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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 047

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 94-96).

47.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 25 mai 1767.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu votre beau Mémoire sur les tautochrones et je l’ai lu avec autant de plaisir que de fruit.

L’Académie, à qui je l’ai présenté de votre part, m’a chargé de vous en faire ses remercîments ; elle le fera imprimer, avec le mien sur le même sujet, dans le Volume qui est actuellement sous presse et qui paraîtra vers la Saint-Michel. Vous verrez que nous nous sommes rencontrés sur plusieurs points, quoique ma méthode soit totalement différente de la vôtre. J’avais remarqué aussi de mon côté que le temps devient une fonction de étant une fonction de l’arc telle qu’elle soit nulle lorsque d’où j’avais tiré cette conclusion générale que, pour que le mouvement d’un corps soit tautochrone, il suffit que l’on ait étant une fonction quelconque de et de telle qu’elle soit nulle lorsque et infinie lorsque ce qui revient à peu près au même que ce que vous avez trouvé. Au reste, je suis charmé d’avoir été comme l’occasion de vos profondes recherches sur cette matière. M. Fontaine[1] n’avait fait que l’effleurer, et il doit vous savoir gré d’avoir fait valoir sa méthode, que j’avais toujours regardée comme plus ingénieuse qu’utile. M. Euler avait entrepris la même chose, mais il n’a pas été aussi heureux que vous, comme vous pouvez le voir par le Mémoire qu’il a donné sur ce sujet dans le Tome X de Pétersbourg[2].

M. de Catt m’a montré un article d’une de vos Lettres concernant l’affaire de M. l’abbé Bossut[3]. Il est certain qu’elle dépend uniquement du roi et qu’ainsi vous êtes plus en état que personne de la faire réussir. Pour moi, je ne puis que vous remercier de la déférence que vous avez bien voulu me marquer, et vous assurer que je m’estimerai toujours très-heureux de pouvoir vous donner des preuves de la mienne. Je souhaiterais seulement, par rapport à l’affaire dont il s’agit, que cela n’ouvrît point la porte de l’Académie à tant d’autres personnes qui y aspirent depuis longtemps, et je ne vous dissimulerai pas que je me suis opposé de toutes mes forces à la démarche que quelques-uns de mes confrères voulaient faire, il y a quelques mois, auprès du roi, pour l’engager à nommer quelques nouveaux membres étrangers, car, comme le nombre en est encore fort grand, si on continue à l’augmenter, il deviendra de plus en plus impossible de le fixer, comme nous l’avions projeté.

Vous faites très-bien de ménager votre vue autant qu’il vous est possible. On dit que M. Euler a perdu ou va perdre la sienne : ce serait une perte inestimable pour la Géométrie[4]. Je suis très-sensible au souvenir de M. Dutens et de M. et Mme Vallette voudriez-vous bien leur faire mes compliments et leur offrir mes services si je leur suis bon à quelque chose ? Adieu, mon cher et illustre ami ; je suis toujours content et heureux, et ce n’est pas une des plus petites douceurs de ma vie de penser que je vous les dois. Je vous embrasse de tout mon cœur et suis à vous pour la vie.

P.-S. — M. Bitaubé s’est chargé de vous faire parvenir les deux derniers Volumes de l’Académie, et je ne doute point que vous ne les ayez déjà reçus ou au moins que vous ne les receviez bientôt.


  1. Alexis Fontaine des Bertins, géomètre, membre de l’Académie des Sciences, né à Claveyson (Drôme) en 1705, mort à Cuiseaux (Saône-et-Loire) le 21 août 1771. — Dans le Recueil de ses Mémoires donné à l’Académie royale des Sciences, non imprimés dans leur temps, Paris, 1764, in-4o, se trouve à la page 15 un Mémoire Sur les courbes tautochrones, qui commence ainsi « Lorsque j’entrai à l’Académie, l’Ouvrage que M. Jean Bernoulli lui avait envoyé en 1730, qui est un chef-d’œuvre, venait de paraître. Cet Ouvrage avait tourné l’esprit de tous les géomètres de ce côté-là ; on ne parlait que du problème des tautochrones. J’en donnai la solution que voici, et on n’en parla plus. »
  2. Le Tome X des Commentarii Academiæ Scientiarum imperialis petropolitanæ, qui se rapporte à l’année 1738 et ne parut qu’en contient sept Mémoires d’Euler.
  3. Charles Bossut, géomètre, membre de l’Académie des Sciences (1768), puis de l’Institut, né le 11 août 1730 à Tarare, mort le 14 janvier 1814.
  4. Euler, qui devint aveugle peu d’années après, avait déjà perdu un œil quand il quitta Berlin, et Frédéric écrivait à d’Alembert, à propos de Lagrange « Je dois à vos soins et à votre recommandation d’avoir remplacé dans mon Académie un géomètre borgne par un géomètre qui a ses deux yeux, ce qui plaira surtout fort à la classe des anatomistes. » (Lettre du 26 juillet 1766.)