Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 095

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 207-209).

95.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 17 août 1771.

Mon cher et illustre ami, vous recevrez bientôt, ou peut-être aurez-vous déjà reçu, par M. d’Arget, un paquet que je vous envoie. Il contient deux Mémoires de moi, qui doivent paraître dans notre Volume de 1769, et un Mémoire de M. de Condorcet, destiné pour le même Volume. Mon premier Mémoire[1] renferme les démonstrations des théorèmes sur le Calcul intégral que j’ai donnés dans le Volume de 1767, avec d’autres recherches analogues ; le second[2], qui est peu de chose, renferme une démonstration du parallélogramme des forces, qui a du rapport à celle des Mémoires de Turin (t. II), et quelques autres recherches métaphysiques et géométriques sur les principes de la Mécanique.

J’ai reçu les deux Volumes de 1768 et 1769 ; ma tête, qui est toujours faible, ne m’a pas permis de lire avec toute l’application nécessaire les beaux Mémoires que vous y avez insérés. Mais j’en ai pourtant assez lu pour être enchanté de la profondeur et de l’utilité de vos recherches j’ai été surtout très-satisfait de votre Mémoire sur la manière de réduire en série les racines des équations littérales et de votre beau théorème sur l’équation Quant à vos recherches sur les ressorts, je vous avouerai avec la même franchise que votre théorie sur ce sujet ne m’a pas convaincu et qu’il me semble qu’elle est susceptible d’objections que je crois solides ; plus j’y pense et plus il me paraît difficile de trouver une bonne théorie de la résistance des ressorts, par la raison même que vous ne paraissez pas approuver, et que j’ai dite dans mes Opuscules, que les corps à ressort sont une espèce de levier imparfait, qui n’est ni parfaitement raide ni parfaitement flexible. Comme j’ai été occupé depuis plusieurs mois de recherches toutes différentes, en particulier sur les fluides et sur la figure de la Terre, je n’ai point encore assez digéré les objections que j’aurais à vous proposer sur la théorie des ressorts ; si un nouvel examen les confirme, je pourrai vous en faire part, en cas que vous le jugiez à propos. Je suis bien fâché d’avoir une tête qui m’oblige à tant de ménagements, car à peine puis-je donner au travail quelques moments chaque jour, et il pourrait bien se faire encore que tout ce travail ne fût que du radotage. En tout cas, vous seriez, en conscience, obligé de m’en avertir ; je fais vœu d’avance de vous croire et de pratiquer, d’après vos avis, le précepte si sage : Solve senescentem, etc.[3].

Je vous remercie du Volume d’Euler ; vous avez oublié de me répondre sur ce que je crois vous avoir déjà demandé, si vous voudriez la traduction française de l’Ouvrage du P. Boscovich sur la figure de la Terre : Dans le cas où vous n’auriez point l’original, cet Ouvrage pourrait peut-être vous faire quelque plaisir à parcourir. J’en parle d’autant plus impartialement que le jésuite y a inséré, sous le manteau de son traducteur, une Note assez longue et assez malhonnête contre moi[4]. Vous trouverez dans le Volume de 1770, qu’on va mettre sous presse, une pièce où je l’ai relevé de sentinelle[5]. Adieu, mon cher et illustre ami ; portez-vous bien ; aimez-moi toujours, et conservez-vous pour moi et pour la Géométrie.

P.-S. — Je compte que vous enverrez ou peut-être que vous avez déjà envoyé une pièce à notre Académie pour la théorie de la Lune ; nous en avons quelques autres, mais je ne crois pas qu’elles doivent vous faire peur. On dit pourtant qu’il y en a une d’Euler ; s’il n’a pas suivi une autre route que dans celle de l’année dernière, je doute qu’il ait réussi. J’attends sa Dioptrique, que M. de Lalande doit recevoir pour moi de sa part. Adieu, mon cher et illustre ami.

À Monsieur de la Grange, directeur de la Classe mathématique
de l’Académie royale des Sciences et Belles-Lettres de Prusse, à Berlin
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  1. Recherches sur le Calcul intégral, année 1769, p. 73.
  2. Mémoires pour les principes de la Mécanique (ibid., p. 278).
  3. Solve senescentem mature sanus equum, ne
    Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat.

    (Horace, Épitres, liv. I, ép. I, vers 8-9.)
  4. Cette Note se trouve aux pages 449-453 du Voyage astronomique et géographique dans l’État de l’Église, entrepris par l’ordre et sous les auspices du pape Benoît XIV, pour mesurer deux degrés du méridien, par les PP. Maire et Boscovich, de la Compagnie de Jésus, traduit du latin, augmenté de notes, etc. (Paris, 1770, in-4o). — Suivant la Bibliographie astronomique de Lalande, cette traduction est du jésuite Hugon, et le P. Boscovich y a fait des additions.
  5. Je n’ai trouvé aucun Mémoire de d’Alembert ni dans le Volume de 1770 ni dans les trois Volumes suivants.