriez difficilement de plus joli endroit. Tout plein de verdure, de fleurs, d’ombrage et d’horizons charmants.

De ravissants cottages, blancs aux vertes persiennes, fantaisistes d’architecture et de couleurs, piqués ici et là, irrégulièrement à travers les champs, complètent le paysage.

Une belle nappe d’eau s’étend à perte de vue : ses méandres sinueux forment mille détours, creusent mille enfoncements. Cette rivière semble, pour me servir de l’expression de Balzac, « aimer tellement le pays, qu’elle se divise en mille branches, et fait une infinité d’îlots et de tours afin de s’y amuser davantage. »

En effet, au milieu de ces eaux si limpides, sont jetées, comme échappées des mains trop pleines de la nature, de jolies petites îles, formant des corbeilles de verdure pour embellir davantage un panorama déjà si radieux.

C’est beau Vaudreuil, beau comme un rêve, « un vrai coin du paradis oublié sur la terre, » et je m’étonne de ne pas en entendre parler plus souvent.

Je ne me charge pas de réparer les lacunes ou les injustices qu’on aurait pu commettre à son sujet, j’en fais simplement un article de chronique, — puisque chronique il y aurait quand même — et pourquoi pas ce thème-là puisqu’il est agréable ?

L’hôtel de Vaudreuil est admirablement situé. La maison elle-même, spacieuse, bien aérée, offre de tous ses côtés, des points de vue admirables.

Les alentours sont bien entretenus, partout l’herbe y est verte, soyeuse, et les beaux et grands arbres abritent sous leur toit touffu plus d’un groupe joyeux.

Tout près se trouve un charmant îlot, qu’on dirait jeté là tout exprès, et sur lequel on a construit un kiosque rustique. Il doit faire bon de pouvoir y jouir longuement de toutes les beautés qu’offre ce pittoresque paysage. Un petit pont relie entre elles les deux rives.

Deux fois la semaine, un orchestre vient à l’hôtel y faire entendre de la bonne musique. Rien de plus séduisant que de voir, au prélude des instruments, surgir des pelouses ombreuses, ces couples animés qui s’en vont, tournoyant gracieusement, sur le parquet ciré du grand salon.

Les touristes se renforcent dans ces occasions de la belle jeunesse du village, et, faut voir avec quelle ardeur joyeuse et quel entrain on conduit le bal.

Les dames et les jeunes filles font un brin de toilette, et ces fraîches robes blanches, ou bleues, ou roses, dont les reflets chatoyants se marient si harmonieusement aux reflets des lumières, sont d’un effet délicieux. Et de ces draperies vaporeuses se dégagent des fragrances qui flottent mollement dans l’atmosphère attiédie.

Aussi, il n’est pas étonnant de voir les cavaliers si empressés et attentifs autour de si attrayantes partenaires.

Le jour, l’hôtel est presque silencieux. Le matin, d’assez bonne heure, la gent masculine s’embarque pour la ville et les veuves d’occasion se consolent de leur absence comme elles le peuvent.

Les dames commencent d’interminables parties de whist ou se rassemblent sous la spacieuse véranda et disent, — comme c’est toujours l’usage d’ailleurs dans des réunions de ce genre, — toutes sortes de bonnes choses sur le compte du prochain.

Les jeunes filles vont rêver sous les grands arbres, babiller un peu, lire quelques pages de roman ou quelques bouts rythmiques d’un poëte favori.

Qui n’a son poëte favori ! Pas toujours couronné par l’Académie, par exemple, mais qu’importe ! souvent il nous parle plus et mieux au cœur que ne vous diraient les quarante immortels mis ensemble.

Je n’aurais garde d’oublier parmi les amusements le plus en vogue, le jeu de billard et le « Bowling Alley » : c’est le rendez-vous par excellence, et, au bruit des billes qui roulent et s’entrechoquent, se mêlent des éclats de voix et des francs rires qui s’échappent comme des fusées par les fenêtres ouvertes.

Les soirs, ah ! les soirs, parlons-en, ils sont délicieux.

La chaleur du jour est tombée et fait place à une brise tiède qui berce les feuilles en leur murmurant d’étranges choses. Avez-vous jamais compris ce bizarre langage ? ce que ce chant veut dire à la sombre ramure ? et ce qu’elle y répond dans son frissonnant trémolo ?…

Au firmament, les étoiles scintillent doucement et jettent de pâles clartés sur les eaux qui s’endorment. De temps en temps, un bruit s’élève encore. C’est le son cadencé des rames qui grincent sur les tollets des frôles embarcations.

Des groupes sont disséminés sur la pelouse. Peu à peu les conversations se font moins bruyantes. Tout est si calme, si grand dans la nature que cette splendeur majestueuse élève malgré soi.

Vous sentez que devant une telle scène, l’âme est prête à prendre des envolées sublimes dans l’infini de la voûte éthérée…

Oui, mais les maringouins se chargent du soin de nous rappeler bien vite sur la terre.

Pour échapper à leurs morsures ou pour y faire une heureuse diversion, on se promène ça et là, et on entame des conversations banales avec ces étrangers d’hier, ces indifférents de demain que le hasard vous a fait rencontrer.

J’eus cependant occasion de rompre la monotonie des lieux communs dans une tâche que la confraternité m’imposait : celle de défendre Pierre Sansfaçon des coups de scalpel portés contre lui par un jeune médecin de la rue St-Denis, qui essaya de me prouver par sel plus séné, que le Pierre Sansfaçon, dans une de ses chroniques, où il maltraite les jeunes Esculapes ayant étudié à l’étranger, avait commis un crime de lèse-patriotisme, de lèse… je ne sais trop quoi, car il y a beaucoup de partis lésés dans cette affaire.

À entendre parler mon bouillant interlocuteur, toute la clientèle, depuis l’émission de ce malheureux article, menaçait de déserter la rue St-Denis et peu s’en fallait en vérité, qu’elle ne traversât les frontières pour aller commander des pilules dans la grande république.

