Code de la Nature/Analyse

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Texte établi par François VillegardellePaul Masgana (p. T-35).


CODE
DE LA NATURE
PAR MORELLY
RÉIMPRESSION COMPLÈTE
AUGMENTÉE DES FRAGMENTS IMPORTANTS DE LA BASILIADE
AVEC
l’Analyse raisonnée du Système social de Morelly
PAR VILLEGARDELLE

PARIS
PAUL MASGANA, LIBRAIRE-ÉDITEUR
12, galerie de l’odéon
1841


ANALYSE RAISONNÉE
DU SYSTÈME SOCIAL
DE MORELLY.


I.

NOTICE SUR MORELLY.

L’auteur trop peu connu du Code de la Nature, le philosophe Morelly, appartenait à ce cercle borné de penseurs profonds que le milieu du dix-huitième siècle vit s’éteindre sans bruit et sans gloire. Il y eut à cette époque, à côté et en dehors de la littérature académique, officielle, pompeuse et vaine, un remarquable mouvement d’idées pour ainsi dire souterrain ; les hommes obscurs qui l’alimentaient avaient tellement la conscience de leur supériorité, qu’ils n’adressaient qu’à un petit nombre de lecteurs des idées sociales qui nous arrivent par-dessous deux révolutions et trouvent encore en retard notre siècle progressif.

Morelly, qui mêle toujours la finesse à la profondeur, et ne perd jamais ce tact précieux dont les initiateurs sont rarement pourvus, a dû connaître assez son époque pour juger que ses idées lui attireraient plus de persécuteurs que de disciples. Par prévoyance ou par dédain, il s’est tellement tenu à l’écart, qu’on ne sait rien sur sa vie, sinon qu’il est natif de Vitry-le-Français. S’il est entré dans ses vœux de rester longtemps inconnu, il a parfaitement réussi ; car son nom est demeuré caché à ses critiques et à ses premiers admirateurs.

Le Code de la Nature, publié en 1755, est la justification et l’apologie de l’utopie sociale proposée sous une forme romanesque et poétique dans la Basiliade, Ce dernier écrit est de 1753 ; il avait pour titre : Les îles flottantes ou la Basiliade du célèbre Pilpaï, traduit de l’indien. En attribuant ainsi au poëte indien un plan de réforme dont il n’a pas voulu accepter la responsabilité, le prétendu traducteur de la Basiliade crut échapper au ridicule que des idées avancées devaient lui attirer. La routine ne put cependant les laisser passer sans en être effarouchée, et Morelly eut le plaisir, délicat pour un esprit élevé, de se voir attaqué par les journalistes d’alors, c’est-à-dire par les gens qui représentent le mieux à toutes les époques le bon sens le plus rétrograde. La Bibliothèque impartiale attaqua la réforme sociale exposée dans la Basiliade avec des raisons aussi dédaigneusement absurdes que pourrait en émettre aujourd’hui même tout journal parvenu à une humiliante popularité.

Cette critique eut du moins le bon effet de faire prendre de nouveau la plume à Morelly, qui, dans sa réponse, connue sous le titre de Code de la Nature, put remanier son système avec un talent plus puissant et l’exposer sous une forme plus nette et plus saisissante. La chaleur de style qui anime cette dissertation, sans en troubler l’ordre lumineux, la fit attribuer à Diderot ; et les éditeurs de Hollande, qui n’y regardaient pas de si près, insérèrent le Code de la Nature dans un recueil fort incomplet des œuvres de ce philosophe, publié en 1773. La place honorable donnée au beau travail de Morelly à côté d’écrits déjà célèbres, servit à faire un peu connaître les idées de notre réformiste, et lui valut d’être régenté dans la personne de Diderot, par le rhéteur La Harpe, « dont la longue réfutation, dit M. Barbier, est tout à fait inutile. » Mag encycl., mai 1805.

Le seul ouvrage de Diderot qui touche directement aux idées de Morelly, le Supplément au voyage de Bougainville, ne parut que longtemps après le Code de la Nature : il en est de même des principaux écrits de J.-J. Rousseau : L’Émile, le Contrat social, et en général toutes les productions du dix·huitième siècle, qui accusent la puissance rénovatrice de cette époque, sont postérieures au chef-d’œuvre de Morelly. Ainsi donc, Morelly, placé au début de ce mouvement réformiste dont 89 est une traduction encore indécise, en a dès l’abord assigné la direction et les limites extrêmes dans quelques pages écrites avec cette concision rapide donnée aux génies, qui peuvent tout résumer, parce qu’ils voient tout d’assez haut.

En commençant l’étude historique des idées sociales auxquelles nous fûmes d’abord initié par Ch. Fourier, nous étions loin de nous attendre à trouver admirablement formulées, dans un écrivain presque ignoré du siècle dernier, les plus fondamentales de ces idées. Il faut même reconnaître que Morelly a surpassé et ses devanciers, Platon, Morus, Campanella, et ses continuateurs, Mably, Owen, Saint-Simon, etc., par la lucidité entraînante et l’enchaînement vigoureux des arguments qu’il invente et qu’il rajeunit. Le Code de la Nature et quelques fragments choisis de la Basiliade placent leur auteur au rang des écrivains éminents de la France, et nul doute que Morelly n’eût obtenu de son vivant une belle gloire littéraire, s’il eût pu se résoudre à nous annoncer, en bons termes, ce que personne ne peut ignorer. Avant d’aborder les questions sociales, Morelly s’était déjà exercé sur des matières très diverses : il avait mis au jour, en 1761, l’ouvrage intitulé le Prince, 2 vol. in-12 ; et celui-ci avait été précédé de deux Essais sur l’éducation, qui portent le nom de l’auteur. Morelly serait en outre, d’après M. Barbier, éditeur des Lettres de Louis XIV aux princes de l’Europe, 2 vol. in-12, Francfort.

C’est à tort que la France littéraire (année 1769), et après elle la Biographie universelle, mentionnent deux Morelly. Tous ces ouvrages appartiennent à un seul et unique Morelly.


II.

IDÉES DE MORELLY SUR LA NATURE DE NOS PASSIONS ET LA CAUSE RÉELLE DE LEUR DÉPRAVATION.

C’est dans l’Essai sur le Cœur humain, publié en 1745, que Morelly a donné le résultat de ses premières études sur la nature morale de l’homme. Nous allons reproduire le passage de cet écrit, consacré à l’analyse des passions humaines, qui offre des analogies remarquables avec l’Analyse passionnelle de Charles Fourier. Mais disons d’abord un mot d’un écrit antérieur, l’Essai sur l’Esprit humain, 1743, consacré à l’analyse des facultés de l’Intelligence. La substance de ce petit traité d’éducation, qui contient le germe développé de la méthode d’enseignement à laquelle M. Jacotot a donné son nom, est toute entière dans ces deux propositions.

