Contes du soleil et de la pluie/81

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Au delà des Douleurs Humaines

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Je ne connais rien dans l’antiquité légendaire qui soit plus effroyablement tragique que la vie de l’infortunée comtesse d’Argant. La fatalité qui s’acharna sur les Atrides ou sur Œdipe ne fut pas plus inflexible ni plus absurde. Ici comme là, l’épouvante est la même. Les dieux frappent comme des fous. La créature humaine est un jouet contre lequel s’exerce leur cruauté perverse.

Et peut-être le destin de la comtesse d’Argant surpasse-t-il en atrocité tout ce qu’a pu imaginer le sombre génie d’un Sophocle. Il le surpasse en ce qu’il n’est même pas mystérieux. La grande ombre du mystère ne l’a jamais enveloppé, ne lui a jamais caché le redoutable avenir,

Œdipe ne savait pas, ne voyait pas où il allait. Mme d’Argant ne put se réfugier dans l’illusion. Chez elle, le malheur revient à date trop fixe pour qu’il soit possible d’espérer. Il ne rôde pas sournoisement autour de la demeure, attendant la minute propice pour se présenter. Non. À l’heure dite, il ouvre la porte et il entre.

L’imprévu n’existe pas pour la comtesse. Chaque douleur est d’autant plus terrible qu’elle était attendue ! Tout cela prend des apparences géométriques. Et, dans la période normale de sa vie comme dans la période torturante, les événement se produisent, non point comme des événements humains soumis aux vicissitudes du hasard, mais comme des phénomènes physiques régis par l’ordre inéluctable et régulier des lois universelles.

Cette vie, la voici, sans aucun commentaire qui en interrompe l’exposé.

D’ailleurs, en l’occurrence, une douzaine de dates, chacune accompagnée de trois mots, suffiraient à donner le grand frisson d’épouvante.

En 1868, elle devenait la femme de Guillaume d’Argant, qu’elle aimait et qui l’aimait.

En 1870, le jour même où naquit leur premier fils, Henri, la guerre était déclarée, et Guillaume partait pour la frontière. Fait prisonnier à Sedan, enfermé dans les forteresses d’Allemagne, il ne revint qu’après deux années d’absence.

Quatre ans après la naissance d’Henri, Georges vint au monde. Puis, quatre ans après Philippe. Puis trois ans et demi plus tard, Jacques et quatre ans et demi plus tard Pierre.

Nous sommes en 1885. Durant cinq ans, la comtesse, que son mari jusqu’ici n’avait pas été sans délaisser quelquefois, connut la paix et le bonheur. Le comte s’assagit. Il est fier de ses cinq beaux garçons, tous solides et vigoureux, hardis et passionnés.

Il les habitue aux exercices du corps. Il est leur maître d’armes, leur écuyer, leur professeur d’énergie. Qui ne se souvient de les avoir vus galoper tous les six au Bois en 1890 ? L’aîné a vingt ans, le plus jeune en a cinq, et, sur son poney, il n’est peut-être pas le moins intrépide.

« Argant, ardent », n’est-ce pas la devise que portaient les ancêtres du comte ?

Un jour, à la tête de sa petite troupe, il chargeait dans une des allées cavalières. Son cheval fit un écart. Le comte tomba. On le releva mort.

La veuve eut un chagrin profond. Mais elle avait cinq enfants. Leurs caresses, leur affection, son orgueil de mère, adoucirent peu à peu la blessure. Elle se sacrifia entièrement à eux, elle vécut pour eux, fière elle aussi de leur force et de leur audace.

En mémoire du père, elle encourageait leurs volontés et leurs rêves sportifs. Bicyclette, football, chasse, canotage, alpinisme, chacun suivant son âge et ses goûts, ils firent tout ce qui leur plaisait.

Trois ans, jour pour jour, après la mort du comte, Henri, le fils aîné, tirait dans une salle d’escrime du boulevard Haussmann. L’épée de son adversaire l’atteignit au cou. Elle était démouchetée. Henri tomba mort.

Trois ans après, en 1896, le second fils, Georges, courant à une réunion d’amateurs cyclistes à Buffalo, toucha si violemment la roue d’arrière du tandem qui l’entraînait, qu’il fut projeté à terre. Il se brisa le crâne.

Le destin se révélait. De quatre ans en quatre ans, une naissance, De trois ans en trois ans une mort. Cette affreuse prévision allait-elle se réaliser ?

Dans quelle angoisse Mme d’Argant dut-elle attendre l’échéance fatidique, cette année 1899, qui mathématiquement devait encore lui arracher un de ses fils, Philippe sans doute, puisque la mort semblait suivre l’ordre du temps ?

L’année passa. Pour la première fois, depuis des mois et des mois, la comtesse eut un sourire en embrassant le 1er janvier 1900, les trois enfants qui lui restaient.

Le lendemain, Philippe était tué dans un accident d’automobile.

Trente mois plus tard, Jacques, le quatrième, trouvait la mort au cours d’une ascension en Suisse.

L’an passé, Pierre, le dernier survivant, l’héritier du titre et de la fortune des Argant, entrait dans sa vingtième année.

Sur sa tête, la comtesse avait reporté toutes ses tendresses exaspérées, tous les élans de son pauvre cœur meurtri. Elle ne lui souriait pas. Non. Elle ne pouvait plus sourire. Mais il lui arrivait de verser des larmes plus douces quand elle le regardait. Car elle trouvait encore des larmes en elle.

Et il lui semblait qu’elle avait peut-être enfin le droit d’espérer. Pierre avait été gravement malade de la poitrine. Pierre avait perdu beaucoup de ses forces, et, autant par affaiblissement de santé que par amour pour sa mère, il avait renoncé à toute espèce d’exercice.

Et puis, il avait peur, lui aussi, peur de l’année fatale qui approchait, peur de l’horrible destin…

Ils passèrent l’hiver à Beaulieu, dans une propriété que baignait l’eau de la Méditerranée.

De temps à autre, pour toute distraction, Pierre allait à Monte-Carlo. Il y jouait, il s’y promenait.

Une après-midi, la comtesse était étendue sur une chaise-longue, au bout du joli jardin qui domine la mer. Elle regardait rêveusement un canot automobile qui piquait vers Beaulieu, en coupant les vagues, des vagues assez méchantes.

Le canot s’approcha. Il portait trois hommes. L’un d’eux agita son mouchoir. Elle reconnut Pierre. Au même moment, il y eut comme un coup de vent, qui secoua la mer… Le canot plongea, disparut…

La comtesse ne poussa pas un cri. Elle ferma les yeux, pour ne pas voir, pour ne pas voir ! Puis elle s’enfuit, courut sur la grand’route, courut jusqu’à la gare.

Un train passait. Elle y monta.

On ne l’a plus revue. On ne sait où elle est. On ne sait rien d’elle. Quelque part, dans un coin du monde, elle cache sa douleur, elle vit avec ses morts.

Et il y a quelque chose de plus terrible, que tout cela, auprès de quoi je trouve la mort de ce mari et la mort de ces fils des événements presque naturels, quelque chose qui donne au destin de cette femme une grandeur farouche, unique, sacrée, surhumaine. Il y a ceci : Pierre n’est pas mort, Pierre a été sauvé, et sa mère ne le sait pas !…

Maurice LEBLANC.