Si jamais mes modestes élucubrations devaient causer tant de mal, je demande qu’on me coupe la main droite, et que l’opération soit faite par ces jeunes médecins de la rue St-Denis.

Mais adieu Vaudreuil !

J’aurais voulu dans cette légère esquisse peindre avec plus d’habileté, — surtout pour vous, Madame, qui m’en avez priée, — son site enchanteur et ses paysages superbes, mais avec toutes les couleurs fines et délicates entassées sur ma palette, je n’ai réussi hélas, qu’à faire un mauvais pastiche.

J’en suis fâchée, mais qu’y faire ?


Lundi, 26 septembre.

Je vous avais promis de vous parler de la Beauce, je tiendrai parole et jamais sujet ne me fut plus agréable.

Seulement, je crains de ne pouvoir lui rendre toute la justice qui lui est due et les Beaucerons, très pointilleux pour tout ce qui touche leur beau pays, pourraient bien me scalper à la prochaine rencontre.

Enfin je laisserai parler le cœur, c’est de là que viennent les meilleures inspirations. Maintenant que le soleil se refroidit dans l’horizon, ces évocations estivales me redonnent comme l’illusion des beaux jours où l’air était si bon, les brises si douces et l’hospitalité si généreuse.

— La Beauce, me disait une spirituelle personne, me fait l’effet d’une jolie coquette, toujours parée pour plaire.

La définition est gentille, n’est-ce pas ? En effet, Figurez-vous une large et fertile vallée traversée de toute sa longueur par une jolie rivière aux eaux profondes et limpides ; de chaque côté, une végétation luxuriante, une nature tendre, mouvementée, des points de vue pittoresques, et vous avez à peine une idée du beau pays de Beauce.

Cette vallée est divisée en quatre grands villages : Sainte-Marie, Saint-Joseph, Saint-Georges et Saint-François.

Sainte-Marie est la patrie de Son Éminence le cardinal Taschereau. Le manoir où il est né subsiste toujours, et l’on y voit un très intéressant musée de souvenirs historiques et d’antiquailles, dons faits aux ancêtres de la génération actuelle de la famille, par les anciens gouverneurs du pays et la noblesse française.

La rivière qui traverse ces villages s’appelle La Chaudière et est un affluent de notre Saint-Laurent. C’est plutôt un pays de Cocagne traversé par le Pactole, puisque tous vous avez entendu parler des fameuses mines d’or de la Beauce.

C’est à Saint-François surtout que l’exploitation se fait sur une large échelle, mais vous comprenez que la fièvre a gagné les autres paroisses avoisinantes qui ne voient pas pourquoi elles auraient été déshéritées dans le partage, et se sont imaginées de posséder, elles aussi, des sables aurifères.

À Sainte-Marie, un mien ami me montrait avec mélancolie un emplacement où il avait cru trouver des filons d’or d’une grande richesse. Hélas ! il en fut pour ses peines et son argent ; ce qu’il avait pris pour une veine n’était qu’une déveine.

Les bords de la rivière Chaudière ne sont pas toujours uniformes : si parfois elle coule entre des prairies riantes et belles, par endroits, ses eaux ont à se frayer un cours entre deux collines.

Les deux rives, cependant, correspondent exactement l’une à l’autre ; quand les eaux ont creusé d’un côté un petit enfoncement, ou formé un coude en déviant de leur cours ordinaire, vis-à-vis de ces déplacements, une pointe de terre s’avance, comme pour combler le vide ou suivre toutes les sinuosités du cours, de sorte que si les bords pouvaient se refermer, toutes les parties s’adapteraient les unes aux autres et s’ajusteraient aussi hermétiquement qu’une boîte.

De chaque côté, sont bâties les habitations et c’est plaisir que d’admirer ces villages si proprets, si bien bâtis, aux maisonnettes enfouies pour la plupart derrière d’épais rideaux de verdure.

On a le culte des arbres à la Beauce. Les bosquets n’y sont pas rares et, par endroits même, les routes sont ombragées par des rangées d’ormes qui s’élèvent droits dans les airs, et font retomber comme une ombrelle, leur gracieux feuillage, découpé à jour.

Partout, des prairies bien cultivées, et, le sommet ou le versant des côteaux se couvrent en été d’une belle et riche moisson.

Quelles belles promenades nous avons faites à travers ces campagnes avec « Minuit, » le vaillant cheval noir qui nous conduisait si gaillardement.

Dans les champs, les femmes arrachaient déjà le lin qu’elles filent ensuite pendant les soirées d’hiver ; les petits enfants, accourus au bord du chemin par le bruit de notre voiture, relevaient des deux bras les broussailles de leurs cheveux et nous regardaient d’un air curieux.

Saint-Joseph est le chef-lieu du comté. Comme M. le shérif Taschereau, avec une amabilité et une courtoisie charmantes, nous faisait visiter le palais de justice, la cour, la prison, nous entendîmes dans les salles des petits jurés la sentence d’un individu accusé d’avoir frappé un voisin à coups de hache. Rien que de voir la mine rébarbative de l’accusé, on pouvait le soupçonner coupable de tous les crimes. Il fut cependant acquitté à l’unanimité.

M. le shérif nous parla d’un procès célèbre qui se déroula devant les assises de cette même cour, il y a une dizaine d’années.

C’était tout un drame. Une jeune femme avait dardé — histoire d’amour et de jalousie — une autre femme à coups de couteau. Les preuves étaient accablantes ; la culpabilité de l’inculpée ne faisait de doute à personne.

L’avocat, — un Beauceron à son premier début, — fit des prodiges d’éloquence et fut si pathétique qu’il fit verser à l’auditoire des torrents de larmes, non sur le triste sort de la victime, mais sur celui beaucoup plus pitoyable de l’accusée. Bref, la fille fut acquittée séance tenante.

Que voulez-vous ? On est si bon à la Beauce, qu’on ne veut croire au mal dans personne. Il va sans dire que la Beauce, comme tout pays qui se respecte, a son histoire, ses traditions, ses types qui lui sont particuliers.

