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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 044

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 87-90).

44.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 23 février 1767.

Mon cher et illustre ami, je suis bien touché de la marque d’amitié que vous me donnez en vous plaignant de mon silence ; je vous promets que vous n’aurez plus de pareils reproches à me faire à l’avenir. Cependant vous me feriez tort de m’accuser de négligence à votre égard. Votre temps vous est si précieux, que je crains toujours de vous importuner, surtout quand je n’ai rien d’important à vous mander. Mais enfin je suis bien aise que vous m’enhardissiez à cultiver davantage votre commerce, qui ne peut que m’être avantageux à tous égards.

J’ai reçu de la part de votre imprimeur les exemplaires du cinquième Volume des Mélanges que vous m’aviez annoncés. J’en ai gardé un pour moi, dont je vous remercie de tout mon cœur, et j’ai distribué les autres suivant ce que vous m’avez dit. Il est inutile de vous dire combien je suis content de cet Ouvrage. Vous savez assez à quel point tout ce qui vient de vous m’est précieux ; tant pis pour moi si je pensais autrement. Une des choses qui m’ont le plus enchanté, c’est votre Mémoire sur l’inoculation[1]. Il est plein de vues et de réflexions très-fines et très-exactes qui avaient échappé à tous ceux qui avaient déjà traité cette matière et qui la rendent tout à fait neuve et intéressante. À l’égard de vos difficultés sur le Calcul des probabilités, je conviens qu’elles ont quelque chose de fort spécieux qui mérite l’attention des philosophes plus encore que celle des géomètres, puisque de votre aveu même la théorie ordinaire est exacte dans la rigueur mathématique. Au reste, la lecture de ce Mémoire m’a fourni quelques idées dont je pourrai vous faire part, si vous le souhaitez, pourvu qu’elles se trouvent confirmées par un plus sérieux examen.

Vos Éclaircissements sur les éléments de Philosophie[2] m’ont beaucoup plu, et surtout le sixième[3], le neuvième[4] et les suivants. Ce que vous dites sur la multiplication des lignes est excellent. J’ajouterai seulement qu’il n’est pas nécessaire que le parallélogramme soit rectangle il suffit que l’angle soit le même dans tous ceux que l’on veut comparer ensemble. La notion que vous donnez de l’Algèbre est aussi nette que précise, et, si elle ne suffit pas à ceux qui n’ont aucune connaissance de cette science, ce sera une marque certaine qu’il faut au moins y être initié pour pouvoir s’en former une idée. Pour ce qui est des autres Mémoires, qui sont de pure littérature, je me contente de les lire et de les admirer. Dans votre Discours sur la poésie[5], il me semble que vous en réduisez le mérite aux pensées et à la difficulté vaincue dans l’expression ; mais permettez que je vous demande grâce pour tous nos poëtes italiens, et surtout pour mon poëte favori, l’Arioste, qui n’a guère ni l’un ni l’autre de ces deux mérites.

M. de Catt m’a remis votre Mémoire sur les objectifs achromatiques[6], que j’ai lu avec le plus grand plaisir, et qui m’a donné une grande envie de lire celui que vous faites imprimer parmi les Mémoires de l’Académie. Le Volume de 1759 de notre Académie[7] a paru, et celui de 1760 est sous presse et paraîtra bientôt. M. Formey[8] m’a dit qu’il attendait une occasion pour vous faire parvenir un exemplaire de celui qui est déjà imprimé. Au pis aller vous les recevrez tous les deux à la fois. Ils ne contiennent rien de moi, mais ils n’en sont que plus intéressants, la partie mathématique étant, à l’ordinaire, toute d’Euler. L’Académie sera très-charmée de recevoir quelque chose de vous pour ses Mémoires. Vous réparerez au moins d’un côté ce qu’elle a perdu de l’autre. Quant à moi, je fais ce que je puis pour rendre le vide qu’Euler y a laissé le moins sensible qu’il est possible. Je suis obligé de remplir presque seul les devoirs de ma classe, M. Castillon s’étant un peu éloigné de l’Académie depuis mon arrivée, et M. Bernoulli[9] étant encore fort jeune, comme vous savez. À propos de ce premier, nous nous sommes réciproquement rendu visite une fois ou deux, et nous ne sommes ni bien ni mal ensemble. Si l’occasion me venait de lui rendre quelque service, je m’en ferais un plaisir. Au reste, comme il n’est point pensionnaire, il n’avait aucun droit de prétendre à la place de directeur ; si on a fait tort à quelqu’un, c’est à M. Bernoulli seul, qui d’ailleurs n’a pas fait paraître la moindre prétention à cet égard. Ma santé est toujours toute parfaite, et mon sort est très-heureux. Je ne songe à autre chose qu’à faire de la Géométrie en paix et à justifier votre choix autant qu’il m’est possible. Le roi voudrait que je travaillasse pour votre prix, parce qu’il croit qu’Euler y travaille c’est, ce me semble, une raison de plus pour moi pour n’y pas travailler. Voici une solution complète du problème des tautochrones, à laquelle je suis arrivé par une route très-directe, et que je lirai à l’Aadémie au premier jour.

Soient la vitesse du corps, l’espace qui lui reste à parcourir et sa force accélératrice le long de la courbe qu’il décrit, en sorte que l’on ait

Je dis qu’il faut pour le tautochronisme que l’on ait, en général,

dénotant une fonction quelconque de et une fonction quelconque de telle qu’elle soit nulle lorsque et que ne soit, dans ce cas, ni nulle ni infinie.

Si l’on fait

et qu’on suppose ensuite

on aura le cas où la résistance est comme et la force sera

comme il résulte de la solution de M. Fontaine[10].

J’ai enfin reçu une Lettre de mon père en réponse à l’une des miennes ; je ne sais ce que mes premières Lettres sont devenues. J’ai tout lieu de croire que le domestique que j’avais pris et que j’ai renvoyé ensuite a gardé les Lettres pour pouvoir garder l’argent.

Si le P. Frisi est encore à Paris, je vous prie de lui faire bien mes compliments et de lui offrir mes services dans ce pays si je puis lui être bon à quelque chose. M. Thiébault se recommande à votre souvenir. M. Bitaubé doit vous avoir écrit. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse.


  1. Il est divisé en trois Parties et intitulé : Réflexions philosophiques et mathématiques sur l’application du Calcul des probabilités à l’inoculation de la petite vérole (p. 305-430).
  2. Le quatrième Volume des Mélanges contenait un Essai sur les éléments de Philosophie Ou sur les principes des connaissances humaines (p. 1-298), et c’est comme supplément à ce travail que d’Alembert inséra dans son cinquième Volume (p. 7-272) seize Éclaircissements sur différents passages.
  3. Sur l’art de conjecturer.
  4. Sur les différents sens dont un même mot est susceptible.
  5. Réflexions sur la poésie (P. 433-468).
  6. Voir plus haut la note 2 (p. 86) de la Lettre du 7 février.
  7. De l’Académie de Berlin.
  8. Jean-Henri-Samuel Formey, fils d’un réfugié français, né à Berlin le 3 mai 1711, mort le 8 mars 1797. Il était depuis 1748 secrétaire perpétuel de l’Académie de Berlin.
  9. Jean Bernoulli, astronome, neveu de Daniel, né à Bâle le 4 novembre 1744, mort le 13 juillet 1807 à Berlin, où il avait été appelé à l’âge de dix-neuf ans pour être astronome de l’Académie et où il devint, en 1779, directeur de la Classe des Mathématiques.
  10. Voir la note 1 de la page 95.