« Les inclinations de l’intelligence peuvent se réduire à deux ; savoir : le désir de connaître et l’amour de l’ordre[1] ; il faut rapporter à ces deux fins jusqu’aux divertissements des enfants. »

« Il suffit de présenter à l’âme les objets dans l’ordre qu’elle suit ordinairement, sans lui faire apercevoir qu’elle y doit faire attention. »

Le désordre n’est donc pas dans les inclinations naturelles de notre esprit ; serait-il dans celles de notre cœur ? Pas davantage ; s’il faut en croire ce passage de l’Essai sur le cœur humain, qu’il est important de citer : « Rien de plus naturel à l’homme que ses passions : il n’est sensible que parce qu’il peut être heureux, et il n’est raisonnable que parce qu’il est sensible. L’amour de nous-même est ce mobile général qui nous pousse vers le bien, et les passions dont il est la source prennent leurs noms des degrés de force qui nous en approchent ou nous en éloignent. Qu’est-ce donc que notre cœur ? C’est l’amour de notre être. L’amour est le principe de toutes les passions ; elles lui sont subordonnées, ou plutôt elles ne sont autre chose que ce même amour diversifié par les circonstances différentes qui accompagnent le bien qu’il poursuit. La haine qui lui paraît si opposée n’est qu’un amour réfléchi. Un objet n’est un mal et n’excite la haine, que parce qu’il est opposé à un bien que l’amour recherche. De là vient que ces deux mobiles, si différents au dehors par leurs effets, font naître dans le cœur les mêmes passions subalternes, telles que l’espérance, la crainte, la joie, la tristesse, le désespoir. Les différents noms qu’on leur a donnés, n’ont été introduits que pour exprimer les degrés de véhémence dont l’amour est susceptible, et les différentes formes qu’il prend suivant les circonstances. Le cœur est toujours plus ou moins agité par quelqu’une de ces passions subordonnées ; parce qu’il ne peut jamais être sans amour. C’est un feu qui languit, quand les aliments lui manquent ; il cherche alors à reprendre sa première vigueur, en s’attachant à tout ce qui peut l’entretenir. Son activité le porte vers le bien et l’éloigne du mal. »

Le lecteur a dû remarquer ce mot profond : l’homme n’est sensible que par ce qu’il peut être heureux ; et il n’est raisonnable que parce qu’il est sensible. C’est le premier jet lumineux d’une idée qui prit son développement complet dans le Code de la Nature. La raison n’est pas faite pour contrarier en nous les penchants qui nous portent à former un vœu très légitime, celui d’être heureux. L’homme ne veut pas nuire, « il cherche à jouir : sans égard aux obstacles, il tend directement à l’objet agréable. » Mais ce sont précisément les obstacles qui viennent détourner le cours libre, régulier, direct, de la passion, et lui faire perdre toute sa bonté originelle, par ce froissement, ce repli, cette réflexion (Fourier dirait récurrence). Si les passions sont pour nous une cause de souffrance, c’est qu’elles se développent au milieu de circonstances propres à les dépraver. On n’aurait du même n’affecter ce mot passion, qui vient de pali (souffrir, pâlir), qu’aux désirs ou sentiments dans lesquels il y a déjà excès, irritation, souffrance, et mieux caractériser les inclinations ; naturelles, qui cessent où commence toute violence.

Plusieurs philosophes ont aussi reconnu la bonté originelle de nos premiers mobiles ; mais ils n’ont pas désigné les circonstances fâcheuses qui les dépravent, et encore moins cherché la solution de cet excellent problème : Trouver une situation dans laquelle il soit presque impossible que l’homme soit dépravé ou méchant.

Morelly, disons-nous, n’admet qu’une seule passion à laquelle toutes les autres sont subordonnées l’amour, ou, pour employer une autre expression de lui, l’attraction morale. La passion peut changer de nom suivant son objet, et s’appeler ambition, amour, etc. : mais le principe générateur est un, car « il y a analogie entre le physique et le moral. Dieu, à l’égard des actions humaines, comme dans l’ordre physique du monde, a établi une loi générale, un principe infaillible de tout mouvement. » Tout est donc ramené à l’unité de système. Bossuet a très·bien dit aussi comment toutes les passions peuvent naître de l’amour. « Nous pouvons dire, si nous consultons ce qui se passe en nous-mêmes, que nos autres passions se rapportent au seul amour qui les enferme ou les excite toutes. La haine qu’on a pour quelque chose ne vient que de l’amour qu’on a pour une autre ; ainsi, je n’ai de l’aversion pour quelqu’un, que parce qu’il m’est un obstacle à posséder ce que j’aime. Le désir n’est qu’un amour qui s’étend au bien qu’il n’a pas, comme la joie est un amour qui s’attache au bien qu’il a, etc. » (Connais. de Dieu et de soi-même, chap. I). Quant à cette opinion, systématiquement développée par Morelly et par Charles Fourier, que le monde moral est soumis comme le monde physique à la loi de l’attraction ; elle se trouve également dans quelques philosophes contemporains de Morelly. Un écrivain, qui n’est pas du reste aussi digne que l’auteur du Code d’être arraché à l’oubli, M. de Listonai, a dans son Voyageur philosophe inséré un chapitre curieux sur l’attraction intellectuelle, dont nous citons textuellement ces quelques lignes : « Chap. XI De l’attraction intellectuelle, POUR SERVIR DE SUPPLÉMENT A LA PHILOSOPHIE DE NEWTON (sic). Les vrais physiciens, parmi nous, n’hésitent plus à admettre la force de l’attraction dans toute la nature ; mais ils n’en reconnaissent encore les effets que sur la matière… L’attraction et l’électricité sont les causes de tous les phénomènes tant physiques que moraux. L’attraction est une force dont on connaît l’action dans toute la nature ; elle opère non seulement sur les corps matériels, en raison directe de la masse et inverse du carré de la distance ; mais une vérité non moins importante, c’est qu’elle agit pareillement sur les objets intellectuels, en suivant exactement les mêmes lois. Il serait bien singulier que ce système séduisit quelques esprits : quelle révolution ne causerait-il pas dans la république pensante ? que deviendraient alors les sublimes abstractions, les profonds raisonnements, les merveilleuses conjectures sur l’être en général en tant qu’il est séparé de toute matière ? Les fameux Traités de Métaphysique d’Aristote, de Descartes, Malebranche, Clarke, Locke, Leibnitz, Condillac, etc, rentreraient comme les tourbillons dans le chaos. » (Le Voyageur philosophe, in-12, 1761, tom. II, pag. 197).

Ce serait ici le lieu de préciser jusqu’à quel point l’attraction, qui règne en souveraine dans l’ordre de la nature, doit étendre son empire dans l’ordre social qui repose tout entier sur la justice, et d’assigner les circonstances dans lesquelles ce qui est juste peut n’être pas désiré. Il y aurait à établir, entre le monde physique et le monde social, des différences profondes que Morelly et Charles Fourier ont négligé de faire ressortir ; mais ces distinctions nous mèneraient trop loin. Quelque opinion qu’on ait, au reste, sur la nature des phénomènes moraux ; que l’attraction soit ou non le principe générateur de nos actions, la société doit toujours rendre l’individu responsable de toute action contraire à l’intérêt social, qui ne peut être, on le sait fort bien, que l’intérêt du plus grand nombre. Cet intérêt a déjà été consulté quant à l’emploi de quelques uns de nos moyens d’action ; car nous ne voulons pas non plus nier que la plupart de nos lois actuelles ne soient socialement justes. Ces lois imparfaites n’ont pas sans doute détruit toutes les causes de lutte ; mais il n’est plus ou moins permis aux individus d’user envers et contre tous de la supériorité de leur force physique, s’il leur est encore permis d’abuser de la supériorité de leur fortune. La raison du plus fort n’est donc pas toujours la meilleure. Tout n’est pas livré à l’empire de la ruse et de la violence. On a quelquefois appliqué les principes de justice qui doivent présider à tout accord social, et ces principes eux-mêmes, ces premiers fondements de la science sociale, sont déposés dans les enseignements de la philosophie, et mieux encore dans la conscience du genre humain. Il ne s’agit donc pas de tout réformer, mais d’ajouter, de compléter, de faire une application plus étendue des principes connus et acceptés. En un mot, l’homme a déjà soumis à des lois justes, c’est-à-dire conformes à l’intérêt du plus grand nombre, quelques uns de ses moyens d’action : doit-il les soumettre tous ? voilà toute la question. Ceux qui profitent ou espèrent profiter de l’état de lutte, diront : Non ; ceux qui recherchent la paix et la justice, répondront : Oui.