Pour ne parler que des noms de baptême dont on affuble quelques petites chrétiennes : des noms comme Armosa, Dauphine, Maïda, Alfredine, etc., etc. Et comment aimerait-on, par exemple, s’entendre appeler : Nippolance ?

Il est joliment difficile de trouver mieux que cela, même en détaillant les Saints Innocents, les uns après les autres.

La Beauce a eu aussi ses prophètes et ses illuminés. L’un d’eux, après avoir suffisamment édifié sa congrégation de croyants pendant quelque temps, et leur avoir prêché ce qu’il ne pratiquait pas, annonça un bon jour qu’il allait prendre son envolée vers le ciel.

Il fixa à ses épaules une espèce de machine qu’il avait lui-même fabriquée à grands frais, et, par un beau dimanche, devant la foule des curieux attroupés, le nouveau Simon s’éleva dans les airs, juste assez haut pour rendre sa chute plus sensible.

On le ramassa à demi-mort, bras et jambes rompus, et la leçon fut assez bonne pour que le pauvre fou s’estimât heureux de vivre sur la terre les années que la Providence lui réservait encore.

Si vous voulez maintenant un échantillon de coquetterie féminine, voici :

Cette année, comme la moisson avait été des plus abondantes dans les greniers d’un Jean-Baptiste de la Beauce, celui-ci, mis en belle humeur, offrit galamment à sa Josephte d’aller se choisir un cadeau dans le meilleur magasin de nouveautés.

Cela ne surprendra ni les maris ni les épouses, d’apprendre que ce fut une robe et un chapeau que la brave femme alla commander, et, quelques jours après, elle commençait une ronde de visites dans le but charitable de montrer sa toilette aux amies.

Mais quelle toilette ! Toute noire, avec de larges biais de crêpe, et la tête enveloppée d’un voile long et épais. Aux personnes qui s’informaient de la cause de cette livrée de deuil, elle répondit candidement que ça avait toujours, été un des rêves de sa vie d’avoir une riche toilette noire, et qu’elle était bien aise d’avoir pu réaliser enfin le plus ardent de ses désirs !

Je regrette de ne pouvoir vous raconter ces histoires avec tout le zest et l’entrain qu’y met mon vieil ami le Dr. Tancrède, alors que réunis dans la vaste salle de sa demeure,

Comme de gais oiseaux qu’un coup de vent rassemble,


nous prêtions une oreille attentive et charmée à toutes les spirituelles anecdotes qu’il narre avec tant d’aisance et d’originalité.

Oui, on passe de beaux jours çà Sainte-Marie de Beauce. Quand tout est jouissance pour l’esprit et le cœur, quand la campagne est belle et qu’une franche amitié vous convie à son foyer, comment ne pas remporter de ces haltes, dans le pénible voyage de la vie, le meilleur et le plus constant des souvenirs. Et vous savez qu’

Un souvenir heureux est peut-être sur la terre
Plus vrai que le bonheur.

Lundi, 3 octobre.

Je pense qu’il n’est pas de contre-temps plus fâcheux pour un écrivain ou une chroniqueuse que de perdre ses manuscrits.

Il m’était déjà arrivé de voir quelqu’un dans cet embarras, et, tout en me chagrinant de son ennui, tout en unissant mes recherches aux siennes, je m’imaginais que rien n’était plus facile que de reconstituer les feuillets égarés en les recopiant de mémoire. Aujourd’hui, je ne tiendrais plus ce langage : il n’y a rien comme la dure expérience pour faire juger sainement des choses.

Dieu sait où est allé choir ma dernière chronique, et, quand, après avoir remué, dérangé, fouillé partout, j’ai essayé de raconter de nouveau ce que j’y avais écrit, ça n’était plus ça, oh ! mais pas du tout. En l’écrivant la première fois, je vous avouerai que rien dans le style et la manière de raconter mon histoire ne m’avait particulièrement frappée : maintenant que la copie n’est plus là devant moi, il me semble avoir écrit quelque chose de très joli, presqu’un petit chef-d’œuvre, quoi !

Comme notre misère est toujours relative en ce monde, je me consolai de mon malheur, en pensant qu’il n’est pas aussi irréparable que celui qui arriva à un auteur dont je ne me rappelle plus le nom.

Comme notre savant venait de terminer le manuscrit d’un livre qui lui avait coûté maintes recherches et maintes sueurs, il crut devoir se reposer un peu en allant faire une petite promenade à la campagne.

Pendant son absence, la bonne, prise d’un excès de zèle subit, entreprit un grand ménage dans le cabinet d’études de son maître et fit bon marché des notes et des ratures qu’elle y trouva.

Elle se donna même, comme elle l’avoua plus tard, bien du mal pour séparer le papier barbouillé de celui qui ne l’était pas ; mais, il ne faut jamais compter sur la gratitude des gens, et, pour toute récompense, le maître, à son retour, lui signifia son congé sans beaucoup de ménagement.

Le pauvre homme dut recommencer son pénible travail et ses longues veilles.

Fit-il mieux ? fit-il pis ? c’est ce que l’histoire ne dit pas, mais, ce dont je suis sûre, c’est que son second ouvrage différait du premier sur plusieurs points.

Plus on mûrit un sujet, plus il devient susceptible de développements.

Sans compter que le temps et l’expérience sont de grands maîtres. Ils instruisent plus que ne le ferait le meilleur professeur à la Sorbonne.

Le temps surtout. Avez-vous remarqué comme il corrige et modifie tout ? les idées, les opinions et jusqu’au goût ?

Rappelons-nous nos antipathies d’enfant : quelques-unes survivent encore, mais le plus grand nombre sont allées rejoindre les neiges d’antan.

Vieillir rend plus sage, du moins, je suis tentée de le croire, et quand je pense à la grande provision de sagesse que l’on peut faire après vingt ans, je m’étonne toujours que les gens de quarante ne soient pas tous des Catons.

