Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 141

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 314-315).

141.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 25 mars 1776.

Mon cher et illustre ami, j’ai remis de jour en jour à vous écrire dans l’espérance de trouver une occasion pour vous envoyer en même temps un exemplaire des Mémoires que je viens de faire imprimer dans notre Volume. Cette occasion ne s’étant pas présentée jusqu’ici, je ne veux pas différer davantage à vous donner de mes nouvelles et à vous en demander des vôtres. Le bruit court ici que vous viendrez nous voir cette année ; quelque envie que j’aie d’y ajouter foi, je n’ose cependant le faire, de crainte de me livrer à une fausse joie, et je vous prie de vouloir bien me dire ce qui en est et ce que vous avez résolu de faire. Je vous promets de vous garder le secret, si vous le jugez nécessaire.

M. Beguelin, à qui il est revenu, apparemment par M. de Catt, que vous vous étiez intéressé pour lui à l’occasion du directorat vacant, m’a chargé de vous en faire ses remercîments.

M. Margraff est toujours dans le même état ; sur ce qu’il avait prié le Roi de lui donner pour adjoint un jeune homme qui depuis environ six mois travaille dans son laboratoire sous sa direction, et dont il dit beaucoup de bien (ce que j’ignorais absolument lorsque je vous priai de vous intéresser dans cette affaire), Sa Majesté a répondu qu’il y avait en Suède un très grand chimiste[1] et nous a ordonné de l’attirer ici ; mais jusqu’à présent on n’a rien fait, puisqu’on en ignore le nom ; c’est peut-être la raison pourquoi on n’a pas répondu à la proposition que vous avez faite, car je suppose que vous aviez proposé un de vos compatriotes, et l’on voit à présent que Sa Majesté avait déjà quelqu’un en vue ; de sorte que je crois qu’à la mort de M. Margraff la place sera donnée sur-le-champ, si même elle ne l’est pas plus tôt. Au reste, je vous prie de ne pas parler de ce que je viens de vous dire et de ne pas me savoir mauvais gré de ce que je vous ai engagé à vous mêler d’une chose dont le succès n’a pas répondu à votre zèle et à vos soins. Peut-être même l’affaire n’est-elle pas désespérée, et, puisque vous avez déjà rompu la glace, vous pouvez espérer d’en venir à bout en y insistant.

Je vous enverrai, lorsque vous l’exigerez, une copie des différentes objections que vous avez faites contre mon Mémoire sur les ressorts, avec les réponses bonnes ou mauvaises que j’y pourrai faire. Je suis fort impatient d’avoir votre jugement sur ma théorie des intégrales particulières. Il y a un assez long Chapitre qui concerne les équations à différences partielles et qui contient, ce me semble, des idées neuves ou peu s’en faut ; je désire que vous l’examiniez avec impartialité et que vous m’en disiez votre avis librement et sans compliment. J’ai pour mes Ouvrages le moins de prévention qu’il est possible, et j’y prends beaucoup moins d’intérêt qu’à ceux d’autrui, parce que ceux-ci m’amusent et m’intéressent, au lieu que je suis ordinairement peu content de ce que je fais, et que, s’il m’arrive de revenir sur quelqu’un de mes Ouvrages, c’est toujours avec une espèce de répugnance et de dégoût.

Je vous supplie d’embrasser pour moi notre ami le marquis de Condorcet ; je me réserve à lui écrire lorsque je lui enverrai mes Mémoires ; mais je crois que ses autres occupations doivent le détourner beaucoup de la Géométrie.

Je vous embrasse, mon cher et illustre ami, avec toute la tendresse possible.

P.-S. — Vos deux extraits de Lettres sont imprimés[2] ; mais j’ai été obligé de renvoyer à un autre Volume ma démonstration du théorème de Mac-Laurin.

À Monsieur d’Alembert, secrétaire de l’Académie française,
membre de l’Académie royale des Sciences, etc., rue Saint-Dominique,
vis-à-vis Belle-Chasse, à Paris
.

  1. Scheele. Voir plus loin la réponse de d’Alembert.
  2. Dans le Recueil de l’Académie de Berlin.