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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 150

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 334-336).

150.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 27 janvier 1778.

Permettez, mon cher et illustre ami, que je prenne la liberté de vous adresser l’incluse, que M. Jourdan, beau-frère de M. Bitaubé et trésorier de l’Académie, m’a prié de vous faire parvenir. Il vous supplie de vouloir bien la remettre à M. Bitaubé, s’il est encore à Paris, et, s’il en était déjà parti, de lui faire la grâce de la présenter vous-même à Son Altesse[1], en l’accompagnant de quelques mots pour appuyer sa demande auprès de ce prince. Je vous en aurai moi-même en particulier beaucoup de reconnaissance, étant charmé de pouvoir obliger M. Jourdan, et comme parent de M. Bitaubé et comme attaché à l’Académie. Je profite avec beaucoup de plaisir de cette occasion de vous donner de mes nouvelles et de répondre à votre dernière Lettre. Vous aurez sans doute appris par MM. Bitaubé et de Lancizolles les circonstances de l’accident qui est arrivé chez moi e tdont vous me demandiez des nouvelles, et comment j’en ai été quitte pour la peur. Quoique je n’eusse jamais eu peur du tonnerre, je crois que désormais je le craindrai encore moins, l’ayant vu impunément de si près.

Notre Volume de 1775 n’a pas encore paru, par la faute du libraire ; il doit cependant être tout à fait achevé et prêt à paraître. Celui de 1776 est déjà sous presse et l’on compte qu’il paraîtra à Pâques, l’Académie s’étant maintenant chargée elle-même de l’impression et de la publication de ses Mémoires, pour n’être plus obligée de dépendre du caprice et des vues intéressées des libraires.

Je suis bien fâché de n’avoir pu rien envoyer pour le concours des comètes. Ce n’est pas que je n’eusse bien des matériaux prêts, mais le temps m’a manqué pour les mettre en œuvre, et j’ai mieux aimé manquer de parole que de vous envoyer quelque chose de trop imparfait et d’indigne de votre attention. Je prendrai une autre fois mieux mes mesures l’obligation où j’ai été jusqu’ici de lire à peu près un Mémoire par mois m’a presque toujours empêché de me livrer à des occupations étrangères ; je serai désormais un peu plus libre, parce que notre Classe vient de faire l’acquisition d’un sujet très-laborieux et rempli d’ardeur pour les Sciences. C’est un M. Schulze[2], de ce pays, qui a été élève de M. Lambert et qui est déjà avantageusement connu par plusieurs pièces de sa façon, insérées dans les cinq Volumes d’Éphémérides que l’Académie a publiés jusqu’ici en allemand. Il y a aussi quelque chose de lui dans le Recueil des Tables astronomiques que je vous ai envoyé par M. Thiébault. Sa Majesté vient de lui donner une pension de 400 écus, dont il avait grand besoin ; comme c’est encore un jeune homme et qu’il n’a d’autre occupation que l’étude, nous avons tout lieu de nous féliciter de son acquisition.

Vous avez bien raison de croire que je n’ai eu aucune part au programme de Métaphysique. Cette science, si c’en est une, n’est nullement de mon gibier. Il me semble que chaque pays a presque sa Métaphysique particulière comme sa langue, et la question proposée est de Métaphysique allemande et leibnitzienne.

Vous aurez sans doute appris que Sa Majesté a fait proposer une autre question : S’il est utile de tromper le peuple[3]. On s’attend à recevoir sur cette dernière bien du bavardage.

La principale raison pour laquelle je n’ai pas cité votre Mémoire de 1748 dans mes recherches sur les intégrales particulières, c’est parce que j’ignorais si vous seriez bien aise d’être cité après Clairaut, et je ne pouvais d’ailleurs m’empêcher de rendre à ce dernier la justice que ses compatriotes même avaient oublié de lui rendre sur ce sujet. Je me flatte que vous ne m’en saurez pas mauvais gré.

Adieu, mon cher et illustre ami, il ne me reste de papier que pur vous embrasser et vous prier de ne pas oublier celui qui vous aime et vous respecte plus que personne dans le monde.


  1. Le margrave d’Anspach, neveu de Frédéric II. Il avait été présenté au Roi le 23 novembre 1777.
  2. Johann-Carl Schulze, astronome, professeur de Mathématiques, membre de l’Académie de Berlin (octobre 1777), né en 1749 à Berlin, où il mourut le 9 juin 1796.
  3. « L’Académie a fait imprimer, dans le mois de novembre 1777, un programme à part, par lequel la Classe de Philosophie spéculative propose la question suivante : Est-il utile au peuple d’être trompé, soit qu’on l’induise dans de nouvelles erreurs ou qu’on l’entretienne dans celles où il est ? » [Nouveaux Mémoires de l’Académie de Berlin, année 1777, p. 14.) C’est à l’instigation de d’Alembert, comme on le verra dans la Lettre suivante, que Frédéric II avait fait proposer cette question.