Peut-être, après tout, que si les choses se passaient ainsi, le monde deviendrait trop monotone. Pas un petit mot à dire contre personne : rien pour égayer une conversation, je vous demande un peu, de quoi parlerions-nous ?

Peu d’années, quelques mois souvent, apportent des changements dans notre manière d’envisager la vie.

Nos gros chagrins d’enfants nous semblent aujourd’hui bien puérils, et, c’est de l’autre côté, car, il y a un autre côté, heureusement, que nous rirons bien de nos maux présents.

En attendant, il faut les supporter, les endurer le mieux possible. D’abord, il ne sert pas de se débattre contre l’inévitable ; le meilleur parti à prendre est encore d’accepter sans maugréer.

Puisque les récriminations n’y font rien, qu’est-ce que cela sert alors de récriminer ?

« Grin and bear it, » dit le proverbe anglais, et il y a beaucoup de philosophie là-dedans.

Beaucoup de gens, quand ils ont du chagrin, ne voient ni autour d’eux, ni dans l’univers entier, de douleur comme la leur : ils en font le sujet de leurs conversations journalières, quand ils ne se contentent pas d’y faire des allusions fréquentes, avec accompagnements de oh ! de ah ! et de soupirs à fendre les pierres.

C’est plus que de l’égoïsme, c’est de la folie. Ce n’est pas parce qu’un nuage sombre traverse notre ciel qu’il faut faire partager notre tristesse à tout ce qui nous approche, servir d’éteignoir à toutes les explosions de gaîté et rendre la vie plus dure qu’elle ne l’est.

Et, Dieu sait qu’elle est assez triste, parfois, sans qu’on en exagère les mauvais côtés.

Ce n’est pas seulement manquer de charité envers les autres, c’est aussi en manquer envers soi-même.

Il est inutile de nourrir et d’aviver constamment une douleur par l’évocation constante des souvenirs qui s’y rattachent.

Vous énervez votre sensibilité, pour vivre dans un passé qui ne sert plus, quand le présent, l’avenir, ont autrement besoin de votre courage et de votre énergie.

Quand le malheur a frappé une famille, il est naturel que les premiers jours qui suivent cette terrible visite pèsent lourdement à tous ses membres. Mais il ne faut pas pour cela demeurer affaissé sous le poids, et chacun doit s’efforcer de rendre moins pénibles les rapports de tous les jours.

Ce n’est pas cela qui fait l’oubli ; loin de là : les souvenirs tristes ou joyeux sont de douces fleurs auxquelles on ne doit pas trop toucher avec des mains profanes, de peur de les flétrir.

Tous nos efforts devraient tendre à nous rendre la vie agréable les uns aux autres, même au prix de quelque sacrifice. La paix et le bonheur sont choses si précieuses, qu’elles valent bien quelques légers actes de renoncement de notre part…

Dites-moi un peu sur quelle herbe ai-je marché ce matin ? J’ai perdu le manuscrit de ma chronique, et, en échange, je vois donne un sermon.

Heureusement que vous pouvez vous dédommager en faisant ce qui nous arrive parfois, pendant une ennuyeuse prédication : dormir !

Lundi, 17 octobre.

Le grand tournoi du jeu de crosse, entre les clubs Shamrocks, de Montréal et les Capitals, d’Ottawa, a eu lieu, comme vous le savez, samedi dernier.

Jamais je n’ai vu tant d’animation, de mouvement, d’enthousiasme. Ce n’était pas de l’enthousiasme ordinaire, c’était du délire. Chacun semblait littéralement hors de lui et les applaudissements, les cris, les hourrahs assourdissaient les airs.

Une foule immense encombrait les terrains. Plus de deux cents sportsmen étaient arrivés de Québec, pour être témoins de cette joute gigantesque, et le contingent d’Ottawa ne comptait pas moins de trois mille personnes.

Joignez à cela nos bons Montréalais, et, vous arrivez presque au joli chiffre de quinze mille spectateurs.

Les estrades étaient remplies jusqu’à la dernière place.

Il y en avait de juché un peu partout, et ces masses grouillantes, ces grappes humaines, accrochées ça et là, faisaient voir dans leur ensemble un drôle d’effet.

Je ne puis voir un grand rassemblement sans penser au jugement denier. C’est stupide, me direz-vous, car, enfin, rien ne rappelle la trompette retentissante, ni les autres accessoires qui doivent accompagner notre dernière sentence, mais je crois que dans mon extrême enfance, la scène de la vallée de Josephat s’est gravée plus fortement que les autres dans mon esprit, stimulée qu’elle était surtout, par la perspective, bien consolante alors, de connaître mille petits détails cachés sur le compte de mon entourage.

Mais revenons à notre sujet.

Dès le matin, les billets d’admission faisaient prime. J’ai mis à m’en procurer un jusqu’à mon dernier sou, un vieux sou « de chance » qui m’avait été donné il n’y a pas bien longtemps encore.

Le ciel était doux, serein comme un ciel d’été ; de légers nuages floconneux comme le duvet, flottaient mollement dans l’espace.

Vous savez quelle belle température nous avons eue vendredi et samedi derniers, alors que nous jouissions du fugitif été de la St Martin, — l’Indian summer des Anglais, — qui est comme le dernier sourire mélancolique et tendre de l’été expirant.

Pendant que des groupes d’hommes étaient occupés à enregistrer leurs paris sur les petits carnets, les femmes — et on les comptait en très grand nombre, — se promettaient entre elles force paire de gants.

Enfin les combattants sont en présence les uns des autres et le signal de la lutte est donné.

Sir Adolphe Caron fait rouler la première boule aux longs applaudissements des gens d’Ottawa, venus pour se réjouir ou s’apitoyer avec les leurs.

La première partie a été gagnée par les Capitals. Grande fut la joie parmi les Ottawaïens, (ça, c’est un mot de mon invention, et je m’en vante ! ) et les vivats, les mouchoirs, les chapeaux se croisèrent au-dessus de leurs têtes.

