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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 144

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 320-322).

144.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 16 août 1776.

Je vous dois depuis longtemps une réponse, mon cher et illustre ami ; je ne vous dirai pourtant qu’un mot, car je ne suis pas en état de pouvoir vous parler longtemps. La perte que j’ai faite[1] a anéanti toutes les facultés de mon âme et ne me laisse la force de m’occuper de rien : Je suis bien persuadé de la part que vous y avez prise, et j’y réponds en faisant des vœux pour que vous ne perdiez point ce que vous aimez.

Je vous remercie mille fois de la peine que vous avez prise de transcrire mes objections sur les ressorts et d’y ajouter vos réponses mais je ne puis que vous remercier encore de ce trait de bonté si digne de vous, et je ne sais que vous dire ni sur les objections ni sur les réponses, dont il m’a été jusqu’ici impossible de m’occuper.

Le Roi m’a fait l’honneur de m’écrire une Lettre si pleine de bonté[2], que je ferai l’impossible pour aller l’en remercier moi-même l’année prochaine, si j’y suis encore. Je serai bien aise de vous revoir encore avant que de mourir, et de vous répéter tout ce que je sens pour vous.

J’ai vu entre les mains de M. de Condorcet votre Mémoire sur les intégrales particulières il m’en a parlé avec le plus grand éloge, mais c’est tout ce que je puis vous en dire, car je crois qu’en ce moment je n’entendrais pas les Élérraents d’Euclide. Travaillez pour nos comètes, quoique j’ignore si je vivrai assez pour avoir le plaisir de vous couronner encore une fois. Assurez bien M. Beguelin que je ferai pour lui, dans l’occasion, tout ce qui dépendra de moi. Peut-être l’année prochaine serai-je à portée de lui être plus utile.

Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse de tout mon cœur, et vous prie de croire que votre amitié et vos succès adouciront toujours mes peines. Je vous écrirai plus au long quand j’en aurai la force. Quand vous m’écrirez, adressez-moi vos Lettres au Louvre, où je demeure à présent, comme secrétaire de l’Académie française. À propos de secrétaire, j’oubliais de vous dire (car en ce moment j’oublie tout, même ce qui m’intéresse le plus) que notre ami Condorcet vient d’être élu unanimement secrétaire de l’Académie des Sciences à la place de notre imbécile Fouchy, qui s’est enfin retiré. Cet événement serait un grand plaisir pour moi, si j’étais encore susceptible de plaisir. Adieu, mon cher ami. Le marquis Caraccioli vous remercie de votre souvenir et vous fait mille compliments. Mes très-humbles respects, je vous en conjure, à votre illustre Compagnie, et mes compliments à MM. Bitaubé, Formey, Thiébault, Lambert, Borrelly, et à tous ceux qui veulent bien se souvenir de moi. Dites, je vous prie, à M. Borrelly que la retraite de M. de Malesherbes[3], arrivée peu de jours après la réception de sa Lettre et de son Plan d’études élémentaires[4], m’a empêché de lui rendre le service qu’il désirait de moi. Je n’ai point vu M. Féron, qui a apporté chez moi son manuscrit ; je n’ai point entendu parler de lui depuis ce moment, et j’ai toujours le manuscrit que je remettrai à la personne qu’il m’indiquera. Ma situation ne m’a permis que de le parcourir, et il m’a paru renfermer, en général, des vues estimables et utiles

À Monsieur de la Grange,
de l’Académie des Sciences de Prusse et de celle de France, à Berlin
.
(En note : Répondu le 26 septembre par M. Thiébault.)

  1. Celle de Mlle Lespinasse, morte, comme nous l’avons dit plus haut, le 23 mai.
  2. Voir sa Lettre du 9 juillet 1776 (Œuvres, t. XXV p. 45).
  3. Malesherbes, qui était ministre de la maison du Roi depuis le 21 juillet 1775, avait donné sa démission lors du renvoi de Turgot (12 mai 1776).
  4. Plan de réformation des études élémentaires. La Haye, 1776 ; in-8o.