III.

RÉSUMÉ SUCCINCT DU SYSTÈME.

La recherche d’une situation dans laquelle l’homme cesserait d’être méchant en cessant d’être malheureux, fut dans tous les temps le rêve de quelques sages, que révoltait plus particulièrement la vue des crimes et des désordres de la société ; et il est à remarquer que presque tous ont cru trouver le remède à nos maux dans un état social dont la constitution se rapprocherait de celle de la famille. Les idées les plus justes sur les vrais fondements de la société civile et politique sont éparses dans les écrits de Locke, de Rousseau, de Diderot, de Pluquet, de Goguet, etc. ; mais elles sont mêlées à tant d’opinions fausses et contradictoires, qu’il était nécessaire qu’un génie vigoureux, rassemblant ces fragments isolés de vérités précieuses, en fit un corps et leur donnât la vie. Morelly ne s’est pas borné à écrire, comme presque tous les philosophes, quelques pages éloquemment indécises ; mais il a pris au sérieux la valeur pratique des principes d’éternelle justice, et donné les conditions matérielles à remplir pour qu’ils ne soient plus de vaines et menteuses promesses. Reprenant donc avec plus d’ardeur une pensée sociale qui n’a jamais été abandonnée par cette famille nombreuse de réformistes, qui part de Pythagore et se continue par les différentes sectes chrétiennes jusqu’au socialiste anglais Owen, l’auteur du Code de la Nature s’est proposé, bien avant l’éloquent auteur du Livre du Peuple, d’organiser la fraternité ; c’est-à-dire d’établir entre plusieurs familles réunies en nombre suffisant les rapports d’égalité et de solidarité qui existent entre les membres composant chacune d’elles avant la division du patrimoine.

Si l’on voulait, avant d’entrer dans les détails de la réforme morellyste en avoir d’abord un premier aperçu, on pourrait la réduire à ces conditions essentielles :

Maintenir l’unité indivisible du fonds et de la demeure commune ;

Établir l’usage commun des instruments de travail et des productions ;

Rendre l’éducation également accessible à tous ;

Distribuer les travaux selon les forces, les produits selon les besoins.

Conserver autour de la cité un terrain suffisant pour nourrir les familles qui l’habitent.

Réunir MILLE personnes au moins, afin que, chacun travaillant selon ses forces et ses facultés, et consommant selon ses besoins et ses goûts, il s’établisse sur un nombre suffisant d’individus une moyenne de consommation qui ne dépasse pas les ressources communes, et une résultante de travail qui les rende toujours assez abondantes.

N’accorder d’autre privilège au talent que celui de diriger les travaux dans l’intérêt commun, et ne pas tenir compte, dans la répartition, de la capacité, mais uniquement des besoins, qui préexistent à toute capacité et lui survivent.

Ne pas admettre les récompenses pécuniaires : 1° parce que le capital est un instrument de travail qui doit rester entierement disponible entre les mains de l’administration ; 2° parce que toute rétribution en argent est inutile dans le cas où le travail librement choisi rendrait la variété et l’abondance des produits plus étendues que nos besoins : nuisible, dans le cas où la vocation et le goût ne feraient pas remplir toutes les fonctions utiles ; car ce serait donner aux individus un moyen de ne pas payer la dette de travail, et de s’exempter des devoirs de la société, sans renoncer aux droits qu’elle assure.

Voilà les points fondamentaux du système social de Morelly. Il n’est rien dans tout le reste qu’un esprit logique ne puisse prévoir à l’avance, et qu’il soit nécessaire de rappeler à ceux qui trouvent toujours exécutable ce qui est juste.



IV.

LA CITÉ MORELLYSTE.

OU
communautés volontaires de mille à deux mille personnes
d’après la Basiliade et le Code de la Nature.

Mille personnes au moins habitent une terre suffisante pour les nourrir, elles conviennent entre elles que tout est commun, meubles et immeubles, c’est-à-dire que tous ont le droit de prendre, dans le fonds commun des ressources, selon leurs besoins, mais sans accaparer aucun objet qui puisse servir d’instrument de travail. Les travaux se font en commun, et les ouvrages de l’art et de l’industrie sont mis dans des magasins publics. « Pour qu’il n’y ait pas de confusion dans cette communauté, et que chacun puisse contribuer pour sa part au nécessaire, sans dégoût, sans fatigue, sans ennui, » les membres composant cette petite société distribuent entre eux les différentes fonctions, suivant la force, l’âge, le sexe de chacun. En s’occupant ainsi de l’intérêt commun, tous les membres paient à la communauté un tribut qu’elle leur rend avec usure ; car celle-ci s’occupe entièrement de l’intérêt de chaque particulier.

Le genre de communauté dont il s’agit ici ne détruit pas la propriété, mais la rend commune à un nombre suffisant d’individus, en un mot, la socialise, pour employer l’expression des réformistes modernes. Ce mode d’association est indiqué et prévu dans ces lignes du Contrat social. « Il peut arriver, dit Rousseau, que les hommes commencent à s’unir avant que de rien posséder, et que, s’emparant ensuite d’un terrain suffisant pour tous, ils en jouissent en commun, ou qu’ils le partagent entre eux, soit également, soit selon des proportions établies par le souverain. De quelque manière que se fasse cette acquisition, le droit que chaque particulier a sur son propre fonds est toujours subordonné au droit que la communauté a sur tous ; sans quoi il n’y aurait ni solidité dans le lien social, ni force réelle dans l’exercice de la souveraineté » (Contrat social, liv. I, c. IX). Des trois modes d’appropriation dont il est parlé dans ce passage, il n’y a que le premier qui soit conforme aux intérêts de la communauté, c’est-à-dire du plus grand nombre de ses membres ; et Rousseau serait arrivé aux mêmes conséquences que l’auteur du Code de la Nature, s’il avait appliqué les excellents principes développés dans le Contrat social d’une manière trop abstraite et trop générale.