Ça débutait mal pour les Montréalais, bien qu’il n’y eût pas lieu de désespérer encore.

Malgré moi, je m’intéressais vivement à la lutte et tous mes vœux étaient pour les Shamrocks, qui, en leur qualité de concitoyens et à cause de l’emblème vénéré de leur club, s’étaient attiré toutes mes sympathies.

Ma voisine de droite m’intéressait aussi très-vivement.

D’abord, je n’avais pu m’empêcher d’admirer sa jolie figure, à l’ovale si pur, si gracieux, éclairée par deux grands yeux gris, qui reflétaient son âme.

Dès le commencement de la lutte, elle semblait avoir oublié ceux qui l’entouraient, et son attention tout entière était concentrée sur les jouteurs.

Il me fut aisé de juger de quel côté penchait ses sympathies.

Au premier succès des Capitals, sa figure exprima la désolation la plus sincère ; nerveusement, elle mordillait de ses dents nacrées le petit mouchoir de dentelle qu’elle tenait à sa main, et, parfois, je l’entendais murmurer d’une voix entrecoupée :

— Oh ! Jack, oh ! my poor Jack !

Sur sa figure, je pouvais lire toutes les péripéties de la lutte. Les défaites et les triomphes changeaient cette physionomie mobile et la rendaient expressive comme un livre ouvert.

Tantôt, elle frappait ses jolies mains l’une contre l’autre, tantôt elle agitait son mouchoir bien haut au bout de son bras, tandis que toute sa figure resplendissait de joie et d’orgueil.

Puis, quand les Shamrocks faiblissaient, ses sourcils se fronçaient, son frais visage prenait des contractions douloureuses et l’émotion la plus vive la faisait trembler comme une feuille.

Enfin, le sort et la valeur décidèrent en faveur de nos vaillants champions, et des cris de victoire sonnèrent la fanfare triomphale.

L’enthousiasme était à son apogée et tenait presque de la frénésie.

Comme ça sent bon la victoire ! et comme son parfum délicieux grise et enflamme mieux que la plus pure ambroisie !

Durant l’excitation des derniers instants, j’avais oublié mon intéressante voisine. Après avoir payé aux combattants le tribut de mon admiration en applaudissant de toutes mes forces, je me retournai vers la gentille enfant :

Well, Jack has won, dis-je avec un sourire. Elle m’adressa un regard de reconnaissance pour ma sympathie, et me serra la main, mais elle était si émue que je la sentais incapable d’articuler une parole.

Quelques instants plus tard, un beau et musculeux jeune homme, un chevalier à la verte armure, couvert de poussière, le visage encore ruisselant de sueurs, fendait la foule pour s’approcher de l’endroit où nous étions.

L’excitation n’avait pas encore diminué. On se serrait la main, on se félicitait, on se heurtait et se bousculait en regagnant les issues.

Mais, lui, ne voyait plus qu’elle, et, elle, lui. Tout le reste avait disparu à leurs yeux, et, se levant de son siège pour aller à sa rencontre, elle lui donna la plus belle récompense qu’un vainqueur puisse rêver,

 :… ce collier qui manque un rang suprême
 :Les deux bras d’une femme aimée — et qui vous aime.

Discrètement, je détournai les yeux et m’ensauvai.

Pour un rien, j’aurais pleuré comme elle.


Lundi, 31 octobre.

La veille de la Toussaint ! Brrr… qu’il fait froid !

Pas ce froid de la température qui vous saisit à la figure, aux mains, aux pieds, mais cet autre froid qui glace l’âme, étreint le cœur et vous met dans la tête les idées les plus ternes et les plus sinistres.

C’est le temps des ciels mornes, des bises sifflantes, des pluies glaciales et des brouillards épais.

C’est l’automne, « l’automne aux tristes jours », dit la chanson, qui mesure du même coup l’éternité de l’amour à la durée des rose".

Hélas ! est il bien sûr que quelques amours durent aussi longtemps !

Mais, nous voici au trente-un octobre, Hallow-E’en, comme l’appellent les Anglais.

Les superstitions populaires ont donné à ce jour un caractère particulier : car, il n’y a pas un autre jour dans l’année, je crois, auquel il soit attaché un plus grand nombre de pratiques superstitieuses.

C’est ce soir que les charmes et les philtres font le plus d’effets et que l’art divinatoire révèle ses secrets avec les meilleurs succès.

De plus, on assure que les enfants venant au monde la veille de la Toussaint, sont capables de voir et de converser avec les fées, les esprits et les sorciers.

C’est en Angleterre et en Écosse surtout, que ces croyances sont le plus universellement reconnues. C’est dans ces pays, d’ailleurs, qu’elles ont pris leur origine, pour se répandre ensuite dans les autres parties du monde.

Comment ont-elles traversé les mers, et, comment surtout, les retrouvons nous dans les campagnes canadiennes les plus éloignées des grands centres, là, où, depuis un temps immémorial, on ne trouvait pas une famille anglaise à plusieurs lieues à la ronde, c’est ce que j’ignore.

Je constate seulement que, d’aussi loin que date le réveil de ma mémoire, je me rappelle avoir vu célébrer le premier novembre par des conjurations innocentes et des pratiques superstitieuses. Et on tenait ces coutumes de nos mères, qui les tenaient elles-mêmes de celles qui les avaient précédées.

En fermant les yeux, aujourd’hui, il me semble encore repasser devant mon esprit toutes les scènes d’alors : la grande salle pleine de lumière : le bon feu flamboyant au craquement de ses bûches de bois : les épais rideaux bien tirés devant les fenêtres, tandis que le vent soupirait et que la pluie, souvent la neige, faisaient rage au dehors.

Une bonne odeur de pommes rôtissantes régnait dans l’atmosphère attiédie de la pièce. Sur la longue table, où tant de fois, j’aime à lui rendre ce témoignage, on a rompu le pain de l’amitié, étaient disposés les accessoires nécessaires aux conjurations du sort.

