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Contes du soleil et de la pluie/82

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Un Excellent Garçon

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Cela se passa en plein jour. Il est vrai que la route de Cherville à Grandpré traverse un pays absolument désert, et qu’il n’est pas d’endroit mieux conditionné pour un guet-apens. N’importe ! Il faut une jolie dose de hardiesse à celui qui se met ainsi, sous le soleil de midi, à l’affût du voyageur isolé.

Je descendais donc la longue côte du Col-Rouge, les deux freins bien en main, et assez lentement, car des coudes brusques et continuels obligent à beaucoup de prudence.

Après l’un de ces tournants, un petit bois s’offrit, qui dévalait sur les bords escarpés de la route.

Et soudain j’eus l’impression d’une corde qui se raidissait devant moi, à hauteur de mon guidon. Je tombai.

La chute fut brutale. Je restai un moment étourdi, non point blessé, mais incapable du moindre effort.

Et en même temps j’assistai à ce spectacle : Du petit bois un homme avait bondi. D’un geste il ramassa ma bicyclette, l’enfourcha et s’enfuit à toute allure.

Je réussis à me soulever sur mon coude.

Et ce fut aussi rapide, aussi brusque que cela l’avait été pour moi. Cent mètres plus loin, l’homme faisait un écart, zigzaguait un instant, puis s’écroulait au pied d’un poteau télégraphique.

Je crois que la profonde satisfaction que j’éprouvai en voyant cet immédiat et juste châtiment contribua fort à me remettre d’aplomb sur mes jambes et à cicatriser radicalement les égratignures que j’avais pu me faire. C’était vraiment délicieux de rentrer ainsi en possession de ma chère bicyclette. Pourvu qu’elle ne fût pas brisée !

Elle ne l’était pas, je m’en rendis compte tout d’abord. Je n’avais donc plus qu’à l’enfourcher à mon tour et à filer.

Le désir légitime d’ajouter ma correction personnelle à celle que le destin avait infligée à mon voleur me porta vers lui.

Il gisait sans mouvement. Mais je pus m’assurer aussitôt qu’il n’était pas évanoui. À mon approche il ouvrit les yeux et prononça :

— Soyez tranquille, je ne chercherai pas à m’échapper. Pour sûr, j’ai la jambe cassée… la droite…

Je touchai sa jambe. Il poussa un cri et devint d’une pâleur mortelle. Je lui dis :

— C’est bien. Je vais aller jusqu’à Grandpré et avertir la gendarmerie. On enverra sans doute une charrette.

Il ne répondait pas. Je m’éloignai et relevai ma machine. Pourtant je ne partis point. Non. Cela m’eût été absolument impossible. Ce n’est pas pour si peu qu’on livre à la justice un enfant de vingt ans — il devait avoir à peu près cet âge.

Oh ! certes, ma bicyclette m’eût été dérobée qu’aucun châtiment ne m’eût paru assez rigoureux pour un tel crime. Mais elle était là, je la tenais. N’ayant donc subi aucun dommage, rien ne s’opposait à ce que je fusse indulgent.

D’autre part, je ne pouvais pas le laisser là sur la route, blessé, sans soins. Que faire ? Des soins, j’étais incapable de lui en donner.

Je l’interrogeai. Il me dit qu’il habitait au hameau de Fougron, deux kilomètres avant Grandpré. Son père était garde-barrière. Lui, il travaillait au village.

— Et tu voles les bicyclettes ?

— Oh ! fit-il, j’en avais tellement envie d’une !

Il dit cela du ton convaincu d’un amoureux qui parlerait d’une femme à laquelle il ne peut prétendre.

— De sorte que tu n’as pas pu résister… ?

— Je n’ai pas pu… Voilà des années que j’y pense. Mais il fallait de l’argent… Le père a été malade… j’ai dû le nourrir… Et plus ça allait plus j’en voulais une… Alors…

Alors il avait essayé de s’approprier la mienne. Cette envie, plus forte que tout, me toucha au plus profond de mon âme de cycliste fervent. Il est bien que l’on éprouve de ces envies-là. Et si l’on ne recule devant rien pour les satisfaire, on fait preuve ainsi d’une volonté et d’une énergie qui ne sont pas du ressort de tout le monde.

J’abandonnai toute idée de vengeance. D’ailleurs il avait une figure si douce et si sympathique, une de ces bonnes figures d’ouvrier qui respirent l’honnêteté et la droiture.

JE me sentis subitement tout disposé faire quelque chose pour lui. L’essentiel était d’abord de ne pas le laisser crever au milieu de la route.

Je lui demandai, après une minute de réflexion ;

— Écoute, je vais essayer de te tirer de là. Es-tu en état de te tenir sur ma bicyclette ?

— Pour aller où ?

— Chez ton père.

— Et vous ?

— Je te conduirai.

— À pied ?

— À pied.

Une demi-heure plus tard mon nouvel ami, Denis Guilbain, assis sur ma bicyclette, sa jambe malade étendue sur des branches fixées à la fourche, glissait sans secousse vers sa demeure.

Et moi je le poussais vaillamment, une des mains au guidon, l’autre aux ressorts de la selle. Et je ne manquais pas de suer à grosses gouttes.

Denis Guilbain est un excellent garçon, travailleur, exact, consciencieux, dévoué, sans défaut, me semble-t-il.

Et la meilleure preuve de l’estime où je le tiens, c’est que, l’an dernier, ayant acheté une automobile, je le fis placer dans un garage, et qu’après quatre mois d’apprentissage il est entré chez moi à titre de mécanicien.

Ce n’est pas pour dire qu’il faut voler pour être un honnête homme, et je ne conseille à personne d’attendre, pour engager un mécanicien, qu’il s’en présente un au coin de quelque bois… Mais cependant… enfin, quoi ! que voulez-vous de plus ?… Je Suis enchanté de lui.

Maurice LEBLANC.