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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 094

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 205-207).

94.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 12 août 1771.

Mon cher et illustre ami, je suis bien sensible à tout ce que l’abbé Bossut vous a dit d’obligeant pour moi. Je l’ai toujours beaucoup estimé comme homme de mérite et comme votre ami, et je ne puis que vous être infiniment obligé de m’avoir procuré l’occasion de réparer en quelque sorte les torts que je pouvais avoir vis-à-vis de lui. Quant à l’autre personne dont vous me parlez[1], je ne crois guère lui avoir donné sujet de se plaindre de moi. Il est vrai que j’ai toujours soigneusement évité d’avoir la moindre liaison avec elle ; mais la raison en est : 1o qu’en général j’ai toujours aimé à vivre le plus isolé qu’il est possible, méthode dont je me trouve très-bien, surtout depuis que je suis dans ce pays ; 2o que la personne dont il s’agit a toujours montré de l’éloignement pour moi, même dès mon arrivée et avant de me connaître, ayant publiquement affecté d’éviter ma rencontre ; 3o que l’idée que l’on m’a d’abord donnée de son caractère ne m’a guère fait souhaiter son amitié ; 4o que j’ai vu moi-même que la plupart de ceux qui se sont frottés à cette personne s’en sont tôt ou tard assez mal trouvés, et que je suis bien aise de profiter de l’expérience d’autrui autant que je peux. Au reste, je ne crois guère mériter le reproche qu’elle me fait de n’être pas facile à vivre et j’admire réellement cette personne de me faire un pareil reproche. Il se peut bien qu’elle soit malheureuse ; il est même presque impossible qu’elle ne le soit pas avec un naturel et un caractère tel que le sien à cela près, son sort est assez heureux, car elle a 1200 écus de pension, et son fils, qui est encore jeune et qui est d’ailleurs son unique enfant, en a déjà 400. Il y a certainement bien des gens de mérite qui seraient très-contents d’un pareil sort et qui le regarderaient comme un grand bonheur ; mais j’ai toujours remarqué que les prétentions dans tous les genres sont exactement en raison inverse du mérite ; c’est un de mes axiomes de morale.

Si vous avez jeté les yeux sur mes Mémoires de 1768 et 1769, j’espère que vous voudrez bien m’en dire votre avis vous savez combien votre jugement m’est précieux et combien je suis flatté de votre approbation, lorsque je peux la mériter. Il n’est pas impossible qu’il ne vous tombe aussi quelque autre chose de ma façon entre les mains oseraisje vous prier de me dire naïvement ce que vous en pensez ? Je vous demande d’avance toute votre indulgence.

Je compte que le marquis Caraccioli est actuellement à Paris, mais je n’en suis pas sûr ; voudriez-vous avoir la bonté de vous en informer ? Comme je lui dois une réponse et des rcmerciments pour des Livres qu’il m’a envoyés d’Angleterre, je voudrais bien savoir où je dois lui adresser ma Lettre. Lorsque vous aurez quelque chose à m’envoyer, il vaudra encore mieux que vous le remettiez à M. de Lalande, qui a souvent occasion de faire des envois à M. Bernoulli, ou bien vous pouvez le faire remettre au libraire Durand, qui est le commissionnaire du libraire Pitra, de Berlin ; celui-ci est tant soit peu plus honnête que les autres. Ayez surtout soin qu’on n’adresse pas les paquets à M. Bourdeau, car ce serait tomber de fièvre en chaud mal.

Vous aurez vu par nos Volumes que nous sommes actuellement au courant. Ainsi on ne publiera plus, dorénavant, qu’un seul Volume par an, qui paraîtra régulièrement à Pâques. On vient même de prendre de nouveaux arrangements pour améliorer l’édition, et l’on a résolu de mettre à la tête de chaque Volume une espèce d’histoire où l’on fera simplement mention des principaux événements de l’année. Je ferai imprimer dans celui de Pâques prochain mes nouvelles recherches sur les tautochrones, avec quelques autres broutilles.

J’ai vu, dans quelque gazette, qu’on a mis en vente, à Paris, un nouveau Volume des pièces pour les prix ; je serais curieux de savoir si les miennes s’y trouvent[2]. Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur d’Alembert,
de l’Académie française, de celles des Sciences de Paris, Berlin, etc., etc.,
rue Saint-Dominique, vis-à-vis Belle-Chasse, Paris
.

  1. Castillon.
  2. Elles ne parurent que dans le Volume suivant (t. IX), publié en décembre 1776.