On sait que pour assurer l’égalité des droits, sans laquelle, de l’aveu même de Hobbes[2], il n’y a pas de société durable, plusieurs réformistes ont proposé tout bonnement l’égalité des biens. Mais si l’on entend par là le partage égal des biens, ce moyen va directement contre le but qu’on prétend atteindre ; car tout partage du fonds et des immeubles, laissant à l’individu le droit de vendre et d’acheter, par conséquent de se ruiner ou de s’enrichir, a bientôt fait reparaître l’inégalité des conditions, qui n’est favorable qu’à quelques-uns. Dans nos sociétés, l’égalité des droits n’est qu’apparente et illusoire ; « elle ne sert, dit encore Rousseau, qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. — Dans le fait, ajoute le même écrivain (Contrat social, liv. I, chap. IX), les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose, et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. »

Pour prévenir les inconvénients que l’auteur du Contrat social n’a fait qu’indiquer, Morelly pose deux conditions fondamentales : 1o unité indivisible du fonds ; 2o usage commun des productions. Mais ce n’est pas tout ; il faut que la demeure soit aussi commune et indivisible ; car pour être à portée de se prêter des secours mutuels, les familles ne peuvent pas habiter des maisons éloignées l’une de l’autre. « Chaque famille prend un logement spacieux et commode » (Basiliade, ch. II). Mais aucune ne peut avoir un droit de propriété exclusive sur le palais commun, non plus que sur le terrain environnant. La construction de la demeure commune est beaucoup mieux appropriée que celle des monastères à la variété des travaux et des relations que peut offrir une population nombreuse de tout sexe, de tout âge. C’est donc proprement une ville, une cité de mille à deux mille âmes. Mais cette ville, construite sur un plan unitaire, n’a pas l’aspect hideux de nos villes « percées d’un labyrinthe de routes tortueuses, bordées de maisons aussi inégales, aussi peu uniformes que les conditions de leurs habitants ; ouvrages bizarres de l’orgueil du riche à côté des faibles efforts du pauvre. »

La construction de ces grands centres industriels et agricoles est plus détaillée dans le Code de la Nature. « Autour d’une grande place, de figure régulière, seront érigés, d’une structure uniforme et agréable, les magasins publics de toutes provisions, et les salles d’assemblées publiques ; à l’extérieur de cette enceinte seront régulièrement rangés les quartiers de la cité… Tous les quartiers d’une cité seront disposés de façon que l’on puisse les augmenter quand il sera nécessaire, sans en troubler la régularité, et les accroissements ne passeront pas certaines bornes. À quelque distance, autour des quartiers de la cité, seront bâtis en galeries les ateliers de toutes professions mécaniques pour tous les corps d’ouvriers. À l’extérieur de cette enceinte d’ateliers sera construite une autre rangée d’édifices destinés à la demeure des personnes employées à l’agriculture et aux professions qui en dépendent ; pour servir aussi d’ateliers à ces professions, de granges, de celliers, de retraite aux bestiaux. » La Cité Morelly est donc composée de quatre enceintes. Autour de la place centrale se trouve d’abord la première enceinte de bâtiments consacrés aux salles de réunion, aux magasins publics, « réservoirs communs des délices de la vie » (Bas., ch. III). Puis vient l’enceinte d’habitation ; la troisième se compose de galeries pour les travaux industriels ; enfin la quatrième et dernière enceinte, destinée aux différentes fonctions de l’agriculture, donne, par ses quatre côtés, sur la campagne. D’après les combinaisons architecturales de Charles Fourier les bâtiments ruraux du Phalanstère devraient être placés non tout autour, mais en face du corps de logis, et en faire le pendant symétrique. Campanella donne la forme circulaire à sa cité du Soleil, et Rabelais, qui s’est fait le précurseur bouffon des idées sociales et philosophiques, adopte la forme polygonale pour la construction de l’abbaye de Thélème. Le socialiste anglais Owen est celui dont les plans, aussi bien que le système, se rapprochent le plus des idées de Morelly. Laissant aux architectes le soin de décider quelle est la construction la plus convenable, nous ferons observer que le point essentiel, et sur lequel les principaux réformistes sont également d’accord, c’est que la demeure, ou cité commune, soit unitaire et indivisible.

Le terrain environnant la cité doit, avons-nous dit, être suffisant pour la subsistance des familles qui l’habitent. Cette corrélation entre le nombre d’individus réunis et l’étendue du fond qu’ils peuvent cultiver, n’a été indiquée avec quelque soin que par Morelly, Charles Fourier et Owen. L’auteur de la Cité du Soleil ne s’explique pas à ce sujet. Morus admet dans son Utopie l’exploitation agricole par fermes isolées dans lesquelles habiteraient une quarantaine de personnes. Au reste, un fait plus concluant que toutes les opinions des utopistes, la circonscription territoriale des communes a depuis longtemps démontré qu’une certaine étendue de terrain doit être assignée à toute société dont les membres auraient entre eux des rapports journaliers. Aujourd’hui, les habitants de nos communes ne sont réellement en société que sous le rapport religieux et administratif. La communauté d’intérêts n’existe pas pour l’emploi des ressources et la direction des travaux ; mais si l’intérêt du plus grand nombre était consulté à cet égard, il serait bientôt décidé qu’il doit y avoir une demeure commune, des magasins, des greniers, des outils communs, comme on a déjà décidé qu’il y aurait une église, un cimetière, des chemins, des marchés, des puits communs. Il n’est pas même hors de propos de faire remarquer ici, que l’association volontaire d’un nombre suffisant d’individus décidés à consulter en tout l’intérêt et la volonté du plus grand nombre arriverait par cela même à des résultats plus merveilleux que tous les projets des réformistes ; et pourtant cette réunion n’aurait fait que mettre en pratique les principes les plus élémentaires du Contrat social de Rousseau.

La réunion d’un nombre suffisant d’individus dans la même localité fait que tous peuvent coopérer dans la mesure de leurs forces à la production des richesses communes, parce que « les travaux partagés entre plusieurs bras deviennent moins pénibles » (Bas., ch. II). On peut même tirer parti de l’activité curieuse des enfants qu’il est impossible d’employer utilement dans nos familles isolées. « Lorsque l’âge, est-il dit dans le chapitre 2 de la Basiliade, rend les enfants capables de quelque occupation utile, on les instruit par l’exemple, en les chargeant de tâches proportionnées à leur force et à leur adresse. Remuer la terre, planter, semer, recueillir ou serrer les fruits, pétrir l’argile, en former des vases, prendre soin des animaux, etc., sont autant d’emplois sagement partagés entre les membres de cette petite république. La parfaite union fait de ces exercices, non des travaux, mais des amusements variés. »

Comme tous ses prédécesseurs, Morelly fait donc ressortir les avantages qu’offre la réunion de plusieurs familles pour l’économie des ressources, la facilité des travaux, avantages que les défenseurs des communautés religieuses avaient fait valoir avant lui. « N’envisageons, dit un historien ecclésiastique, que l’utilité temporelle et politique des communautés. Il est très-utile de faire subsister un nombre d’hommes avec le moins de dépenses qu’il est possible ; or, il en coûte beaucoup moins pour entretenir vingt hommes ensemble que si on les séparait en trois ou quatre ménages. Il y a des travaux qui ne peuvent être exécutés que par des sociétés ou de grandes communautés, pour lesquels il faut des ouvriers qui agissent de concert et qui se succèdent » (Dict. théologique, art. Moines). Et ailleurs, pour répondre à cette objection que l’esprit de corps qui règne dans les communautés est contraire à l’intérêt public, il est dit : « En détruisant l’esprit de corps, on lui substitue l’égoïsme, caractère le plus pernicieux et le plus opposé à l’intérêt général, aussi bien qu’à l’esprit du christianisme, qui est un esprit de charité et de fraternité… Ce que l’on nomme esprit de corps n’est dans le fond que l’amour du bien général fortifié par l’habitude d’y contribuer » (Ibid., art. Communautés).

