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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 140

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 311-313).

140.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 15 décembre 1775.

Mon cher et illustre ami, je vous suis obligé de la lecture que vous avez faite à l’Académie de ma petite rapsodie, et je vous en envoie une autre ci-jointe, que je vous prie d’insérer à la suite, avec sa date, ou à la fin du Volume, s’il est actuellement trop tard pour mettre les deux ensemble[1].

Le Roi[2] m’a mandé en effet que la place de M. Heinius était donnée avant la réception de ma Lettre, et je profiterai de cette réponse pour lui recommander M. Beguelin pour quelque autre occasion. À l’égard du successeur de M. Margraff, il ne m’a rien répondu à ce sujet, et je lui en reparlerai encore sans néanmoins marquer sur cela un empressement qu’il aurait tort de suspecter, rien n’étant plus pur que mon zèle pour les intérêts de l’Académie.

Je lirai avec le plus grand plaisir le Mémoire que vous m’annoncez sur les intégrales particulières, quoique, à vous dire le vrai, il ne me reste plus assez de tête pour lire ce que font les autres ; mon propre travail me coûte moins, quoiqu’il me coûte encore beaucoup et que je sois obligé d’y observer un grand régime ; mais vos Ouvrages méritent à tous égards que je fasse pour eux une exception.

Je ne me ressouviens pas plus que vous de ce que je vous ai mandé sur les courbes élastiques et des objections que j’avais faites contre votre théorie. J’ai dans mes papiers quelques barbouillages là-dessus ; je vous prie seulement de mettre à part la Lettre dont le contenu est une espèce d’extrait de ces barbouillages, sur lesquels je reviendrai peut-être dans quelque temps pour voir si j’y retrouverai le sens commun, et, dans cette supposition (très-douteuse au moins), je vous demanderai un mot de réponse aux objections de ma Lettre. Jusqu’à ce moment je serais fâché que vous sacrifiassiez à ces misères des moments que vous pouvez mieux employer.

Je m’occupe, dans le peu de moments où je puis travailler, de ramasser des matériaux pour un septième Volume d’Opuscules ; mais je ne sais encore quand il sera en état de paraître, ni même s’il le sera jamais. Il contiendra de nouvelles recherches sur le mouvement des fluides et sur quelques autres objets, et je voudrais bien que dans cette production, qui sera vraisemblablement mon dernier et faible effort en Mathématique, vous pussiez trouver encore quelque chose qui vous parût digne d’attention ; mais, à vous dire le vrai, j’en doute beaucoup.

La pièce sur les comètes est entre les mains des autres commissaires et ne m’est point encore parvenue. Je compte sur votre parole, si nous remettons le prix ; mais, comme j’ignore ce que nous ferons, je vous exhorte à ne point songer à cette matière jusqu’à ce que je vous aie écrit la décision. Ce ne sera que vers la fin de mars.

Le marquis Caraccioli m’a fait part d’une de vos Lettres ; il doit vous avoir mandé les vraies raisons qui ont engagé M. le contrôleur général[3] à donner à M. Euler la somme en question. Cette raison est que, voulant faire imprimer en France l’Ouvrage de M. Euler sur la construction des vaisseaux[4], il n’a pas cru qu’il fût honnête de s’emparer ainsi de son travail sans lui offrir un dédommagement convenable. Ce n’est pas la morale des libraires, mais ce doit être celle de tous les hommes justes.

Adieu, mon cher et illustre ami ; mes très-humbles respects, je vous prie, à votre illustre Académie, et mes compliments à MM. Lambert, Beguelin, Thiébault, Borelly, Formey, et à tous ceux qui veulent bien se souvenir de moi. J’écris par ce même courrier à M. Bitaubé ; ainsi je ne vous prie de rien pour lui. Conservez-moi votre amitié, et conservez votre santé, si précieuse aux sciences. Je vous embrasse tendrement, et pour cette année, et pour celle qui va la suivre.

(En note : Répondu le 25 mars 1776.)

  1. Voir Mémoires de l’Académie de Berlin, p. 310, et Œuvres, t. III p. 650.
  2. Voir la Lettre de Frédéric II du 23 octobre 1775, in fine (Œuvres ; t. XXV p. 31).
  3. Turgot.
  4. La Théorie complète de la construction et de la manœuvre des vaisseaux, mise à la portée de ceux qui s’appliquent à la navigation, réimprimée à Paris en 1776, in-8o, avait d’abord été publiée dans le même format, en 1773, à Saint-Pétersbourg. C’est sur la proposition de Condorcet que Turgot se décida à faire réimprimer cet Ouvrage et à envoyer une gratification à l’auteur (Lettre inédite de Condorcet à Turgot, s. d., dans les mss. de Condorcet à la Bibliothèque de l’Institut).