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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 050

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 100-102).

50.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 21 septembre 1767.

Mon cher et illustre ami, on m’écrit de Berlin que vous avez fait ce qu’entre nous autres philosophes nous appelons le saut périlleux et que vous avez épousé une de vos parentes que vous avez fait venir d’Italie[1] ; recevez-en mon compliment, car je compte qu’un grand mathématicien doit avant toutes choses savoir calculer son bonheur et qu’après avoir fait ce calcul vous avez trouvé le mariage pour solution. Ce qu’on ajoute dans les mêmes Lettres ne me fait pas autant de plaisir on me mande que votre santé est fort dérangée, que la vie que vous menez en est vraisemblablement la cause, que vous prenez trop de café et de thé, que vous vivez trop en solitaire. Au nom de Dieu, mon cher ami, je vous prie, par le tendre intérêt que je prends à vous et par celui de la Géométrie, dont vous êtes la ressource, de ménager une santé aussi précieuse que la vôtre pour vos amis et pour les sciences. Croyez-moi, ne vous excédez point de travail et ne vous détruisez pas par une vie trop sédentaire. Personne peut-être n’a observé dans le travail plus de régime que moi ; cependant je m’en ressens aujourd’hui au point de ne pouvoir presque plus m’occuper. Lisez le Livre que vient de donner M. Tissot, médecin de Lausanne, De morbis litteratorum[2], et conformez-vous, comme je fais, à ce qu’il prescrit. Il n’est plus guère temps pour moi, mais il l’est encore pour vous, qui avez vingt-cinq ans de moins.

Je vous annonce d’avance et de bonne heure que nous remettrons sûrement à l’année 1770 le prix sur la théorie de la Lune ; il sera double, c’est-à-dire de 5000fr cela vaut bien la peine de vous tenter, surtout depuis votre mariage, et vous aurez tout le temps de faire cette besogne à votre aise.

Avez-vous des nouvelles d’Euler ? Je serais bien affligé qu’il fût devenu aveugle.

Je crois vous avoir dit que je fais imprimer le quatrième Volume de mes Opuscules ; la plupart des choses qui doivent y entrer vous sont connues ; j’y ai fait seulement quelques changements et quelques additions je compte qu’il paraîtra dans le courant de l’année 1769. Vous trouverez dans les Volumes de l’Académie, à mesure qu’ils paraîtront, la suite de mes recherches sur les verres. Je m’occupe actuellement à quelques recherches analytiques sur la théorie de la Lune, que je donnerai aussi dans les Volumes de l’Académie. Au reste, je vous prie de ne faire part à personne de la remise que je vous annonce du prix à l’année 1770 ; je crois seulement devoir vous en avertir, par le désir que j’ai que vous le remportiez. Adieu, mon cher ami ; donnez-moi des nouvelles de vos travaux, et surtout de votre santé, qui m’intéresse plus que je ne puis vous dire. Je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie royale
des Sciences et Belles-Lettres de Prusse, à Berlin
.

  1. Dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale (no 2273) qui fait partie des papiers de Lalande, on lit ce qui suit (p. 199 bis) « Lagrange aime à thésauriser. Il avait fait venir à Berlin une cousine à qui il achetait lui-même des rubans pour qu’elle dépensât moins. On l’obligea à l’épouser. » Je dois la communication de cette note à l’obligeance de M. Henry.
  2. Simon-André Tissot, né à Grancey (pays de Vaud) en 1728, mort en 1797. L’Ouvrage si connu dont parle d’Alembert parut à Lausanne, 1766, in-8o, sous le titre de De valetudine litteratorum et fut traduit par Tissot lui-même en français sous le titre de De la santé des gens de lettres, 1768, in-12, souvent réimprimé.