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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 045

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 91-92).

45.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, le 4 avril 1767.

Mon cher et illustre ami, mes yeux sont devenus un peu faibles aux lumières, qui est le temps où j’écris mes Lettres ; c’est pour cela que je me sers d’une main étrangère[1]. Ma santé est d’ailleurs assez bonne, mais si facile à s’altérer par le moindre dérangement, que je n’espère pas de vous voir cette année et que je ne sais pas quand je pourrai avoir cette satisfaction. Je suis charmé que vous soyez content de mon cinquième Volume, et en particulier de ce que mes réflexions sur l’inoculation ne vous ont point déplu. Vous verrez dans nos Mémoires de 1760 que Daniel Bernoulli, presque pour unique réponse, m’exhorte à me mettre au fait des matières que je traite[2] ; je répondrai de la bonne sorte à cette politesse de sa part.

Comme je suis occupé de différents objets, je n’avais point d’abord voulu penser à chercher votre formule sur les tautochrones ; cependant, comme elle m’a paru fort élégante, j’ai fait quelques tentatives à ce sujet et j’en ai trouvé une plus générale par une méthode fort simple : je vous enverrai bientôt ces détails pour vos Mémoires, avec d’autres choses que j’y joindrai.

M. votre père m’écrit que vous avez résolu de donner tous les mois un Mémoire à l’Académie et qu’il trouve cela trop fort ; je pense comme lui et je vous exhorte à ménager votre santé.

Je voudrais bien que vous travaillassiez au prix sur la Lune, et je ne crois pas que M. Euler même soit pour vous un rival à craindre.

Je vous serai très-obligé de m’envoyer par la première occasion les Volumes de l’Académie de Berlin de 1759 et 1760 ; il me tarde beaucoup de voir les Volumes qui contiendront quelque chose de vous.

Le P. Frisi est parti pour Milan, et, en partant, il m’a remis une Lettre pour vous que vous avez dû recevoir il y a quelque temps. M. Dutens m’écrit de Londres qu’il espère que vous lui donnerez de vos nouvelles, ainsi qu’au marquis Caraccioli ; ils me paraissent bien contents l’un et l’autre de vous savoir heureux et en bonne santé. M. et Mme Vallette[3], que vous avez vus à Paris, me chargent sans cesse de vous faire mille compliments et de les rappeler dans votre souvenir.

Adieu, mon cher et illustre ami, donnez-moi quelquefois de vos nouvelles ; je vous embrasse de tout mon cœur.

D’Alembert.

P.-S. Mes compliments, je vous prie, à MM. Thiébault et Bitaubé.

À Monsieur de la Grange,
de l’Académie royale des Sciences de Prusse, à Berlin
.
En note au dos : reçue le 18 avril.

  1. La Lettre n’est que signée par d’Alembert.
  2. Daniel Bernoulli avait envoyé à l’Académie, sur la mortalité causée par la petite vérole et sur l’inoculation, un travail qui, résumé d’abord dans la partie Histoire (p. 99-108) du Volume de l’année 1760 (paru seulement en 1766), fut inséré en entier dans la partie du même Volume consacrée aux Mémoires (p. 1-46). D’Alembert en avait eu connaissance avant qu’il fût publié, et, pour le réfuter, il écrivit les Réflexions citées plus haut, auxquelles Bernoulli répondit à son tour par des notes qu’il ajouta à son Mémoire lorsqu’il fut livré à l’impression.

    C’est à la note de la page 18 que se trouvent les passages auxquels fait allusion d’Alembert. On y lit « Dans une critique de ce Mémoire qu’on a fait imprimer longtemps avant que le Mémoire l’ait été … Je souhaiterais que l’auteur de cette critique prit la peine de faire à son gré une distribution des 100 ou 101 personnes qu’on sait positivement que la petite vérole enlève communément sur une génération de 1300 enfants : il verrait s’il est possible de concilier sa critique avec ce qu’il dit… »

  3. Il s’agit sans aucun doute de Siméon Fagon, dit Valette du nom de sa mère, littérateur et mathématicien, né à Montauban en 1719, mort le 29 décembre 1801. Il mena pendant longtemps une existence errante et misérable, et est le héros du Pauvre Diable de Voltaire, à qui il avait été recommandépar d’Alembert et qui l’avait hébergé pendant trois mois à Ferney. On peut consulter sur ce personnage une curieuse Notice insérée dans l’année 1811, Tome II, du Magasin encyclopédique (p. 68-81), par Tourlet, qui a donné en outre sur le même sujet un article au Moniteur le 15 mai de la même année (p. 509-510).