Morelly pensait, comme on le verra dans le Code de la Nature, que les sociétés des premiers chrétiens, entre lesquels tous biens étaient communs, selon le témoignage de saint Bernabé, saint Justin, saint Clément d’Alexandrie, saint Cyprien, et de Lactance, Origène, Arnobe, auraient eu une bien autre influence sur la vie sociale des peuples, si ces vrais humains ne s’étaient pas fait un mérite de ne pas laisser de descendants. Au lieu de renverser les monastères, et de s’extasier niaisement sur les richesses immenses que certains d’entre eux avaient acquises, il eût fallu les imiter, et construire, pour des populations industrielles, des habitations communes. C’est l’avis d’un philosophe protestant, qui ne peut être suspecté de faire l’apologie de la vie monastique. « Les travaux, dit-il, sont toujours mieux exécutés par des hommes qui agissent en commun que lorsqu’ils travaillent séparément. Il y a plus de dessein, plus de constance à suivre un même plan, plus de force pour vaincre les obstacles, plus d’économie. Sans l’exactitude à suivre une règle, les plus grandes ressources sont inefficaces ; leurs effets s’éparpillent, pour ainsi dire, et ne tendent plus au bien commun. C’est à eux et à la bonne conduite de leurs successeurs que les couvents sont redevables des biens dont ils jouissent. Pourquoi n’en jouiraient-ils pas ? Imitons-les sans en être jaloux. Quant à moi, je vois ces établissements avec d’autant plus de plaisir que ce n’est pas la jouissance d’un seul homme, mais de plusieurs, et sous ce point de vue je ne saurais leur souhaiter trop de bonheur… Ils peuvent se maintenir dans un état d’honnête abondance, parce qu’ils font plus rendre à la terre et que rien ne se dissipe. Il serait à souhaiter, pour le bonheur des hommes, qu’il en fût de même partout » (Lettres sur l’Histoire de la terre, par Deluc, tom. IV, p. 72).

Nous ne déroulerons pas toutes les conséquences et tous les avantages que pourrait avoir l’application du système de Morelly à l’organisation sociale d’un peuple. Les résultats les plus saillants sont résumés dans une note de la Basiliade, dont nous allons nous servir : 1o Il y a une réciprocité de secours qui n’est jamais interrompue ; 2o elle peut être observée dans toutes les provinces d’un empire comme dans une seule ; 3o personne n’est surchargé d’ouvrage et tous les citoyens sont encouragés ; 4o les provisions de toute espèce s’accumulent, et il ne faut par la suite qu’un travail modéré pour entretenir celles qui ne sont pas d’un continuel usage ; 5o quoique tout soit commun, rien ne se prodigue, parce que personne n’a intérêt de prendre plus que le nécessaire, quand il est assuré de le trouver toujours, car que ferait-il du superflu où rien n’est vénal ? 6o les provinces d’un même État s’entrecommuniquent ce qu’elles ont de surabondant, non par échange, ni par prêt, ni par vente, mais par des dons simples et mutuels ; 7o la nation peut sans difficulté commercer avec des étrangers chez qui la police serait toute différente, par un certain nombre de ses citoyens, auxquels elle fournit les fonds de son commerce, et qui rapportent les marchandises à la communauté. Rien ne pourrait exciter de tels commissionnaires à devenir infidèles, parce qu’il n’existerait dans cette république aucun des motifs qui causent ordinairement l’infidélité ; 8o les plus beaux projets qui chez nous, loués et approuvés de tout le monde, manquent cependant d’exécution, et par l’impuissance de celui qui les enfante, et parce que chacun s’en tient à une stérile admiration, trouveraient dans une pareille société, les secours de cent mille bras. Ajoutons de plus qu’une telle institution coupe racine à une infinité de vices, de querelles et de procès ; car, « jamais cette furie qui, sous le nom d’équité, dépèce par lambeaux les éléments mêmes, pour donner à chacun le sien, n’excite d’inimitiés et de jalousies. »

En général on accorde assez facilement que les hommes mèneraient une vie plus heureuse et moins tourmentée, s’ils voulaient s’entraider dans leurs travaux, ne plus se traiter en ennemis, mais en frères ; et puis on ne craint pas d’ajouter que, pour se soumettre à des conditions si avantageuses, ils sont trop égoïstes ; tandis qu’il serait bien plus raisonnable d’en conclure qu’ils ne sont pas assez intelligents, puisque, au bout du compte, le genre humain est dupe de ses iniquités. C’est par vanité que bien des gens se disent méchants ; ils ne sont que lâches ou stupides.

Au point où nous en sommes de cette exposition, il doit être facile à ceux qui ont eu connaissance des théories sociales de Saint-Simon et de Charles Fourier de noter les rapports qui existent entre elles et le système de Morelly. Et, d’abord, on voit très-bien que les trois réformistes sont d’accord sur deux points essentiels : 1° la possession en commun du fonds, des immeubles et des instruments de travail ; 2° la communauté d’éducation. Mais Morelly n’admet pas la répartition selon la capacité et les œuvres comme l’école saint-simonienne, encore moins selon le capital, comme l’école phalansthérienne, mais il veut l’usage commun des productions aussi bien que des immeubles. Il n’y a donc pas, dans la cité Morellyste, de catégories, de classes, de distinctions : tous les membres de la communauté participent aux jouissances ainsi qu’aux travaux communs. L’individu se rend utile au bien commun dans la mesure de ses forces, de son âge, de ses talents qu’une éducation commune développe autant qu’il est possible ; mais l’inégalité de l’intelligence, du travail, des services rendus n’introduisent aucune différence pour les récompenses matérielles. Chacun, quel que soit son rang dans la direction des travaux, est traité suivant les ressources de la communauté. Il n’y a, entre les individus, que des distinctions purement morales. Il faut, dit Morelly que la supériorité ne reçoive que de libres hommages de la reconnaissance, et que le mérite n’ait besoin d’autre récompense que de sa propre excellence (Basil. XIV). C’est alors que tout effort est dignement secondé, parce que tous en profitent, et tout travail anobli, parce qu’il ne peut pas être une spéculation. Faire ce qu’on peut, et prendre ce dont on a présentement besoin, voilà la véritable limite des droits et des devoirs. De ce que les droits sont égaux, il ne s’ensuit pas que la capacité d’en user soit égale. Il existe donc une inégalité de fait, comme il y en a entre frères qui n’ont pas tous mêmes goûts, mêmes tempéraments, et c’est précisément à cause de cette inégalité de besoins, de désirs et de goûts, qui fait prendre à l’un beaucoup, à l’autre peu, que, sur un nombre suffisant de personnes, il s’établit une compensation, une moyenne, qui ne dépasse pas les ressources générales. Les différences se manifestent, mais il serait difficile et inutile de faire des lots, des rations à l’avance, parce que personne ne connaît exactement la mesure d’un besoin, pas même celui qui l’éprouve.

