Aller au contenu

Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 056

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 112-114).

56.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 16 juin 1768.

Mon cher et illustre ami, j’ai enfin reçu les deux Volumes de vos Mémoires de 1765 et 1761. Je n’ai encore eu le temps, vu le peu de force de ma tête, que de parcourir votre Mémoire sur les tautochrones. Il me semble que votre méthode est très-belle et très-directe, et je n’ai pas trop compris ce que M. Fontaine prétend y objecter, d’autant plus que vous avez ajouté à votre Mémoire un Appendice qui donne une solution infiniment simple (et beaucoup plus simple que la sienne) et qui s’accorde avec le résultat que j’ai trouvé aussi. J’espère, si ma santé me le permet, vous envoyer quelques rogatons vers la fin de cette année. Vous avez grand tort de croire que les raisons qui m’empêchent d’aller vous embrasser soient des défaites[1]. Il est certain que j’ai besoin, pour n’être pas sur les dents, de mener la vie du monde la plus réglée et la plus uniforme, et que je dois (soit dit entre nous) le dérangement de ma santé depuis cinq ans à mon voyage de Berlin, et surtout au séjour de Potsdam, dont l’air humide et marécageux m’a été fort nuisible. Je ne désespère cependant pas d’aller encore une fois vous embrasser, et je présume que ce pourra être en 1770, mais je vous demande le secret là-dessus ; il me serait difficile de m’absenter l’année prochaine, parce que je serai directeur de l’Académie, et que j’aurai plusieurs raisons pour ne pas m’éloigner et m’exempter des fonctions de cet emploi. M. Bailly vous remercie du papier que vous lui avez envoyé, et il vous écrira à ce sujet quand il en aura fait usage.

Je suis bien aise que vous ayez choisi les lunettes achromatiques pour sujet de prix ; l’article des oculaires surtout a besoin d’être approfondi. Je vous enverrai incessammentun carton que j’ai fait à mon dernier Mémoire, et qui concerne cet objet. Je ne puis vous répondre de m’en occuper pour concourir ; j’ai une répugnance presque invincible pour les calculs arithmétiques que ce sujet exigerait, et je ne veux plus faire de la Géométrie que pour m’amuser et tuer le temps.

À propos, vous me mandez que M. Métra m’a dû remettre les deux Volumes de l’Académie francs de port je n’entends nullement que les frais soient sur votre compte ; j’ai déjà payé 7 10ƒ à M. Métra, qui me les a demandés, et je l’ai prié de rembourser à M. Michelet, qui vous le remettra, ce qu’il peut lui en avoir coûté, ou plutôt à vous. Vous sentez, mon cher ami, que cela ne doit pas être autrement ; sans quoi, vous m’ôteriez la liberté d’en user avec vous comme je fais en vous priant de m’envoyer vos Mémoires dès qu’ils paraîtront. Par une suite de cette même liberté, je vous prie d’adresser de nouveau vos Lettres à M. de Catt, afin que je les reçoive franches de port. Mille pardons, mon cher ami, de ces détails ; portez-vous bien, continuez à travailler pour l’avancement des Sciences je ne suis plus guère en état de courir dans la lice, mais je vous y verrai avec grand plaisir faire des pas de géant. Je vous invite à ne pas oublier la théorie de la Lune, et je contribuerai avec grand plaisir à vous faire donner 5000 livres. Vale et me ama.

Voici (en cas que vous ne l’ayez pas présent) l’énoncé du sujet : Perfectionner les méthodes sur lesquelles est fondée la théorie de la Lune, fixer par ce moyen celles des équations de cette planète qui sont encore incertaines, et examiner en particulier si l’on peut rendre raison, par cette théorie, de l’équation séculaire du mouvement moyen de la Lune.

Du 18 juin.

P.-S. — Je viens de recevoir le carton dont je vous ai parlé dans cette Lettre, et je vous en envoie un exemplaire pour vous et un pour M. de Castillon, à qui je vous prie de le faire remettre. M. Métra, qui part ces jours-ci, veut bien se charger de vous remettre ma Lettre et mon petit rogaton.

Dites-moi, je vous prie, que signifient les élections que vous avez faites depuis quelque temps M. d’Avila[2], M. de Sozzi[3], M. Élie de Beaumont[4], tous fort honnêtes gens sans doute, mais, ce me semble, très-peu académiques ? Quand pourrai-je proposer l’abbé Bossut ? J’en ai parlé deux fois au roi, qui ne m’a point fait de réponse à ce sujet. Adieu, mon cher ami. Vale et labora.


  1. Cf. Lettre XLVIII.
  2. Voir plus haut, p. 103, note 1.
  3. Louis-François Sozzi, avocat, littérateur, né à Paris le 4 octobre 1706. Il fut nommé membre externe de l’Académie de Berlin le 14 avril 1768.
  4. J.-B.-Jacques Élie de Beaumont, jurisconsulte qui se rendit célèbre par son Mémoire pour les Calas (1762), né à Carentan en octobre 1732, élu membre externe de l’Académie de Berlin, le 28 avril 1768, mort à Paris le 10 janvier 1786.