D’abord trois soucoupes : une pleine d’eau, l’autre de terre, mais la troisième doit rester vide.

Que celui ou celle qui veut consulter le destin, se couvre les yeux d’un bandeau et aille toucher, au hasard, l’une des trois soucoupes. Si c’est dans l’eau que ses doigts vont tremper, c’est un signe d’heureux mariage, si c’est la terre, c’est qu’on doit partir avant longtemps, « les pieds devant » pour le cimetière : enfin, si c’est la troisième, cela veut dire célibat perpétuel.

J’ai déjà lu quelque part que Burns donne cette pratique comme étant originaire de son pays, et qu’elle s’observe encore parmi les montagnards écossais, à chaque vigile de la Toussaint.

Une autre coutume plus amusante consiste à jeter un anneau de mariée dans de la pâte détrempée pour les crêpes. Quand on en fait faire une jolie pile, et que l’anneau se trouve bien dissimulé dans l’amoncellement, on apporte le plat sur la table et la maîtresse de maison coupe le tout en parts égales qu’elle distribue à ses hôtes. La personne à qui échoit l’anneau se marie dans l’année.

S’il arrive que ce soit un vieux marié que le sort favorise, des éclats de rire saluent cette abondance de biens, laquelle, — contrairement à ce que le proverbe nous enseigne, — pourrait nuire quelquefois.

Si cette superstition n’est pas canadienne, elle mériterait de l’être, à cause des crêpes.

On dit encore qu’une jeune fille, seule avec une chandelle dans une chambre obscure, et, qui mangerait une pomme devant un miroir, verrait la figure de son futur mari derrière son épaule, et son visage se refléter dans la glace devant elle.

C’est ce que j’appellerais volontiers un moyen héroïque, et, pour l’essayer, il faut plus qu’une bonne dose de curiosité.

Connaissez-vous ce que c’est de faire tourner le crible ?

Cette cérémonie, dont la seule évocation est bien propre à faire dresser les cheveux sur la tête, consiste à se rendre à la grange en un soir comme celui ci, et, à imprimer au crible un mouvement de rotation en prononçant certaines paroles. Alors, la figure du personnage que l’on évoque vient continuer le mouvement.

Je ne crois pas que cette superstition, qui, dans ce cas, perd son ton d’innocent amusement, se pratique très souvent.

Cependant, elle a déjà été mise à exécution puisqu’elle a donné lieu à des légendes qu’on raconte encore pendant les longues soirées d’hiver.

Et voici comment on rapporte que la brune Mina, au lieu d’apercevoir son bien-aimé, ne vit qu’un effrayant cercueil recouvert d’un drap blanc ; ce qui faillit la faire mourir de frayeur.

Si la gentille enfant ne tomba pas sous la faux de la sinistre moissonneuse, son fiancé, lui, fut enlevé dans toute la vigueur de son printemps, avant que l’année ne fut écoulée.

Une autre fillette aperçut, elle, la silhouette du « malin, » — il ne faut jamais à la campagne, après le soleil couché, appeler le diable de son nom, — et, on ne sait ce qui serait advenu, si elle ne se fut enfuie promptement en faisant force signes de croix.

La morale est donc qu’il est dangereux de se servir de cet expédient pour connaître l’avenir, et même au taux où les maris sont cotés de nos jours, je ne crois pas qu’il vaille la peine d’être tenté.

Il paraît que les jeunes gens de Montréal avaient, il y a quelques années, une singulière manière de célébrer Hallow-E’en.

On décrochait les barrières, quelquefois même les persiennes qu’on allait ensuite échanger avec celles des voisins les plus éloignés.

On conçoit aisément les ennuis que ces espiègleries occasionnaient ; aussi, voyait-on, au temps où ces mascarades florissaient, des gardiens aux barrières de chaque propriété de la rue Sherbrooke.

Ce qui est plus amusant que tout cela et qui vous ferait passer, chères lectrices, un joli quart d’heure, ce soir, c’est la divination de vos destinées futures au moyen d’un blanc d’œuf.

On fait glisser dans un verre aux trois quarts rempli d’eau, le blanc d’un œuf, puis tenant le verre dans sa main, on l’élève à la lumière d’une lampe, et vous attendez que toutes les formes diverses que développe l’albumine vous disent quelque chose.

Tantôt on dirait de gracieux paysages, aux arbres vaporeux, aux maisonnettes dont les cheminées laissent échapper une tremblante fumée, tantôt une mer houleuse, avec ses vagues écumantes ou bien encore des processions de sylphides, tournoyant légères, aériennes autour de leur prison de verre.

C’est dans ces silhouettes que vous pouvez lire votre destinée, comme les filles du Danemark augurent de leur avenir par les arabesques que trace le plomb fondu, versé par leurs blanches mains dans des cuvettes d’eau, à travers les claies d’osiers.

Quelquefois, le hasard aidant l’imagination, fait concorder ce qu’on avait cru y deviner avec les événements que l’avenir nous prépare.

Il y a trois ans, une amie, une cousine et moi, tentions cette expérience.

Notre amie, au doigt de laquelle brillait alors l’anneau des fiançailles, voyait d’interminables défilés de blanches vierges passer devant ses yeux. On crut à une suite prodigieuse de jeunes mariées accompagnées de leurs suivantes ; pourtant, aujourd’hui, elle porte avec ses compagnes, au couvent de Kenwood, le voile blanc des novices.

Ma cousine, elle, ne voyait qu’une plaine unie comme une grande mer d’où s’élevaient de légers embruns, derrière lesquels on croyait distinguer des mâts de navires.

Quelques mois plus tard, elle se mariait et allait demeurer à Malte pour y suivre son mari, officier dans la marine anglaise.

Moi… mais moi, je ne dis pas ce que j’ai vu.


Lundi, 19 décembre.

Dimanche prochain, la Noël, puis, le jour de l’an.

Deux grandes fêtes inséparables qui arrivent en se donnant la main. Avec les Rois, elles forment une trinité de réjouissances qui se trouvent toutes résumées dans cette appellation : les fêtes.