On oublie souvent, comme à plaisir, les justes distinctions que le bon sens a établies entre la communauté et l’égalité, comme si ces deux mots, qui n’ont pas même dans la langue un caractère synonymique, pouvaient avoir été créés pour résumer les mêmes faits. Il y a égalité là où les individus sont soumis au même régime, où les tâches, les peines, la nourriture sont absolument égales, et encore ce mode absurde de distribuer, soit les travaux, soit les produits, n’est-il pas appliqué, à la rigueur, dans ces réunions ou plutôt ces pénitenceries, qui mettent l’homme à la ration. Cette égalité absolue ne peut être confondue avec l’égalité sociale ou proportionnelle dont il est question dans Morelly, et en général dans tous les philosophes qui ont raisonné sur les questions sociales et politiques. Les plus anciens traités de philosophie morale, écrits en latin, définissent ainsi, d’après saint Thomas, qu’ils suivent presque toujours, la justice et l’égalité : « Justicia distributiva est quae bonum commune distribuit secundum proportionalitatem ; in qua non attenditur æquale secundum æqualitatem rei ad rem, sed secundum proportionem rerum ad personas » (Pars quarta, Phil. sive Ethica). On voit donc qu’il ne s’agit pas de donner des tâches et des rations égales à des forces et des besoins inégaux, mais de proportionner les travaux aux forces, la consommation aux besoins.

Il y a au contraire communauté (et certes on n’a pas besoin d’avoir lu Morelly, Mably ou 0wen, pour comprendre ceci) là où les individus jouissent en commun de certains objets en se conformant à des règles égales pour tous. Nous ne citerons pas toutes les sociétés littéraires, scientifiques ou industrielles, organisées sur ce pied là. Pour ignorer ce qu’on entend par usage commun des productions, il faudrait n’avoir jamais pénétré dans une famille, ne s’être jamais assis à une table d’hôte, ne s’être jamais servi d’objets possédés en commun, soit livres, soit journaux ; en un mot il faudrait n’avoir pas vécu.

La jouissance en commun des productions n’est donc pas un fait nouveau ; puisqu’elle est admise aujourd’hui même dans bien des cas particuliers, et que chaque famille peut profiter de toutes les économies que procure la vie en commun, au moins pendant tout le temps que le patrimoine reste indivis. C’est même en dérogeant au principe d’appropriation individuelle, que la civilisation se soutient encore et n’épuise pas complètement ses ressources. Si chacun de nous voulait user de tout d’une manière absolument exclusive, il en résulterait, pour le plus grand nombre, des privations si intolérables, que l’état social serait bientôt ou tout à fait anéanti, ou complètement transformé : et quel pourrait être, dans ce dernier cas, le principe constitutif de la société nouvelle, si ce n’est ce principe même auquel la société actuelle fait tous les jours des concessions, nous voulons dire le système de communauté positive ?

On sait que l’usage commun des produits est plus facilement appliqué lorsque l’abondance et la variété des productions sont plus étendues que nos besoins ; car alors, dit Morelly, « chacun puise selon ses besoins, sans s’inquiéter si un autre en prend plus que lui ; des voyageurs qui étanchent leur soif à une source ne portent point d’envie à qui, pressé d’une ardeur plus grande, avale à longs traits une plus grande quantité de la liqueur rafraîchissante » (Basil., ch. I).

Puiser selon ses besoins ;

Ce serait là toute la loi, s’il ne fallait ajouter :

Et travailler selon ses forces.

Nous touchons ici au point le plus contesté du système. On admet difficilement que les mille à deux mille individus, composant chaque cité morellyste, voudront contribuer à la production des richesses communes. On dit, et c’est même la seule objection sérieuse que La Harpe ait faite au Code de la Nature[3], que chacun, exagérant ses besoins de consommation, voudra s’exempter, sous mille prétextes, de tout travail productif. Il nous semble qu’une pareille assertion est tout au moins fort hasardée ; car enfin jamais, dans aucune société, l’homme n’a été traité par l’homme avec assez de justice pour savoir ce qu’on peut attendre des généreux élans de notre nature, fortifiés par le sentiment du devoir : mais qu’on veuille bien avouer d’abord qu’il serait injuste et déloyal de venir puiser au fonds commun de la société, et de prétendre ne rien faire pour elle. La probité qui, dans l’état actuel de nos institutions, consiste à payer ses dettes (d’argent), se réduirait, dans l’hypothèse de Morelly, à payer sa dette de travail.

Et rien n’empêche qu’on ne prenne des mesures, des garanties, pour faire que ce qui est juste soit exécuté. On objecte de plus que, s’il n’existait pas une grande inégalité de conditions, si une certaine classe n’était pas vouée exclusivement aux travaux utiles, on verrait bientôt la misère la plus affreuse succéder à la prospérité brillante de notre industrie : en sorte que l’homme serait pour ainsi dire puni d’avoir voulu établir ici-bas le règne de la justice. Il est vraiment humiliant pour l’intelligence humaine qu’il soit encore nécessaire de répondre sérieusement à celui qui vient vous dire, que la société deviendra plus pauvre, du jour précisément où la classe qui ne produit pas et celle qui paralyse la production viendront partager le travail commun. « On peut démontrer, au reste, dit Morelly, que la communauté de tous biens, de tous secours, peut remuer plus efficacement les hommes que les tristes motifs d’intérêts particuliers qui les retiennent assujettis à des craintes frivoles, à des espérances, à des vues fort bornées, à de timides entreprises, à de basses intrigues, et ne les occupent que des soins, des soucis et des peines d’un avancement, d’une fortune, qui n’influent presque en rien sur le bien de la société. Quoi ! dira-t-on, le commerce qui lie les peuples de la terre, tout fondé qu’il est sur des intérêts particuliers, n’est-il pas une source féconde de commodités, de délices, de richesses, de magnificence, d’industrie, de bon goût, de politesse, etc. ? Oui ; mais il n’y a pas un tiers des hommes qui en profite ; le reste a pour lui les travaux et les inquiétudes, avec à peine de quoi ne pas mourir de faim » (Basil., ch. II). Ajoutons que les privilégiés eux-mêmes ne peuvent jouir avec sécurité des biens que la classe la plus nombreuse leur envie. Toute possession exclusive est accompagnée de tant de sollicitudes et de craintes que les heureux du monde semblent moins faits pour jouir du bonheur que pour empêcher les autres de le goûter. Ainsi, le système social fondé sur l’appropriation individuelle prive les trois quarts de la population des jouissances de la propriété, qu’il est censé assurer médiocrement à l’autre quart ; il est inutile de chercher la paix, le bonheur, si l’on n’établit pas l’égalité des conditions, si les charges, les travaux et les jouissances de la société ne sont pas distribués entre les particuliers avec plus de justice et de proportion.

Pour traiter plus à fond la question relative à la distribution des travaux, on peut faire deux suppositions : ou bien le travail sera toujours embrassé avec entraînement, et dans ce cas il y aurait accord parfait entre les inspirations de la nature et les prescriptions de l’intérêt social ; ou bien le travail ne peut pas devenir un plaisir, et l’on doit compter sur la puissance de la loi ou du devoir. La première hypothèse, qui est la plus séduisante, se trouve développée dans la Basiliade et le Code de la Nature ; mais dans le plan de législation, placé à la suite de ce dernier écrit, « par forme d’appendice et comme un hors-d’œuvre, » Morelly prenant les hommes tels qu’ils sont, ou plutôt sont devenus, ne compte plus tant sur la bonne volonté des travailleurs, et fait des règlements qu’on pourra trouver sévères.

