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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 102

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 231-233).

102.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 25 mars 1772.

Je ne crains point, mon cher et illustre ami, de vous constituer en frais de port de lettre pour vous apprendre une nouvelle qui sûrement ne vous fera pas plus de plaisir qu’à moi c’est que vous avez partagé avec M. Euler le prix double de 5000 livres proposé pour cette année. Ce jugement a été porté dans notre assemblée d’hier, de l’avis unanime des cinq commissaires du prix, qui étaient MM. de Condorcet, l’abbé Bossut, Cassini, Lemonnier et moi. Nous avons cru devoir cette justice à la belle analyse du problème des trois corps que votre pièce renferme, quoique vous n’ayez pas donné des formules des mouvements de la Lune, comme M. Euler, qui, à la vérité, n’a sur vous que ce seul avantage et qui vous est bien inférieur par la profondeur des recherches. Le programme que l’Académie publiera à la fin d’avril, après notre assemblée publique du 29 de ce dernier mois, vous rendra justice à l’un et a l’autre, et vous ne perdrez rien au parallèle. Il y a apparence (car cela n’est pas encore absolument décidé) que nous proposerons pour sujet de l’année 1774 les deux seuls articles des équations incertaines et de l’équation séculaire, sans demander encore des Tables de la Lune ; ainsi vous aurez tout le temps d’approfondir ces deux points. Vous aurez le programme dès qu’il sera imprimé, c’est-à-dire dans les premiers jours de mai, ou peut-être plus tôt.

MM. Bossut et de Condorcet me chargent de vous faire mille compliments et se félicitent, ainsi que moi, d’avoir contribué à votre triomphe. L’abbé Bossut a été très sensible à ce que vous me dites pour lui ; il vous en remercie de tout son cœur. Vous aurez son Ouvrage dès que je pourrai vous l’envoyer sans frais. J’ai reçu, de la part de l’Académie de Pétersbourg, le XIVe Volume de ses Mémoires, ainsi que les Recherches sur le passage de Vénus et sur la comète de 1769 ; mais je n’y ai pas encore jeté les yeux. Je conserve pour mes propres recherches le peu de tête que j’ai et qui va toujours s’affaiblissant. J’attends avec impatience votre Volume de 1770. M. de Condorcet vous remercie d’avance de l’exemplaire de vos Mémoires que vous lui promettez il se propose de vous écrire incessamment et de vous envoyer aussi par quelque occasion non coûteuse ses Mémoires pour 1770. Quant aux nouveaux Opuscules que je me propose de donner, il n’y aura rien qui mérite grande attention de votre part. Ce seront quelques recherches d’Astronomie physique et quelques vues sur différents objets auxquels ma pauvre tête ne me permet pas de me livrer entièrement.

Ne vous plaignez pas de la décadence de la Géométrie tant que vous la soutiendrez comme vous faites. Il est vrai qu’excepté vous je ne lui vois pas de grands soutiens. Nous avons pourtant ici quelques jeunes gens qui annoncent du talent, mais il faut voir ce que cela deviendra. Quant à M. Euler et moi, et surtout moi, je regarde notre carrière comme à peu près finie. Je voudrais que notre ami Condorcet, qui a sûrement du génie et de la sagacité, eût une autre manière de faire ; je le lui ai dit plusieurs fois, mais apparemment la nature de son esprit est de travailler dans ce genre : il faut le laisser faire.

Vous avez bien raison de dire que la puissance qui agit à l’extrémité du ressort peut toujours être décomposée en deux, l’une tangentielle, l’autre perpendiculaire à la tangente, quelle que puisse être d’ailleurs la direction de cette tangente. Mais on ne peut, ce me semble, supposer, du moins en général, que la direction de la puissance soit elle-même tangente de la courbe à son extrémité, et vous faites, ce me semble, cette supposition, au moins tacitement, en supposant (page 174) que, lorsqu’un ressort est tendu par un poids, la direction de ce poids, qui est verticale, touche la courbe à son extrémité ; c’est au moins ce qui résulte, si je ne me trompe, de la supposition que vous faites de (p. 174, à la fin) lorsque c’est-à-dire lorsqu’il n’y a qu’un poids agissant verticalement. Si cette supposition était légitime, il faudrait, par la même raison, que la direction de la puissance devrait être tangente dans tous les cas à l’extrémité de la courbe, car d’être verticale ou non ne fait rien, ce me semble, pour que cette direction soit tangente à la courbe. Je m’explique peut-être mal, mais vous suppléerez aisément à ce que je devrais dire pour me faire entendre. Quoi qu’il en soit, je serai fort aise de savoir votre avis sur cette objection, ainsi que sur les autres objets que je vous ai proposé d’examiner dans ma dernière Lettre. Mais je ne suis nullement pressé, et vous avez mieux à faire que de donner des moments précieux à mes rêveries. Ainsi je ne vous demande que les moments perdus.

Je suis plus content que surpris du jugement que vous avez porté du Mémoire du chevalier de Borda sur les fluides. Il me paraît, comme à vous, plein de mauvais raisonnements, bien vagues et bien peu géométriques. J’ai fait bien des recherches nouvelles sur le mouvement des fluides, que j’achèverai tout à mon aise et peut-être jamais ; mais je donnerai dans mon premier Volume d’Opuscules une méthode nouvelle pour traiter cette matière, dont je crois que vous ne serez pas mécontent, et qui me paraît propre à satisfaire à tous les cas et à toutes les expériences, sans recourir à la mauvaise théorie du chevalier de Borda.

L’élection pour la place d’associé étranger ne se fera qu’après Pâques. Je n’en suis point fâché, comptant bien profiter de la circonstancepour vous ménager plus d’un suffrage, et je ne désespère pas de réussir. Quant à la somme qui doit vous revenir, et qui est de 2500 livres (sauf peut-être quelque diminution d’environ 200 livres, par les opérations récentes de nos finances), le marquis Caraccioli et moi prendrons des mesures pour vous la faire parvenir sans frais, s’il nous est possible. Mais ce ne pourra être qu’à la fin du mois prochain, après notre assemblée publique. Adieu, mon cher et illustre ami ; il ne me reste de place que pour vous embrasser de tout mon cœur.

À Monsieur de la Grange,
directeur de la Classe mathématique de l’Académie royale
des Sciences et Belles-Lettres de Prusse, à Berlin
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(En note : Répondu le 20 avril.)