C’est un grand mot à la campagne. Longtemps à l’avance on en parle, et, mariages, noces et réunions sont renvoyés à cet heureux temps.

— Quand viendrez-vous nous voir ? demande-t-on.

— Aux fêtes, est-il répondu.

Pour faire tel achat, donner tel festin, étrenner une toilette, on attend aux fêtes. Aux fêtes ! toujours aux fêtes !

À la ville, on y met un peu moins d’enthousiasme. On appelle bien ça « les fêtes » aussi, mais plutôt parce que l’usage en a consacré l’expression que parce qu’elles mettent au cœur une joie spécialement exubérante.

Aussi, pour être franc, c’est le jour de l’an qui met son ombre au tableau. Les visites sont détestables, on redoute l’instant où il faudra secouer la main de tant de monde, formuler une infinité de souhaits dont aucun ne sera inédit, dire un tas d’affabilités que l’on répudie tout bas dans son for intérieur, en se donnant les plus dures épithètes.

D’aucuns passeraient encore par-dessus ces désagréments, s’il ne fallait pas à tout cela ajouter l’inconvénient plus grave encore de donner des étrennes. Ce n’est pas la moindre considération, quand on réfléchit que les présents de Noël et du jour de l’an se font, maintenant, avec une richesse et une profusion qui doivent faire brèche à la bourse des donataires.

Ainsi, soit qu’il nous afflige en nous forçant à dire nos adieux à l’année qui s’en va, soit qu’il ramène plus particulièrement le souvenir de ceux qui ne sont plus, soit à cause de tous les salamalecs qu’il impose, le jour de l’an est une cause d’ennui pour beaucoup de gens.

Il n’y a guère que les enfants qui le voient approcher avec une joie sans mélange.

Encore ne faut-il pas dire : tous les enfants.

Combien à qui Santa Claus ou le Petit Jésus n’iront pas faire visite et ne laisseront derrière eux aucun jouet, aucune friandise pour égayer un peu la tristesse de leur sombre réduit.

De ce temps-ci, les vitrines rivalisent de magnificence. Tous les marchands, depuis les grands magasins jusqu’aux échoppes d’un sou, ajoutent à profusion des articles nouveaux à leurs étalages. On veut attirer les regards, exciter les convoitises, allécher la clientèle, et rarement on manque son coup.

Mais, il y a une foule qu’on attire comme les autres, dont on excite les convoitises, sans profit, cependant, pour les exposants, et chez laquelle le spectacle de ces richesses ne laisse qu’une grande douleur au cœur.

À la Compagnie générale des Bazars, on a fait un déploiement plus qu’ordinaire de joujoux pour enfants.

Rien ne manque, depuis le petit soldat, fusil au bras, jusqu’à l’élégant trousseau de la gentille poupée.

Si vous voyiez chaque jour, comme je le vois, le nombre d’enfants qui, le nez collé sur la vitrine, examinent avec avidité ces merveilles si cruellement, ce semble, exposées devant eux, vous n’auriez pas envie de sourire, je vous assure, de leurs petites mines chagrines et toutes chiffonnées.

Ils sont là, à double rang souvent, repaissant leurs yeux de toutes ces belles choses qu’ils osent à peine rêver de posséder. Pourtant, le plus minime de ces jouets, ce polichinelle de cinq sous, les rendrait si heureux !

C’est alors, quand les bonheurs se vendent à si bon marché, qu’on regrette de ne pouvoir puiser largement dans une bourse bien garnie.

Il y a aussi des enfants à l’intérieur, mais ils sont accompagnés de leur riche maman et viennent choisir leurs cadeaux.

Dans un de ces magasins où j’entrai la semaine dernière pour acheter, moi aussi, de modestes étrennes, une troupe de marmots bouleversait, remuait partout, très excitée. Un garçonnet entre autres, de sept à huit ans, furetait sur toutes les tables pour choisir lui-même ses étrennes.

D’abord, il aurait voulu tout avoir, ceci, cela, encore cette autre chose. À la fin, il se fixa sur une chèvre d’immenses proportions et dont le mécanisme ingénieux en haussait la valeur jusqu’à soixante dollars.

Naturellement, la mère, ayant encore une foule d’emplettes à faire, hésitait avant d’acheter un objet aussi dispendieux ; l’enfant suppliait sa maman, elle-même très ennuyée et bien embarrassée.

Presque tous ces petits bonshommes et ces petites bonnes femmes ont dû sortir, ou lassés, ou mécontents, ou désappointés.

Ces jouets qu’on leur donne n’auront même pas le mérite de la nouveauté. Ils regretteront souvent telle ou telle autre chose, et, le Jour de l’An n’aura plus cet air de fête que nos enfantines imaginations lui prêtaient autrefois.

Il me semble que la bonne vieille coutume vaut mieux : celle qui nous faisait coucher le soir avec cette délicieuse attente de ce qui devait nous arriver pendant la nuit. Les rêves qui agitaient notre sommeil étaient couleur de rose, cette nuit-là ; de bien bonne heure, le lendemain, nous étions éveillés et commencions l’inspection de nos étrennes.

Ô les joyeuses surprises, ô les ravissantes extases que nous avions alors ! Rien que d’y penser, j’en ai l’âme tout émue. Je ne sais pourquoi on prive les enfants de ces douces jouissances.

Il en est que les rigueurs du sort traitent plus rudement encore. Ce sont ceux-là qui m’intéressent pardessus tout et qui ont droit aux sympathies.

Ça devrait être une de nos préoccupations que de rendre l’enfance heureuse. Tant de misères l’attendent dans la vie, qu’au moins, on devrait illuminer de quelques rayons de soleil les jours qui précèdent les luttes.

À cet âge, il est bien dur de souffrir déjà, et qui peut dire tout ce que le cœur d’un enfant renferme de tristesse ?

