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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 049

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 98-100).

49.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 7 août 1767.

Mon cher et illustre ami, je suis charmé que vous n’ayez pas été mécontent de mon Mémoire sur les tautochrones[1], et je vous suis obligé d’avoir réveillé d’anciennes idées que j’avais sur ce problème et que je n’aurais peut-être jamais développées sans l’occasion que vous m’en avez donnée. Depuis ce Mémoire, je n’ai presque rien fait qui mérite votre attention ; ma tête est devenue presque absolument incapable de travail, quoique d’ailleurs le fond de ma santé ne soit pas mauvais. Dites-moi, je vous prie, des nouvelles de vos travaux et de ce que vous faites ; je suis comme les vieux gourmands, qui, ne pouvant plus digérer, ont encore du plaisir à voir manger les autres : Toute l’espérance de la Géométrie est actuellement en vous, s’il est vrai, comme vous me le marquez, que le pauvre Euler soit aveugle ; c’est un malheur dont je suis vraiment touché, et par rapport à lui, et par rapport aux sciences. Ménagez bien, mon cher ami, votre santé et vos yeux, et croyez, comme je l’ai bien appris à mes dépens, que la Science et la gloire ne viennent qu’après.

Je voudrais bien que vous eussiez travaillé à notre prix sur la théorie de la Lune je ne doute point que vous ne l’emportassiez, à votre ordinaire, sur vos concurrents. J’ai un peu travaillé sur cet objet, et il me semble que j’ai trouvé des méprises importantes dans la théorie de Clairaut, qui cependant, par un hasard heureux, n’ont point influé considérablement sur son dernier résultat, parce que ces méprises se compensent à peu près. Elles consistent en ce qu’il n’a pas, ce me semble, assez fait d’attention à la double courbure de l’orbite de la Lune, en conséquence de quoi il a mal évalué la distance réelle de la Lune au nœud qui entre dans l’expression des forces perturbatrices, Il a pris aussi mal à propos pour le mouvement moyen celui qui résulte du mouvement réel de la Lune dans son orbite. Le vrai mouvement moyen est celui qui résulte du mouvement de la Lune rapporté à l’écliptique, et ce mouvement moyen n’est pas le même que l’autre, à cause du mouvement du nœud.

J’ai reçu les deux Volumes de 1759 et 1760 de vos Mémoires, ainsi que le Tome de Pétersbourg[2] où il est question des tautochrones, mais je n’ai fait encore que les parcourir légèrement. Pour ne pas me pendre d’ennui dans l’espèce d’épuisement où est ma tête, j’ai pris le parti de revoir différents Mémoires que j’ai faits depuis longtemps et dont je vous avais communiqué la plus grande partie ; je les fais actuellement imprimer, ce qui produira le quatrième et probablement le dernier Volume de mes Opuscules. Adieu, mon cher et illustre ami ; vivez, travaillez, effacez-nous tous, et surtout portez-vous bien. Voulez-vous bien assurer l’Académie de mon dévouement et de mon respect ? Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles.

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie des Sciences, à Berlin
.

  1. Voir plus haut, p. 93.
  2. C’est le Tome X des Mémoires de l’Académie de Pétersbourg.