Raisonnons dans sa première hypothèse ; admettons que la libre activité de l’homme « versera dans le fonds commun des ressources plus que n’y peuvent puiser les besoins ; » il est clair que les lois, les règlements sont à peu près inutiles, puisqu’à toute fonction utile répond un goût naturel, une vocation arrêtée dans les individus ; les avis des chefs sont suivis avec plaisir ; « Personne ne se croit dispensé d’un travail que le concours unanime des efforts rend amusant et varié. » Et « les différents emplois ne sont plus des travaux, mais des amusements » (Basil. ch. II). Rien ne serait plus facile que la législation d’une telle réunion fraternelle ; car de la liberté la plus illimitée résulterait l’ordre le plus parfait. C’est bien alors vraiment qu’on pourrait s’en remettre à la bonne nature, et n’accepter pour règle de conduite que ce précepte inscrit sur la porte de l’abbaye de Thélème :

FAY CE QUE VOULDRAS.
RABELAIS (Gargantua).

Ou cet autre non moins facile à suivre :

VAS, ADMIRE ET JOUIS.
MORELLY (Basil., XII).

Voilà sans contredit la plus douce vie que puissent rêver des êtres libres et intelligents. Pour peu qu’on tienne au bonheur, on doit désirer un état dans lequel toute contrainte serait inutile, parce que l’obéissance serait l’accomplissement d’un désir (Basil., chap. II).

Morelly a très bien senti que la réunion seule des hommes pour un travail commun rendrait ce travail amusant et varié. Il n’a pas sans doute fait comme Charles Fourier la théorie scientifique du travail attrayant, il n’a pas caractérisé les mobiles qui nécessitent impérieusement l’organisation sériaire de toutes les fonctions. Mais il donne des résultats vivants, et montre la série et le groupe en action. Choisissons un exemple de travail varié ; celui des grandes routes à percer, « les enfants, les femmes, les vieillards, ainsi que les plus robustes, quittent leurs habitations et se divisent par troupes nombreuses ; les uns creusent la terre, la transportent et la répandent ; d’autres détachent, roulent, taillent et posent les pierres. Ceux-ci plantent des arbres aux bords des levées ; ceux d’un sexe ou d’un age plus faible dressent des tables et des sièges. Il règne dans cette multitude tant d’ordre et tant d’intelligence, les occupations y sont si bien distribuées, que des travaux immenses s’exécutent avec une promptitude merveilleuse, et paraissent des jeux » (Basiliade, ch.III). En fait, donc, Morelly entend comme Fourier la distribution des travaux. Il a dû même plus compter que le socialiste du dix-neuvième siècle sur la puissance de la vocation et de l’attrait : car dans son régime de communauté, chacun participant au bien-être, par cela seul qu’il est membre vivant de la république, on sent qu’il faut recourir à d’autres mobiles que ceux de l’intérêt et des récompenses matérielles. Ces mobiles purement moraux, Morelly les trouve, dans « l’attrait qu’offre un travail librement choisi ; » dans le besoin d’estime, d’amour et de gloire, auquel l’homme « sacrifie, dit Pascal, et le repos et la vie même » (Pensées). C’est là un beau rêve dont la réalisation détruirait entre les membres de la famille humaine tous les rapports fondés sur l’intérêt et le calcul et par conséquent toute espèce de prostitution.

Mais si, rentrant dans notre seconde hypothèse qui paraîtra peut-être plus acceptable, on suppose que tous les travaux ne peuvent pas devenir attrayants par eux-mêmes ; quel moyen faudrait-il employer, pour que les fonctions utiles à l’état social ne restent pas en souffrance ? Choisira-t-on pour mobile l’intérêt ou le devoir ? Fourier, sans refuser absolument le secours de la loi morale, emploie le ressort de l’intérêt individuel et des récompenses matérielles, et veut qu’on accorde une plus forte rétribution à certains travaux. Morelly compte uniquement sur la puissance de l’attraction morale (Code), et au besoin sur le sentiment du devoir et l’obéissance à la loi commune. Nous avouerons, malgré notre admiration profonde pour le génie organisateur de Charles Fourier, et tout en accordant que son procédé sociétaire est plus en rapport avec nos habitudes et nos lois commerciales, que la solution de Morelly est plus conforme aux principes de justice qui doivent gouverner les sociétés humaines. En effet, un des caractères de tout accord social, c’est que chacun reconnaissant aux autres associés les mêmes droits qu’à soi-même, renonce à toute espèce de privilège, et n’use de la supériorité de sa force et de son talent que dans l'intérêt commun. C’est à cette condition de tout rapporter à la masse, que, dans une société assez nombreuse, la cotisation des forces inégales et des talents variés peut assurer au faible comme au fort, à l’infirme comme au valide, une moyenne proportionnelle de bien-être, qu’il serait impossible de se procurer dans l’état de lutte et d’antagonisme. On dira peut-être que l’association doit vouloir dans son intérêt même que chacun soit rétribué selon son capital, sa capacité, ses œuvres, son talent, etc. Si un pareil mode de répartition pouvait se soutenir quelque temps, on ne tarderait pas à l’abandonner ; à cause des contestations, des jalousies, des prétentions de toute espèce qu’il ferait sans cesse éclater. Outre que l’appréciation exacte des capacités est à peu près impossible, la force des choses conduirait bientôt à ne tenir compte que des besoins, parce qu’il n’y a pas un rapport nécessaire entre la puissance de production et celle de consommation. Un homme de talent peut à lui seul produire bien au delà de ses besoins, et cet excédant de produits profite aux autres. C’est là le bienfait de l’état de société. Toute répartition selon la capacité ou dépasse les besoins ou ne les satisfait pas. Dans le premier cas l’individu accapare, dans le second il est privé de son droit. Quand les hommes sont réunis en société, il faut, ou qu’ils se traitent sur le pied de l'égalité, ou qu’ils se séparent et continuent à s’exploiter.

On peut, au reste, résoudre toutes les questions que nous examinons ici, en tirant les déductions de ce principe général dans lequel Morelly résume et domine tout le problème social avec une netteté splendide : Les lois éternelles de l’univers sont, que rien n’est à l’homme en particulier que ce qu’exigent ses besoins actuels, ce qui lui suffit chaque jour pour le soutien ou les agréments de sa vie. Le champ n’est point à celui qui le laboure, ni l’arbre à celui qui y cueille des fruits ; il ne lui appartient même, des productions de sa propre industrie, que la part dont il use. Le reste, ainsi que sa personne, est à l’humanité.

Quelques différences qu’il y ait entre le système de Morelly et celui de Ch. Fourier ; ou peut toujours recourir à ce dernier pour la production des richesses, l’ordre et la rotation des travaux, l’architecture unitaire et l’ensemble de l’administration. Mais sur l’autre problème de la répartition des produits, le seul dont l’esprit humain se soit sérieusement occupé, et qu’on trouve toujours au fond de toutes les discussions sociales et politiques, on a dès longtemps posé les véritables principes de solidarité qui doivent servir de règle. Songez, en effet, que les rapports des êtres moraux et intelligents ont été étudiés par cette famille nombreuse de philosophes ou de législateurs, qui compte à divers rangs les sectateurs de Pythagore et de Zoroastre, Lycurgue, Platon, les esséniens, les différentes sectes chrétiennes, les gnostiques, les communicants, les moraves, quelques pères de l’Église, saint Thomas, saint Augustin, Thomas Morus, Campanella, l’auteur de Sévarambes, des mémoires de Gaudence de Lucques, Jonchère, Herreuswaud, Mercier, Febure, Mably, et de nos jours Saint-Simon et Owen, et tant d’autres dont les écrits dorment oubliés dans la poussière.

