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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 051

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 102-104).

51.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 20 novembre 1767.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu vos Lettres et vos compliments ; je vous en remercie de tout mon cœur. Je ne sais si j’ai bien ou mal calculé, ou plutôt je crois n’avoir point calculé du tout, car j’aurais peut-être fait comme Leibnitz, qui, à force de réfléchir, ne put jamais se déterminer. Quoi qu’il en soit, je vous avouerai que je n’ai jamais eu du goût pour le mariage et que je ne m’y serais jamais engagé si les circonstances ne m’y avaient en quelque façon obligé. Étant dans un pays étranger, sans amis et sans liaisons, avec une santé assez délicate, j’ai cru devoir engager une de mes parentes, que je connaissais depuis longtemps et avec qui j’avais déjà vécu quelques années dans la maison de mon père, à venir partager mon sort et avoir soin tant de moi que de tout ce qui me regarde. Voilà l’histoire exacte de mon mariage[1]. Si je ne vous en ai point fait part, c’est qu’il m’a paru que la chose était si indifférente d’elle-même, qu’elle ne valait point la peine de vous en entretenir.

Je suis charmé que l’Académie ait dessein de remettre le prix de la Lune à l’année 1770. Je ne vous dissimulerai point le regret que j’ai de n’avoir pu concourir. Les embarras de mon établissement dans ce pays et les Mémoires que j’ai dû composer pour l’Académie, et qui sont au nombre de neuf ou dix, en ont été la cause. Ce n’est pas que j’ai manqué de bonne volonté ; mais, peu content des idées que j’avais jetées sur le papier et manquant de loisir pour les mieux digérer, j’ai cru qu’il valait mieux que je m’abstinsse de concourir ; au reste, si le prix est renvoyé, vous pouvez compter que je ne demeurerai pas oisif.

Le Volume de nos Mémoires qui était sous presse a paru, et M. Bitaubé s’est chargé de vous en faire parvenir un exemplaire. Quand vous l’aurez reçu, je serai charmé que vous vouliez bien me dire votre avis sur la méthode des tautochrones ; il me semble que vous et moi nous sommes les premiers qui ayons éclairci une matière si difficile et sur laquelle plusieurs grands géomètres s’étaient déjà exercés. Le Volume qui s’imprime actuellement et qui paraîtra à Pâques ne contiendra vraisemblablement rien de moi, parce qu’il se rapporte à l’année 1760 ; mais je ne manquerai pas de faire insérer quelque chose dans celui qu’on mettra sous presse à Pâques et qui paraîtra à la Saint-Michel. Au reste, quand vous voudrez honorer notre Académie de quelques-uns de vos Ouvrages, elle se fera toujours un devoir de les faire paraître le plus tôt qu’il sera possible. J’apprends, par une Lettre du fils d’Euler, que son père n’est point aveugle, comme on l’avait cru, et qu’il continue a enrichir la Géométrie de ses recherches. Quoi qu’on en dise, il me semble qu’il est aussi content d’être à Pétersbourg que je le suis d’être ici, et je crois que nous n’avons guère tort ni l’un ni l’autre.

À propos, je ne dois point manquer de vous dire que l’Académie a reçu au nombre de ses membres étrangers un certain M. Davila[2], qui lui avait envoyé le Catalogue d’un beau cabinet d’Histoire naturelle qu’il doit avoir mis en vente à Paris. Voici comment cela s’est fait : M. Daniel Bernoulli écrivit à l’Académie pour le lui proposer ; tout de suite on alla aux voix, et la pluralité fut pour qu’on le proposât au roi, qui a bien voulu l’agréer. Pour moi, j’ai résolu de ne prendre dorénavant aucune part à ce qui regarde l’élection de nos membres étrangers. Nous en avons, je crois, environ cent cinquante ; si on voulait en pousser le nombre jusqu’à deux cents et au delà, je ne m’y opposerais point. Puisque j’en suis sur le chapitre des membres de l’Académie, pourriez-vous me dire en confidence pourquoi M. Pernetti, que le roi a fait venir pour être son bibliothécaire et à qui il a assigné une pension de 1000 écus sur notre caisse, n’a point été mis de l’Académie[3] ? On en parle diversement, mais personne n’en a encore donné une bonne raison. Adieu, mon cher et illustre ami il ne me reste de papier que pour vous renouveler les assurances de mon estime et de mon attachement inviolable.

P.-S. Je viens de lire une seconde partie de la Destruction des Jésuites ; j’en suis enchanté et j’en félicite l’auteur.


  1. Voir plus haut, p. 100, note 1.
  2. Don Pedro Franco Davila, naturaliste, membre externe de l’Académie de Berlin (10 septembre 1767), né à Guayaquil (Pérou), mort en 1785. Il avait formé à Paris un très-beau cabinet d’Histoire naturelle et une collection de curiosités, de tableaux, de miniatures, de gravures et de manuscrits. Le Catalogue en fut publié sous le titre de Catalogue systématique et raisonné des curiosités de la nature et de l’art qui composent le cabinet de M. Davila, avec figures en taille-douce de plusieurs morceaux qui n’avaient point encore été gravés (Paris, 1767, 3 vol.  in-8o), La partie relative à l’Histoire naturelle a été rédigée par Romé de l’Isle, Ces collections furent vendues aux enchères (à partir du 12 novembre 1767, s’il faut s’en rapporter à l’Avertissement placé en tête du premier Volume). La Bibliothèque de l’Institut possède de ce Catalogue un exemplaire où sont indiqués, en marge de chaque article (d’une main inconnue), le prix de vente et le nom de l’acquéreur.
  3. Dom Antoine-Joseph Pernety, bénédictin, né à Roanne le 13 février 1716, mort en 1801. Après avoir été aumônier de Bougainville dans un voyage que celui-ci fit aux îles Malouines, il quitta son ordre en 1766 et fut appelé en Prusse par Frédéric II, qui le nomma conservateur de la Bibliothèque de Berlin avec une pension. Il rentra en France en 1782 et, entre autres travaux, d’Alchimie.