« Si j’étais grande dame » comme dans la chanson, je ferais en sorte que chaque mère de famille eût quelque chose à mettre dans le bas de son petit à la veille de Noël. Pas tant de présents utiles, mais des bonbons, des jolis riens qui vont plus sûrement au cœur des enfants, et leur font plus de plaisir que tout le reste. C’est leur fête, fêtons-la comme on l’aime à cet âge.

Tous les grands magasins donneraient volontiers, je n’en doute pas, à un comité de dames qui voulût bien s’en charger, les jouets un peu défraîchis des années précédentes, ceux que les mains capricieuses ont maniés, puis jetés de côté, les livres d’images trop feuilletés qui ne plaisent plus à la clientèle élégante, pour être distribués parmi ces pauvres déshérités. Quel beau jour de l’an ce serait pour tout le monde : pour les bienfaiteurs comme pour les petits protégés !


Lundi, 24 décembre.
LA PREMIÈRE VEILLE DE NOËL.
(Imité de l’anglais.)

La sombre nuit étendait encore ses voiles sur la ville aux sept collines, la maîtresse du monde civilisé, la belle, la grande, la majestueuse Rome.

Le roulement des chariots allait s’affaiblissant dans l’espace et le bruit des sandales ne résonnait plus sous les portiques de marbre du Forum, quand, sur la terrace d’un palais des Césars, parut une jeune fille. Elle était revêtue de la blanche tunique de lin, à sa taille une ceinture de couleur pourpre : svelte et gracieuse cette jeune fille, au visage d’un ovale si parfait, aux yeux comme les anges doivent les aimer.

Elle vint s’appuyer sur une des colonnettes de porphyre, dont la balustrade était garnie, et fixa longuement son regard mélancolique sur les étoiles sans nombre qui scintillaient au-dessus de sa tête.

Son œil devint humide, son sein ému se gonfla de soupirs, et, de ses lèvres entre ouvertes, semblables à une grenade mûrissante, elle exhala les plaintes qui remplissaient son âme :

« Oh ! dites-moi, petits oiseaux dorés des cieux, si vous avez une voix : dites-moi, pourquoi sommes-nous, pauvres femmes, condamnées à courber le front sous le joug que font peser sur nous, avec tant de dureté, ceux qui se disent nos maîtres ? La justice est-elle sourde aussi bien qu’aveugle ? Sourde à nos gémissements quand nous cherchons en vain à secouer cette tyrannie qui nous oppresse.

«  Pourquoi fait-on si souvent de la compagne de l’homme, de celle qui devrait être l’appui, le soutien, la consolatrice de sa vie, son esclave la plus vile ? La mère de ces puissants seigneurs, de ces fiers potentats, de ces vaillants guerriers doit-elle être achetée et vendue comme les bêtes de l’amphithéâtre ?

« Et parce que nous, femmes romaines, ne sommes plus gardées en troupeaux comme nos sœurs d’outremer, en sommes-nous beaucoup plus heureuses !

« Et, pourtant, n’avons-nous pas des cœurs pour aimer ? dites, ne sont-ils pas sympathiques, aimants, et fidèles ? ne souffrent-ils pas avec ceux qui souffrent ?

« N’avons-nous pas aussi nos aspirations vers ce qui est noble et grand, et, croit-on nos âmes sans force et sans courage parce que nos bras sont faibles ?

« Mais, qu’importe à ces orgueilleux despotes que nous servions de jouet à leurs passions inconstantes, caressées aujourd’hui, délaissées demain… Ah ! non, le destin ne saurait être si cruel, oh ! dites-le moi petits oiseaux dorés du ciel, si vous pouvez parler ! »

Elle écoutait encore, la jeune fille, quand, soudain, de l’Orient, une étoile lumineuse, brillante comme un météore, vint resplendir à ses yeux éblouis et sembla lui parler à travers l’espace un langage mystérieux que l’âme saisit plutôt que les oreilles ne l’entendent :

« Pourquoi pleurer, ô jeune fille, quand la première aube doit précéder le jour du triomphe ? Un vaillant champion, le défenseur de tes droits, régénérateur de ta race, naîtra cette nuit et son avènement te trouverait tout en pleurs ?

« Écoute, enfant ! Demain, un nouveau roi aura paru dans le monde, un enfant divin qui régnera des milliers d’années sur des peuples sans nombre.

« Il t’élèvera jusqu’à lui, il t’appellera sa sœur, toi dont l’âme est blanche comme le lis, et la pauvre repentante, que les hommes ont voué à l’infamie et à la mort, sera sa sœur encore, sa sœur toujours.

« Sa mère, la plus grande et la plus sublime des mères, est une reine dont le trône est à la droite de son fils nouveau-né : elle va racheter son sexe de l’état d’abjection où la faute d’Ève l’avait condamnée. Ce qu’une femme perdit, une femme sauvera.

« Les pressentiments de ton cœur ne t’ont pas trompée : les mérites, les vertus de la femme seront enfin reconnus, et, l’influence bénigne de ton sexe, en se faisant sentir, la proclamera partout l’égale de l’homme, sa compagne et son aide.

« On reconnaîtra que, celle qui partage son affection, peut aussi partager ses joies et ses douleurs : que, la main qui sait verser le baume sur la blessure et panser la plaie, n’est pas moins courageuse, ni moins héroïque, que celle qui mène au combat.

« Désormais, ta mission sera grande et noble, ô femme, et les siècles qui passeront seront témoins de tes hautes, de tes sublimes destinées.»

… Comme la lumière jaillit au milieu des ténèbres, ainsi la joie et l’espérance entrèrent tout à coup dans l’âme de la jeune fille, et la firent tressaillir de bonheur. Elle avait compris la voix de l’étoile et deviné sa glorieuse signification. Tout le bien qu’elle avait rêvé allait donc trouver sa réalisation.

Longtemps, elle contempla l’étoile miraculeuse qui venait d’illuminer sa vie, et, lorsque l’aurore naissante la surprit encore dans sa veille extatique, l’Enfant-Roi, le Christ, le Rédempteur était né.