Parmi ces penseurs dont quelques-uns n’ont pas échappé à la renommée, parce qu’à côté d’idées très-avancées, ils en ont émis d’autres d’une médiocrité plus convenable, plusieurs ont annoncé, prêché même, l’union fraternelle des hommes et l’égalité des droits. Ils ont senti que la famille consanguine, dans laquelle travaux et plaisirs sont communs entre frères, était un modèle toujours vivant des rapports qui doivent exister entre les membres de la famille sociale et politique. Or tout membre de la famille apporte en naissant le droit de vivre qui est antérieur à celui de travailler. Ce droit à la vie physique et intellectuelle, au pain du corps et de l’esprit, oblige de laisser en communauté une partie, sinon la totalité des ressources accumulées, afin que les survivants, ne trouvant plus les parts faites, ne mettent pas toujours, par leur révolte contre cette spoliation anticipée de leurs droits, la société impitoyable dans la nécessité de leur ôter la liberté ou la vie. Pour assurer la jouissance du droit commun, plusieurs réformistes ont proposé la communauté des biens, non pas cette communauté primitive des peuples nomades qui est incompatible avec le développement de l’agriculture, mais la propriété commune à un nombre de personnes suffisant pour que les avantages économiques de la vie en commun puissent compenser et au-delà les frais de l’éducation commune. Enfin Ch. Fourier, sans admettre la communauté en tout, lui a fait une large concession, en accordant à tout membre de la Phalange un minimum décent, c’est-à-dire l’usage commun de tout ce qui est vraiment utile au soutien et à l’aisance de la vie. S’il a laissé en dehors de ce minimum certaines choses plus rares dont les travailleurs se font la répartition d’après le travail et le talent, c’est qu’ami de l’ordre et de l’harmonie avant tout, ce grand organisateur social a craint que la concurrence des demandes, portant sur ces produits plus rares, ne pût entraîner les rivalités et les luttes, et qu’il a voulu en outre ajouter aux mobiles purement moraux d’autres motifs d’encouragement au travail. Que si l’essai d’une exploitation savamment dirigée venait démontrer que l’opinion de Morelly n’est pas une illusion, et qu’en effet les produits dépassent toujours les besoins, alors on sent qu’il serait fort inutile de consacrer à répartir les richesses un temps et des soins mieux employés à les augmenter.

Le système social dont nous venons d’exposer les conditions n’est pas nouveau au fond ; mais personne, avant et après Morelly, n’en a développé les principes avec autant de puissance et de logique. On pourra varier dans l’application, mais les bases sont inébranlables, et nettement indiquées. Or c’est un immense avantage, ou plutôt un devoir de ne se servir de la plume et de la parole que pour annoncer quelque vérité et tirer quelque conclusion. Attaquer à la légère les lois, les institutions sans rien mettre à la place, prendre toujours le rôle de critique et de démolisseur, est une manie désastreuse tellement soutenue par la niaise admiration du public, et la pusillanime complaisance des écrivains ; que la puissance et l’autorité sont toujours accordées, non pas aux hommes qui ont des idées profondes, mais à ceux qui s’en sont montrés le plus dépourvus. Le pouvoir est ainsi livré à ce qu’on appelle, surtout en France, des hommes d’esprit ; c’est-à—dire possédant ce genre d'esprit qui consiste à jouer sur l’angle des choses, à exprimer avec vivacité et pétulance des contradictions, et surtout à se préserver de tout projet qui ait le sens commun. Cependant les individus se gardent bien de s’aveugler avec ce genre d’esprit quand il s’agit de leurs propres intérêts ; ils le réservent pour parler, écrire, codifier, faire des constitutions et traiter les intérêts du public. Ainsi ces mêmes écrivains qui admettent qu’on ne doit pas proposer des places d’organisation sociale, que l’art de déplacer le pouvoir est plus important que celui de s’en servir, sont loin de porter cette imprévoyance dans les affaires de la vie. Ils exigeront fort bien d’un architecte qu’il soumette ses plans et ses devis pour la construction de la plus humble maison ; ils ne donneront pas tête baissée dans la plus petite entreprise industrielle sans avoir vu une description, un échantillon ; et si des penseurs comme Fourier et Morelly viennent donner un moyen de détruire la misère et les causes de révolution, alors comme il ne s’agit plus que du bonheur général de toute une nation, on ne daigne pas examiner les plans proposés, et les gouvernements dont l’insouciance pour toute amélioration est encouragée par le silence d’une presse pusillanime et inintelligente, gardent un rôle purement expectant, et s’endorment sur des volcans. Les peuples eux-mêmes, auxquels on ne donne jamais aucun moyen pratique pour sortir de leur misérable condition, sont conduits par des meneurs sans idées à des changements sans résultats.

Encore une observation importante avant de finir. On a vu que l’association et la communauté sont aussi vieilles que le monde, et qu’elles ont toujours été enseignées et même mises en pratique d’une manière incomplète. Or, dira-t-on, et c’est une objection que nous ne pouvons laisser sans réponse, comment se fait-il que des essais d’association déjà tentés n’aient pu convertir par la bonté de leurs résultats tout le genre humain ? Morelly en disant qu’il faut spéculer sur un nombre suffisant de personnes, et Fourier que l’association doit être intégrale, ont donné la raison pour laquelle des essais partiels ne peuvent pas réussir. Avant eux les jurisconsultes avaient aussi étudié les conditions et de l’association et de la communauté : il faut, dit le Dictionnaire de Jurisprudence, que « tout membre d’une communauté ne soit pas attaché à une autre dont les intérêts sont plus nombreux. » En effet, si les habitants de nos commune administrent avec tiédeur leurs intérêts communs, c’est qu’ils font partie d’une autre communauté qui leur est plus chère, leur propre famille. Si celle-ci tend bientôt à se dissoudre, c’est qu’elle ne renferme pas les ressources suffisantes. On doit tirer de là une conclusion fort simple, c’est que la famille, purifiée de tous rapports d’intérêts entre ses membres, doit être rattachée à une autre famille sociale beaucoup plus nombreuse, dans laquelle, sans quitter la première, l’homme trouve toutes les ressources de l’industrie, des sciences et des arts. Ce noyau social, réunion presque encyclopédique de tous les travaux, ne peut être composée de moins de mille à deux mille personnes ; sans cette condition première, toute association laissant en dehors d’elle des intérêts, des affections ou des plaisirs qu’elle ne peut satisfaire, tend tôt ou tard à se dissoudre ; et l’on accuse de fausseté la doctrine sociale, quand on devrait s’en prendre uniquement à la mesquinerie de l’entreprise.


F. VILLEGARDELLE.

Notes et références[modifier]

  1. Ces deux mots sont en italique dans le texte primitif.
  2. Quæcumque jura unusquisque sibimetipsi postulat, eadem etiam unicuique concedat cæterorum (HOBBES, de Cive, ch. 5.)
  3. Cours de littérature : Philosophie du XVIII siècle. Article DIDEROT.